Le Comte de Sallenauve/Chapitre 28

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L. de Potter (Tome IVp. 161-203).


XXVIII

Revirade.


On n’eut pas, ce soir-là, l’occasion de contrôler la justesse du jugement de Conti relativement à l’insuffisance probable de la Luigia dans le genre bouffe. Après le duo de la Semiramide qui fut, cela va sans dire, vaillamment exécuté par les deux grands artistes, la diva se trouva si fatiguée qu’elle demanda grâce pour un air de l’Italiana in Algeri, inscrit encore à son compte dans le programme.

Toute espèce de public est ainsi fait, qu’aux reprises qu’il lui est permis d’opérer sur son admiration, il trouve toujours une secrète joie. La virtuose qu’on avait si chaleureusement applaudie, quand on la vit faire faillite de sa cavatine bouffe, resta atteinte et convaincue d’une impuissance radicale à interpréter la musique légère, et le côté passionné et dramatique de son talent fut le seul que provisoirement on lui accorda.

Il ne parut pas toutefois que le thermomètre de Rastignac fût descendu d’autant de degrés, car, au moment où il vit la virtuose se lever pour sortir, il courut sur sa trace et lui fit l’insigne honneur de l’accompagner jusqu’à sa voiture, de telle sorte que cet empressement fit scandale, et le lendemain il ne fut question d’autre chose dans les salons de Paris.

Le départ de la Luigia amena aussitôt un grand vide dans les salons ministériels : Sallenauve put alors s’approcher de madame de Rastignac, qu’il n’avait pas encore saluée, et en même temps il se trouva en présence de madame de l’Estorade.

Malgré le froid de convention qui était entr’eux, il ne crut pas devoir s’abstenir de lui adresser quelques mots, et rien de plus obligeant que la politesse dont il s’ingénia.

— Madame, lui dit-il, en devenant propriétaire du pavillon de Ville-d’Avray, que j’ai acheté tout meublé, j’ai trouvé un grand nombre d’objets, ayant été à l’usage personnel de madame Marie-Gaston ; j’en ai fait remettre quelques-uns à la famille de Chaulieu, mais j’ai réservé votre part, que je vous eusse déjà fait parvenir, si je n’avais entrevu à cet envoi quelque inconvénient.

— Que vous êtes bon, monsieur ! Vous pensez à tout, dit madame de l’Estorade avec une vive expression de reconnaissance ; et, en même temps, apercevant son mari, qui, suivant son habitude, pérorait non loin d’elle dans un groupe, au grand étonnement de Sallenauve, elle lui fit signe d’approcher.

— Voilà monsieur, lui dit-elle, qui veut bien m’offrir de me faire héritière de plusieurs choses ayant appartenu à ma pauvre Louise, et qu’il a trouvées au chalet dont il est devenu propriétaire. Comme les aimables lois que vous avez faites, messieurs les législateurs, ne permettent pas à une pauvre femme d’accepter même un legs, sans l’autorisation de son seigneur et maître, je voulais vous demander la permission de profiter de la gracieuse munificence de monsieur.

— Vous savez, ma chère, répondit M. de l’Estorade, que tout ce que vous faites est bien fait, et puisque l’occasion s’en présente, si M. de Sallenauve voulait m’accorder un moment d’entretien ?

— À vos ordres, monsieur le comte, répondit Sallenauve ; et, assez intrigué de ce qui allait suivre, il se laissa conduire à l’extrémité de l’enfilade des salons jusqu’à un petit boudoir garni de divans, où l’on était à peu près sûr de pouvoir causer sans être interrompu.

Aussitôt qu’ils furent assis :

— Monsieur, dit M. de l’Estorade, j’avais l’espérance de vous trouver ici ce soir ; en conséquence je m’étais muni d’une pièce qui va vous montrer sous son vrai jour la conduite peu amicale que j’ai pu tenir avec vous.

En même temps, il lui présenta la funeste lettre de Marie-Gaston ; on se rappelle que déjà, par une confidence de madame de l’Estorade, Sallenauve en avait su l’existence et le contenu.

Après que Sallenauve eut lu le texte même :

— Cette terrible épître, reprit le pair de France, venait éclater dans ma vie, justement à une époque où l’affection chronique dont je suis certainement atteint, menaçant de passer à l’état aigu, devait livrer ma pauvre imagination aux plus noires chimères. Quoiqu’en réalité vous n’eussiez jamais rien fait pour justifier de ma part un mauvais sentiment, sous le coup de ma souffrance, encore exaspérée par cette malheureuse lettre, je pris pour vous une haine violente, aveugle, et je vous considérai en un mot comme mon plus dangereux ennemi.

— Je comprends cela ; mais aller jusqu’à à me supposer coupable d’une bassesse !

— Que voulez-vous ? j’étais fou moi-même ; la passion politique s’en mêla ; enfin je me donnai des torts immenses. Depuis, ma santé s’est améliorée ; j’arrive des eaux de Vichy dont j’ai éprouvé de très bons effets, et le premier usage que je fais du retour de ma raison, c’est de venir à vous, en vous demandant d’oublier le passé.

Sallenauve était une nature si noble, qu’il fut touché jusqu’aux larmes de la démarche du pair de France.

— Moi-même, dit-il généreusement, je ne fus pas sans quelques torts !

— Eh bien ! dit gaîment M. de l’Estorade, dos à dos et dépens compensés.

Ensuite, ils se donnèrent une affectueuse poignée de mains, et probablement ils eussent été jusqu’à l’accolade, si le lieu l’eût permis.

— Maintenant, dit M. de l’Estorade, que je vous fasse mon compliment : vous voilà arrivé à une situation superbe !

— Oui, mais je l’ai cruellement achetée par la perte de deux hommes qui m’étaient chers à des titres différents : quoique ma liaison avec lord Lewin fût d’origine bien récente, j’avais conçu pour son esprit et son caractère la plus vive affection.

— Que voulez-vous ? quand on est, comme nous, prédestiné, on doit s’attendre à voir entasser autour de soi bien des ruines ; la loi de la Providence paraît être que rien ne se crée que par la destruction : un grand ne se fait qu’aux dépens de beaucoup de petits ; aussi ai-je l’espérance de vous voir bientôt revenir de ces idées démocratiques qui sont maintenant un contre-sens avec votre situation sociale.

— Je tâcherai pourtant de tout concilier, dit Sallenauve ; mais pour en revenir à l’offre qu’a bien voulu accueillir madame de l’Estorade, vous m’autorisez donc à faire porter chez vous !…

— Du tout, dit M. de l’Estorade, nous irons nous-même prendre ce que vous destinez à ma femme. Je suis seul à ne pas connaître cette propriété que l’on dit délicieuse, nous emmènerons Nais, qui est restée inébranlable dans ses sentiments pour son libérateur ; son affection à elle n’a pas connu d’intermittence.

— Alors faites-moi l’honneur de venir dîner au chalet.

— Pour vous prouver que je suis bien revenu de ma sotte jalousie, j’accepte, dit M. de l’Estorade.

— Nous aurons le curé de Sèvres avec sa mère, s’empressa d’ajouter Sallenauve qui, avec un sentiment exquis des convenances, parait ainsi à sa position de célibataire.

— Eh bien ! le jour ? dit avec entrain le pair de France.

— Mais celui qu’il vous plaira choisir.

— Pas plus tard que demain, répondit M. de l’Estorade, et ne prenez pas la peine de venir renouveler en personne votre invitation à madame de l’Estorade ; vous ne nous trouveriez pas ; nous allons demain visiter le musée de Versailles, et en revenant, nous nous rebattrons chez vous.

La réconciliation ainsi opérée, le pair de France et le député n’auraient pas sans doute tardé à lever la séance ; mais deux autres hôtes de Rastignac, qui venaient au même lieu chercher la solitude pour une causerie intime, hâtèrent le moment de leur séparation.

Ces deux survenants étaient Beauvisage d’une part, d’autre part Célestin Crevel, ancien parfumeur, ancien adjoint au maire du deuxième arrondissement, chef de bataillon, décoré de la deuxième légion, un de ces bourgeois sur lesquels la royauté de juillet eut le tort de prendre beaucoup trop complaisamment son appui. (Voir les Parents pauvres.)

Crevel et Beauvisage se connaissaient de longue date ; au moment où il succéda au célèbre César Birotteau, Crevel avait épousé la fille d’un fermier des environs de Provins. Cette ville n’est qu’à peu de distance d’Arcis, et Beauvisage, ami de la famille où entrait le parfumeur avait assisté à son mariage. Ces deux hommes s’étaient aussitôt sentis faits pour se comprendre, et pendant les trois jours qu’avait duré la noce, ils s’étaient assez intimement liés pour en être venus à se tutoyer. En se séparant ils s’étaient promis de s’écrire ; mais l’écriture, comme le disait naïvement Crevel, n’étant pas leur fort, cette correspondance avait langui, et, au milieu du tourbillon de la vie parisienne, le propriétaire de la Reine des Roses avait à peu près oublié l’habitant d’Arcis. Beauvisage, au contraire, avait toujours gardé de l’esprit, de l’entrain et de la jovialité de Crevel, un souvenir vivant, et quand il avait été question que la famille émigrât à Paris, c’était bien plus sur le parfumeur retiré et parvenu aux honneurs municipaux, que sur son futur gendre, avec lequel il se sentait mal à l’aise, que Philéas avait compté pour être promptement dépouillé de sa rouille provinciale. C’était Crevel qu’il se proposait de consulter sur l’ameublement de l’hôtel Beauséant ; Crevel qui lui donnerait un tailleur ; Crevel surtout qui devait le diriger dans le placement de ses capitaux ; aussi dès son arrivée, s’était-il empressé de se rendre rue de Saussaies, où demeurait son oracle ; mais, à la fin de juillet, l’ancien parfumeur qui se piquait d’élégance, était comme tout Paris aux bains de mer ; ensuite il avait fait le voyage des bords du Rhin, s’était arrêté quelques semaines à Bade, et c’était seulement au mois d’octobre qu’il avait pu être rencontré par Beauvisage dans le salon de Rastignac, où leur reconnaissance venait de s’opérer.

— Comment ! dit Beauvisage, en continuant, assis dans le boudoir, une conversation que nous devons reproduire, parce qu’elle n’est pas indifférente à l’avenir de ce récit, cette actrice de l’Opéra qui a chanté la première, a été ta maîtresse ?

— Oui, très cher, dit Crevel c’est moi qui l’ai lancée ; ensuite elle m’a été décrochée par un intendant militaire nommé Hulot, qui a eu l’agrément de se ruiner pour elle : Maintenant elle est entretenue par un duc immensément riche, mais que tu n’as pas vu ici ce soir, à cause de ses opinions légitimistes. Ces messieurs s’arrangent très bien de nos restes ; mais ils se croiraient déshonorés de se trouver dans un salon où figurent d’anciens commerçants comme nous.

— Et maintenant, dit Beauvisage, quelle est l’aimable sultane ? car tu ne me parais pas un gaillard à le laisser chômer.

— Pour l’instant je folichonne avec une petite qui m’a plu par son caractère ; tu verras, elle est drôle ; je te ferai dîner avec elle, mais je n’ai ça qu’en attendant, je pense à me jeter dans les femmes du monde.

— Comme mon futur gendre, alors ? dit Beauvisage ; il paraît qu’il en a eu de ces comtesses et de ces marquises ?

— Oh ! pas toujours, répondit Crevel ; il n’y a pas longtemps, il cultivait une demoiselle Antonia Chocardelle qu’il avait fort bel et bien colloquée dans un cabinet de lecture.

— Mademoiselle Antonia ? dit vivement Beauvisage, je la connais.

— Comment ! monsieur le libertin ! à peine débarqué à Paris, nous aurions déjà des intrigues ?

— Non, c’est à Arcis que je l’ai vue pendant les dernières élections, elle était venue avec un journaliste.

— Eh bien ! avons-nous poussé un peu vivement notre pointe ?

— Il y a eu un léger commencement ; mais tu comprends, dans un petit endroit comme le nôtre, étant surtout maire de la ville, on a un certain décorum à garder, d’autant mieux que j’étais sur les rangs pour la députation, et puis madame Beauvisage, c’est une tigresse pour la jalousie !

— Elle est très bien, ta femme ! dit Crevel : je la regardais tout à l’heure ; elle est ma foi d’une magnifique conservation ; mais c’est connu, on sait ça par cœur. D’ailleurs, la femme honnête, ça n’a jamais le montant de nos drôlesses : tu seras étonné de ma petite Héloïse ; il n’y a pas une actrice à Paris pour vous faire rire comme elle.

— Ça doit te coûter gros, remarqua Beauvisage.

— Du tout, mon cher ; c’est là des idées de province. Certainement, si on va se frotter à des premiers sujets du chant et de la danse, on est mené bon train, à preuve Josépha et mon ami Hulot, qui m’a rendu le service de m’en priver au bon moment. Mais quand, comme toi et moi, on paie encore de sa personne, en s’adressant à quelque chose de gentil, qui ne soit pas encore trop lancé, mon dieu, avec une robe par-ci, par-là, deux ou trois termes de loyer qu’on solde, un peu de mobilier d’occasion, on peut s’en tirer à très bon compte. Il n’y a que ces imbéciles de jeunes gens qui se ruinent, parce que le fonds de roulement leur manque, et qu’ils sont obligés de passer par les mains des usuriers.

— Est-elle toujours avec ce journaliste, cette belle demoiselle Antonia ?

— Oh ! un journaliste, mon cher, ça ne compte pas, ça passe par-dessus le marché ; elle était en dernier lieu avec Charles Keller, le fils du banquier, ton ancien député, mais depuis j’ignore qui est-ce qui a succédé : je pourrai te dire ça, du reste ; je n’ai qu’à demandera Héloïse.

— Affaire de curiosité, dit Beauvisage, car j’ai bien d’autres choses à m’occuper, voulant me lancer dans la vie politique.

— La politique et les amours marchent très bien ensemble, répondit Crevel, et nos hommes d’État, je te prie de le croire, ne s’en privent pas. As-tu vu ce soir le petit ministre, comme il était empressé auprès de cette Italienne !

— Il y a pourtant peu de temps qu’il est marié, remarqua pieusement Beauvisage.

— Oui, mais il a épousé la fille par continuation de la mère ; blond sur blond, ça ne tranche pas, au lieu qu’une luronne aux cheveux noirs et qui vous a un gosier comme ça ?

— Tu es très bien, toi, mon cher, avec le ministre ? tu pourras me donner un coup d’épaule pour le décider à me pousser à la députation.

— Tu vois, dit Crevel avec une humilité jouée : on a daigné m’inviter pour ce concert qui était une soirée priée ; moi, je ne me mêle pas de politique, j’aime mieux mes plaisirs, j’aurais pu, comme un autre, devenir député, mais quand on a été vingt ans dans les affaires, aller encore s’occuper de celles de l’État, je trouve que c’est de la bêtise. On m’a tourmenté pour être chef de bataillon dans ma légion ; ce n’est pas toujours agréable surtout au 12 mai dernier, où il a fallu payer de sa personne.

— Mais je croyais qu’on s’était très peu battu, et que la garde nationale n’en avait pas été !

— Comment ! mon cher, il y a eu un homme de ma légion tué par un de ses camarades qui a laissé partir son fusil au repos.

— C’est égal, c’est un joli poste, chef de bataillon.

— Oh ! voilà ! les suffrage de vos concitoyens viennent vous chercher, et c’est toujours flatteur quand on n’a pas intrigué ! Après ça, on dîne à la table du roi, aux Tuileries, les jours de garde, et il ne se donne pas de fête au château qu’on n’y soit invité. Je t’avoue que cela suffit à mon ambition, et comme ancien propriétaire de la Reine des Roses, je fais comme Anacréon chez Polycrate, et couronne mon existence d’autant de fleurs que je peux.

— Moi, dit Beauvisage, je ne pensais pas non plus à entrer à la chambre, mais M. Maxime de Trailles a mis l’ambition dans la tête de ma femme ; il fallait établir la petite, et avec la fortune qu’elle a, je n’étais pas fâché qu’elle se mariât dans la noblesse. Mon gendre, qui ne l’est pas tout à fait encore, est venu à se présenter…

— Ah ça ! tu sais qu’il se teint, ton gendre.

— On a fait courir ce bruit-là à Arcis : on est si méchant dans ces petites villes !

— Oh ! mais moi, je te le garantis ; c’est mon successeur qui lui fait une eau de Perse dans laquelle il entre des ingrédients strémement chers ; puisqu’il faut parler de cent cinquante francs pour un flacon qui n’est pas plus long que les deux doigts.

— Enfin, Cécile l’aime comme ça, et puis vraiment il a été très bien lors de la signature du contrat ; c’est un homme qui a du crédit ; tu vois, il n’a eu qu’un mot à dire pour nous faire inviter ici. Maintenant, ma foi ! je suis piqué d’honneur, il faut que j’arrive à la chambre, après tout, je n’y ferai pas plus mauvaise figure qu’un autre.

— Mais, mon cher, il n’y a que les commerçants pour entendre les affaires ; j’ai toujours comparé le gouvernement de l’État à celui d’une maison de commerce : qui gère bien l’une, saura gérer l’autre. Le commerce, c’est ce qui fait la grandeur des nations, et pourvu que ta femme sache tenir un salon, et bien donner à dîner…

— Oh ! mon cher, madame Beauvisage, de l’avis de tout le monde, est une femme supérieure ! et, quand nous aurons une fois monté notre maison tu verras comment elle s’entend à recevoir !

— C’est très bien ; mais toi, mon bon, si tu m’en crois, tu ne te confineras pas trop dans les douceurs de la vie domestique. Il n’y a rien de tel que les femmes pour dégrossir un homme, surtout celles qui ont vécu, parce que, tu comprends, ça en sait plus long.

À ce moment Crevel s’aperçut que le vide commençait à se faire dans les salons, et il engagea Philéas à aller rejoindre madame Beauvisage. Toutes les femmes étaient parties, et, restée la dernière, avec Cécile, Séverine commença par se féliciter de l’abandon où la laissait son mari. Pendant que Maxime était allé à la découverte de son imbécile de beau-père, comme il avait coutume de l’appeler, dressée par le petit ministre à faire des politesses aux figures les plus provinciales qui se rencontraient dans son salon, parce que sous les rudes écorces pouvait se cacher quelque chose de représentatif, madame de Rastignac était venue s’asseoir auprès de la maîresse et lui avait adressé quelques paroles obligeantes.

Mais, vivement préoccupée de l’altitude prise par Rastignac auprès de la Luigia, la comtesse Augusta n’était pas en grande veine de causerie ; de son côté madame Beauvisage se sentait empruntée avec une femme dont le ton et les manières ne ressemblaient guère à ceux de madame Mollot et de madame Marion ; elle avait déjà eu une phrase malheureuse ; la conversation tombait à chaque moment ; de telle sorte que la pauvre femme finissait par être véritablement au supplice.

Au moment où Philéas et Crevel rentrèrent dans le salon, convoyés par Maxime, qui avait rudement semoncé son beau-père :

— Eh bien ! commandant, dit Rastignac à l’ancien parfumeur, comment avez-vous trouvé notre cantatrice ?

— Oh ! parfaite, répondit Crevel, parfaite ; on n’a pas un plus joli gosier.

— Monsieur Beauvisage ! dit Maxime, en profitant de l’occasion pour présenter son beau-père.

— Ah ! monsieur, dit le ministre, charmé de faire votre connaissance, nous n’avons pas été assez heureux pour vous voir arriver à la chambre. Nous y avons bien besoin d’hommes comme vous, et le lien qui doit bientôt unir à vous mon ami Maxime, nous eût été un gage de plus de votre bonne volonté à nous venir en aide. Enfin, il faut espérer que ce malheur pourra être réparé.

Et, après un petit salut sec, Rastignac se sépara du groupe pour aller dire un mot à Deslupeaux, qui s’en allait.

Beauvisage fut également présenté à madame de Rastignac qui, en louant la beauté de Cécile, fit une allusion au mariage de Maxime, dont celui-ci l’avait avisée, en la priant de peser dans ce sens, à l’occasion.

La retraite des Beauvisage allait devenir le signal de deux scènes de ménage, l’une bruyante, verbeuse et sans fin, comme on les pratique dans le monde bourgeois ; l’autre, courte, résumée en quelques mots piquants, dont l’aigreur d’ailleurs soigneusement enveloppée, ainsi que cela se passe dans le monde élégant.

— Il est inouï, s’écriait madame Beauvisage avec une mine enflammée, qu’on plante là sa femme pour aller bavarder avec ce Crevel, un homme du dernier mauvais ton, immoral, qui ne peut donner que de mauvais conseils, et que très certainement je ne recevrai pas quand, l’hiver prochain, mon salon sera ouvert.

La courte distance qui séparait l’hôtel du ministre des travaux publics de l’hôtel Beauséant, ne suffit pas aux innombrables variations dans lesquelles fut promené ce thème, et Philéas, déjà coiffé de nuit se disposait à prendre possession de son lit, que la mercuriale durait encore.

Au ministère des travaux publics, quand Rastignac fut seul avec sa femme :

— Nous ne montons pas ensemble ? dit Augusta, en le voyant se diriger du côté de son cabinet.

— Non. J’ai beaucoup d’arriéré ; je vais donner des signatures pendant une heure ou deux.

Comment ! à près de minuit, vous mettre au travail, quand surtout vous êtes déjà recru de toutes vos émotions de la soirée !

— Quelles émotions ? dit assez résolument le ministre.

— Mais celles d’un dilettantisme effréné ; jamais je ne m’étais aperçue que la musique italienne vous passionnât à ce point.

— La femme que nous avons entendue ce soir, répondit gravement Rastignac, est une artiste véritablement hors ligne, comme ministre du roi, un de mes premiers devoirs est d’encourager les arts…

— Industriels, dit Augusta au ministre des travaux publics.

— Et d’honorer le talent partout où je le rencontre, continua le ministre, sans s’arrêter à l’interruption ; c’est ainsi qu’on donne à un gouvernement de la popularité.

— Bonsoir donc, monsieur de Colbert, dit la comtesse en lui faisant une grande révérence ; et ce soir-là le ministre se serait présenté à la porte dérobée, qu’il ne serait parvenu, comme on dit vulgairement, à se la faire ouvrir ni pour or ni pour argent.