Le Conflit franco-vénézuélien

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Le Conflit franco-vénézuélien
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 415-444).

LE CONFLIT FRANCO-VÉNÉZUÉLIEN


La République française a rompu ses relations diplomatiques avec les États-Unis du Venezuela, et si le canon n’a pas encore parlé, si peut-être il ne parlera jamais, c’est d’abord parce que nous n’avons, avec cette lointaine république sud-américaine, aucun point de contact ; c’est aussi, sans doute, parce que, chez nous, de plus urgens soucis absorbent l’attention du gouvernement et du public. Notre différend avec le président Castro et le Venezuela mérite cependant d’être pris, sinon au tragique, du moins au sérieux : nos nationaux sont nombreux au Venezuela et y possèdent des exploitations agricoles, des maisons de commerce, des intérêts de toute nature qui font honneur à leur énergie et à leur esprit d’entreprise ; le Venezuela est un pays riche de ressources naturelles, et la rivalité des puissances qui s’y disputent l’influence et les affaires ne saurait nous laisser indifférens ; enfin, et cette raison dispenserait des autres, le représentant de la France a subi, de la part du président Castro, une injure que nous ne pouvons dédaigner parce que notre dignité nationale en serait blessée et le bon renom de notre pays diminué.

Comment se fait-il, dès lors que les intérêts de nos nationaux et l’honneur du nom français se trouvent engagés, que ni le gouvernement, ni l’opinion publique, n’en paraissent émus ? Les préoccupations légitimes que nous donne la conférence d’Algésiras n’expliquent que partiellement une telle indifférence ; il faut, pour la mieux comprendre, chercher d’autres raisons. Dès qu’il s’agit de l’Amérique du Sud, le public français est mis en défiance : Cosas de America ! dirait-il volontiers comme on dit : Cosas de España ! L’Amérique du Sud est un pays à part où il est impossible de mesurer les événemens et les hommes avec la même aune que les choses d’Europe. Tartarin réserve son indignation pour le « menteur du Nord ; » il n’en a pas pour le Méridional ; le Français lui aussi, en lisant dans son journal la dernière incartade d’une république sud-américaine, a un sourire d’indulgent scepticisme ; il sait à quoi s’en tenir ; la nouvelle lui produit une impression de déjà vu et ne lui cause plus aucune émotion. Comment ne renoncerait-il pas à trouver un fil conducteur dans ce dédale de révolutions, d’insurrections et de coups d’État : tel président qui, la veille, paraissait assuré de son pouvoir, fuit le lendemain devant l’émeute ; telle république qui, la veille, se proclamait une et indivisible, se trouve le lendemain séparée en deux tronçons qui forment chacun un État nouveau. Il faut bien l’avouer, malgré des liens traditionnels de sympathie et d’intérêts entre ses populations et la nôtre, l’Amérique du Sud, le Venezuela en particulier, n’ont pas le don de nous passionner ; nous préférons ne pas en entendre parler, comme si nous savions mauvais gré à toutes ces jeunes républiques d’être restées si turbulentes, et de donner un fâcheux exemple à celles d’Europe, ou comme si nous craignions de constater, en cherchant sur nos cartes où gît le Venezuela, que ses ports sont des escales sur la route de Panama.

Il nous a donc paru qu’il ne serait pas sans utilité d’exposer, aussi clairement que possible, les élémens du différend franco-vénézuélien. Disons tout de suite que cette histoire est difficile à suivre, plus difficile à écrire ; si l’on veut en rechercher toutes les racines, en sonder tous les doubles fonds, on a parfois l’intuition de passer à côté d’inquiétantes énigmes. En présence de certaines obscurités de la pièce qui se joue devant le public, on soupçonne parfois que l’action principale pourrait bien se passer dans la coulisse et, si une clarté fugitive vient à illuminer un instant le fond du théâtre, on croit distinguer, derrière le mirage des premiers plans, la réalité mystérieuse d’une invisible armature. Peut-être après tout n’est-ce là qu’illusions ; c’en est assez cependant pour troubler l’esprit de celui qui cherche à tirer au clair et à expliquer cet imbroglio sud-américain : il se demande parfois avec inquiétude si, dans cette affaire, ce qui se devine ne serait pas d’aventure plus intéressant et plus vrai que ce qui se dit.


I

C’est parfois, pour les États comme pour les individus, une grande calamité de naître trop riches. La nature a comblé le Venezuela : c’est le gage de sa prospérité future, mais c’est aussi la source de ses malheurs présens. Avec son café, son caoutchouc, son cacao et les troupeaux [qui errent à travers ses llanos, il possède des élémens de richesse qui attirent les émigrans et les capitaux et provoquent un mouvement d’échange si important que les dictateurs qui, sous le nom de présidens, le gouvernent et l’exploitent, peuvent impunément multiplier les révolutions, administrer au rebours de toute règle, mettre le trésor au pillage : l’argent que les étrangers leur versent sous forme de droits de douanes suffit, tant bien que mal, à équilibrer leur budget, à payer leurs dettes et à gager des emprunts ; les nations européennes, quand elles se trouvent dans la nécessité d’exercer une action coercitive contre un pareil pays n’ont d’autre ressource que la saisie des douanes, c’est-à-dire qu’elles ne se payent en définitive que sur des sommes qui sortent de la bourse de leurs nationaux. Trop éloignées de l’Europe pour craindre une expédition militaire, les républiques de l’Amérique du Sud se trouvent ainsi dans une situation singulièrement avantageuse : les Castro joueraient sur le velours si, dans leur pays même, ils n’avaient toujours à compter avec l’audace révolutionnaire des appétits en éveil. Leurs richesses naturelles qui les dispensent de travailler, leur situation géographique qui les met à l’abri d’une conquête étrangère font de ces républiques hispano-américaines un milieu merveilleusement propice au développement des semences d’anarchie et des fermens de révolution. La nécessité de la lutte pour la vie, de l’effort âpre et tenace en face de concurrens bien armés, la présence aux frontières de l’ennemi qui guette, prêt à profiter d’une défaillance ou d’une crise intérieure, sont les stimulans nécessaires qui maintiennent à un étiage suffisant la force morale des peuples, leur cohésion nationale et leur probité politique. Dans l’Amérique du Sud, d’un côté à l’autre de limites indécises, c’est le même peuple que l’on retrouve, le même mélange de sang espagnol et indien, les mêmes mœurs, les mêmes croyances, la même histoire. La combativité de la race ne trouvant pas à s’exercer contre un ennemi extérieur, l’abcès crève en dedans, les ardeurs batailleuses de ces fils des Conquistadores se donnent libre carrière dans les révolutions et les guerres civiles. Nul frein pour les retenir : ni la crainte d’un voisin dangereux, ni le respect d’une autorité morale. Le clergé indigène, sauf d’honorables exceptions, est sans prestige parce qu’il est sans vertus : il a rabaissé la religion à sa mesure ; il l’a laissée s’altérer, dans l’ignorance, la cupidité et la corruption : les gens de Caracas, en 1897, firent une émeute parce que leur archevêque étant tombé malade, le cardinal Rampolla avait désigné, pour administrer le diocèse, un vicaire général, le P. Castro, qui avait la réputation d’un homme austère et pieux ! Inoccupée aux frontières, recrutée parmi les élémens les plus turbulens de la population, l’armée n’est ni l’école du sacrifice ni celle du dévouement : généraux de coups d’État ou colonels de grands chemins sont des politiciens déguisés qui ne songent guère qu’à s’emparer des hautes charges de l’État et à enlever d’assaut les grasses sinécures.

L’acuité des haines sociales favorise le succès des ambitions individuelles. Quatre siècles n’ont pas réussi à calmer, dans les veines des Américains du Sud, les cupidités violentes des premiers conquérans de l’or ; le « rêve héroïque et brutal » enivre encore les petits-neveux des compagnons de Pizarre, d’Almagro et de Ponce de Léon ; moins préoccupés de mettre en valeur et d’accroître les richesses de leur pays que de découvrir et de rafler des trésors inconnus, ils sont toujours, comme leurs pères, à la recherche du royaume de l’or ; seulement aujourd’hui l’Eldorado est dans les caisses de l’État ; Cipangu, c’est le palais du gouvernement ; et c’est par la révolution qu’on s’en empare. L’Amérique du Sud reste le pays où la fortune s’acquiert vite et sans travail, la terre des curées brutales et des larges assouvissemens. La population, mélange à doses variables du sang des conquérans espagnols, des vaincus indiens, des nègres esclaves et des immigrans étrangers, paraît impuissante jusqu’à présent à fonder sur des assises solides une société durable ; elle construit fiévreusement pour renverser plus vite encore ; elle est impatiente, excessive, changeante ; on dirait qu’elle est à la fois trop vieille et trop jeune : trop vieille pour créer, trop jeune pour conserver. De la fusion des races il n’est pas encore sorti un peuple, uni par le ciment d’épreuves partagées et d’une commune gloire. La population est divisée en deux classes : une oligarchie exploitante et accapareuse et une plèbe cosmopolite, mélange d’Indiens, de métis, de nègres, d’Européens en rupture de ban, qui vit au jour le jour, sous un ciel clément, sur une terre prodigue, presque sans travailler, sans famille fortement organisée, armée toujours prête pour toutes les révolutions. Comme dans les républiques de la Grèce antique, la haine inexpiable des riches et des pauvres, la lutte des classes, aboutit à la tyrannie d’un homme.

Simon Bolivar, le héros de l’indépendance sud-américaine, avait compris le péril : ayant rejeté l’autorité tracassière de l’Espagne, il rêvait d’être le restaurateur d’une monarchie constitutionnelle qui aurait maintenu l’unité des colonies affranchies et contenu l’explosion des haines sociales ; depuis que, dans sa modeste hacienda de Santa Marta, le héros de l’Amérique du Sud a rendu le dernier soupir en désespérant de sa patrie, la Colombie s’est définitivement séparée du Venezuela et elle a fait environ 70 révolutions ; le Venezuela a usé onze constitutions et subi je ne sais combien de coups d’État, de guerres civiles et d’émeutes. Tantôt les chefs insurgés arborent le drapeau « libéral, » et tantôt ils se réclament des intérêts conservateurs ; mais leurs procédés sont toujours les mêmes : quelques bandes de partisans résolus, des barricades, des proclamations enflammées, prometteuses de liberté et de pacification, des devises mirifiques, égalité, liberté, union, fraternité ; grands mots qui, pour avoir tant servi dans les révolutions de la vieille Europe s’y sont quelque peu défraîchis, mais qui, là-bas, ont gardé toute leur magie, toute leur puissance d’enchantement. Souvent l’instigateur du mouvement a des commanditaires étrangers ; des banquiers s’intéressent à l’entreprise, des maisons de commerce s’y associent : une révolution est une affaire, l’une de celles qui « payent » le mieux. Si le coup manque, c’est toujours une occasion de rançonner le pays, d’exercer des réquisitions, de piller, de vivre aux dépens de ceux qui travaillent et produisent ; s’il réussit, les insurgés de la veille deviennent, le lendemain, les défenseurs de la légalité ; ils représentent l’ordre ; c’est vers eux qu’accourent les ralliés du succès. Dans une révolution il y a toujours non pas deux partis, mais deux catégories : ceux qui la font, vainqueurs ou vaincus, et ceux qui la subissent. Au demeurant, quelle que soit l’issue, les abus restent les mêmes ; seulement c’est une équipe nouvelle qui en profite : la révolution n’est qu’un changement de personnes.

Tel est à peu près le régime du Venezuela : la tyrannie tempérée par l’insurrection. Bolivar lui-même, le libérateur, le héros, n’a-t-il pas dû, un jour d’émeute, se cacher sous un pont pour échapper à la furie de ses compatriotes ; mais, dans l’Amérique du Sud, on n’attache pas à ces accidens plus d’importance qu’il ne faut ; ce sont là risques professionnels qui n’empêchent pas la place d’être enviée, et le métier lucratif. L’histoire du Venezuela est faite d’épisodes de ce genre. De 1870 à 1888 une prospérité et un ordre relatifs s’établissent, grâce au gouvernement ferme de Guzman Blanco ou de ses créatures ; dans l’intervalle de ses présidences, le dictateur représente le Venezuela en France, il y devient ce que les journaux appellent « une personnalité bien parisienne ; » mais, après lui, le Venezuela rentre dans une série de révolutions et de coups d’Etat : de 1897 à 1902 seulement, sept révolutions réussissent, sans compter les tentatives avortées et les complots éventés. En 1890, contre Palacio, qui cherche à proroger illégalement ses pouvoirs, Crespo se dresse comme vengeur de la loi et champion des libertés ; il l’emporte : les pires concussions, les abus les plus odieux, les violences les plus injustes signalent son passage ; il finit par être tué tandis qu’il guerroie pour soutenir une de ses créatures, le président Andrade. Contre cet Andrade, dont la politique tortueuse irrite tous les partis, le général des conservateurs, Hernandez, conduit péniblement la lutte, quand tout à coup, au mois de mai 1899, du fond de l’Etat des Andes, surgit un troisième concurrent, le général Cipriano Castro, celui-là même avec qui la France a maille à partir.

Castro était marchand de mulets et menait depuis plusieurs années une rude vie parmi les éleveurs de bétail, moitié bergers, moitié brigands, qui pullulent dans les llanos, aux confins des Andes, lorsqu’il recruta parmi ces audacieux gaillards quelques bandes de partisans résolus avec lesquels il marcha directement sur Caracas et remporta la victoire décisive de Tocugito ; le 23 octobre 1899, il était maître de la capitale. Courtaud, noiraud, la physionomie d’une laideur énergique et vivante, un front déprimé, des yeux injectés et bilieux, des lèvres fortes qui décèlent le mélange de sang indien, la barbe très foncée, la bouche sensuelle, la voix puissante et bien timbrée, les gestes saccadés et nerveux qui trahissent un tempérament violent, irascible, une intelligence brillante et souple, gâtée par un naturel déclamatoire et outrancier, plus de ruse que de courage et plus d’astuce que de véritable habileté : telle est cette curieuse figure d’aventurier sud-américain. Son règne commence par des orgies : les vainqueurs traitent Caracas en ville conquise ; d’indescriptibles saturnales où le Président mène le branle, jettent le scandale et la terreur dans la ville ; les négocians, les propriétaires sont arrêtés, rançonnés, pillés ; les directeurs des banques qui tentent de résister aux emprunts forcés, sont jetés en prison. Un ancien ministre des Finances, Matos, que l’on sait très riche, est incarcéré, rançonné, relaxé, repris, relâché : il s’enfuit de Caracas et vient en Europe chercher des commanditaires pour renverser le tyran. L’anarchie est dans tout le Venezuela. Sur la frontière, les lieutenans de Castro sont en guerre avec les Colombiens sans qu’on sache très bien ni pourquoi l’on se bat, ni qui a commencé.

En février 1901, le dictateur, qui n’a que le droit de la force, réunit une assemblée constituante et joue la parodie de la légalité. L’Assemblée vote la onzième constitution des États-Unis du Venezuela : le pays est divisé en vingt États et un territoire fédéral : c’est précisément contre cette réforme, projetée par Andrade, que Castro s’était soulevé quelques mois auparavant ; son premier soin est de la réaliser. Personne ne songe d’ailleurs à s’en étonner ; ce sont là jeux d’ambitieux. En avril, l’Assemblée élit Castro président, sans concurrent. Ces apparences de légalité n’arrêtent pas les insurrections ; des bandes en armes courent le pays ; Matos équipe en Europe un petit bateau dont le pavillon et la nationalité varient selon la latitude et les besoins de la cause, et vient organiser la révolte ; il a pour lui les hommes qui travaillent, les producteurs, les financiers ; le dictateur ne compte que sur ses bandes fidèles, mais il porte de plus rudes coups. La rente monte quand les insurgés l’emportent, elle baisse quand, c’est le pouvoir légal ! En juillet 1902, elle atteint 25 pour 100 de sa valeur nominale sur le bruit d’une victoire de Matos. La prise de Campano par les révoltés effraye Castro : il obtient du Congrès la suspension des garanties constitutionnelles, — déjà si illusoires ! relatives à l’inviolabilité de la propriété, de la correspondance, du domicile, à la liberté de la presse et de réunion, au droit de voyager sans passeport, de changer de domicile, de s’absenter du territoire de la république ou d’y revenir avec des biens personnels. Le succès, un succès relatif, reste finalement au plus énergique : en octobre 1902, Castro livre à Victoria une bataille longue et acharnée qui ne paraît pas décisive ; mais il en profite pour crier victoire, faire une rentrée triomphale à Caracas et persuader à ses sujets qu’il a dompté définitivement ses ennemis. Depuis lors, son pouvoir est un peu moins précaire ; ses adversaires ne réussissent pas à s’entendre ; leurs tentatives sont isolées, sporadiques, et le dictateur, entouré de 3 000 de ses compagnons des Andes, en vient assez facilement à bout.

Tout le vocabulaire de la liberté politique européenne est couramment usité au Venezuela ; les institutions représentatives figurent dans la constitution ; les pouvoirs du Président sont théoriquement limités dans leur durée et dans leur étendue ; malheureusement toute cette façade libérale n’est qu’une amorce et un trompe-l’œil : en réalité c’est l’omnipotence d’un seul qui régit l’Etat. Il n’y a pas de partis politiques ayant un programme et prêts à lutter pour des idées ; il n’y a que des coalitions d’intérêts et des haines sociales au service d’ambitions individuelles. Le pouvoir législatif n’est qu’une fiction. Le Congrès fait le geste d’élire le Président ; il se contente, en réalité, de ratifier les choix de l’émeute ou de valider la désignation du Président sortant ; c’est lui au contraire qui est élu selon le bon plaisir du maître. Le Congrès a l’air de discuter des lois ; il ne vote, en réalité, que sur les lois que lui propose le Président et toujours dans le sens qui lui plaît ; il ne contrôle que ce que le pouvoir exécutif veut bien lui soumettre. Nous avons vu comment les garanties légales sont également un leurre puisque le Président les suspend selon son bon plaisir. Il en est de même de la justice : elle est représentée par plusieurs institutions d’apparence imposante, mais qui ne sont en réalité que des dépendances du pouvoir exécutif ; les juges sont les créatures des présidens qui, lorsqu’ils y sont intéressés, dictent les sentences. Nous verrons comment, avant comme après le jugement rendu contre la Compagnie française des câbles, le président Castro a négocié avec le cabinet de Paris sur les termes de l’arrêt, offrant de l’adoucir ou menaçant de l’aggraver selon les fluctuations de sa politique. L’indépendance des juges est illusoire, et les auteurs vénézuéliens eux-mêmes en conviennent : le président Andrade fait arrêter deux membres de la Cour fédérale ; Castro révoque le juge Avelino Arroyo qui a rendu une sentence défavorable à la municipalité de Caracas dans un procès contre la Banque du Venezuela ; le docteur Lopez Fontaines, président de la Cour supérieure, est incarcéré pour avoir, conformément à la loi, fait élargir des individus détenus depuis des mois sans être l’objet d’aucune poursuite.

Ainsi les mots qui ont l’air d’avoir le même sens, les institutions qui semblent avoir la même destination que dans nos pays d’Europe, ne sont en réalité que fantasmagorie ; dans la pratique tout dépend de la volonté du Président ; plus absolu que Louis XIV il peut dire en toute vérité le mot que le roi de France n’a jamais prononcé : « L’Etat, c’est moi. » Dans une pareille république tant vaut l’homme, tant vaut le gouvernement : plusieurs de ces États hispano-américains doivent leur prospérité à la fermeté d’un homme. M. Pierre Leroy-Beaulieu a montré récemment ici tout ce que le président Porfirio Diaz, dans le long exercice de ses fonctions, a fait et fait encore pour le Mexique. Le Venezuela lui-même doit ce que les perturbations politiques y ont laissé subsister de prospérité, à la main énergique de Guzman Blanco. Le « bon tyran » c’est, dans l’Amérique du Sud, le gouvernement idéal. Le malheur est que les « bons tyrans » sont rares. Le bon tyran n’est pas d’ailleurs ce qu’un vain peuple pense : il n’est ni faible, ni débonnaire ; il ne laisse pas l’autorité péricliter entre ses mains ; il ne supprime pas les abus ; il les canalise ; il fait bien ses propres affaires, mais il fait bien aussi celles de l’État ; il comprend que l’intérêt général et le sien propre sont solidaires, si bien que ce pouvoir qu’il a acquis par la force et la révolution, il en use dans l’intérêt du bien public, et, en même temps qu’il pousse sa propre fortune, il développe du même coup celle de son peuple. Le gouvernement idéal, n’est-ce pas, après tout, celui qui répond le plus adéquatement à l’état social, économique et politique d’un pays ? Mais il faut bien constater que le général Cipriano Castro n’est pas un « bon tyran ; » il jette son pays dans les pires aventures, il soulève des difficultés avec ses voisins, avec les États-Unis, avec l’Europe ; il paralyse la prospérité économique de son plantureux domaine ; il le livre, comme terre conquise, à l’avidité d’une bande de condottieri ; il le ballotte de scandale en scandale et d’aventure en aventure ; il réduit ses adversaires à choisir entre le silence et la prison ; il fait du bruit comme quatre et se remue comme dix, mais il ne paraît pas que ce soit à l’avantage de ses sujets. Ces agitations, à vrai dire, nous laisseraient assez indifférens : la sagesse politique des Européens, la nôtre en particulier, n’est pas assez indiscutée pour que nous nous sentions le droit d’excommunier la République vénézuélienne au nom d’un credo politique, et le président Castro au nom d’une orthodoxie libérale ; mais la France a des intérêts considérables au Venezuela et ces intérêts sont lésés par les fantaisies du dictateur ; il traite les diplomates de turc à more et moleste les négocians, il supprime toute espèce de garantie pour nos nationaux ; c’est lui qui nous oblige à nous occuper de lui beaucoup plus que nous ne le souhaiterions.


II

Le Venezuela est, pour nos compatriotes, une terre d’émigration et d’activité. Sur 2 500 000 habitans qui peuplent son territoire, on compte plus de 2 500 Français, soit un pour mille ; mais bien plus nombreux sont les descendans de Français définitivement fixés dans leur patrie d’adoption. Entre les deux pays, les relations, les échanges sont depuis longtemps actifs ; ce n’est pas vers l’Espagne, mais bien plutôt vers la France que regarde le Vénézuélien cultivé. Paris est sa capitale intellectuelle, c’est elle qui l’attire. Un Vénézuélien de Caracas, Miranda, commandait une des divisions de Dumouriez le jour de Valmy ; nombre de Français combattaient aux côtés de Bolivar dans la lutte pour l’indépendance. Depuis lors, nos émigrans et nos capitaux ont singulièrement contribué à l’essor économique du pays ; nos compatriotes ont été, là-bas, des initiateurs ; dès la fin du XVIIIe siècle, l’un d’eux, Blandin, apportait des Antilles les premiers plants de caféier ; en 1823 s’ouvrait à Caracas la première chapellerie française, en 1825 la première boulangerie ; en 1848 nos compatriotes étaient les étrangers les plus nombreux ; ils sont dépassés aujourd’hui par les Italiens et les Anglais, mais ils gardent une très forte influence par leur situation sociale et leurs capitaux ; ils sont, avec les, Vénézuéliens., les plus gros propriétaires ; les maisons de commerce, les boutiques françaises sont nombreuses dans les villes, et, dans les campagnes, beaucoup de belles plantations appartiennent à des Français. On estime, en ne faisant pas entrer en compte la Compagnie des câbles, la fortune française au Venezuela à 130 millions de bolivars ou de francs.

Presque tous nos compatriotes qui travaillent là-bas sont originaires les uns de la Corse, les autres de la vallée d’Ossun dans les Hautes-Pyrénées. Les Corses sont surtout fixés à Ciudad Bolivar, à Campano et dans l’État des Andes, ils s’occupent de cultures tropicales et d’élevage ; ils se marient volontiers dans le pays, s’y fixent sans esprit de retour et y font souche de Vénézuéliens ; leur tempérament de condottieri les jette dans l’armée et dans la politique, ils recherchent, comme en France, les fonctions publiques, les emplois payés par l’État. Les Pyrénéens habitent surtout Caracas, la Guayra, Valencia où ils font le commerce des farines, de la boulangerie ; mais là-bas, « aux Amériques, » sous ce climat tropical, presque tous rêvent, comme nos Alpins de Barcelonnette, de la jolie maison qu’après fortune faite ils reviendront bâtir dans leur vallée natale, près de quelque riant village du pays Basque, au-dessus du gave bondissant. La France est encore représentée au Venezuela par des créoles des Antilles, des mulâtres, des noirs, presque tous petites gens, artisans, menuisiers, mécaniciens, forgerons, maçons, ouvriers distillateurs ; beaucoup de négresses s’engagent comme cuisinières : un cordon bleu de la Martinique est un luxe très recherché par les riches vénézuéliens. Enfin nos consuls s’occupent d’un petit groupe de juifs oranais, venus au Venezuela à la suite de quelques coreligionnaires natifs de Tétuan ; ils font le commerce des tissus, de la mercerie, de la parfumerie. Il existe malheureusement là-bas un autre élément français : ce sont les évadés des pénitenciers de la Guyane qui, au prix de terribles dangers auxquels beaucoup succombent, finissent par arriver, à travers la forêt vierge, sur le territoire de cette république qui n’a pas de traités d’extradition ; on en cite qui y ont travaillé et réussi ; mais la plupart restent de dangereux chemineaux, écumeurs de grands chemins, à moins que pour piller tout à leur aise ils ne s’enrôlent sous quelque bannière révolutionnaire.

Guzman Blanco, pour mettre en valeur son pays et lancer des affaires, s’adressait volontiers au marché français : c’est sous son impulsion que fut fondée par nos compatriotes la Compagnie des chemins de fer vénézuéliens qui obtint, par contrat du 23 juillet 1887, la concession d’une ligne allant de la côte nord du lac de Maracaïbo à Mérida ; elle construisit un tronçon de 60 kilomètres, de San Carlos del Julia à el Vigia et l’exploita régulièrement de 1893 à 1899 ; mais les révolutions survinrent, la garantie d’intérêts de 7 pour 100 promise par le Venezuela ne fut jamais payée ; la Compagnie conclut un concordat avec ses obligataires et reçut du gouvernement, en 1896, une indemnité de 4 450 000 bolivars en titres d’un emprunt de 5 pour 100 conclu par la Disconto Gesellschaft de Berlin ; l’arbitrage du juge Plumley lui attribua encore une légère indemnité ; elle n’en est pas moins aujourd’hui en liquidation. Un planteur français originaire des Pyrénées, M. Victor Crassus, est propriétaire d’une ligne de 50 kilomètres de Port de Carenero à Rio Chico. Les capitaux français entrent pour une forte part dans l’actif de deux grosses maisons de banque, et Banco de Venezuela et el Banco de Caracas ; ils y sont de beaucoup les plus importans après les capitaux vénézuéliens. Un grand nombre de sociétés ont des actionnaires français sans qu’il soit possible d’en établir la statistique. De grosses maisons françaises font une bonne partie du commerce des tissus, farines, vins, alcools ; pour les modes féminines, les parfums, les maisons parisiennes font la loi du bon goût ; le restaurant français, à Caracas, est le plus en vogue ; ici, comme partout, notre importation est sans rivale pour les articles soignés, les objets de luxe, les industries d’art.

Dans toutes les villes de la côte, jusque sur les bords de l’Orénoque et sur le penchant des Andes, on trouve des Français établis, travaillant et prospérant. Près de la Guayra est la vaste hacienda de M. Victor La corne avec 400 000 caféiers, 10 000 cocotiers, 60 hectares de canne à sucre, 200 têtes de bétail, etc. A Puerto Cabello les Français, autrefois nombreux, ont peu à peu cédé la place aux Allemands. A Valencia, plusieurs maisons françaises représentent environ trois millions de capital ; d’autres, à Maracaïbo, luttent péniblement contre l’invasion allemande. A San Cristobal del Tachira, dans les Andes, résident plusieurs Français ; une forte maison s’occupe de banque, d’exportation de cafés, d’élevage. Dans l’Etat de Bolivar, nos compatriotes sont nombreux et prospères ; il y a vingt maisons françaises à Ciudad Bolivar, seize au Callao, vingt dans des centres plus petits ; leur chiffre d’affaires annuel est de près de 12 millions de bolivars. A Campano, la colonie française très florissante compte plus de 300 membres ; presque tous sont des Corses qui s’occupent de commerce et d’agriculture, exportent des cafés, du cacao, des cuirs ; leurs capitaux représentent environ 40 millions de bolivars ; une Chambre de commerce française a été créée en 1895. A Cumana habitent plusieurs Français riches et honorés. Il y a six maisons françaises à Barcelona, autant à Rio Chico.

Partout où pénètrent nos nationaux, apparaît la cornette ou le voile des religieuses françaises. Appelées en 1899 par le président Rojas Paul, les sœurs de Saint-Joseph de Tarbes, sous l’énergique impulsion de leur supérieure, la Mère Saint-Simon, ont rapidement développé leurs institutions et multiplié leurs bienfaits ; c’est elles qui ont créé le premier enseignement sérieux pour les jeunes filles. A Caracas, elles ont deux collèges de filles, elles dirigent l’infirmerie de l’hôpital Vargas, l’asile d’aliénés, la Bienfaisance nationale (asile pour les vieillards et les orphelins ; ) à Puerto Cabello, elles ont un collège de jeunes filles et une école pour les petits garçons ; à Barquisimedo un hôpital ; à Valencia, un collège de jeunes filles, un asile d’orphelins, un hôpital civil et la Bienfaisance nationale. Dans tous leurs établissemens d’enseignement, les cours sont faits alternativement en français et en espagnol ; c’est ainsi que, persécutées en France, nos religieuses travaillent cependant pour le bon renom de leur patrie et la diffusion de sa langue. Des religieux français ont créé récemment un collège à Caracas. Un Comité de l’Alliance française, fondé à Caracas par des négocians français, est très prospère et rend de grands services ; notre littérature, nos livres sont très appréciés par toute la société cultivée.

Les communications rapides avec la France sont assurées par la Compagnie transatlantique dont les paquebots touchent aux principaux ports de la côte vénézuélienne. Enfin les relations télégraphiques avec le reste du monde sont assurées par cette Compagnie des câbles à propos de laquelle sont nées les difficultés actuellement pendantes entre les deux gouvernemens. La Compagnie française des câbles, société anonyme au capital de 24 millions de francs, a le monopole des communications télégraphiques sous-marines entre le Venezuela et les États-Unis et, par là, avec le reste du monde ; son premier contrat, signé en 1895, lui suscita une série de difficultés pratiques dont elle ne vint à bout qu’en négociant une transaction signée le 3 juillet 1900 et approuvée par l’Assemblée nationale le 6 mars 1901. La Compagnie s’engageait, par ce contrat, à établir la communication télégraphique entre la Guayra et l’Amérique du Nord par Curaçao et Saint-Domingue et à poser un câble côtier pour relier entre eux les principaux ports de la côte, de Campano à Maracaïbo. Nous aurons à raconter toutes les contestations survenues à propos de l’exécution du cahier des charges ; elles ont été la cause originelle de la rupture diplomatique actuelle.


III

Dans un pays neuf, plus riche en ressources naturelles qu’en capitaux mobilisables, les bonnes affaires ne manquent pas, mais l’instabilité du gouvernement et la fréquence des guerres civiles rendent toutes les affaires aléatoires et augmentent les risques à courir ; la guerre finie, les réclamations, les demandes d’indemnité tombent comme grêle sur le chef victorieux ; quelques-unes sont parfaitement légitimes ; mais beaucoup d’autres sont ou sans aucun fondement ou scandaleusement majorées : la révolution est une occasion de spéculer, un moyen de remettre à flot une maison qui périclite. Il est d’ailleurs de tradition qu’il faut demander beaucoup pour obtenir peu, et les légations n’acceptent de soutenir les griefs de leurs nationaux que sous bénéfice d’inventaire. De toutes les grosses affaires qui se sont fondées au Venezuela depuis bien des années, on n’en citerait peut-être pas une qui n’ait donné lieu à des contestations et à de longs procès. Le principe d’une indemnité une fois admis, la somme une fois fixée, reste la question du paiement, nouvelle source de plaintes pour les particuliers, nouvelle occasion de conflits entre les gouvernemens. Que l’on ne s’étonne pas cependant, que les affaires vénézuéliennes tentent les capitaux européens et nord-américains, car, dans un tel pays, les gros intérêts, les taux usuraires, les primes énormes, les fabuleux courtages, sont excusés, presque justifiés ; ne faut-il pas compenser les risques, et se prémunir contre les subits retours de la fortune ? n’est-ce pas, comme on dit, « en eau trouble » que le pêcheur adroit jette les plus beaux, coups de filet ? Ce sont ces pêcheurs-là qui, au Venezuela, compliquent la politique, embrouillent les affaires et aigrissent les relations internationales.

Il est malaisé de suivre dans leurs complications les rapports du Venezuela avec la France et les autres puissances étrangères ; heureusement il n’est pas nécessaire d’introduire le lecteur dans ce maquis d’ententes, de ruptures, d’interventions, de traités et de protocoles qui constitue l’histoire du Venezuela en ces dernières années ; il suffira d’en raconter certains épisodes caractéristiques dont la connaissance est nécessaire à l’intelligence de la crise actuelle.

Lorsqu’en 1885, le gouvernement français rétablit avec le Venezuela les relations diplomatiques interrompues depuis 1881, le traité du 26 novembre stipulait le paiement immédiat du reliquat des créances reconnues par une convention remontant à 1864, le paiement des réclamations réglées en 1867 et 1868 et enfin l’institution d’une commission pour la fixation des indemnités réclamées depuis 1868. Mais un dangereux article 5 fut introduit dans le traité.


Afin d’éviter à l’avenir tout ce qui pourrait troubler leurs relations amicales, les hautes parties contractantes conviennent que leurs représentans diplomatiques n’interviendront point au sujet des réclamations ou plaintes des particuliers concernant les affaires qui sont du ressort de la justice civile ou pénale, d’après les lois locales, à moins qu’il ne s’agisse de dénis de justice ou de retards en justice contraires à l’usage ou à la loi, de l’inexécution d’un jugement définitif ou enfin au cas où, malgré l’épuisement des moyens légaux, il y a violation évidente des traités ou des règles du droit des gens.


Notre diplomatie, en faisant à la justice vénézuélienne un si large crédit d’indépendance et d’impartialité, préparait pour l’avenir les plus dangereuses complications ; sans doute, théoriquement, le Venezuela ne saurait être considéré comme pays de Capitulations, et les étrangers qui y vivent devraient être soumis à ses lois intérieures ; mais, pratiquement, il est si unanimement reconnu que le pouvoir judiciaire est dans la dépendance étroite du pouvoir exécutif, qu’il est impossible d’admettre que les intérêts les plus légitimes des étrangers puissent dépendre d’une juridiction si suspecte. Quand un Français lésé, dépouillé, se plaint à son consul et reçoit pour réponse d’épuiser d’abord les juridictions du pays, et qu’il sait qu’il sera ruiné avant d’avoir entrevu la fin de son procès, il trouve la plaisanterie mauvaise.

Avec l’année 1892 s’ouvre une nouvelle période de troubles intérieurs ; les ministres accrédités à Caracas sont assaillis de réclamations de leurs nationaux. Le 8 avril 1893, les ministres d’Allemagne, représentant aussi les intérêts anglais et néerlandais, d’Espagne et de Belgique se réunissaient chez leur doyen, M. de Monclar, ministre de France, pour aviser d’un commun accord aux moyens d’obtenir satisfaction du gouvernement vénézuélien ; ils rédigeaient un mémoire secret et confidentiel où ils s’exprimaient très clairement et très librement sur les conditions faites aux étrangers au Venezuela, et concluaient à l’institution d’une commission internationale qui statuerait sur les réclamations des étrangers. Le ministre d’Italie, comte Magliano, s’était abstenu de participer aux réunions sous prétexte que, nouveau venu au Venezuela, il n’était pas au courant des circonstances qui provoquaient la délibération du corps diplomatique, mais il demanda et obtint de transmettre au Quirinal copie du document. La proposition des ministres n’eut pas de suites, les gouvernemens n’ayant pu s’entendre sur la forme pratique à donner à leur accord. Quelques mois après, l’Italie régla séparément à Caracas les réclamations, d’ailleurs insignifiantes, de ses nationaux ; à cette occasion, un Livre vert fut distribué au Parlement dans lequel était divulgué le document signé en avril par les ministres (6 décembre 1894). A Caracas, le Président se trouvait alors dans une situation très difficile ; pressé par les réclamations du corps diplomatique, il désespérait de pouvoir se dérober plus longtemps ; aussi se hâta-t-il de profiter de l’incident pour manifester une violente indignation ; sans demander d’explications, il fit remettre leurs passeports au ministre de France et au chargé d’affaires de Belgique, seuls signataires du document du 8 avril qui fussent encore accrédités à Caracas.

Cette nouvelle rupture, si étrangement provoquée par le Venezuela, dura sept ans ; plusieurs fois, notamment en 1897, lors de la mission du général Pietri à Paris, des tentatives de rapprochement furent ébauchées ; elles échouèrent devant la mauvaise volonté persistante des présidens vénézuéliens. Cependant, la loi du 24 février 1900 sur le régime douanier applicable aux denrées coloniales, atteignit le Venezuela dans ses œuvres vives. De par cette loi, on le sait, le café est soumis, à l’entrée en France, soit au tarif général de trois cents francs, soit au tarif minimum de cent trente-six francs ; le tarif général est appliqué aux provenances des pays qui ne nous accordent pas des avantages compensateurs suffisans ; il devait donc l’être au Venezuela avec qui nous étions en état de rupture diplomatique. Il souffrit beaucoup de cette guerre douanière ; les négocians de Hambourg profitèrent de l’embarras des planteurs pour ne leur offrir que des prix très inférieurs ; la baisse s’accentua et le change monta. Le président Castro comprit la nécessité de céder et signa le protocole du 19 février 1902. Cet acte n’abroge pas le fameux article 5 de la convention de 1885, mais il y introduit une exception ; il stipule que les indemnités réclamées par des Français du fait des événemens insurrectionnels de 1892 seront examinées par deux arbitres, un Français et un Vénézuélien, qu’un tiers arbitre devait départager en cas de désaccord ; il en sera de même des réclamations fondées sur des faits antérieurs au 23 mai 1899, date de l’avènement du président Castro ; mais il est entendu que cette procédure est exceptionnelle et que les Français ayant subi des préjudices postérieurement au 23 mai 1899 devront s’adresser aux juridictions ordinaires.

Le président Castro, malgré le protocole du 19 février, ne montrait aucun empressement à reprendre les relations diplomatiques ; décembre arrivait sans qu’il eût désigné un représentant à Paris ; mais, à ce moment il se décida à faire partir un de ses hommes de confiance, le général Velutini, fils d’un Français de Corse, mais devenu Vénézuélien et tout à fait adapté à la vie et aux mœurs du pays. Le dictateur se sentait alors menacé d’une crise grave ; il redoutait l’intervention que préparaient contre lui l’Allemagne et l’Angleterre et il comprenait la nécessité de jeter du lest en donnant à la France des satisfactions apparentes et en tâchant de séparer sa cause de celle des autres puissances européennes. Cette crise de 1903 est le moment critique où les affaires vénézuéliennes auraient pu être réglées pour longtemps et où le retour périodique des complications diplomatiques aurait pu être prévenu ; mais le Venezuela n’était alors, et ne sera jamais, pour les grandes puissances, qu’une préoccupation secondaire : la politique générale vint se mêler à leur action pour l’entraver et en fausser le résultat.

L’Allemagne a, au Venezuela, des intérêts moins importans que les nôtres, mais considérables cependant ; elle y compte plus d’un millier de ses nationaux ; une société allemande a construit la ligne de Caracas à Valencia moyennant une garantie d’intérêts de 7 pour 100 ; naturellement, cette garantie n’a jamais été effective ; pour la racheter et aussi pour prolonger le chemin de fer jusqu’à Santa Lucia, le gouvernement vénézuélien donna aux actionnaires de la Compagnie des titres de l’emprunt de 50 millions à 5 pour 100 conclu en 1896 ; ces titres demeurèrent aux mains d’un consortium dirigé par la Disconto Gesellschaft ; ce furent sans doute les plaintes de cette puissante société qui décidèrent l’Empereur à intervenir et à mettre une fois de plus la force militaire et navale de l’Allemagne au service de son expansion économique. Depuis longtemps un dossier était ouvert où venaient s’accumuler les griefs : fournitures impayées, sujets allemands molestés, engagemens financiers inexécutés ; depuis 1898 les croiseurs Falke et Vineta ne quittaient guère les côtes vénézuéliennes et l’on remarquait leurs opérations de sondage auteur de l’île Margarita dont le gouvernement de Berlin, disait-on, négociait l’achat. Réelles ou supposées, ces visées allemandes sur une terre américaine provoquaient une violente campagne dans la presse des États-Unis et les relations des deux gouvernemens commençaient à s’en ressentir. Le voyage du prince Henri de Prusse à Washington, sa réception à la Maison Blanche ne donnèrent pas tous les résultats que Guillaume II paraissait en attendre ; le président Roosevelt avait défini clairement la manière dont il comprenait et appliquerait la doctrine de Monroë : les États-Unis ne s’opposeraient pas à ce que les puissances européennes se fissent rendre justice ou payer leur dû par le Venezuela, mais ils n’admettraient en aucun cas l’occupation permanente d’une partie quelconque du sol américain. On était alors à la fin de la guerre sud-africaine ; l’Angleterre redevenait libre de son action ; l’attitude de l’empereur allemand pendant la lutte, son refus de recevoir le président Krüger, témoignaient des bons rapports qui s’étaient établis entre Londres et Berlin ; en Extrême-Orient, l’Angleterre inquiète des progrès des Russes en Mandchou ne marchait d’accord avec l’Allemagne ; il n’était pas jusqu’au Maroc où l’on ne ressentît, au bénéfice de l’Angleterre, les effets de cette bonne entente qui allait s’affirmer avec éclat au Venezuela. Dans les premiers jours de décembre 1902, on vit arriver dans la mer des Antilles seize navires de guerre anglo-allemands qui furent encore renforcés plus tard, par trois croiseurs italiens ; ils se hâtèrent de présenter une note à payer de treize et de vingt millions et appuyèrent leurs réclamations par la saisie des navires vénézuéliens, par le bombardement, sans déclaration de guerre, de Puerto Cabello, et par le blocus ; un croiseur allemand se donna le plaisir d’envoyer par le fond, à coups de canon, deux canonnières vénézuéliennes. Des procédés aussi violens ne pouvaient manquer de provoquer l’intervention des Etats-Unis ; l’amiral Dewey concentra dans les eaux cubaines une puissante flotte, en même temps que le président Castro demandait un arbitrage. Les puissances coopérantes eurent un instant l’espoir de prendre M. Roosevelt à son propre piège en lui demandant d’assumer lui-même le rôle d’arbitre ; il se serait trouvé ainsi dans le cas de se prononcer contre un État américain dont ni les torts, ni les dettes, n’étaient discutables, ou de se brouiller ouvertement avec les trois puissances ; mais le Président, flairant le danger, s’était empressé de réclamer, lui aussi, au Venezuela le règlement d’une vieille dette ; il put alléguer qu’il ne pouvait être juge et partie, et il obtint des puissances coopérantes qu’elles soumissent leur différend à la Cour de La Haye. Mais, au moment où le principe de l’arbitrage l’emportait, des incidens nouveaux semblaient manifester, de la part de l’Allemagne, le dessein d’envenimer la querelle et d’entraîner l’Angleterre, comme on l’a dit, à une reconnaissance offensive contre la doctrine de Monroë ; une canonnière allemande pénétrait dans le lac de Maracaïbo et bombardait, sans résultat d’ailleurs, le fort de San Carlos ; en même temps, des incidens diplomatiques surgissaient à propos du traitement préférentiel que les puissances intervenantes prétendaient obtenir pour leurs créances aux dépens des anciens créanciers dont le plus considérable était la France. Après de longs pourparlers, ce nouveau débat fut également déféré à la Cour de La Haye qui, contre l’attente générale, et bien que la guerre n’eût jamais été déclarée, donna raison aux prétentions des trois puissances (12 février 1904).

La France était restée spectatrice du conflit ; son gouvernement, ayant réglé, quelques mois auparavant, par le protocole du 19 février 1902, les questions litigieuses qu’il avait avec le Venezuela, crut devoir s’abstenir, malgré les démarches qui furent faites auprès de lui, de participer à la manifestation navale. Les prétextes ou les raisons, s’il avait voulu s’y associer, ne lui auraient pas manqué : de nouveaux griefs s’étaient déjà accumulés dans ses dossiers depuis le règlement du 19 février, qui d’ailleurs n’avait pas été suivi d’exécution et qui ne soumettait pas à l’arbitrage les réclamations postérieures au 23 mai 1899 ; une intervention collective de toutes les grandes puissances intéressées aurait pu aboutir, à ce moment-là, à la constitution d’une commission analogue à celle que les ministres étrangers avaient proposée en 1894, et peut-être serait-on parvenu à prévenir le retour des complications et des conflits. À ces bénéfices éventuels, le cabinet de Paris préféra les avantages de l’abstention ; des raisons de politique générale paraissent, en cette circonstance, n’avoir pas été étrangères à sa détermination ; il ne crut sans doute pas opportun de participer, en compagnie de l’Allemagne, à une action navale qui pouvait paraître dirigée contre les Etats-Unis. La modération et l’attitude pacifique de la France furent d’ailleurs mal récompensées, puisque la Cour de La Haye accorda un traitement préférentiel aux créances des puissances qui avaient pris part à l’intervention armée. Par une étrange ironie, c’est la partie qui avait refusé de recourir à la force qui succombait devant ce pacifique tribunal ! De cette crise, nous ne retirions d’autre bénéfice que le protocole de Washington (27 février 1903) qui admettait la validité des réclamations françaises postérieures au 23 mai 1899, tandis que la suprématie des Etats-Unis dans les mers américaines en sortait mieux affermie, la doctrine de Monroë plus enracinée, et le Venezuela encouragé dans son mauvais vouloir à l’égard des Européens. Les incidens de 1902-1903 préparaient un résultat plus inattendu : la communauté de leur action avait ébranlé le bon accord de l’Allemagne et de l’Angleterre ; les procédés violens du gouvernement de Berlin provoquaient dans tout le monde anglo-saxon un mouvement anti-germanique dont le rapprochement franco-anglais, conclu l’année suivante, apparaît, dans une certaine mesure, comme l’aboutissement.


IV

Les événemens de 1902-1903 et l’intervention anglo-allemande semblent avoir enraciné, dans l’esprit du président Castro, une méfiance tenace vis-à-vis de tous les étrangers ; autant que sa politique a été capable de suite, elle semble s’être, dès ce moment, donné pour tâche d’amoindrir l’influence européenne ou nord-américaine au Venezuela. Le dictateur poursuit un travail de réorganisation et de centralisation ; comme il concentre entre ses mains tous les pouvoirs de l’État, il lui paraîtrait commode d’y faire affluer aussi tous les revenus, et il compte y réussir en organisant des monopoles et une banque d’État. L’État deviendrait ainsi, entre les mains du Président, une ferme dont il serait l’unique exploitant ; mais, pour réaliser ces mesures que ses amis appellent des réformes, il lui faut de l’argent, beaucoup d’argent, et ce n’est qu’en Europe ou aux États-Unis qu’il peut espérer, à des conditions très onéreuses, se procurer les ressources qui lui manquent.

En même temps que les relations diplomatiques étaient renouées entre la France et le Venezuela, les contestations et les difficultés recommençaient. Dès novembre 1903, le Président engageait contre la Compagnie des câbles une double procédure tendant à la rescision du contrat conclu en 1895 et modifié en 1900 en vertu d’une transaction signée par lui-même ; il accusait la Compagnie, d’une part, de n’avoir pas rempli les obligations stipulées par son cahier des charges et, d’autre part, d’avoir favorisé, pendant l’insurrection de 1902, le général Matos et ses partisans contre le gouvernement légal. Au point de vue technique, les principaux griefs de Castro contre la Compagnie sont d’abord d’avoir établi la communication avec les États-Unis en utilisant une ligne aérienne à travers la République Dominicaine, où la fréquence des révolutions et le goût des bons nègres pour les clôtures en fil de fer amènent des interruptions du service ; il allègue en outre que la Compagnie n’a pas constitué le réseau côtier conformément à ses engagemens. La Compagnie, pour sa défense, excipe de son contrat qui ne l’oblige qu’à établir une communication « directe ou indirecte » avec les États-Unis et qui ne stipule pas que la communication doive se faire uniquement par câbles sous-marins ; elle conteste, en tout cas, que l’on puisse trouver, dans les faits allégués, un motif suffisant pour annuler un contrat qui a été reconnu valable et loyalement exécuté, par le fait seul qu’il a donné lieu, en 1900, à une transaction. Les procès de ce genre, mi-techniques et mi-politiques, intentés sans bonne foi, jugés sans indépendance, sont d’ailleurs un procédé familier au gouvernement du président Castro. Il serait édifiant à cet égard de rappeler la manière dont il essaye de spolier la Compagnie américaine New-York, Bermudez C°, qui exploite les asphaltes du lac de Guanoco.

La question des rapports de la Compagnie des câbles avec le chef de l’insurrection, Matos, est plus délicate et vaut qu’on s’y arrête. Le général Matos, dans son soulèvement de 1902 contre Castro, avait pour lui, le fait n’est pas douteux, les sympathies des représentans des grands intérêts économiques européens au Venezuela ; ils faisaient, ouvertement ou non, des vœux pour son succès, ils en espéraient un peu plus de sécurité dans les affaires et un peu moins d’arbitraire dans le gouvernement. La France, en état de rupture diplomatique avec le Venezuela, n’y était alors représentée que par un jeune chancelier tout récemment nommé vice-consul et chargé de la garde des archives. M. Quiévreux fut-il victime d’une intrigue ou ne sut-il pas assez dissimuler ses sympathies pour les insurgés, eut-il l’imprudence d’envoyer, par l’intermédiaire des bureaux de la Compagnie des câbles, des dépêches destinées à renseigner Matos ? les agens de la Compagnie des câbles auraient-ils agi seulement comme intermédiaires entre M. Quiévreux et le général Matos, ou bien auraient-ils témoigné, eux aussi, des sympathies effectives au chef de l’insurrection ? tout cela a été affirmé, mais il est difficile de rien préciser. Ce qui est certain c’est que, quelques mois après, deux employés infidèles de la Compagnie des câbles parvinrent à détourner des documens compromettans, paraît-il, pour M. Quiévreux et pour la Compagnie, et cherchèrent à les vendre à la Légation de France ; le gouvernement français ayant refusé de se prêter à un tel marché, ils offrirent les papiers au président Castro qui s’empressa de les acheter avec l’espoir de faire chanter soit la Compagnie, soit le gouvernement français. La France, depuis la reprise des relations diplomatiques, était représentée à Caracas par un ministre titulaire, M. Wiener, qu’un long séjour dans l’Amérique du Sud avait familiarisé avec la vie et les mœurs des républiques hispano-américaines ; mais les bons rapports qu’il entretenait avec le Président n’empêchèrent pas celui-ci, dès qu’il fut tant bien que mal venu à bout de l’insurrection, de songer aussitôt à tirer parti des documens qu’il avait achetés et d’entamer, contre la Compagnie des câbles, le double procès dont nous avons parlé et dont on comprend maintenant les origines et le caractère (novembre 1903). M. Quiévreux se trouvait à Paris au mois de mai suivant et fut appelé à donner des explications au département sur les circonstances dans lesquelles il avait été amené à envoyer des dépêches à Matos ; il y eut, le 24, un échange de télégrammes entre le Quai d’Orsay et la Légation de France à Caracas ; le 25, M. Quiévreux fut trouvé asphyxié dans sa chambre par un fourneau à gaz dont le robinet était resté ouvert. On fit courir le bruit d’un suicide ; si le fait était vrai, le malheureux jeune homme aurait en vérité payé trop cher une imprudence qu’il ne faut pas juger sans tenir le plus grand compte de ce qu’est la vie politique dans un pays où l’insurrection de la veille devient si vite la « légalité » du lendemain et où l’ « ordre » est représenté par un Castro.

Nous entrons ici dans la période tout à fait récente de cette tragi-comédie. Le double procès intenté à la Compagnie des câbles devient, entre les mains de Castro, une arme politique dont il se sert avec une habileté et une absence de scrupules également indéniables. En même temps qu’il entame, à Caracas, la procédure contre la Compagnie, il commence, à Paris, toute une série de négociations financières. Il cherche d’abord, sur les marchés d’Europe, un concours pour réaliser la consolidation et l’unification des anciennes dettes vénézuéliennes ; par le « contrat Velutini » (7 juin 1905) il parvient à conclure cette opération en ce qui concerne la dette dite anglaise 3 pour 100 et la dette allemande dite de la Disconto Gesellschaft (5 pour 100, 1896) ; mais il rêve de fortifier son pouvoir et de réaliser ses « réformes » en fondant une banque d’État et en établissant le monopole des cigarettes ; il lui faut pour cela environ 80 millions ; il s’adresse à plusieurs sociétés de crédit parisiennes qui se montrent disposées en principe à étudier l’affaire. Le procès intenté à la Compagnie des câbles sert à Castro d’argument pour peser sur le gouvernement français, — qui donne à la Compagnie des câbles une garantie d’intérêts, — et pour obtenir de lui qu’il ne fasse pas d’opposition à ses plans financiers ; selon les fluctuations de ses négociations avec les banques, il accélère ou retarde à son gré la marche du procès et tient toute prête, soit une sentence rigoureuse que ses tribunaux rendront sur son ordre, soit une transaction avantageuse. Si ses projets réussissent, il est sûr d’y trouver un moyen de donner satisfaction à la Compagnie, soit en lui rachetant son câble côtier, soit en concluant avec elle un nouveau contrat ; si on s’arrange sur le premier procès et si on rachète le câble côtier, comme Castro le propose, il sera toujours temps, grâce au second procès, le procès politique, de condamner la Compagnie à des dommages-intérêts qui dépasseront le montant du rachat du câble. De toutes façons, la combinaison est ingénieuse et le bénéfice certain. Quant aux acheteurs des titres, ils ne feraient peut-être pas une très brillante spéculation, mais, en tout cas, les banques qui feraient le « lancement » et les intermédiaires chargés des négociations réaliseraient sans doute, eux, une très fructueuse opération.

Telle est la situation au printemps de 1905. Les chancelleries négocient sur la question des câbles et les agens secrets s’abouchent pour la réussite de la combinaison financière. L’intrigue qui déroule ses péripéties sur le théâtre est doublée par une autre qui se trame dans la coulisse ; plusieurs acteurs, changeant de masque selon qu’ils changent de scène, jouent en même temps un double personnage. Le 31 mars, le jugement de première instance est prononcé dans l’affaire des câbles ; le 4 août, malgré des essais de conciliation dont il serait fastidieux de raconter les péripéties, la Chambre de la Cour fédérale confirme le jugement : il prononce l’abrogation pure et simple du contrat qui donne à la Compagnie le monopole des communications télégraphiques entre le Venezuela et les États-Unis. Mais, malgré cette sentence en apparence définitive, une entente reste possible et on la croit probable ; le droit de faire atterrir les câbles sur le territoire vénézuélien n’est pas retiré à la Compagnie. Le gouvernement français fait savoir à Caracas que le concours de nos financiers dépendrait de l’arrangement de l’affaire des câbles ; le 16 août, le président Castro reçoit M. Taigny, chargé d’affaires de France, avec les marques d’une sincère confiance et s’engage vis-à-vis de lui à substituer à la sentence de la Cour un arrangement amiable. L’affaire financière, à Paris, paraît marcher à souhait ; on annonce le très prochain départ pour Caracas de trois délégués des banques, dont l’un réunit en sa personne la double qualité de représentant d’une grande société de crédit et d’administrateur de la Compagnie des câbles.

Soudain, coup de théâtre. Le 4 septembre, la Compagnie des câbles est mise en demeure de fermer son bureau de Caracas et tous ceux de la côte, à l’exception de celui de la Guayra, et de payer une surtaxe de un bolivar par mot sur tous les télégrammes transmis par ce dernier bureau : le caractère arbitraire d’un pareil acte était d’autant plus flagrant que le président Castro, au cours des négociations, avait demandé à racheter le câble côtier et que la Compagnie y avait consenti. Bientôt de nouveaux actes de même nature viennent aggraver le premier : le 8 septembre, M. Brun, fondé de pouvoirs de la Compagnie, est expulsé. Le 16, le chef du poste de la Guayra fait constater officiellement le refus des autorités de laisser circuler les dépêches sur le câble côtier. Le même jour, M. Taigny, sur l’invitation de son département, adresse au général Ybarra, ministre des Relations extérieures, une protestation ferme mais courtoise ; M. Ybarra y répond le 18 par une contre-protestation conçue en termes violens et injurieux pour le chargé d’affaires de France : anticipant sur l’issue d’un procès encore pendant, il y déclare que la Compagnie des câbles est convaincue d’avoir eu « une attitude éminemment subversive et révolutionnaire dans les jours de la guerre funeste qui a sévi au Venezuela, et que le gouvernement de la République française paraît assumer en cette circonstance la responsabilité de cette Compagnie ; il termine en disant : « Le gouvernement vénézuélien ne continuera pas à traiter d’affaires de caractère diplomatique et de bonne amitié avec le gouvernement français par l’intermédiaire de son représentant actuel à Caracas tant qu’il n’aura pas reçu les explications satisfaisantes que requiert la bonne amitié entre nations. »

Que s’était-il donc passé, et comment M. Taigny, persona grata le 15 août, devenait-il persona ingratissima le 15 septembre ? Dans les premiers jours de septembre, on était informé à Caracas que les trois délégués renonçaient pour le moment à s’embarquer et que les banques hésitaient à s’engager dans l’affaire ; en même temps, le Président apprenait ou devinait que le chargé d’affaires de France avait consciencieusement renseigné son gouvernement sur la situation financière du Venezuela et sur les dangers qu’une aussi grosse opération, dans un pareil pays, pourrait présenter pour l’épargne française. À ces nouvelles, le dictateur eut un accès de colère folle, et c’est à partir de ce moment qu’il voua à M. Taigny une inexpiable rancune. Une partie de son entourage l’excitait aux mesures violentes : autour de lui, depuis longtemps, deux coteries rivales, ou, si l’on veut, deux syndicats d’intérêts louches, se (disputaient les bénéfices du futur emprunt ; le chef de l’un de ces groupes, perdant tout espoir de supplanter son rival et de réaliser lui-même une opération qui promettait d’être si fructueuse, se mit à pousser à la rupture et inspira au Président les décrets spoliatoires contre la Compagnie des câbles.

On aime à penser qu’en présence de pareils procédés, le premier mouvement du gouvernement français fut de rompre toutes relations avec un homme qui faisait si peu de cas des convenances internationales. M. Rouvier fit en effet venir M. Maubourguet, chargé d’affaires du Venezuela à Paris, et lui déclara que la France exigeait le retrait de la phrase finale de la note de M. Ybarra ; mais il ne fixa aucun délai passé lequel le gouvernement rappellerait M. Taigny et prendrait telles mesures que la situation lui semblerait comporter. En même temps, il cherchait un moyen d’éviter une rupture définitive qui impliquerait l’abandon de toute espèce de pourparlers et peut-être la nécessité d’une action coercitive. Ce biais, M. Jusserand, ambassadeur de France à Washington, pensa le trouver dans un recours aux bons offices conciliateurs des États-Unis. M. Roosevelt saisit avec empressement cette occasion de manifester son ascendant sur les républiques sud-américaines et, satisfait de cet hommage implicite à la doctrine de Monroë, il s’empressa de prescrire à son représentant à Caracas, M. Russel, d’insister auprès du président Castro pour l’amener à résipiscence. Mais ces propositions conciliantes, acceptées avec confiance à Paris, furent toutes rejetées à Caracas. Le 15 décembre cependant, on crut être arrivé à une solution : une note de M. Ybarra à M. Russel, écrite en langue espagnole et conçue en termes ambigus, paraissait signifier que le Venezuela retirait toute la note du 18 septembre et se contentait d’exprimer le souhait que le gouvernement français envoyât bientôt à Caracas un représentant agréable ; mais on ne tarda pas à s’apercevoir que l’on avait mal compris et que le départ de M. Taigny était présenté comme une condition du retrait de la note ; le président Castro dissipa les doutes que l’on voulait encore conserver en refusant de faire une communication quelconque au représentant de la France, et même, malgré les instances de M. Russel, en s’abstenant de l’invitera la réception officielle du 1er janvier. Le gouvernement des États-Unis n’avait plus qu’à faire connaître au Quai d’Orsay que tous ses efforts avaient échoué ; il ne le fit pas du moins sans rendre hommage à la longanimité et à l’esprit de modération du cabinet de Paris et sans reconnaître explicitement le bon droit de la France.

Il devenait, cette fois, impossible de louvoyer : il n’y avait plus d’autre issue que la rupture. Le gouvernement, malgré les efforts des intermédiaires qui n’avaient pas perdu tout espoir de faire réussir leurs combinaisons financières, se décida à rappeler M. Taigny et en informa le département d’État de Washington en lui renouvelant la demande de prendre sous sa protection nos nationaux et nos intérêts. M. Russel reçut aussitôt des instructions en ce sens et, dès le 10 janvier, il notifiait au gouvernement vénézuélien la rupture des relations diplomatiques avec la France. Dès lors les événemens se précipitèrent. Le président Castro avait espéré jusqu’au dernier moment que le gouvernement français reculerait, désavouerait son agent, trouverait un moyen pour continuer les pourparlers et reprendre les affaires ; mais en jugeant ainsi du gouvernement de la France par le sien, Castro se préparait d’amers désappointemens ; quand il apprît la rupture, il entra en fureur et ne pensa plus qu’à sa vengeance : le 11, il fit fermer le bureau de la Compagnie à la Guayra et saisir le câble, si bien que le télégramme qui annonçait à notre représentant qu’un croiseur était en route pour venir le chercher, ne put lui parvenir. Sans nouvelles, M. Taigny se rendit à la Guayra pour prendre les dépêches que le paquebot transatlantique Martinique ne pouvait manquer de lui apporter. C’est alors que se passa l’incident que tous les journaux ont raconté, mais qui n’a pas encore été rapporté, croyons-nous, dans toute son exactitude et toute sa gravité.

Vers 9 heures du matin, le 14, M. Taigny monte à bord sans obstacle et sans qu’aucun papier lui soit demandé ; il descend dans le salon où le capitaine le rejoint aussitôt ; c’est à ce moment seulement qu’un employé de la douane vient lui réclamer l’autorisation qui, en vertu des règlemens du port dont on n’avait jamais songé à faire application aux diplomates, devait lui permettre de monter à bord. M. Taigny répond qu’il use de son droit de monter à bord d’un bâtiment français et excipe de ses immunités diplomatiques ; l’employé redescend et aussitôt, sur la jetée, dans la rade, tout autour de la Martinique et jusque sur le pont du navire, se répand une nuée de policiers et de douaniers armés qui exercent autour du bateau la plus étroite surveillance. Après avoir déjeuné avec le capitaine, M. Taigny s’approche de la coupée et se dispose à descendre à terre quand un employé de la douane lui signifie d’avoir à ne plus remettre les pieds sur le sol vénézuélien, tandis qu’un autre met la main sur l’épaule du représentant de la France ; le capitaine, indigné, repousse le douanier et fait rentrer M. Taigny dans l’intérieur du bateau. Peu de temps après, l’agent de la Compagnie transatlantique informe le capitaine que le chargé d’affaires de France est consigné à bord et qu’au cas où il tenterait de revenir à terre, la Compagnie en serait rendue responsable et son agent incarcéré. Ni l’agent consulaire de France à la Guayra, ni le vice-consul à Caracas ne sont autorisés à voir M. Taigny qui, privé de son chiffre, ne peut déchiffrer ses dépêches ; seul le consul des Etats-Unis est admis, quelques minutes avant le départ du bateau, à s’entretenir quelques instans avec le chargé d’affaires de France. — Dès qu’il apprit cet attentat au droit des gens, le gouvernement français fit accompagner jusqu’à la frontière belge M. Maubourguet, chargé d’affaires du Venezuela à Paris.


V

Les choses en sont là. Le dictateur se vante d’avoir pris M. Taigny « comme un rat dans un piège, » il expulse le personnel de la Compagnie des câbles, il retire l’exequatur à nos agens consulaires et rappelle les siens ; fier de ses exploits, il se flatte de tenir en échec la France et les Etats-Unis comme naguère l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie ; il proclame qu’il chassera les étrangers, Européens ou Nord-Américains ; il fait parader ses bandes fidèles et fourbir les canons de ses ports ; il emprisonne ou moleste tous ceux qu’il soupçonne de lui être hostiles ou de désapprouver ses violences. Le commerce est paralysé, le pays dans la terreur, les étrangers dans les transes et le Président dans la joie. Il se pourrait que le réveil fût moins brillant, car l’argent va bientôt manquer et, sans argent, point de fidélités ; de tous les côtés, le mécontentement grandit, la révolution se prépare et l’on attend avec une anxieuse espérance ce que va faire la France.

Mais que fera-t-elle ? Sans doute, les incidens vénézuéliens n’ont pour elle qu’une importance secondaire ; sans doute il ne saurait appartenir à Castro de lui imposer par ses provocations l’heure à laquelle elle jugera opportun d’intervenir. Mais encore faut-il qu’on ne puisse douter que, le moment venu, nous agirons, que la note sera payée et qu’elle sera d’autant plus grosse que plus de temps se sera écoulé. La dignité de la France y est engagée. Les journaux des États-Unis ont annoncé, dès le mois de septembre dernier, qu’une escadre se disposait à partir de Brest et que le châtiment serait exemplaire. S’abstenir serait perdre la face aux yeux du monde américain et laisser croire que l’on peut impunément porter la main sur un représentant de la France et insulter son pavillon. Reculer serait d’autant plus grave que le président Castro va partout proclamant que le gouvernement français n’osera rien faire contre lui, qu’il ne le poussera pas à bout de peur qu’il ne révèle certains dessous des négociations diplomatiques et financières. Personne, à coup sûr, ne se laissera prendre à ces procédés d’intimidation et de chantage, mais les pires bruits finiraient par trouver du crédit si l’on pouvait croire que nous dévorerons en silence l’affront qui nous a été fait.

Mais quelles mesures adopter qui ne soient ni inefficaces, ni disproportionnées avec l’importance de l’incident ? Nul ne songe, bien entendu, à entamer au Venezuela une expédition du Mexique. On a parlé d’une entente de toutes les grandes puissances intéressées pour donner à cette république trop turbulente un conseil de famille ; mais prenons garde que, depuis Monroë, toutes les républiques américaines ont un certain oncle Sam toujours prêt à revendiquer la tutelle. Nous devons savoir et pouvoir nous faire justice nous-mêmes. La division navale de l’Atlantique, sous les ordres du contre-amiral Boue de Lapeyrère, croise sur les côtes du Venezuela ; mais quelle opération devra-t-elle tenter ? Un blocus nuirait aux intérêts du commerce, même français, et pourrait entraîner des complications diplomatiques, car les 30 p. 100 des revenus des douanes sont affectés, en vertu des protocoles de Washington et de la sentence de La Haye, à payer la créance privilégiée des puissances qui sont intervenues en 1902-1903 ; sans doute, on ne saurait admettre que le fait, pour un pays, de donner sis douanes en gage, le mette à l’abri de toute mesure de coercition et puisse le soustraire aux conséquences de ses actes ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il est préférable d’éviter toute contestation et de chercher un moyen plus pratique. La saisie d’un port exigerait relativement beaucoup de monde, car il importe avant tout de ne pas exposer nos marins à un échec, si léger soit-il. L’occupation de l’île Margarita a été proposée, mais le gage est presque insignifiant, nous nous trouverions entraînés à l’occuper indéfiniment et nous provoquerions peut-être, de la part des États-Unis, une intervention désagréable. Un bombardement des ports ne terminerait rien et ruinerait beaucoup d’établissemens français. D’ailleurs qui sait si une action de guerre, dans l’état de surexcitation où sont actuellement le président Castro et ses conseillers, n’entraînerait pas le massacre, tout au moins l’emprisonnement des Français et des Européens ? La solution, on est obligé d’en convenir, est malaisée à trouver : il faut cependant en découvrir une. Nous avons déjà, en 1900, employé avec succès l’application du tarif général aux cafés vénézuéliens. Il y a d’autres moyens encore qu’il ne nous appartient pas de suggérer. Il est nécessaire, en attendant, de maintenir nos bateaux en croisière sur les côtes du Venezuela afin qu’il reste évident que, l’heure venue, nous agirons… à moins que, d’ici là, une révolution n’ait débarrassé le pays de la tyrannie du président Castro. Ce serait la solution idéale ; elle nous permettrait de ne pas rendre le Venezuela solidaire de son gouvernement et de nous souvenir des affinités et des sympathies qui unissent la France à ces républiques sud-américaines si pleines de vie et si riches d’espérances.


RENE PINON.