Le Congrès scientifique de Florence

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LE CONGRÈS SCIENTIFIQUE DE FLORENCE.

Le congrès des savans italiens vient de se réunir à Florence. Ce congrès est le troisième qui ait lieu en Italie. Il y a deux ans, on se réunit à Pise, et l’année dernière, à Turin. Mais aucune des deux assemblées de 1839 et de 1840 n’a eu l’éclat qui vient de signaler l’ouverture de celle de 1841. De toutes les villes d’Italie, Florence est le plus justement illustre par les grands hommes qu’elle a produits dans les sciences comme dans les arts, et de tous les souverains actuels de ce pays, le grand-duc de Toscane, Léopold II, est le plus éclairé, le plus libéral, le seul peut-être qui se montre jaloux de ne pas interrompre les nobles traditions du passé. C’est par ce double motif que s’explique naturellement le succès du congrès de cette année.

L’ouverture a eu lieu, le 15 septembre, à midi, par une messe du Saint-Esprit, dans l’église de Santa-Croce. On sait que cette église, la seconde de Florence par sa beauté, est la première par les souvenirs qui s’y rattachent. C’est là que sont les tombeaux des plus illustres Florentins, réunion de morts unique en Europe, car les noms qu’on lit sur les mausolées ne sont pas autres que ceux-ci : Dante, Michel-Ange, Machiavel, Galilée, ce qu’il y a peut-être jamais eu de plus grand dans la poésie, dans les arts, dans la politique, dans la science. Plus de six cents députés de toutes les universités et de tous les corps savans d’Italie se sont trouvés, au jour fixé, réunis au pied de ces tombes augustes, et le reste de l’église était rempli, comme les abords, d’une foule immense de ce peuple toscan si intelligent et si curieux.

On peut contester l’utilité des congrès pour le progrès de la science. Ces sortes de réunions sont à la fois trop nombreuses et trop courtes pour qu’il s’y puisse faire un travail bien profitable. Mais, certes, pour qui a vu le congrès de Florence, il ne saurait être douteux que ces assemblées ne soient d’une véritable importance sociale et nous dirions presque politique, surtout en Italie. Dans l’état de morcellement dont se plaint avec raison cette glorieuse patrie de la civilisation moderne, c’est bien quelque chose que de voir six cents Italiens rassemblés quelque part de tous les points de la péninsule, sous la protection de l’un de leurs gouvernemens, et à peu près libres de dire et d’écrire publiquement ce qui leur plaît ; intéressant spectacle qu’on n’était pas habitué à voir en Italie, et qui prouve que la force des choses y fait comme ailleurs son chemin, lent, mais sûr.

Le gouvernement romain est le seul qui se soit montré hostile au principe des congrès. Il a défendu formellement aux professeurs de ses universités de se rendre à Florence. S’il est venu quelques Romains, c’est en quelque sorte par surprise, et il ne s’en trouve aucun parmi eux qui soit à un titre quelconque employé du gouvernement. À Naples, l’autorité a laissé faire, mais de mauvaise grace. Aussi les Napolitains étaient-ils en petit nombre à l’ouverture du congrès. Quant aux gouvernemens du nord de l’Italie, ils ont non-seulement autorisé, mais encouragé leurs savans à se rendre au congrès. Turin, Padoue, Venise, Trévise, Brescia, Bergame, Milan, Vérone, Parme, Lucques, Gênes, Pavie, presque toutes les villes du Piémont, des possessions autrichiennes et des petits duchés, ont envoyé des représentans ; il en est venu même de Modène.

Ces faits prennent de l’importance quand on pense que nul ne peut sortir de chez soi en Italie sans avoir obtenu de passeport de son gouvernement, et que ce passeport se refuse souvent sous le plus léger prétexte. Il n’est pas douteux que le grand-duc de Toscane n’ait personnellement insisté auprès des autres gouvernemens pour en obtenir des facilités. Ce prince a pris à cœur le succès du congrès ; occupé lui-même d’études scientifiques, il aime la science et les savans. C’est certainement sur sa prière qu’on s’est montré, dans les autres états, excepté dans ceux du saint-siége, favorable à une réunion qui devait naturellement exciter des défiances, et le congrès lui est redevable du nombre même de ses membres. Il a fallu pour en venir là de véritables négociations diplomatiques.

À son arrivée, chaque savant étranger à la Toscane a reçu un exemplaire d’une description de Florence rédigée par les soins du bureau du congrès et imprimée exprès pour la circonstance, un très beau plan de la ville, un charmant portrait de Dante encore jeune d’après une fresque de Giotto récemment découverte, et plusieurs autres petites publications relatives au pays. C’est le grand-duc qui a voulu faire à ses frais cette politesse aux étrangers. Il s’est chargé en outre de toutes les dépenses du congrès, telles que frais d’impression, appropriation des locaux, etc. Les membres étrangers n’ont eu à payer que leurs dépenses de voyage et de séjour ; encore le grand-duc a-t-il donné une forte indemnité (environ 20,000 francs) à un restaurateur de Florence pour qu’il pût bien traiter le congrès à bon marché. On voit qu’il est difficile de pousser plus loin l’hospitalité, d’autant plus que le prince s’est empressé en même temps de mettre ses palais, ses musées, ses jardins, à la disposition de l’assemblée, pour y tenir ses séances et en jouir à son gré.

Après la messe du Saint-Esprit, le congrès s’est rendu processionnellement de l’église de Santa-Croce au Palazzo Vecchio. La plus grande salle de cet antique et célèbre palais, le plus historique peut-être de l’Europe, avait été préparée pour une séance publique. Toute la société de Florence y était réunie. Quand l’assemblée a eu pris place, le grand-duc et la grande-duchesse, sœur du roi de Naples, sont entrés dans la salle, où ils ont été accueillis par d’unanimes applaudissemens, et le marquis Cosimo Ridolfi, président général du congrès, a prononcé le discours d’ouverture.

Le passage le plus important de ce discours, remarquable d’ailleurs à plus d’un titre, a été celui où le président a montré les congrès comme devant effacer les anciennes traces des rivalités locales en leur substituant le sentiment d’une patrie commune, et atténuer ainsi les maux produits par la division politique de l’Italie. C’est un véritable évènement, dans l’état actuel de la péninsule, qu’une pareille phrase prononcée en présence du grand-duc. Il n’en fallait pas beaucoup plus, il y a quelques années, pour être proscrit. Il est vrai que le grand-duc a prouvé de plusieurs manières qu’il ne craignait pas les proscrits italiens. Deux savans italiens que les évènemens politiques ont forcés de quitter leur patrie, M. de Collegno, de Turin, actuellement professeur de géologie à la faculté des sciences de Bordeaux, et M. Orioli, qui, après avoir long temps erré, a fini par occuper une chaire à l’université de Corfou, assistent tous les deux au congrès de Florence, et y ont été très bien reçus. Deux autres bannis, M. Mollotti et M. Malaguti, viennent d’être nommés par le grand-duc, l’un à une chaire de l’université de Pise, l’autre à Florence même.

On a remarqué à Florence que, depuis la chute de la république, il n’y avait pas eu dans la grande salle du Palais-Vieux une réunion semblable à celle du 15 septembre. M. Ridolfi est peut-être le premier qui y ait pris la parole en public depuis Savonarola. Sans doute il ne faut pas attacher beaucoup d’importance à de pareils rapprochemens ; leurs conséquences positives seront bien faibles pour l’avenir de l’Italie. Il y a même quelque chose de contradictoire dans les idées des Italiens, qui, tout en invoquant avec ferveur l’unité politique de la péninsule, s’attachent ardemment aux traditions des libertés locales qui ont rendu dans l’origine cette unité impossible. Mais ces deux sentimens n’en sont pas moins également respectables, en ce qu’ils ont pour source commune l’amour passionné de la patrie ; et en attendant que les Italiens soient appelés, s’ils doivent l’être jamais, à les concilier dans la pratique, il serait cruel de leur contester le droit de se consoler par le souvenir au moins autant que par l’espérance.

De la grande salle du Palazzo Vecchio les membres du congrès se sont rendus au palais Pitti par la galerie couverte que Côme Ier fit construire entre les deux palais, et qui traverse l’Arno sur le Pont-Vieux. Dans cette promenade, véritablement unique au monde, l’assemblée a traversé d’abord les salles du musée fameux dit des Uffizi, où se trouve la Vénus de Médicis, avec son cortége de chefs-d’œuvre ; puis la galerie couverte, qui ne s’ouvre presque jamais depuis les Médicis, et dont les murs sont couverts de portraits de ces princes et de peintures en leur honneur, dans une longueur d’un demi-quart de lieue ; puis les magnifiques salles du musée Pitti, la collection de tableaux la plus choisie qui existe ; puis enfin les galeries du muséum d’histoire naturelle, où l’académie del Cimento a réuni tant de richesses, et le laboratoire particulier du grand-duc, où étaient exposés les modèles des machines employées pour le grand travail qui occupe la Toscane depuis plusieurs années, le desséchement des maremmes.

À la fin de toutes ces merveilles, et comme pour les couronner, s’ouvrait une salle nouvellement ornée et consacrée à Galilée. Le congrès y a inauguré la statue que le grand-duc vient d’ériger au génie divin qui a en quelque sorte créé la science moderne. Cette apothéose tardive n’est pas le seul hommage que Florence rende aujourd’hui à Galilée. Un éditeur s’est présenté pour publier les manuscrits de cet homme illustre, et le grand-duc, possesseur de ces manuscrits, a consenti à les livrer. C’est une grande nouvelle que nous sommes heureux de pouvoir annoncer au monde savant. La persécution cesse enfin pour Galilée ; il va être honoré comme il doit l’être dans son pays natal. C’était un sentiment universel de joie parmi les membres du congrès, quand ils se sont pressés au pied de la statue nouvelle : ils saluaient en elle le symbole sacré de l’affranchissement de la pensée.

Après cette pieuse station en l’honneur de Galilée, le congrès s’est divisé en sections, qui se sont réunies dans des salles séparées et ont nommé leurs présidens respectifs. Ces sections sont au nombre de six : 1o agronomie et technologie ; 2o zoologie et physiologie ; 3o physique, chimie et mathématiques ; 4o minéralogie et géologie ; 5o botanique ; 6o sciences médicales. Les sciences sociales sont encore bannies, comme on voit, des congrès italiens. Non-seulement la philosophie et l’économie politique n’y figurent pas, mais l’histoire et même l’archéologie n’ont pu y être admises. Il en résulte que la section d’agronomie se renforce de tous ceux qui, n’ayant pas de spécialité scientifique, font cependant partie du congrès à d’autres titres. Cette section était la plus nombreuse ; elle a nommé pour son président l’abbé Rafael Lambruschini. Les présidens des autres sections ont presque tous été des professeurs.

Les membres du congrès ont dîné le même jour à une table commune, dressée dans l’orangerie des jardins Boboli. Il n’y avait pas moins de six cents couverts, et la salle était ornée avec une très remarquable élégance. Le soir, on s’est réuni dans l’ancien palais des Médicis, qui a long-temps appartenu à la famille Riccardi, et qui est redevenu la propriété des grands-ducs. La plus grande salle de ce palais est célèbre par les peintures de la voûte, qui sont de Luc Giordano ; c’est le lieu ordinaire des séances publiques de l’académie della Crusca. Le grand-duc ne s’est pas borné à offrir aux membres du congrès, pour leurs réunions du soir, cette belle salle et les galeries de la fameuse bibliothèque Riccardiana, qui sont adjacentes ; là comme ailleurs il pourvoit à tous les frais, et ce n’est pas une petite affaire, car, la société de Florence étant admise à ces réunions, il ne s’agit de rien moins que d’un millier de personnes à recevoir tous les soirs pendant quinze jours.

Ainsi s’est passée cette première journée du congrès, qui a réellement produit une forte impression sur les assistans. Ce mouvement qui semblait renaître dans une ville autrefois si agitée et aujourd’hui si paisible, ces grands souvenirs qui s’élevaient à chaque pas et qui sortaient en quelque sorte de chaque pierre, ce Palais-Vieux où semblait vivre encore l’ancienne république, et ce palais Pitti tout plein de la grandeur des Médicis, les deux âges de Florence représentés par deux monumens et associés dans une même fête, ce concours inaccoutumé qui défilait sur les places publiques, au pied des statues de Michel-Ange et de Benvenuto Cellini, ces sombres palais sortant de leur solitude pour recevoir des hôtes nouveaux, cette conquête pacifique de la science se substituant aux fureurs éteintes des guerres civiles et pénétrant partout à la fois, ce prince intelligent et affable qui se mêlait familièrement à la foule des lettrés, comme autrefois Laurent-le-Magnifique, tout cet ensemble a singulièrement frappé ceux qui en ont été témoins, et si ce congrès n’est pas une grande chose, il en a eu du moins toute l’apparence.

Le lendemain, 16 septembre, les travaux des sections ont commencé. Nous n’entrerons pas dans le détail des discussions. Le grand-duc a assisté à toutes les séances de la section d’agriculture, et a paru de temps en temps dans quelques autres sections. Le dimanche, 19 septembre, une société d’instrumentistes et de chanteurs a donné un grand concert aux membres du congrès dans la salle du Palais-Vieux. Les exécutans étaient au nombre de six cents, et l’oratorio de la Création de Haydn, qui est le complément obligé de ces sortes de solennités, a été chanté avec un grand succès. Un journal des actes du congrès, imprimé tous les soirs, était distribué tous les matins dans les sections. Les réunions du soir, au palais Riccardi, étaient très brillantes, et la table commune réunissait toujours la plus grande partie des membres du congrès. La session a dû être close hier 30 septembre.

Pour que rien ne manquât à la fête, on a fait coïncider avec l’ouverture du congrès l’ouverture d’une exposition des produits de l’industrie et des arts à Florence. L’exposition industrielle est remarquable en ce qu’elle montre les progrès que les manufactures font en Toscane ; on y trouve toute sorte de produits, et la plupart de bonne qualité. Quant à l’exposition des beaux-arts, elle a paru moins satisfaisante. Il y a des intentions spirituelles et une certaine habileté de main dans quelques tableaux du professeur Bezzuoli. Les esquisses exposées par le directeur de l’académie, M. Benvenuti, et d’après lesquelles il a exécuté les peintures du plafond de la chapelle des Médicis, attestent aussi une grande habitude ; mais ces divers ouvrages, si estimables qu’ils soient, ne sont malheureusement pas à la hauteur de ce grand nom d’école florentine. Un jeune peintre qui s’appelle tout simplement Michel-Ange Buonarrotti a exposé un Botzaris ; l’œuvre n’est pas sans talent, mais pourquoi est-elle signée d’un nom qui l’écrase ?

On signale cependant comme dignes d’attention les ouvrages de deux jeunes pensionnaires de l’académie de Florence à Rome. L’un de ces jeunes artistes se nomme Mussini ; c’est un peintre, et il a exposé un tableau représentant l’ange de la musique sacrée. L’autre est statuaire, du nom de Fedi ; il a envoyé un bas-relief représentant Jésus et le paralytique, et deux bustes-portraits. M. Mussini paraît étudier spécialement les maîtres primitifs ; sa manière tend à se rapprocher de celle du Pérugin, mais sans affectation, sans esprit de système. Le bas-relief de M. Fedi est conçu dans une intention analogue ; la figure du Christ y est admirable de tout point. Ses deux bustes sont aussi fort remarquables de vie et d’expression, surtout celui de femme. Du reste, la statuaire paraît en meilleure voie que la peinture à Florence ; un Américain établi dans ce pays a exposé des bustes d’un très beau travail, et un Florentin, M. Fantacchioti, un buste charmant de la Laure de Pétrarque. Ces diverses sculptures sont en marbre blanc de Serravezza, riche carrière dont une compagnie française a depuis peu de temps entrepris l’exploitation, et qui produit un marbre supérieur même à celui de Carrare.

Au nombre des meilleurs ouvrages de cette exposition de Florence sont sans contredit les tableaux de deux Français. Le Moïse de M. Sturler est une œuvre distinguée où se fait sentir l’influence de l’école de M. Ingres. Mais un tableau tout-à-fait remarquable, c’est une vue de l’église de Saint-Marc à Venise, par M. Perrot. M. Perrot est connu par les vues qu’il a déjà données des principaux monumens de l’Italie ; celle-ci ne peut qu’accroître sa réputation. C’est, dans le même genre de sujets, autre chose qu’un Canaletto ; on n’ose pas dire que ce soit mieux, mais on ne veut pas non plus dire que ce soit moins bien. Les moindres détails de cette architecture si étrange et si frappante de Saint-Marc sont rendus avec le soin le plus consciencieux, et l’ensemble est en même temps d’une grande magie. Du reste, la France n’était pas seulement représentée à l’exposition de Florence ; elle l’était encore dans le sein même du congrès par M. de Blainville, ce savant naturaliste, le professeur Lallemand de Montpellier, etc. Le nom de M. Orfila est inscrit sur la liste des membres du congrès, mais le célèbre doyen de notre Faculté de médecine a quitté Florence quelques jours avant l’ouverture.


V. de Mars.