Le Conseil d’État et les Projets de réforme/01

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Le Conseil d’État et les Projets de réforme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 771-810).
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LE
CONSEIL D'ETAT
ET LES
PROJETS DE REFORME

I.
LES ORIGINES DES QUESTIONS.

Le parlement est à la veille de se prononcer sur une réforme qui intéresse la plus haute de nos juridictions, et touche aux délicats problèmes de l’ordre constitutionnel. Il y a un an, dans la séance du 10 mars 1891, la chambre des députés était saisie par le gouvernement d’un projet de loi qui supprimait, comme étant inutile, la section de législation du conseil d’État, et créait à la place une deuxième section du contentieux. Quelques semaines après, M. Louis Ricard, aujourd’hui garde des sceaux, proposait à la chambre un système tout contraire. Il s’agissait de maintenir cette même section de législation, de l’associer plus étroitement à la préparation des lois, et en même temps de réduire le contentieux en renvoyant au juge civil des catégories nombreuses de litiges où les communes, les départemens et l’État lui-même sont en cause. Une commission de la chambre a procédé à l’examen de ces deux systèmes opposés, et elle s’est arrêtée à une combinaison mixte, que suggérait son rapporteur, M. Camille Krantz. Cette combinaison change le moins possible le régime existant et, pour le contentieux, procure une solution que je crois, à la rigueur, suffisante. Mais, quant à la fonction législative du conseil, elle ne règle rien ; elle maintient sans l’améliorer le déplorable statu quo, et, sur ce point, je doute qu’elle satisfasse au vœu déclaré de l’opinion.

En effet, dans le public, dans la presse, dans le parlement lui-même, on répète, et certes assez haut, que nos lois sont mal faites, semées de disparates, livrées au caprice des votes irréfléchis ou au hasard des amendemens improvisés. Il faudrait qu’une assemblée de légistes pût rédiger les textes de nos grandes lois, surtout les réviser avant l’adoption finale. Or, cette assemblée, nous l’avons ; pourquoi nous priver de son concours ? On demande que le conseil d’État, puisqu’aussi bien il est investi de l’attribution législative, soit appelé désormais à l’exercer d’une façon régulière, et non plus, comme aujourd’hui, d’une façon accidentelle et en vérité presque platonique.

D’autre part, on est effrayé des interminables délais que subissent les affaires devant ce même conseil statuant au contentieux. On cite des requêtes qui n’ont été jugées qu’après quatre ans, parfois cinq ans d’attente. Situation désastreuse pour les justiciables et même pour l’administration. Il est urgent d’y mettre fin ; il n’est plus permis de différer.

On avait bien tenté de remédier au mal par la loi du 26 octobre 1888. Cette loi d’expédient autorisait le garde des sceaux à créer une section de renfort, mais à titre temporaire. On la formait d’élémens empruntés aux diverses fractions du conseil. La section temporaire a siégé jusqu’en juin 1890, et vient d’être rétablie pour une période nouvelle. Malheureusement, sa compétence a été limitée aux seules affaires d’élections, de contributions directes et de taxes assimilées. Ce n’est qu’un palliatif ; il faut trouver le remède. La question mérite l’attention des esprits éclairés, qui estiment que rien n’est indifférent dans l’organisation de la justice. Il s’agit, au fait, d’une juridiction qui prononce, chaque année, sur deux mille pourvois en moyenne ; qui est à la fois une cour de cassation, placée même au-dessus de la cour des comptes, dont les arrêts lui peuvent être déférés, et une cour d’appel unique pour les conseils de préfecture et les conseils des colonies, c’est-à-dire pour une centaine de tribunaux. Et cette juridiction, armée du pouvoir redoutable d’annuler, par sa censure souveraine, les décisions des ministres et de leurs innombrables agens, est à l’égard des autorités administratives ce que la cour de cassation est aux autorités judiciaires, le régulateur suprême qui assure l’interprétation juste et l’exacte application de la loi.

On le voit, la réforme qui s’impose a un double objet. Hâter l’expédition des affaires contentieuses et faire participer le conseil à la grande œuvre législative sont les deux données capitales du problème. Or ce problème, fertile en controverses, doit être infiniment ardu si l’on en juge par l’étonnante variété des combinaisons qu’il a suscitées depuis soixante-quinze ans. A la différence de la cour de cassation ou de la cour des comptes, dont l’institution primitive n’a subi presque aucun changement, le conseil d’État n’a pas cessé d’être dans un perpétuel devenir. Sans parler des projets qui n’ont point abouti, — et Dieu sait s’il y en a eu, sous la monarchie de juillet, par exemple ! — on compte plus de cent lois, décrets et ordonnances qui l’ont, depuis l’an VIII, remanié et repétri comme une cire ductile. Ajouterais-je que la difficulté, pour le législateur, lorsqu’il lui faut toucher à ces rouages complexes, s’augmente par ce motif étrange et pourtant très réel qu’il s’agit là d’une organisation peu connue ? « On ignore généralement en France ce que c’est que le conseil d’État, » observait, on 1818, M. de Cormenin ; et cela est toujours vrai. On a cependant beaucoup écrit sur cette matière, depuis le petit livre que le baron Locré publiait sous le premier empire, jusqu’aux grands travaux de M. Léon Aucocet plus récemment de M. Edouard Laferrière[1]. L’illustre M. Vivien l’avait étudiée ici même, avec cette précision dans l’analyse qui était comme le procédé nécessaire de son rare esprit[2]. Mais l’étude de M. Vivien date aujourd’hui de cinquante années ; les aspects des questions, sinon les questions elles-mêmes, se sont renouvelés depuis cette époque lointaine. Pour les bien comprendre aujourd’hui, plus que jamais il faut remonter aux origines premières, et l’on doit creuser fort avant dans le vieux sol français, où l’institution du conseil d’État plonge par toutes ses racines. Car le gouvernement des hommes change, au fond, bien moins que ne le croit la foule, qui n’a d’yeux que pour les apparences et pour les décors éphémères.

I

C’est l’illusion des esprits qui ne vivent que dans le présent de tenir pour nouveautés des traditions dont ils n’aperçoivent pas l’origine. Combien, parmi les théoriciens qui refont une nation en quelques traits de plume, ont décidé qu’il fallait abolir la juridiction administrative et son suprême organe, le conseil d’État, n’ayant vu là qu’une création accidentelle, artificielle, née, au début du siècle, d’un caprice du premier consul ! Et la vérité est qu’il y a toujours eu un conseil d’État ; la vérité est que le principe d’une juridiction administrative, distincte de la juridiction civile, a pris naissance avec notre droit national ; la vérité est que, à aucune époque de notre histoire, les magistrats chargés d’appliquer les lois civiles et criminelles n’ont été admis à statuer en matière d’administration. Aussi loin que vous remontez dans l’étude de nos institutions, vous retrouvez cette distinction fondamentale des deux justices, l’une qui connaît des différends privés, l’autre qui prononce sur les contestations où l’administration est en cause. Il n’y a là ni entité d’école, ni fiction juridique, ni théorie de gouvernement. Ce dualisme dérive de la nature des choses.

Et en effet, si l’on décompose en ses élémens primitifs le pouvoir de gouverner, on constate qu’il a pour attributs essentiels, j’allais dire nécessaires, deux autres pouvoirs, celui de légiférer et celui de juger. Dans les sociétés naissantes, ces trois pouvoirs connexes n’en font qu’un. C’est seulement lorsque la civilisation complique les relations sociales que le souverain se décharge sur des magistrats spéciaux du soin de régler la multitude des litiges qui se produisent entre ses sujets. Mais c’est toujours à lui, par une direction naturelle, que vont les réclamations dont ses décisions ou dont les actes de ses fonctionnaires sont l’objet ; et naturellement aussi il se réserve l’examen de cette catégorie d’affaires qui touchent aux hommes et aux choses de son gouvernement. Il tient à les examiner lui-même, ou au moins à les faire examiner par ceux de son entourage qui ont sa confiance et sont initiés aux secrets de son administration. Voilà le processus normal en tout pays et en tout temps. La royauté, en France, n’a point échappé à cette loi. Dès le moyen âge apparaît cette préoccupation constante du prince et de ses légistes, jaloux de maintenir la séparation entre les affaires d’ordre public et les conflits d’intérêt privé, en soumettant les unes et les autres à des juridictions différentes. Partout où le roi de France, dégagé des entraves féodales, exerçait son action directe, il considérait l’exécution de ses ordres et les difficultés qui en résultaient comme relevant de sa « justice retenue, » et faisait rendre cette justice par des officiers de la couronne, étrangers aux corps judiciaires. Et c’est ainsi que, le nombre des affaires réservées croissant à mesure que le pouvoir de la monarchie s’étendait, il se forma un vaste contentieux régalien, qui embrassa dans sa sphère indéterminée toutes les réclamations auxquelles l’exercice de la puissance souveraine donnait lieu.

La loi romaine avait laissé les Gaules marquées de son empreinte. Les conquérans germains la trouvaient partout sous leurs pas. Et partout les débris des institutions écroulées perçaient comme un granit sous l’alluvion récente. Or les empereurs avaient eu, — leurs historiens l’attestent, — un conseil d’État qui offrait, avec,1e nôtre, des analogies saisissantes, et cela dès Auguste ; mais surtout quand il fut organisé par Hadrien, avec ses deux sections distinctes, l’une contentieuse et juridictionnelle, — c’était l’auditorium ; — l’autre, le consilium proprement dit, qui préparait les projets de loi dont le sénat devait être saisi, délibérait sur les mesures administratives, et en tout jouait le rôle d’un conseil de gouvernement. Il paraît d’ailleurs établi que l’empire avait eu des tribunaux, quelque peu semblables à nos conseils de préfecture. Il est à noter que le Romain, dans sa conception du pouvoir, ne séparait pas la juridiction du commandement ; et, en règle générale, où l’administration est compliquée et forte, vous rencontrez presque nécessairement une juridiction administrative. Je crois néanmoins qu’il serait téméraire d’aller chercher si loin nos origines. Laissons ces rapprochemens au vieil Étienne Pasquier et à son contemporain, Vincent de La Loupe, lequel, en ses Livres des dignités, magistrats et offices, écrivait sérieusement que « Papinian et Ulpian ont esté maistres des requestes de l’empereur Severus… » Le fait est que, les princes ayant toujours des conseillers, les rois francs en devaient avoir et en eurent comme les autres. C’étaient leurs leudes, leurs familiers, et ces dignitaires de l’Église, dont l’ascendant moral sur les rois barbares fut si grand. En ce sens on pourrait dire que les clercs qui assistaient Charlemagne dans la rédaction des capitulaires et les missi dominici qui couraient les provinces de son immense empire étaient les précurseurs des conseillers d’État qui ont élaboré le code civil et des auditeurs que Napoléon envoyait porter ses ordres dans les pays conquis. Mais ce serait abuser des mots et de très vagues similitudes que de rattacher l’institution moderne du conseil d’État à cette réunion des fidèles conseillers de Charlemagne, qu’une lettre de Hincmar à Louis le Bègue nous peint si discrets et si sages. En réalité, ce n’est guère que sous les Capétiens, et vers le XIIIe siècle, qu’il est possible d’apercevoir un commencement d’organisation de la justice administrative et les premiers linéamens, bien confus encore, de ce qui sera un jour le conseil d’État.

On l’appelait « la cour du roi, » et cette « cour » était composée de seigneurs, de prélats, d’officiers de « l’hostel, » — chancelier, connétable, sénéchal, bouteiller, chambellan, — que l’on désignait, dans le latin des vieilles chartes, sous la rubrique : Ministeriales hospitii domini regis ; enfin, et de plus en plus, de ces légistes dévoués au souverain, sectaires du droit écrit, théoriciens, à la façon romaine, de la prérogative monarchique, infatigables artisans de l’unité française, qui allaient miner par leur travail patient et subtil de termites l’édifice chancelant de la féodalité. Tel était, j’imagine, ce Pierre de Chalon, clerc de Philippe le Bel, qui, en récompense de ses bons services, reçut le titre alors tout nouveau de M conseiller du roi en son conseil. » Voilà l’ancêtre du conseiller d’État de l’ancienne monarchie, de celui pour qui Ph. de Béthune, en 1645, écrira le manuel du Conseiller d’État. Mais déjà nous apercevons assez nettement un autre personnage aux traits mieux définis ; c’est le « maistre des requestes de l’hostel. »

Cette qualification est une des plus anciennes, la plus ancienne peut-être de France. Le sire de Joinville, l’ami de saint Louis, était maître des requêtes, et l’on a conservé les « généalogies, » depuis l’an 1286, de ces magistrats que L’Escalopier, dans ses Recherches sur l’origine du conseil du roi, exaltant l’antiquité de leurs prérogatives, appelait « les plus anciens commensaux de la cour. » Primitivement, leurs attributions furent presque exclusivement juridiques. Je les définirais les hommes de confiance du prince rendant la justice. Ils étaient deux, un laïque et un prêtre, qui le suivaient dans ses déplacemens. Ils se tenaient « à l’huis » de son « hostel » (d’où apparemment leur dénomination de « juges des plaids de la porte) » et, en cette qualité, recevaient toutes les requêtes ou suppliques adressées au souverain, les examinaient et lui en rendaient compte en son conseil, ou statuaient eux-mêmes ; car, de tout temps, les maîtres des requêtes, et cela jusqu’en 1789, exerçaient seuls, pour certaines affaires, un pouvoir propre de juridiction. Cependant, vers le XVIe siècle, leur rôle se modifie. Désormais ils auront un double caractère ; ils seront tour à tour, sinon tout ensemble, magistrats sédentaires et administrateurs militans. Et, tandis que les uns demeurent près du roi, rapporteurs et juges de sa « justice retenue, » les autres visitent les provinces, comme les missi dominici de Charlemagne et les enquesteurs de saint Louis : ministres et représentans de la toute-puissance royale, marchant droit sur les parlemens, qui frémissent et se cabrent, et dont ils matent l’insolence. Puis, avec Richelieu, ces missions temporaires deviennent permanentes. Les maîtres des requêtes se fixent dans les provinces, qu’ils parcouraient naguère en « chevauchées. » Ils y exercent, sous la dénomination de commissaires départis ou d’intendans, la juridiction qui est aujourd’hui dévolue aux conseils de préfecture ; mais avant tout ils sont les instrumens de l’autorité centrale, qu’ils personnifient. Les intendans et leurs « subdélégués » sont les préfets et sous-préfets de l’ancien régime.

La maîtrise est alors devenue une charge vénale et héréditaire. Le temps est loin où les deux maîtres des requêtes à la suite du roi Jean recevaient, par jour, chacun 24 sous parisis. Ces précieux offices s’achètent, sous Louis XIV, jusqu’à 200,000 livres, et, à cette époque, on ne compte pas moins de quatre-vingts titulaires. Mais aussi la maîtrise est la route qui mène aux grands emplois. Ses membres, au XVIe siècle, sont premiers présidens de la chambre des comptes, comme Jean Nicolaï, ou comme L’Hospital ; au XVIIIe, deux maîtres des requêtes se succèdent comme ministres de la guerre. (Voir l’Almanach royal des années 1718 et 1723.) La liste est longue des personnages célèbres qui ont ainsi traversé la maîtrise, depuis Guillaume Budé, le savant helléniste de la Renaissance, jusqu’à Turgot[3]. Dans les premières années de la restauration, il y eut encore des conseillers à la cour de cassation qui, par un dernier vestige de l’antique confusion des pouvoirs, étaient aussi maîtres des requêtes. Enfin dans la maîtrise se recrutaient les conseillers d’État ; ce qui faisait dire, non sans esprit, au chancelier d’Aguesseau : « Les maîtres des requêtes sont comme les désirs du cœur humain : ils aspirent à n’être plus ; c’est un état que l’on n’embrasse que pour le quitter… » Mais revenons à leurs obscurs débuts ; revenons au moyen âge et à la « cour du roi. »

Dans cette société plus qu’à demi barbare, où le pouvoir central était réduit à rien, la cour du roi représentait ce qui restait encore de gouvernement. Puis, quand la royauté grandit, cette cour du roi fut l’instrument de réforme et de règne. Mais elle devait éprouver le sort commun à la plupart des institutions, qui, en se développant, se divisent. Au commencement du XIVe siècle, elle ne suffisait plus à sa tâche croissante. Alors le phénomène ordinaire s’accomplit : elle se morcela. Une fraction s’en détacha pour former une institution purement judiciaire, de plus en plus distincte et indépendante, le parlement. En même temps, une autre branche devenait la chambre des comptes, dont notre cour des comptes est l’héritière. Et ce qui subsista de la cour du roi ainsi démembrée fut appelé « grand conseil, » ou aussi conseil étroit, ou privé, ou secret conseil ; car, en vérité, les dénominations n’étaient pas moins changeantes et confuses que les formes de l’institution et ses attributions multiples. Enumérer ces attributions si mal définies, essayer de déterminer ces compétences indécises, serait une tâche assez vaine. Cela est malaisé même pour la juridiction administrative d’aujourd’hui (si malaisé que le législateur, spécialement en 1845, a reculé devant cette entreprise). On peut du moins, dès les origines du conseil d’État de l’ancienne monarchie, reconnaître deux grandes fonctions, qu’il a conservées dans des proportions variables jusqu’à ce jour.

Il y avait d’abord la double série des attributions administratives et législatives. Pour être exact, je devrais les ranger en deux groupes. Mais comment établir la limite incertaine qui séparait les unes et les autres ? Car les mesures d’administration générale ne se distinguaient pas, comme aujourd’hui, nettement en deux catégories, émanant, l’une des assemblées représentatives de la nation, — ce sont les lois ; l’autre, du pouvoir exécutif, — ce sont les décrets. En réalité, le pouvoir qui administrait était le même qui légiférait ; et ce pouvoir unique, c’était le roi en son conseil. Il y eut bien les états-généraux ; mais ces assemblées extraordinaires et éphémères, convoquées à de longs intervalles, sans périodicité, ne participaient qu’accidentellement à l’œuvre législative. Le roi était censé l’auteur des édits et des ordonnances ; — les édits, qui avaient plutôt le caractère de nos décrets ; les ordonnances, qui correspondaient à nos lois. Ces ordonnances, d’ailleurs, comprenaient les matières les plus dissemblables. On y trouve, à côté de dispositions éminemment législatives, des prescriptions complémentaires et ces détails d’application que le législateur, de nos jours, laisse au gouvernement le soin de régler. Telles sont, au XVIe siècle, les célèbres ordonnances de Villers-Cotterets, d’Orléans, de Moulins, élaborées par le conseil du roi, et, sous Louis XIV, les ordonnances réformatrices sur la procédure, sur les eaux et forêts, sur le commerce, qui ont été proprement les codes de l’ancienne monarchie.

Ainsi, durant cinq ou six siècles, nous voyons le conseil d’État investi seul du double pouvoir de faire les lois et ce que nous appelons les décrets. Il est l’unique législateur. Il est le constructeur et le régulateur de cette formidable machine, toujours plus compliquée : l’administration française. Il est aussi le juge suprême.

Il l’est d’abord pour les litiges où cette administration est en cause, et qui, par suite, sont affaires d’État, en sorte que les juger est, par excellence, un droit régalien ; or jamais roi de France « n’a mis, dit Loysel, la couronne au greffe. » Mais la justice administrative n’est qu’une des formes de cette magistrature presque illimitée qui fut l’essence du conseil monarchique. Il est, en outre, l’interprète des lois et, à ce titre, annule les sentences judiciaires non conformes ; par où il exerce les attributions dévolues, depuis 1791, à la cour de cassation. Il est l’arbitre souverain des compétences entre les diverses juridictions du royaume, comme le sont aujourd’hui les délégués du conseil d’État et de la cour suprême qui composent notre tribunal des conflits. Enfin il juge de plano, et en dernier ressort, certains procès civils ou même criminels, qu’il plaît au roi « retenir » ou « évoquer, » à raison de l’importance des affaires, de la qualité des personnes, de l’intérêt d’État, ou simplement parce que « tel est son bon plaisir. » Ici encore, nous retrouvons cette incroyable confusion des pouvoirs que l’on rencontre à chaque pas dans les institutions de l’ancien régime, et nous touchons au grief capital que les parlemens, dans leur opposition ardente, ne cessent d’alléguer. Ce sont, d’un côté, de perpétuelles remontrances qui dénoncent le fléau des « évocations ; » de l’autre, des ordonnances solennelles par où le roi prohibe les empiétemens du conseil sur la juridiction de droit commun ; mais les remontrances sont vaines et les ordonnances demeurent lettre morte. Au XVIe siècle, l’abus fut effréné. Les « évocations » étaient devenues un moyen scandaleux à l’usage des justiciables influens pour s’assurer le gain de leurs procès. Le plaideur bien en cour faisait « évoquer » le litige d’un bout à l’autre du royaume, et triomphait de son adversaire à la faveur de l’éloignement.

Gardons-nous cependant de juger avec trop de rigueur cette pratique de l’ancien régime. Elle avait eu sa raison d’être ; elle était née d’une pensée politique. Car c’était grâce à ces « évocations » que le roi tenait en échec la volonté factieuse des parlemens, leur opposant sa justice concurrente, et faisait sentir sa puissance dans les provinces les plus lointaines. Et puis n’oublions pas que, d’après les idées de l’ancien régime, le roi était le juge primordial et souverain, disons davantage, la source de toute justice. N’oublions pas que, selon la forte expression de Guillard, « les rois de France ont en eux-mêmes la plénitude de la magistrature[4]. » Guillard ajoutait, dans une page qui serait toute à citer : « Les magistrats de France ne peuvent ignorer que, quand le roy les a pourvus de quelque office que ce soit, ç’a seulement été pour en jouir tant qu’il plaira à Sa Majesté ; qu’elle ne s’est pas dépouillée de son autorité, et qu’elle est toujours en état de connoitre dans son conseil de toutes sortes de différends… » Telle était l’antique théorie régalienne. De là à la terrible justice des commissions il n’y avait qu’un pas. On sait comment Richelieu le franchit.

Le conseil du roi a subi, dans la suite des âges, bien des métamorphoses. On peut considérer cependant que, sous le règne de Louis XIV, il avait reçu son organisation définitive. Cette organisation était d’ailleurs ce que furent la plupart des institutions de l’ancien régime, incohérente et disparate. Il est difficile de s’y orienter et de s’en rendre exactement compte. Si la révolution a follement sapé nombre d’établissemens qu’il fallait, au contraire, préserver à tout prix, elle a du moins donné à notre administration cette unité de plan, ces divisions logiques, précises, et, pour tout dire, cette belle symétrie, si agréable à la raison française, que les vieilles institutions, comme les vieilles bâtisses, n’ont presque jamais. Or rien de plus vague, de plus douteux, de plus flottant et mouvant que les cadres de l’ancien conseil[5]. Au fait, était-ce bien un seul et même conseil, ou une collection d’assemblées distinctes les unes des autres ? C’est là une question qu’il est plus aisé de poser que de résoudre. Je l’indique pour montrer combien cette organisation était nébuleuse. Quoi qu’il en soit, on y peut discerner quelques divisions essentielles. On distinguait d’abord le conseil d’Etat proprement dit, ou de cabinet, ou d’en haut, véritable conseil des ministres. Puis il y avait le conseil « des dépêches, » lequel, statuant sur les « dépêches » ou rapports des gouverneurs de provinces et des intendans, et sanctionnant les mesures auxquelles ces rapports donnaient lieu, correspondait assez exactement à la section de l’intérieur de notre conseil. Il y avait le conseil des finances, très important, avec ses dépendances, les « grande et petite directions ; » il comprenait dans ses attributions un vaste contentieux. Il y eut aussi un conseil du commerce. Il y avait enfin le conseil « privé » ou « des parties : » — c’était la cour de cassation et le tribunal des conflits tout ensemble, — avec ses règles compliquées, ses formalités, ses formules, ses procédures et ses écritures dont nous trouvons le détail dans un certain nombre de traités ou de formulaires techniques qui ont été publiés, dès le XVIIe siècle, sous ce titre caractéristique : le Style des Conseils du roi.

Mon dessein n’est pas de retracer en détail le fonctionnement de l’institution sous l’ancien régime. Il me suffit d’avoir mis en lumière ce fait capital que, dès les temps les plus lointains, il y avait eu un conseil d’État très semblable au nôtre, lequel en est l’héritier et le continuateur : la même institution, résultant de la nature des choses et de leur invariable nécessité, a existé à toutes les époques et s’est transformée seulement d’âge en âge. Je reconnais d’ailleurs qu’il y a entre les deux organismes, celui d’avant et celui d’après 1789, une différence fondamentale ; car il manquait au premier cette condition de la personnalité des êtres moraux, comme de tous les êtres, l’unité. « Les conseils du roi, » d’une essence indécise, ne nous apparaissent point unis en un faisceau. Nulle entente commune ; nulle réunion de leurs présidens formant un bureau ; nulle assemblée générale ou plénière, à jours fixes, comme aujourd’hui. Isolés les uns par rapport aux autres, les conseils du roi étaient, à cet égard, dans la situation des comités consultatifs établis près de nos ministères. Il y eut bien une tentative d’unification ; je veux parler du règlement très intéressant du 9 août 1789, qui établissait un « conseil d’État. » Mais que pouvait ce règlement, rendu in extremis, à l’heure même où tout s’écroulait ? En réalité, le conseil de l’ancien régime n’eut jamais une individualité ; il ne fut point un corps distinct de la royauté. Il se confond avec elle et en elle ; il en est l’ombre prolongée. De là vient que, ayant eu une part si grande dans l’œuvre nationale, il a presque échappé aux regards de nos historiens. Ils n’ont eu d’yeux que pour le parlement, dont la hautaine personnalité se détachait avec un relief précis sur la scène historique. Et puis ces hommes du parlement, avec leurs allures ambitieuses et théâtrales, ont fait illusion. Ils ont eu le beau et facile rôle que l’on obtient chez nous lorsqu’on fronde le pouvoir. Ils ont fait de la politique ; ils ont été l’opposition ! C’est pourquoi ils ont mérité l’applaudissement de la galerie. Au contraire, les sages et modestes conseillers du roi travaillaient sans bruit à créer la France. Aussi le monde, qui ne va guère qu’à ce qui luit et sonne, les a-t-il toujours ignorés.


II

L’assemblée constituante, là comme ailleurs, comme partout, fit table rase. Nul établissement ne trouvait grâce devant ces démolisseurs acharnés. Il s’agissait de détruire le gouvernement monarchique ; comment aurait-on respecté le conseil d’État, qui en était l’âme ? Il fut donc supprimé. On supprimait aussi les intendans. Que mit-on à la place ?

Le comité d’organisation judiciaire de l’assemblée constituante avait préparé un projet qui tendait à créer dans chaque département un « tribunal d’administration, » composé de cinq juges élus dans les mêmes conditions que les juges des tribunaux de district. L’idée était féconde et, avec un autre mode de recrutement des magistrats, le projet eût été excellent. Il ne lut point admis par l’assemblée. Elle écouta les argumens absurdes d’un certain Pezons, député du Tarn : « On vous propose, disait-il, l’établissement de quatre-vingt-trois cours des aides. C’est couvrir la France de juges. » En conséquence, on attribua aux administrateurs le pouvoir de prononcer eux-mêmes sur leurs propres actes. On revenait droit aux erremens du régime réprouvé. Les directoires de département et de district, — cette fausse monnaie des intendans, — furent appelés à connaître de certaines affaires contentieuses, que le législateur renvoyait à leur juridiction par une mention expresse. Le reste lut abandonné sans garanties à la discrétion des ministres, c’est-à-dire des bureaux. La juridiction d’appel leur fut livrée de même et, par suite, n’exista plus que de nom.

Cependant la loi du 27 avril 1791, qui « supprimait » les conseillers d’État et les maîtres des requêtes (article 35), instituait pompeusement « un conseil d’État. » La vérité est que jamais on ne s’était plus plaisamment joué des mots. Et, en effet, ce prétendu conseil d’État, aux termes de l’article 15, n’était autre que le conseil des ministres, lesquels allaient avoir de bien autres soucis que de délibérer sur des pourvois et sur des règles de jurisprudence. En réalité, durant les dix années de la période révolutionnaire, l’administration demeura sans régulateur ni contrôle, et son contentieux fut en proie à l’arbitraire des gouvernans.

On se tromperait d’ailleurs si l’on supposait que les hommes de la révolution étaient hostiles au principe de la juridiction administrative. En cette matière, comme, en mainte autre, ils continuaient à leur insu les traditions de la monarchie. Les constituans de 1789 n’admettaient pas plus que les légistes de Philippe le Bel ou les ministres de Louis XIV l’ingérence du juge civil dans les affaires de gouvernement. Et c’est pourquoi M. Edouard Laferrière a raison de définir la législation de la constituante a une législation d’État[6]. » Cette législation eut le mérite d’établir avec une incomparable netteté la règle fondamentale de la séparation des pouvoirs. Le fait est que les constituans reprirent à leur compte les maximes qui avaient inspiré nos rois dans l’institution et dans le maintien de la justice administrative. Comparez le passage suivant d’un édit de 1641 : « Leur faisons (aux parlemens) très expresses inhibitions et défenses de prendre à l’avenir connoissance de toutes les affaires qui peuvent concerner l’État, administration ou gouvernement… » et cette disposition capitale (art. 13) de la grande loi du 16 août 1790 sur l’organisation judiciaire : « Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. » Reconnaissez-vous, de part et d’autre, la même pensée, presque le même langage ?

Ainsi, tandis que, possédée d’une ardeur téméraire à détruire, la constituante anéantissait tous les rouages de la justice administrative, elle proclamait la légitimité de cette justice, et en inscrivait solennellement le principe dans ses lois. A aucun prix, elle n’eût souffert que cette juridiction régalienne appartînt aux magistrats civils, de qui elle se défiait en souvenir des parlemens. Mais, lorsqu’ayant sapé, il lui fallut reconstruire, la grande assemblée se montra impuissante. Elle ne sut que donner l’investiture aux abus anciens, en confirmant les administrateurs dans le pouvoir scandaleux d’être à eux-mêmes leurs propres juges. La Convention et le Directoire aggravèrent le mal, et le chaos subsista jusqu’au jour où le premier consul, ramassant les matériaux épars, les cimenta, prodigieux architecte, et jeta les bases d’une société nouvelle. En réalité, la juridiction administrative et le contrôle des services publics sont encore ce qu’il les a faits. Il a créé les trois grandes institutions qui procurent ce contrôle et qui dispensent cette juridiction : le conseil d’État, les conseils de préfecture, et la cour des comptes.

Je dis créé. Je devrais dire plus exactement : rétabli. Et, en effet, Napoléon innovait peu ; il restaurait. Mais cette restauration était accomplie de main de maître. Elle combinait et adaptait avec un art singulier de refonte et d’appropriation les élémens de l’ancien régime et ceux des assemblées révolutionnaires pour en former un tout qui semblait convenir à merveille aux idées et aux traditions de cette France si vieille et si jeune à la fois. Comme exemple à citer, je ne connais pas de loi plus caractéristique, où apparaisse d’une façon plus frappante le procédé hardiment composite de ce législateur dont la puissante main repétrit ensemble tant de principes et de textes hétérogènes, que la loi du 28 pluviôse an VIII. Décomposez les élémens organiques de cette loi, vous en reconnaissez dès l’abord la double provenance. Aux deux régimes si différens qui le précédèrent, le législateur de l’an VIII emprunte ce qu’ils eurent d’excellent. Pourquoi les intendans de la monarchie et les collectivités administratives de la révolution furent-ils de part et d’autre des pouvoirs très défectueux ? C’est que, en vérité, les uns n’étaient pas faits pour être juges, ni les autres pour administrer. A chacun son rôle. « Agir est le fait d’un seul, délibérer est le fait de plusieurs. » Cette formule souvent citée de Rœderer, avec sa concision tranchante, définit en perfection l’idée maîtresse de la loi de pluviôse, née d’une sorte de fusion des deux systèmes antérieurs. Qu’est-ce, à y bien regarder, que le préfet qu’elle institue, sinon l’intendant de Richelieu et de Colbert, moins la fonction juridictionnelle[7] ? Et dans le conseil de préfecture qu’elle place à côté du préfet ne retrouve-t-on pas le directoire de département créé naguère par la constituante, mais un directoire qui ne dirige plus, réduit au rôle de corps délibérant et aux attributions contentieuses ?

Le même procédé se révèle dans l’institution du conseil d’État, tel qu’il fut établi, en vertu de l’article 52 de la constitution du 22 frimaire an VIII, par l’arrêté du 5 nivôse suivant. Ici toutefois le premier consul n’a guère fait que reprendre le vieil instrument de règne, l’accommodant à son usage et à l’esprit des temps nouveaux. Or, cet esprit exigeait malgré tout que l’on remaniât en plus d’un point l’organisation et les attributions même, les attributions surtout de l’ancien conseil monarchique. Sans doute le césarisme dont Napoléon jetait les bases égalait en autocratie l’absolutisme de droit divin de Louis XIV. Mais la révolution, depuis douze ans, avait nourri les Français dans cette illusion qu’ils pouvaient tout attendre de la vertu des lois, du jeu savant des constitutions, et de cette ingénieuse pondération des pouvoirs politiques, qui sont réputés se faire équilibre quand ils se font échec les uns aux autres. Il importait d’amuser la nation par ce spécieux décor, et, supprimant la liberté, d’en conserver au moins l’innocent simulacre. Aussi les auteurs de la constitution de l’an VIII eurent-ils grand soin de faire honneur aux principes, en procurant avec une louable symétrie la séparation des pouvoirs. Et ils multiplièrent les assemblées, comme pour mieux donner le change : sénat, corps législatif, tribunat ; jamais, je le crois, on n’opposa tant de fragiles barrières au despotisme que dans cet acte qui le faisait revivre.

Il est clair que, dès lors, le conseil d’État restauré ne pouvait être, comme au temps de la monarchie, officiellement chargé de faire seul les lois. En apparence, il n’eut mission que de les préparer, et les autres corps y participèrent, le tribunat pour les discuter, le corps législatif pour les voter, le sénat pour les vérifier au point de vue constitutionnel. Mais le tribunat discutait sans voter, le corps législatif votait sans discuter, le sénat ne discutait ni ne votait. C’est, en réalité, le conseil d’État qui fit tout, — et qui fut tout. Le tribunat, ayant pris au sérieux son personnage de censeur, fut brisé ; le sénat dut se contenter de figurer avec pompe dans les cérémonies impériales ; enfin le corps législatif, cet auditoire de muets, ne fut guère qu’une machine à voter, et une machine dont on se servit de moins en moins. Napoléon estimait que « la fixation annuelle de l’impôt et les changemens à apporter de temps à autre dans les lois civiles devaient être les seules attributions de ce corps[8]… » En conséquence, la sphère d’action des décrets s’étendit de jour en jour et usurpa sans cesse sur le domaine législatif. Le vrai législateur fut, comme autrefois, le conseil d’État.

Ce rôle si grand, il l’obtint, de fait, dès l’abord. La suite ajouta peu à ses attributions originelles. Il n’en fut pas de même de son organisation intérieure ; elle se développa graduellement ; elle s’accrut pièce à pièce.

Les « sections, » au nombre de cinq, entre lesquelles furent réparties les affaires, correspondaient assez exactement aux anciens conseils du roi. Il y eut cependant quelques innovations importantes, et en premier lieu la création de l’assemblée générale, cette réunion plénière et périodique, où tout venait aboutir, et qui constituait ainsi le lien permanent entre les parties, devenues solidaires, de ce conseil indivisible dont elle assurait l’unité. Réforme décisive : désormais le conseil d’État n’est plus un agrégat de collectivités étrangères entre elles. Il sera un corps homogène. Et là aussi l’on s’inspirait de l’ancien régime. N’oublions pas que la royauté, au moment de disparaître, avait entrevu cette condition si désirable de l’unité. Elle en avait inscrit le principe dans l’ordonnance du 9 août 1789. Il est vrai que cette ordonnance fut à peine appliquée ; elle n’en contenait pas moins le germe des deux capitales réformes que Napoléon devait réaliser : je veux dire la réunion des diverses fractions du conseil d’État, naguère indépendantes, et en même temps la sélection de l’élément contentieux.

Nous touchons à l’un des faits généraux qui dominent la période que nous abordons : période de quatre-vingt-dix ans, durant laquelle nous verrons s’accomplir, dans l’existence intérieure du conseil, cette évolution si remarquable de la fonction juridique, qui se dégage et se distingue de plus en plus nettement des attributions parallèles. Le contentieux formera une province à part. Or, sous l’ancien régime, jusqu’au règne de Louis XVI, il était confondu avec tout le reste. On n’avait point encore admis que le caractère litigieux d’une affaire fût un critérium suffisant pour la différencier des autres et pour la faire juger suivant des règles spéciales. La création, en 1777, d’un a comité du contentieux des finances » marqua le premier pas dans une voie nouvelle. Le second pas fut cette ordonnance du 9 août 1789, qui institua le comité « des départemens, » En réalité, c’était notre contentieux d’aujourd’hui.

D’où vient que cette distinction si rationnelle, cette ventilation des affaires si conforme à la nature des choses ne fut point rétablie en l’an VIII ? Assurément les rédacteurs de l’arrêté du 5 nivôse n’ont point péché par ignorance. Ils connaissaient suffisamment l’ancienne organisation, qui n’était pas, au fait, si ancienne, car dix années à peine s’étaient écoulées depuis que la constituante l’avait abolie, et la tradition en demeurait vivante. Mais on était encore sous l’influence de la législation révolutionnaire, et cette législation avait habitué les esprits à l’arbitraire des administrations statuant sans forme de procès sur les litiges où elles étaient en cause. Là est, à mon sens, l’explication de cette lacune dans le système primitif de l’an VIII. Notons seulement, comme un premier symptôme de la tendance contraire, cette équitable disposition du même règlement de nivôse, qui interdisait aux conseillers d’État chargés de la direction d’un service public le droit de prendre part aux délibérations concernant les affaires contentieuses de leur service. Mais, pour le reste, la confusion subsista dans les six premières années du nouveau régime. Chacune des sections avait son contentieux, dont les dossiers passaient pêle-mêle avec les autres ; et il en était de même aux séances de l’assemblée générale.

Cependant on reconnut l’inconvénient d’une procédure uniforme. On reconnut que cette procédure, convenable à la préparation des décrets et des lois, laissait à désirer pour le règlement des contestations entre les particuliers et l’État. C’était sans doute un bienfait d’avoir soustrait ces différends au pouvoir discrétionnaire des ministres. Les membres du conseil présentaient de bien autres garanties de compétence et d’impartialité que n’en offraient des administrations tout ensemble juges et parties ! Mais, dans cette orageuse époque où nos affaires, comme nos régimens, défilaient au pas de charge, le conseil pouvait-il s’attarder aux lenteurs et aux minuties des instructions judiciaires ? Et ces hommes qui tiraient notre législation du chaos ; qui votaient les articles organiques du concordat et rédigeaient le code civil ; qui avaient l’œil sur l’immense administration de cet empire plus vaste de jour en jour ; — que Napoléon, entre deux campagnes, venait mettre dans la confidence de sa formidable politique, où auraient-ils, je vous prie, trouvé le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour éplucher par le menu un décompte d’entrepreneur ? A des plaideurs, il faut d’abord l’attention scrupuleuse du juge. Cette garantie première manquait aux justiciables. L’empereur le sentait bien : « J’ai besoin, disait-il, d’un tribunal spécial pour le jugement des fonctionnaires publics, pour les appels des conseils de préfecture, pour les questions relatives à la fourniture des subsistances, pour certaines violations des lois de l’État, pour le cas, par exemple, où la banque les a violées, pour les grandes affaires que peut avoir l’État en sa qualité de propriétaire de domaine et d’administrateur. Il y a dans tout cela un arbitraire inévitable ; je veux instituer un corps demi-administratif, demi-judiciaire, qui réglera l’emploi de cette portion d’arbitraire nécessaire dans l’administration de l’État… Ce tribunal administratif peut être appelé conseil des parties, ou conseil des dépêches, ou conseil du contentieux. Je lui donnerai à juger la contestation entre l’intendant de ma liste civile et mon tapissier qui veut me faire payer mon trône et six fauteuils cent mille écus[9]… » Cette juridiction fut organisée par les deux décrets des 11 juin et 22 juillet 1806.

Le premier instituait une « commission du contentieux ; » le second en fixait la procédure spéciale. Ce n’était point encore une section ; ce n’était qu’une commission de six maîtres des requêtes, qui préparaient les décisions de l’assemblée générale, assistés de six auditeurs et sous la présidence du grand-juge, ministre de la justice. Elle ne renfermait pas de conseillers d’État et ne décidait rien par elle-même. Son rôle n’en fut pas moins considérable et bienfaisant. Comme elle avait la confiance de l’assemblée générale, qui se bornait d’ordinaire à ratifier ses propositions, elle fut l’âme de la juridiction du conseil ; elle jeta les fondemens d’une jurisprudence qui est devenue un élément capital de notre droit ; et il se trouva que l’intérêt privé, dans ce qu’il a de légitime, n’eut pas de plus sûre garantie que cette jurisprudence régalienne. Dès 1818, M. de Cormenin pouvait dire de la commission du contentieux qu’elle avait « retiré du gouffre de l’arbitraire » notre justice administrative.

Avant d’en venir là, il y avait eu des tâtonnemens ; les paroles même de Napoléon, que je viens de citer, en témoignent. On ne savait trop sous quelle dénomination ni dans quelle forme il fallait créer ce tribunal : on l’entrevoyait tour à tour, sinon tout à la fois, comme une cour administrative et comme un conseil de suprême police. Il y avait du moins dans l’esprit de l’empereur la volonté très nette de revenir autant qu’il se pouvait aux traditions du passé. C’est ainsi que l’on ressuscitait l’ancien collège des avocats autorisés près le conseil sous l’ancien régime, et que l’on empruntait les traits généraux de la nouvelle procédure contentieuse au règlement de 1738, œuvre du chancelier d’Aguesseau. Pareillement, je crois retrouver une réminiscence de la juridiction particulière des « maîtres des requêtes de l’hôtel » dans cette commission de 1806, où le rôle dominant était attribué à l’antique maîtrise, que l’on faisait revivre tout exprès[10].

Remarquez, en effet, que primitivement le conseil d’État de l’an VIII se composait uniquement de conseillers. Puis, six années s’écoulent avant que l’on s’avise de rétablir les maîtres des requêtes ; et qui sait s’ils ne furent pas rétablis un peu aussi pour l’archaïsme pittoresque de leur titre ? Le baron Locré, qui, ayant été le secrétaire-général du conseil de 1800 à 1815, avait vu les choses de fort près, le donne à entendre : « Très probablement, dit-il, le conseil n’aurait jamais eu de maîtres des requêtes, sans la tendance de Napoléon à être empereur à la manière dont ceux qui s’étaient assis avant lui sur le trône étaient rois[11]… » Quoi qu’il en soit, la maîtrise, plus spécialement renfermée dans ses attributions juridictionnelles, n’eut, sous le premier empire, qu’une importance restreinte. A la vérité, plusieurs de ses membres furent appelés à de grands postes, par exemple le baron Pasquier, le futur chancelier de France, qui était maître des requêtes lorsque l’empereur le choisit pour être préfet de police. Mais le personnage caractéristique de cette époque, dans l’administration, c’est le conseiller d’État ; et c’est aussi un autre personnage, celui-là tout nouveau, qui, pour la première fois, entre en scène, je veux parler de l’auditeur.

L’auditorat est une des créations originales de Napoléon.

Ce personnel n’existait pas dans l’ancienne monarchie ; il ne date que de 1803. Attachés en même temps aux sections du conseil et aux ministres correspondans, agens d’information et de communication entre les unes et les autres, les auditeurs furent pour Napoléon des aides-de-camp civils. Ils traversaient l’Europe, bride abattue, apportant les papiers au quartier-général de l’empereur, qui les chargeait parfois d’exécuter ses ordres dans les pays conquis où, sous le titre restauré d’intendans, ces jeunes gens gouvernaient, proconsuls du nouveau César. Leur nombre, d’abord fixé à seize, puis à cent soixante, fut élevé, en 1811, au chiffre exorbitant de trois cent cinquante, qu’il dépassa même : en 1814, ils étaient près de quatre cents ! On pense bien que tous ne participaient pas aux travaux du conseil. La plupart ne s’y rattachaient que par un lien nominal. Les uns servaient dans la diplomatie en qualité de ministres plénipotentiaires, comme M. de Latour-Maubourg, ou de consuls-généraux et de secrétaires de légation, ou avec la qualification nouvelle d’auditeurs d’ambassade, comme M. le duc Victor de Broglie ; les autres faisaient partie de l’administration départementale, en qualité de préfets, comme M. de Barante, ou de sous-préfets : chaque département, à peu près, avait son auditeur. Enfin, ils furent appelés à exercer à la tête de deux grands services, les ponts et chaussées et la police, des fonctions très hautes, dont l’organisation mérite d’être rappelée, car on saisit là sur le vif le rôle que l’empereur attribuait à l’auditorat.

Dès 1808, neuf auditeurs avaient été placés dans l’administration des ponts et chaussées, que dirigeait le jeune comte Mole, alors conseiller d’État. Ils devaient être les collaborateurs et les lieutenans du directeur-général. Tous les dossiers importans du service passaient par leurs mains, et leur contrôle s’exerçait même sur le personnel technique, à commencer par les quinze inspecteurs divisionnaires. Un trait saillant de leurs attributions était les tournées qu’ils faisaient dans les départemens, visitant les travaux, examinant les comptabilités, compulsant les registres dans les bureaux des ingénieurs de tout grade. Ils avaient entrée au conseil des ponts, où ils prenaient rang immédiatement après le directeur-général[12]. L’année suivante, quatre auditeurs furent attachés à la préfecture de police et le même nombre fut délégué auprès de chacun des conseillers d’État chargés des trois premiers arrondissemens de la police. On sait quelle importance cette branche d’administration avait aux yeux de Napoléon. — Là aussi leurs fonctions ne se bornaient pas à une besogne de cabinet : l’empereur voulait qu’ils pussent être envoyés en mission, pour procéder aux interrogatoires, inspecter les prisons, étudier les affaires sur place. « Mon but secret, disait-il à cette occasion, est d’avoir des hommes de confiance qui apprennent la marche de la police et se mettent au fait de ses détails… » Retenons ces paroles ; elles expliquent mieux que toute définition ce que, dans sa pensée, devait être l’auditorat : une école de très haute administration, la pépinière où des sujets d’élite croissaient et mûrissaient pour les grandes affaires.

M. Thiers, dans son Histoire du consulat et de l’empire, attribue à Sieyès l’institution du conseil d’État, et lui rapporte tout l’honneur de cette « création » qui, nous dit-il, « lui appartient en propre[13]. » Malgré le respect que nous devons à une autorité si grande, il m’est impossible, je l’avoue, de me ranger à cette opinion. Je crois avoir montré que le conseil d’État de l’an VIII n’avait pas été proprement une « création. » Qu’a donc fait le très habile architecte de ce temps-là, sinon restaurer le conseil de la monarchie ? Admettons qu’il l’ait non restauré, mais reconstruit ; encore était-ce sur les anciens plans ! La vérité est qu’il a modifié les aménagemens intérieurs ; il a déplacé çà et là quelques cloisons, surtout il a percé les portes par où toutes les parties de l’édifice ont pu communiquer avec une salle commune, centre de réunion, — l’assemblée générale. Mais cette idée de relier les unes aux autres les diverses fractions du conseil n’était-elle pas empruntée au règlement du 7 août 1789 ? Il en est de même de la séparation des affaires contentieuses : n’a-t-on pas vu qu’elle remontait à l’édit de 1777 ? Elle ne fut rétablie qu’en 1806, alors que Sieyès était rentré dans le silence et dans l’inaction depuis six ans. Que dire enfin de l’auditorat, œuvre personnelle de Napoléon ? — Non, le conseil d’État de l’an VIII ne fut point une « création » du célèbre législateur métaphysicien, mais une antique institution des rois, que César refrappa à son effigie.

Car il l’a marquée de son empreinte, et plus profondément qu’il n’a fait aucune autre. Durant quinze années, elle n’a pas cessé d’être l’émanation de sa toute-puissance et comme l’incarnation de sa pensée. Conseillers, maîtres des requêtes, auditeurs, sont les maréchaux, les généraux, les colonels de cette armée administrative dont il entend régler lui-même jusqu’aux moindres mouvemens. C’est par eux, disons davantage, c’est au milieu d’eux qu’il gouverne. Dans les cérémonies, ils apparaissent groupés autour de lui, comme un état-major politique. Il fut un temps, avant le 18 brumaire, où Napoléon affectait de se montrer en public avec l’habit du membre de l’Institut. Premier consul et même empereur, il aurait pu avec plus de raison porter le frac du conseiller d’État.

Époque unique dans l’histoire du conseil ! Ce grand corps est le centre d’où tout part et où tout aboutit. Sa compétence embrasse les questions les plus hautes et les détails les plus humbles, « depuis le code Napoléon jusqu’à l’autorisation de couper quelques arbres sur un point presque imperceptible de la France[14]… » Il fait la loi et, l’ayant faite, il l’interprète par ses avis, la complète par ses règlemens, la met en œuvre par ses innombrables décrets, et juge les fonctionnaires qui ont mission de l’appliquer. Mais une aride nomenclature de ses attributions si diverses peut-elle donner une idée de la vie intense qui l’anime et du rôle toujours grandissant qu’il obtient moins encore de son institution que de la confiance du monarque ? Il faut interroger les témoignages des contemporains ; il faut lire les récits où ils ont retracé la physionomie des séances que Napoléon présidait ; il faut lire surtout, dans le Livre des orateurs, le chapitre admirable et tout vibrant d’un souffle d’épopée, où M. de Cormenin évoquait l’image de ces délibérations mémorables : « À peine, au retour de ses grandes batailles, Napoléon avait-il déchaussé ses éperons, qu’on entendait à la porte du conseil un frémissement d’armes ; trois fois le tambour roulait[15]. Les portes s’ouvraient à deux battans, et l’huissier criait : « L’empereur, messieurs ! » Napoléon marchait, à pas brusques, à son fauteuil, saluait, s’asseyait, se couvrait, tandis que ses grands officiers et souvent des princes étrangers, rangés derrière lui, tête nue, se tenaient dans le silence… » Alors commençaient des discussions qui parfois n’étaient que des monologues étranges, tumultueux, enflammés, où s’épanchait comme un torrent de lave l’improvisation déchaînée de ce prodigieux orateur, acteur plus prodigieux encore. Souvent, tandis que M. Locré appelait les affaires, « il tombait, sans s’en apercevoir, dans une profonde rêverie… Il se parlait comme à lui-même, tout haut, avec des exclamations, des sons entrecoupés et rompus, et quelquefois des larmes… » Le conseil, dans ces occasions, jouait le rôle du chœur antique, donnant la réplique au héros. Il y eut des scènes inoubliables, comme en ce jour où l’empereur, foudroyant des éclats de sa fureur le malheureux comte Portalis, lui cria : « Sortez ! » — Lorsqu’il apprit la capitulation de Baylen, il vint au conseil exhaler l’amertume dont son cœur débordait, et on le vit s’abandonner à l’excès de sa douleur jusqu’au point de pleurer. Parfois aussi il se plaisait à pousser et à épuiser d’argumens tel conseiller dont la dialectique obstinée le mettait en verve, et les séances se prolongeaient des journées entières. « Il nous a retenus souvent à Saint-Cloud depuis neuf heures du matin jusqu’à cinq heures du soir, avec une suspension d’un quart d’heure[16]. » Contraste piquant ! Ce despote, à ses heures, admettait et même recherchait, provoquait la contradiction. On cite de lui ce mot : « Je veux qu’on puisse tout dire dans mon conseil d’État. » Et en effet on y pouvait dire tout, ou presque tout, du moins au commencement, dans la période heureuse du consulat. Napoléon, à cette époque, n’avait pas revêtu la robe du sacre, et par instans il laissait Bonaparte percer encore et reparaître.

On eut alors de temps à autre le spectacle invraisemblable d’un Napoléon communicatif, enjoué, presque aimable ! Il n’avait pas toujours ce masque de bronze, qui plus tard glaçait les paroles sur les lèvres de ses interlocuteurs. Aussi bien, sous l’empire, et particulièrement dans les dernières années, le ton des discussions n’était-il plus le même. L’empereur se livrait moins. L’étiquette de cour avait creusé autour de sa personne auguste comme un abîme infranchissable, et l’odieuse contrainte, faite de terreur et de servilité, qui rendait les fêtes des Tuileries si mornes, avait fini par pénétrer dans la salle du conseil. Jusqu’au dernier jour cependant, il conserva à la grande assemblée la même faveur inaltérable. Le fait est qu’il aimait son conseil d’État. Il lui avait voué toute la sympathie dont cette âme si dure fut capable. A la différence des souverains qui lui succédèrent, il sentait ce que vaut pour un gouvernement la collaboration incessante d’une réunion d’hommes voués à la science des services publics et à l’étude pratique des lois.

Est-ce à dire que le conseil d’État de ce temps-là, par je ne sais quelle rencontre fortunée, ait offert au monde un concours unique d’administrateurs et de jurisconsultes ? Et devons-nous prendre à la lettre les magnifiques éloges que M. de Cormenin leur a décernés ? Je crois, tout au contraire, que ces conseillers, ces maîtres des requêtes, ces auditeurs, au fond, n’étaient point supérieurs à leurs continuateurs d’hier et d’aujourd’hui. J’en pourrais citer maintes preuves, et d’abord combien de lois, qui sortirent de cette assemblée mal façonnées et imparfaites ! Comme il arrive presque toujours dans les affaires humaines, les rôles furent plus grands que les acteurs. Ce qui leur donne, à ces fameux acteurs, un incomparable prestige, c’est le décor superbe où ils se meuvent ; c’est la merveilleuse toile de fond qui leur sert de cadre ; c’est l’éblouissant rayon de gloire dont ils demeurent illuminés ; c’est enfin qu’il y eut là, pour le conseil d’État moderne, une sorte d’âge héroïque où il apparut sous les traits qu’il a retenus dans la suite, mais avec une prééminence, une puissance, un éclat, que nous ne reverrons sans doute plus.


III

Le conseil impérial ne pouvait rester debout après la chute de l’homme extraordinaire qui l’avait animé de son souffle et initié, comme un confident de toutes les heures, aux secrets de sa politique. La réaction était fatale. Elle sut pourtant s’arrêter à mi-chemin. La restauration n’osa ou ne voulut abolir l’institution du conseil, qu’elle retrouvait au reste dans ses propres traditions.

On essaya d’abord de « renouer la chaîne des temps, » à la vérité, en tenant quelque compte des changemens accomplis. L’ordonnance du 29 juin 1814 conservait les sections, qu’elle appela des comités. Il devait y avoir un comité de législation. Quant au comité du contentieux (qui remplaçait la commission créée en 1806 et composée seulement de maîtres des requêtes assistés d’auditeurs), il comprenait des conseillers d’État, et l’ordonnance disposait qu’il pourrait être scindé en deux « bureaux, » ce qui est précisément la mesure que propose aujourd’hui M. Camille Krantz. Mais en même temps, par une réminiscence malencontreuse, on rétablissait le « conseil d’en haut, » le « conseil des parties, » c’est à-dire la pluralité des conseils de jadis, et l’on faisait revivre la distinction désormais archaïque entre les conseillers d’Église et d’épée. Cette organisation fut d’ailleurs éphémère, et, après les cent jours, le système de l’an VIII fut, en somme, maintenu par l’ordonnance du 23 août 1815. On commit toutefois une double faute : on relâcha le lien qui unissait naguère les sections, en réduisant, ou peu s’en fallait, l’assemblée générale à l’expédition des affaires contentieuses ; et l’on compromit non-seulement l’unité, mais la dignité du corps, en subordonnant les comités aux administrations dont ils étudiaient les affaires. « Chaque ministre, dit M. de Villèle, devint maître absolu dans le comité attaché à son département[17]. » Il en avait la présidence, et le comité procédait, aux termes de l’ordonnance, « d’après ses ordres. »

Ce règlement de 1815 mérite notre attention. En amoindrissant le conseil humilié et en le rapetissant à la taille du nouvel ordre de choses, il créait un type qui n’était ni l’ancien conseil du roi, ni le conseil d’État de l’empereur. Nous voyons apparaître une troisième variété, propre au régime parlementaire que la France inaugure. Dirai-je que ce type s’est peu modifié ; que le conseil de la restauration, celui de la monarchie de juillet, et celui-là même que l’assemblée nationale de 1871 avait modelé selon l’idéal de 1830, ont tous trois ensemble un air de famille, car tous trois ils présentent cette condition singulière d’un corps éminent que l’on s’est plu à investir des attributions les plus hautes, avec l’arrière-pensée de les utiliser le moins possible ? Et, en effet, à ne considérer que les textes organiques, sa compétence législative est à peu près illimitée. Il n’est pas une proposition née de l’initiative parlementaire, il n’est pas un projet de loi sur lequel le gouvernement et les chambres ne le puissent consulter. Seulement on ne le consulte pas. En sorte qu’il languit dans une situation indécise, sans qu’il lui soit donné, comme on eût dit au XVIIe siècle, de « remplir son mérite. » Virtuellement l’ordonnance de 1815 lui reconnaissait la fonction législative. Un comité de législation était formé, qui allait compter parmi ses membres MM. Royer-Collard, Camille Jordan, Portalis. Mais, en fait, les ministres de la restauration ne s’adressèrent que très rarement au conseil pour la préparation des lois. Le code forestier fut rédigé sans lui. Le législateur ne s’apercevait guère de sa présence que pour lui contester le droit d’exister. Chaque année, à l’occasion de la loi de finances, l’institution elle-même était remise en question. Aussi l’intérêt qui s’attache à son histoire durant cette période consiste-t-il bien moins dans les affaires qu’il a traitées que dans les attaques qu’il a subies et dans les controverses auxquelles il a sans cesse donné lieu. Je ne crois pas qu’en aucun temps il ait mené une vie plus précaire.

Il avait contre lui d’abord la réaction violente qui battait en brèche les institutions où l’empereur avait mis sa marque. En vain l’ordonnance de 1815 l’avait-elle renouvelé : il évoquait l’image détestée de l’empire. Et puis il était investi d’une mission particulièrement délicate et ingrate, devant statuer sur les contestations relatives aux biens nationaux. Or, il faut dire à sa louange qu’il sut faire respecter les lois de la révolution et garantir les droits des acquéreurs. Mais cette indépendance attisait les rancunes. Un autre grief était l’abus des conflits, que les ministres élevaient très arbitrairement, en vue de dessaisir les tribunaux au profit de la juridiction administrative. On lui reprochait aussi l’insuffisance des garanties que sa procédure contentieuse offrait aux justiciables : le huis-clos des séances, l’absence d’un ministère public, l’impossibilité pour les parties ou pour leurs avocats de produire à la barre des observations orales, l’inattention ou l’incompétence de l’assemblée générale au sein de laquelle les membres du service extraordinaire, représentans de l’administration, pouvaient créer, à l’occasion, des majorités factices. On s’élevait en outre contre le système néfaste du tableau, que le garde des sceaux, chaque année, dressait à sa guise, libre d’éliminer du service ordinaire tel ou tel membre par voie de prétention, aussi facilement, disait le député Manuel, « qu’on déplace les pièces d’un échiquier[18]. » Enfin ses adversaires visaient la base de son institution. La charte, disaient-ils, ne l’a pas mentionné, et, d’autre part, aucune loi ne le consacre. Il n’existe pas légalement ! — Le lait est que, depuis 1815, il n’était régi que par des ordonnances ; situation fausse qui a duré trente ans, et qui fut un sujet inépuisable de polémiques.

Les uns accusaient ce pauvre conseil, si amoindri pourtant et si inoffensif, d’être « une espèce d’usurpation » et une menace pour la liberté ; les autres, comme M. Dupont de l’Eure, décidaient que la dépense en devait être rayée du budget et laissée à la charge de la liste civile. La plupart distinguaient entre le conseil d’État, conseil du prince, et le conseil d’État, pouvoir juridictionnel. Ils concédaient au premier une situation régulière qu’ils déniaient au second. Ils raisonnaient ainsi : le roi est maître de choisir ses conseillers ; des ordonnances y peuvent suffire ; mais pour l’établissement d’une juridiction il faut l’investiture de la loi[19]. — Une école s’était formée qui voulait retirer au conseil l’attribution contentieuse pour la confier à une cour de justice administrative. Dès 1818, M. de Cormenin, alors maître des requêtes, et qui n’était encore qu’à sa première métamorphose, écrivait : « La juridiction du conseil d’État est inconstitutionnelle. » M. de Cormenin concluait à la création d’un tribunal spécial et supérieur, distinct du conseil et indépendant des ministres, ses membres étant inamovibles[20]. A dix ans de là, un très savant juriste, M. Macarel, avec moins d’éloquence, mais non pas moins d’autorité, reprenait la même thèse[21]. Cependant, à côté, une autre école, allant plus loin, répudiait radicalement le principe de la juridiction administrative. Pourquoi deux justices ? Tout renvoyer en bloc aux magistrats civils, les différends d’ordre public au même titre que les autres, était la panacée de ces théoriciens : formule extravagante et irréalisable, mais simple et séduisante, comme sont presque toujours les formules chimériques.

Entre ces deux systèmes opposés, dont l’un tendait à séparer plus nettement les deux domaines, l’autre, au contraire, à les réunir et à les confondre, une opinion de juste milieu se dessinait et semblait prévaloir, qui proposait de déplacer et de rectifier la ligne de démarcation, au lieu de l’abolir. Il s’agissait de procéder à une répartition nouvelle des compétences. On se gardait de supprimer la juridiction administrative ; on voulait seulement détacher certaines catégories de litiges pour les transférer, ou mieux, les restituer à l’autorité judiciaire, qui en avait été, disait-on, indûment dessaisie. Au nombre des partisans de cette délicate réforme j’hésite à ranger M. le duc Victor de Broglie, qui, dans cette année 1828 où l’on s’occupa beaucoup du conseil d’État, consacrait au livre et aux idées de M. Macarel une étude écrite de main de maître, souvent citée depuis et, j’imagine, plus citée que lue[22]. Avec une vigueur d’analyse et une hauteur de vues singulières, le duc de Broglie pose le problème. Mais on ne voit pas bien comment il le résout, à quelle doctrine il se rattache, ni même s’il a, en ces matières, une doctrine positive et un programme nettement arrêté. Car, si d’un mot il fait justice du système qui livrerait aux magistrats de droit commun la censure des actes du gouvernement, il se prononce avec non moins de force contre l’existence du contentieux administratif tel qu’il est établi. Sa dialectique pressante en sape les fondemens ; puis, quand il n’a rien laissé debout, il nous quitte sans nous dire ce qu’il entend mettre à la place[23].

Des conclusions plus précises étaient présentées, vers le même temps, par une commission de la chambre des députés à l’occasion d’une proposition de M. Gaétan de La Rochefoucauld. La commission, par l’organe de son rapporteur, M. Hély d’Oissel, indiquait, comme susceptibles d’être rattachées à la juridiction civile, « les contestations en matière de domaines nationaux, les baux contractés et les marchés passés par l’administration, les liquidations de sommes dues par elle aux entrepreneurs et aux fournisseurs, ainsi que la connaissance des appels comme d’abus. » Cette nomenclature n’est point sans intérêt à l’heure présente où nous voyons reparaître après tant d’années la même question ; où de nouveau l’on cherche assez péniblement quelles branches d’affaires il serait possible d’élaguer dans la frondaison toujours plus touffue du contentieux administratif, et où cette question épineuse se pose, comme il y a soixante ans, devant les chambres et devant l’opinion.

L’initiative de M. de La Rochefoucauld n’obtint aucune suite. Les choses restèrent au même point. On ne fît rien ; en revanche, on disputa, on écrivit, on accumula les discours, les dissertations, les études. On « étudiait » depuis quinze ans lorsque la révolution de juillet éclata !


IV

La charte de 1830, tout comme la charte de 1814, était muette au sujet du conseil d’État. Allait-il continuer à vivre d’une existence précaire et contestée, sous le régime changeant des ordonnances, relégué dans l’ombre, et remis en question par chaque commission du budget ? Aussi bien plusieurs parmi les nouveaux gouvernans étaient-ils des adversaires de la veille : M. Dupont de l’Eure devenait garde des sceaux ; M. le duc de Broglie acceptait le portefeuille de l’instruction publique et des cultes. Mais M. de Broglie y avait mis cette condition, qu’il aurait la présidence du conseil d’État. Par où il le préservait des atteintes de M. Dupont de l’Eure, qui voulait le supprimer, et aurait eu, paraît-il, l’assentiment du roi Louis-Philippe : le roi « gardait rancune au conseil pour quelques procès qu’il y avait perdus[24]. » Contraste et ironie des choses, qui transformait l’auteur du fameux article de la Revue française en chef suprême et en défenseur attitré de cette même juridiction qu’il avait, deux années avant, si vivement battue en brèche !

Cependant, en 1830 comme en 1814, le conseil résista au cataclysme. Et j’imagine qu’il fut sauvé d’abord par l’homme sage entre tous qui fut alors l’arbitre de ses destinées, mais aussi par cette vertu secrète et, pour tout dire, par cette magie du pouvoir qui fait des novateurs de la veille les conservateurs du lendemain. Enfin il devait, aux yeux du grand nombre, trouver grâce par cette raison d’ordre inférieur, mais décisive, qu’il représentait des places à donner. Ces considérations sont toujours très puissantes ; elles ne le sont jamais autant qu’au lendemain des révolutions.

Mais, en gardant l’institution, il convenait d’y introduire les réformes que le parti libéral avait prônées avec une si louable ardeur. M. de Broglie chargea une commission d’études, sous la présidence de M. Benjamin Constant, du soin d’élaborer une loi organique. En même temps le ministre assurait le fonctionnement provisoire du conseil et en justifiait, par des argumens topiques, le maintien : « Il expédie à lui seul plus d’affaires que la cour de cassation et la cour royale de Paris tout ensemble… Les comités économisent par leur travail une division dans chaque ministère…[25]. » Le mauvais pas était franchi. En pareil cas, il n’est plus sûr moyen que de nommer une commission. La réunion d’hommes distingués que M. Benjamin Constant présidait (ou était censé présider, car, dans le fait, il n’y vint guère) s’acquitta en perfection de sa tâche classique. Tout se passa selon les règles. Elle délibéra longuement, reprit les choses ab ovo, sonda tous les problèmes et rédigea un projet de loi monumental : il comprenait deux cent quarante-cinq articles ! Ajouterais-je que son œuvre eut le sort habituellement réservé à cette sorte d’élucubrations officielles et alla se perdre dans les cartons du ministère, qui naturellement l’y laissa ?

A la vérité, le gouvernement n’était point demeuré inactif. Tandis que la commission délibérait, il avait, par voie d’ordonnances, réalisé des réformes partielles qui répondaient aux vœux les plus raisonnables de l’opinion. Les ordonnances des 2 février et 12 mars 1831 donnaient aux justiciables les garanties si souvent réclamées : la publicité des audiences, la défense orale, le ministère public, et décidément excluaient du délibéré, en matière contentieuse, les conseillers du service extraordinaire, représentans plus ou moins suspects de l’administration. Garanties capitales : le conseil devenait réellement une cour de justice.

Mais il restait encore deux réformes à accomplir ou au moins deux questions à trancher.

La première se posait ainsi : les juges administratifs du conseil d’État seraient-ils inamovibles comme les juges civils ? Ou les maintiendrait-on dans la condition dépendante et précaire d’agens révocables ad nutum ? — L’autre question mettait en cause une prérogative séculaire de la couronne. Il s’agissait de savoir si la juridiction du conseil serait « retenue » ou « déléguée. » Or, dans le système de la justice retenue, le conseil statuant au contentieux ne prononçait pas les jugemens, il les préparait. Ses décisions n’étaient proprement que des avis ; simples consultations données au gouvernement, qui, à la rigueur, pouvait n’en tenir nul compte et y substituer des solutions contraires. En fait, il était à peu près sans exemple que, sous aucun régime, le gouvernement eût osé assumer une responsabilité aussi grave : invariablement il se bornait à homologuer les décisions proposées. Elles n’en étaient pas moins nulles au regard des parties tant que le souverain ne les avait pas revêtues de sa sanction et promulguées en forme d’ordonnances, leur conférant l’autorité d’arrêts exécutoires dont elles étaient par elles-mêmes dépourvues. Système inconséquent qui avait eu sa raison d’être dans les âges lointains où le roi de France apparaissait comme le suprême dispensateur de toute justice, mais qui, au XIXe siècle, et sous le plus parlementaire des régimes, ne pouvait être pour le conseil d’État qu’une cause de discrédit, pour le ministère qu’un surcroît de responsabilité sans nul avantage, pour tout le monde qu’une fiction surannée.

Ce fut sur ces deux questions que la lutte s’engagea dans les chambres.

Ici nous abordons un épisode caractéristique. De 1833 à 1845, l’organisation du conseil d’État est perpétuellement à l’étude. Les projets de loi se succèdent, ballottés de la chambre des pairs à la chambre des députés. On en compte au moins cinq, dont MM. Portalis, Lacave-Laplagne, Vatout, Dalloz, Persil, Dumon et de Chasseloup-Laubat, dans les deux assemblées, sont tour à tour les rapporteurs. Et la loi attendue semble toujours à la veille de passer ! Et les débats, les dissentimens s’éternisent. La chambre des pairs adopte les projets, la chambre des députés les repousse. La première est pour les antiques erremens : juges amovibles et justice retenue ; la seconde tient pour les deux réformes. Au reste, le principe de l’inamovibilité perdait du terrain. En 1828 il paraissait admis, dans le parti libéral, que les membres du comité contentieux devaient être inamovibles. De même, après 1830, le projet de la commission instituée par M. le duc de Broglie consacrait cette innovation. Mais M. Portalis, dès 1834, battait en brèche le principe. « Ce serait, disait-il, élever au-dessus de l’administration un pouvoir qui ne peut être indépendant d’elle sans qu’elle soit dépendante de lui…[26] » M. Portalis exagérait le péril très douteux que présenterait un corps « seul perpétuel au sein d’une mobilité générale… » Étrange perpétuité, que la vieillesse, la mort, le train habituel du monde, renouvellent assez vite ! Et d’ailleurs cette inviolabilité, la cour de cassation et la cour des comptes ne l’ont-elles pas ? Quand donc l’ordre public en fut-il compromis ? Ah ! je le sais, on allègue les anciens parlemens ; mais leur opposition factieuse serait-elle aujourd’hui possible ? Sommes-nous aux temps où la vénalité des charges de haute judicature assurait à leurs titulaires une indépendance presque absolue ? Et ce rôle militant d’interprète de l’opinion et de gardien des libertés publiques que le magistrat, sous l’ancien régime, pouvait s’attribuer en l’absence de toute représentation nationale, nos chambres souffriraient-elles un seul instant qu’il l’usurpât ? Je conviens, d’ailleurs, qu’il est peu de problèmes aussi délicats, dans l’organisation des pouvoirs, que cette question de l’inamovibilité. On produit de part et d’autre des raisons très fortes ; mais il me semble que de part et d’autre on se fait de grandes illusions. Peu s’en faut que l’on considère l’inamovibilité comme une armure magique qui rend invulnérable la conscience du juge. On ne songe pas aux mille ressources qu’un ministre peut, s’il veut, mettre en œuvre, pour faire le siège d’une âme et pour la réduire ! En vérité, l’indépendance du magistrat n’est point une conséquence nécessaire de son inviolabilité. Elle tient aussi à d’autres causes, au nombre desquelles il faut bien compter (si sceptique ou si pessimiste que l’on puisse être) un certain souci de notre dignité et le sentiment de nos devoirs. — La réforme, en définitive, lut abandonnée. On s’arrêta à des demi-mesures et à des semblans de garantie. On décida que les conseillers et les membres de la maîtrise ne pourraient être révoqués que par une ordonnance individuelle, délibérée en conseil des ministres ; ce qui, au fond, ne garantissait rien ou presque rien. On l’avait vu en 1827, quand le gouvernement du roi Charles X révoquait, dans les mêmes formes ou peu s’en fallait, M. Villemain, alors maître des requêtes, qui avait signé l’adresse de l’Académie française en faveur de la liberté de la presse. Et il serait facile de citer maint exemple plus récent que la révocation de M. Villemain.

L’autre question, — la question de la justice retenue ou déléguée, — était en réalité moins importante ; elle n’offrait guère d’intérêt qu’au point de vue doctrinal. Car, si la différence entre les deux systèmes était profonde en théorie, dans la pratique elle était presque nulle : la controverse ressemblait fort à une querelle de mots ; mais ces querelles-là sont les plus ardentes. On s’engagea donc dans des dissertations sans fin sur l’essence de la juridiction administrative, et l’on subtilisa sur ces entités scolastiques, véritables hypostases dignes de passionner des docteurs byzantins ! Ai-je besoin d’ajouter que tout ce bel effort aboutit à l’honnête et très insignifiante loi du 19 juillet 1845, laquelle, intervenant après trente ans d’études et de projets de réformes, ne réformait rien et maintenait le statu quo ? Ce fut au point que l’on se demanda : à quoi bon une loi ? — Malheureusement nous sommes mordus du chien de la légomanie, s’écriait dans son langage pittoresque et bizarre M. de Cormenin, qui, sous le pseudonyme célèbre de Timon, était devenu pamphlétaire à l’âge où d’autres deviennent hommes d’État, et, prodiguant comme un enfant perdu les dons de son rare et inquiet esprit, se dédommageait d’avoir jadis paru grave en l’étant chaque jour de moins en moins. Timon soutenait, dans sa Légomanie (1844), qu’une loi était superflue : n’avait-on pas l’ordonnance du 18 septembre 1839 ?

Il faut dire, en effet, que le gouvernement, voyant les années s’écouler et la loi ne jamais venir, avait procédé comme en 1831. Il avait accompli sans phrases, par voie de règlement, l’œuvre d’organisation que le législateur, dans son incroyable impuissance, ajournait sans cesse. Aussi bien toute la loi ou presque toute la loi de 1845 se trouve par avance dans cette ordonnance de 1839. Comparez-les ; leurs textes sont presque identiques. Sans doute, l’ordonnance passait à côté des grandes réformes ; mais la loi, six années plus tard, n’a-t-elle pas fait de même ? En tout cas, deux abus étaient corrigés. D’une part, on réduisait le nombre exagéré des auditeurs, que le gouvernement de juillet ne sut guère utiliser, et, d’autre part, on ramenait à des proportions raisonnables le service extraordinaire, que l’on avait laissé croître démesurément. Les ministres en étaient venus à prodiguer dans leurs bureaux les brevets de conseillers et de maîtres des requêtes comme de simples décorations. En 1839, M. Teste, alors garde des sceaux, répondant à M. Renouard, reconnaissait, à la tribune de la chambre, que le nombre des membres du service extraordinaire dépassait 200 ! Cela formait un personnel annexe, parasite et flottant, dont il importait de resserrer et de fixer les cadres. Il y avait bien aussi un autre abus qu’il eût été fort sage de refréner ; mais le législateur n’en eut garde ; je veux parler de ce cumul qui permettait aux conseillers d’État d’être aussi pairs de France ou députés. Sur les trente conseillers du service ordinaire, plus de la moitié (dix-sept) se trouvait dans ce cas, et opérait le miracle de siéger à la fois au Luxembourg, ou au Palais-Bourbon, et au palais du quai d’Orsay qui venait d’être aménagé pour le conseil d’État.

Cette installation dans le bel édifice dont la commune a fait une ruine avait eu lieu, le 14 mai 1840, avec une grande solennité, sous la présidence de M. Vivien, alors garde des sceaux. Désormais le conseil avait son palais, distinct de la demeure du souverain et des bureaux ministériels. Or, jusque-là, depuis 1815, sa résidence avait été incertaine comme sa situation. Il avait été tour à tour l’hôte des Tuileries, de la chancellerie, du Louvre, de l’hôtel Molé[27]. Ses comités siégeaient un peu partout, disséminés dans les locaux des administrations auxquelles ils correspondaient : fidèle image de la condition dépendante où le gouvernement de la restauration les avait placés, les réduisant à n’être que les serviteurs des ministres. On m’excusera de rappeler ces détails lointains ; ils marquent l’évolution qui peu à peu s’était produite dans l’opinion de la chambre des députés, si longtemps défiante et hostile. Lorsque la loi organique de 1845 fut enfin votée, l’on put croire que le conseil était sorti décidément du provisoire où il languissait depuis trente et un ans ; un état de choses durable, sinon définitif, commençait. Illusion d’un jour ! De nouveau le sol trembla, et le régime parlementaire s’effondra tout à coup, entraînant dans sa chute l’établissement fragile qu’il avait si lentement et si péniblement édifié.


V

La révolution de février, qui remit en question tant de choses, respecta cependant le principe de la justice administrative et l’institution du conseil d’Etat. Et non-seulement le législateur républicain ne voulut pas répudier ce double héritage du passé monarchique ; mais il eut pour pensée maîtresse, en organisant le conseil sur des bases très nouvelles, d’augmenter ses attributions, d’agrandir son prestige, et de le destiner à remplir entre les deux suprêmes pouvoirs, l’assemblée nationale et le président, une mission politique des plus hautes. Le fait est que la constitution de 1848 et la loi du 3 mars 1849 allaient créer un quatrième type, d’une conception curieuse, logique et originale, car le conseil d’État de la seconde république différait très profondément de tout ce qui l’a précédé ou suivi.

Il en différait d’abord par le mode de recrutement de ses membres. Nouveauté caractéristique : les conseillers d’État n’étaient plus nommés par le gouvernement ; ils étaient élus pour six ans par l’assemblée nationale, et eux-mêmes élisaient leurs présidens de section. A la vérité, le personnel de la maîtrise et celui de l’auditorat étaient laissés à la nomination du garde des sceaux ; mais cette dérogation au principe de l’élection était plus apparente que réelle, car les maîtres des requêtes ne pouvaient être choisis que sur une liste dressée par le bureau des présidens et, pour la première fois, les auditeurs se recrutaient au concours. Pour la première fois aussi le service extraordinaire était supprimé : on excluait les représentans de l’administration. Réciproquement les fonctions du conseil étaient incompatibles avec les autres « emplois salariés. » Tout, en un mot, semblait concerté pour soustraire l’institution à l’autorité du gouvernement. Elle cessait d’être le classique auxiliaire du pouvoir exécutif, qu’elle avait été durant tant de siècles ; elle émanait de l’assemblée, qui, du reste, l’associait largement cette fois et franchement à la rédaction des lois.

Cette participation devait être son attribut prééminent.

En effet, l’article premier de la loi du 3 mars 1849 déférait obligatoirement à son examen tous les projets législatifs du gouvernement, à l’exception de quatre catégories, savoir : les projets budgétaires, ceux qui fixaient le contingent annuel de l’armée, les actes qui ratifiaient les arrangemens diplomatiques et les lois présentant un caractère d’urgence. Pour ces quatre catégories, le renvoi au conseil était seulement facultatif ; il en était de même des propositions nées de l’initiative parlementaire. On rompait avec le système qui avait prévalu depuis plus de trente ans ; système contradictoire, qui admettait en théorie une participation législative qu’il refusait en fait ou ne concédait que dans une mesure dérisoire et d’une façon si incertaine que c’était en vérité le hasard, le caprice et l’humeur du moment qui déterminaient cette collaboration intermittente, sans qu’il fût possible de discerner un critérium : pourquoi l’on saisissait le conseil de tel projet de loi ; pourquoi l’on s’abstenait de le consulter sur les autres.

Le premier rôle, dans l’organisation nouvelle, appartenait à la section de législation. Jamais sa compétence n’avait été si étendue. Elle devait être chargée, non plus seulement de la préparation des lois civiles, comme autrefois sous l’empire, mais de tous les projets et propositions que les ministres et l’assemblée renverraient. Elle concentrait et personnifiait la fonction législative du conseil. Or cette fonction, jusque-là, s’était répartie entre les divers comités ; au lieu que la loi nouvelle inaugurait un plan tout autre. Aux six comités elle substituait une division plus simple, du moins en apparence : trois grandes sections, correspondant aux trois attributions fondamentales, les sections de législation, d’administration et du contentieux[28]. Chacune avait son domaine nettement séparé. La première s’occupait des lois, la seconde des règlemens, la troisième rendait la justice, et, notez-le, la rendait seule, dans la plénitude du pouvoir juridictionnel. Arrêtons-nous à cette réforme du contentieux, qui fut, avec la création d’un tribunal des conflits, la plus remarquable des innovations que la loi de 1849 consacra.

Les ordonnances des 2 février et 12 mars 1831, en instituant, au conseil d’État, les audiences publiques, les débats oraux et les commissaires du gouvernement, étaient cependant loin d’avoir satisfait à tous les desiderata. Il y manquait ces deux garanties : l’inviolabilité du juge et la délégation du droit de rendre les arrêts.

Cependant le législateur de 1848 ne rendit pas inamovibles les juges administratifs. On s’était naguère fort échauffé sur cette réforme : raison suffisante pour qu’on n’y songeât plus. Et puis, au fond, l’esprit démocratique, qui veut des mandataires élus à temps, toujours surveillés et toujours révocables, répugne au principe de l’inamovibilité. En outre, M. Vivien, pour des motifs très différens, y était hostile ; or M. Vivien, qui allait être, l’année suivante, le rapporteur de la loi sur le conseil d’État[29], fut, en 1848, un des principaux rédacteurs de la constitution. On avait du moins l’intention bien arrêtée de distinguer et même d’isoler le juge de l’administration dont il jugeait les actes. Dans cet ordre d’idées, la commission chargée d’élaborer le projet de constitution proposait de créer un tribunal administratif dans chaque département. On revenait au système présenté, en 1789, à la constituante et combattu alors par Pezons. La commission proposait, d’autre part, de confier la juridiction suprême en matière d’administration à une cour spéciale, unique et souveraine. L’institution de cette cour ne devait point entraîner la suppression du conseil d’État : on lui enlevait seulement ses attributions juridiques. La branche du contentieux se détacherait du vieux tronc et formerait un établissement distinct, par une scission analogue à ces démembremens de l’ancien conseil du roi, d’où le parlement de Paris, la chambre des comptes, et plus récemment la cour de cassation étaient nés. C’était exactement le système dont M. de Cormenin et M. Macarel avaient été jadis les promoteurs.

L’assemblée nationale recula devant cette refonte immédiate et intégrale de la juridiction administrative. Elle décida que les graves questions soulevées par le projet seraient réservées et résolues ultérieurement par des lois spéciales. La constitution, en conséquence, ne maintint que provisoirement les conseils de préfecture, et, dans le chapitre VI, relatif au conseil d’État, on évita de mentionner ses attributions juridiques. Au fond, le système de la commission était condamné. Mais si, dans la suite, il ne fut pas repris, on en retrouve plus d’un trait dans la loi organique du conseil ; car on ressaisit dans cette loi la pensée inspiratrice du projet initial, cette pensée si conforme à notre goût français de distinguer les compétences et de séparer les pouvoirs. Sans doute, le législateur de 1849 est allé moins loin que les auteurs du projet de 1848. Il ne dépouille pas le conseil de ses attributions juridiques pour les transférer à une cour administrative. « En réalité, dit M. Ed. Laferrière, la loi créait ce tribunal, mais elle le plaçait au sein du conseil d’Etat, sans le confondre avec lui[30]. » La section du contentieux fait toujours partie du conseil. Mais cette union semble bien près de n’être que nominale ; la section du contentieux a sa vie propre ; ses neuf conseillers forment un tribunal indépendant. Son rôle, jusque-là, se bornait à instruire les affaires et à préparer les avis qui étaient soumis ensuite à la sanction de l’assemblée générale et à la signature du chef de l’État. Désormais, au contraire, ses décisions sont exécutoires de plano, sans l’intervention de l’assemblée générale et sans que le gouvernement les prenne à son compte en les promulguant. La délégation, on le voit, est complète.

Cette transformation de l’ancien comité du contentieux en une véritable compagnie judiciaire n’était point une conception neuve. Dès 1829, elle figurait dans un programme de réformes que les événemens politiques empêchèrent le ministère Martignac de réaliser. Elle reparut, après 1830, dans plusieurs des multiples projets de loi qui furent tour à tour étudiés. En 1841, M. Vivien écrivait : Mon avis est qu’un comité seulement, et non le conseil entier, connaisse du contentieux. Dans l’état actuel, les trente conseillers d’État y prennent part ; aucun tribunal, aucune cour ne siège habituellement en tel nombre. La cour de cassation rend ses arrêts avec le concours de onze membres, les cours royales avec celui de sept seulement. Les affaires contentieuses, malgré leur importance, n’exigent pas la réunion de tant de juges. Il ne faut pas croire que la bonté des arrêts tienne au nombre de ceux qui les rendent[31]… » M. Crémieux, en 1848, disait pareillement : « Je demande qu’un comité spécial juge en dernier ressort, comme tribunal administratif supérieur, tout le contentieux de l’administration[32]. » M. Crémieux, en même temps, décernait à la juridiction du conseil cet éloge d’un témoin peu suspect : « Je déclare à l’assemblée, par expérience, par certitude, que cette justice contentieuse est une très bonne justice, qu’elle est rendue avec le plus grand soin, avec le plus grand esprit d’ordre, d’équité, d’impartialité, avec une connaissance profonde et intelligente des lois… » Le fait est que l’assemblée nationale était unanime, on peut le dire, à en vouloir le maintien. Il s’agissait seulement de dégager cette juridiction des élémens hétérogènes et parasites qui ne pouvaient que l’entraver, l’altérer et la compromettre. Or le conseil d’État statuant au contentieux en réunion plénière, c’était proprement une cohue. Un changement s’imposait. Comme toujours, on se jeta dans l’excès contraire.

J’avoue, d’ailleurs, être peu touché de certaines critiques, à mon sens, fort exagérées dont le nouveau système fut alors l’objet. On lui reprochait notamment de supprimer dans l’examen des litiges un deuxième degré, — la délibération de l’assemblée générale qui prononçait sur les conclusions de la section, — et, par suite, d’enlever aux justiciables une précieuse garantie. On craignait que certaines affaires particulièrement délicates fussent moins bien jugées, n’ayant plus à subir cette épreuve de l’assemblée générale où, comme l’affirmait M. Reverchon, « grâce à la diversité des lumières et des points de vue, aucun intérêt ne manquait de défenseur, aucune face du litige ne passait inaperçue[33]. » On reprochait, en second lieu, à la nouvelle organisation de reléguer derrière une muraille de Chine la section du contentieux qui, se trouvant ainsi privée d’air et de lumière et ne communiquant ni avec l’administration, ni avec les autres fractions du conseil, risquait à la longue de perdre le sens pratique de la réalité. On oubliait que les membres de cette section étaient si peu séparés de leurs collègues des autres sections qu’ils les retrouvaient périodiquement aux séances de l’assemblée générale et là se retrempaient dans le vif courant des affaires.

Cette critique, en revanche, s’appliquait justement à la disposition malencontreuse qui avait exclu du conseil les représentans des ministères. Là aussi il y avait eu une réaction contre les abus des régimes précédens. Mais là aussi, là surtout, on corrigea un mal par un autre. L’article 53 de la loi permettait bien, à l’occasion, de convoquer les chefs des services intéressés pour en obtenir des explications techniques ; mais ils n’étaient plus admis à siéger ; ils ne prenaient plus part aux délibérations. C’était une lourde faute que de murer les fenêtres de ce côté ! On méconnaissait l’une des conditions d’existence, l’une des raisons d’être du conseil d’État ; je veux dire l’alliance de la pratique et de la doctrine, du fait et du droit, et le mutuel concours que se prêtent les administrateurs et les juristes. Aux uns et aux autres on retirait un principe de vie.

Mais la faute la plus grande avait été de faire du conseil d’État une institution hybride qui, devant être à la fois un conseil de gouvernement et une seconde chambre, risquait de n’être en réalité ni l’un ni l’autre. Le législateur de 1848 n’en eut pas moins ce mérite assez rare de savoir ce qu’il voulait. Ayant conçu un plan, il le réalisa. Ayant reconnu que la participation législative du conseil était salutaire, il édicta les mesures indispensables pour que cette participation, cessant d’être un leurre, devînt une réalité. Ces mesures étaient raisonnables ; elles marquent à peu près la limite que, sous le régime parlementaire, la fonction législative du conseil d’État peut atteindre, mais ne peut ni ne doit dépasser. Aujourd’hui nous voyons se produire dans le public et au sein même des chambres un courant d’opinion de plus en plus marqué en faveur de sa collaboration à l’œuvre du législateur. Si réellement on veut cette collaboration régulière, effective, il ne suffit pas de l’appeler par des vœux platoniques ; il faut la rendre obligatoire pour les lois où elle serait le plus utile ; il faut, je ne dis pas remettre en vigueur l’article 1er du statut de 1849, mais s’en inspirer tout au moins, en insérant, dans la loi que nous attendons, une prescription nettement impérative.


VI

Un décret placardé, le matin du 2 décembre 1851, sur les murs de Paris avait dissous, en même temps que l’assemblée nationale, le conseil d’Etat. Une commission consultative, présidée par M. Baroche, le remplaçait à titre provisoire. Bientôt, en effet, la constitution du 14 janvier 1852 allait créer un nouveau conseil. Je l’aurai caractérisé en disant que, là comme ailleurs, on restaurait l’empire.

Dans la proclamation aux Français, qui formait le préambule et l’exposé des motifs de la constitution, le prince-président l’avait défini une « réunion d’hommes pratiques élaborant des projets de loi dans des commissions spéciales, les discutant à huis-clos, sans ostentation oratoire, en assemblée générale, et les présentant ensuite à l’acceptation du corps législatif… » Si vous rapprochez de ce passage l’article premier du décret qui fut promulgué, quelques jours après, le 25 janvier, article qui débute ainsi : « Le conseil d’État, sous la direction du président de la république, rédige les projets de loi… » vous constatez que le législateur de 1852, comme son devancier de 1849, entendait faire de la préparation des actes législatifs l’attribut capital, presque la raison d’être de l’institution qu’il rétablissait sur les bases jetées en l’an VIII. Mais il y avait cette différence que, dans le système de 1849, l’intervention du conseil n’était obligatoire que pour les projets de loi qui émanaient du gouvernement ; encore cette obligation ne s’étendait-elle ni au budget, ni aux actes diplomatiques, ni aux projets urgens, et n’existait en aucun cas pour les propositions parlementaires ; au lieu que le système de 1852 soumettait à son examen préalable tous les projets du gouvernement, sans exception, y compris même la loi de finances. Et comme l’article 8 de la constitution enlevait aux chambres le droit d’initiative, qu’il réservait au seul gouvernemental suit de là que pas une parcelle de la matière législative n’était soustraite à l’action du conseil d’État.

Restait, il est vrai, le droit d’amendement ; voie détournée, fissure étroite par où l’initiative des députés pouvait encore se faire jour. Mais l’article 40 de la même constitution prescrivait le renvoi de tous les amendemens au conseil ; et c’était seulement dans le cas où il les approuvait que, munis de son laissez-passer, ils étaient admis à reparaître devant la chambre. Exorbitante prérogative, qui permettait à l’assemblée du prince de tenir les mandataires du suffrage universel en échec !

Il y avait, entre les deux systèmes, une autre différence, et il est juste de reconnaître qu’elle était tout à l’avantage de la nouvelle organisation. En réglant les fonctions législatives du conseil d’État, les auteurs de la loi de 1849 avaient commis une erreur grave. Ils l’isolaient de la chambre comme ils l’isolaient de l’administration. Dès qu’il avait achevé l’élaboration d’un projet de loi, il en était dessaisi et, devenu étranger à son œuvre de la veille, la voyait affronter sans lui les hasards, les surprises de la discussion publique. De son côté, l’assemblée nationale se trouvait en présence d’un texte inconnu, qui risquait de n’être qu’un tissu de dispositions énigmatiques, dont les raisons véritables lui échappaient. Au contraire, dans le système de 1852, le conseil ne se borne pas à préparer les lois ; il en soutient la discussion. Trois orateurs choisis parmi ses membres accompagnent le projet devant le corps législatif, et là l’expliquent, le commentent, le défendent. C’était la procédure instituée par le règlement du 5 nivôse an vin.

Mais les temps, malgré tout, n’étaient plus les mêmes. Le corps législatif du second empire, quelle que fût sa dépendance ou sa docilité, n’était plus le figurant muet et l’esclave bâillonné qu’il avait pu être un demi-siècle avant. Après trente-six ans de régime représentatif, on n’avait pas jugé qu’il fût possible de lui ôter l’usage de la parole. Et il y eut dès l’abord, dans le mur d’airain de la constitution césarienne, une porte ou une brèche par où peu à peu la liberté rentra. De là un profond changement dans la situation des orateurs du conseil qui venaient au corps législatif soutenir les projets de loi. Ils avaient à compter avec l’esprit parlementaire, si invétéré qu’il reperçait de toutes parts dans cette chambre issue des candidatures officielles. Il ne s’agissait plus d’exposer, j’allais dire, de notifier les volontés du maître devant un auditoire silencieux et soumis. Il fallait lutter ; il fallait combattre corps à corps une opposition de jour en jour plus audacieuse et plus forte. Aussi bien, à mesure que le régime impérial vieillissait, la prépondérance du conseil allait-elle diminuant ; il perdait graduellement ce que la chambre regagnait. À la fin du règne, ses ressorts affaiblis ployaient et craquaient sous la formidable poussée libérale, lorsque le sénatus-consulte du 8 septembre 1869, consacrant les revendications triomphantes, restitua aux députés leur droit d’initiative dans la présentation des lois, et réduisit à de simples avis, dépourvus de sanction pratique, l’intervention désormais impuissante du conseil en matière d’amendemens.

Si sa part fut très grande, en somme, dans l’œuvre législative de son temps, son rôle ne fut pas moindre au point de vue juridictionnel. Je dirais même que ce fut son beau rôle.

Le décret du 25 janvier 1852 remaniait en des points essentiels l’organisation du contentieux. Il abolissait deux réformes excellentes que le législateur républicain avait instituées : il supprimait le tribunal des conflits, en rendant au conseil le soin de les régler, et revenait à la tradition de la justice retenue : les décisions contentieuses devaient être comme autrefois soumises à l’approbation du souverain. Ce retour au passé était, au demeurant, logique sous un régime jaloux de rétablir dans sa plénitude la prérogative régalienne. Mais en même temps une innovation qu’il importe de faire connaître était introduite dans le fonctionnement de la juridiction.

Les auteurs du décret avaient eu à choisir entre deux solutions extrêmes. L’une ne laissait à la section du contentieux que la préparation des affaires, qui toutes étaient portées devant l’assemblée générale du conseil d’État. C’était le mode de procéder que l’on avait suivi jusqu’en 1849. L’autre solution, au contraire, retirait à l’assemblée générale la compétence juridictionnelle qu’elle déléguait entière à la section. C’était la simplification proposée par M. Vivien, sous la monarchie de juillet, et réalisée par la seconde république. On sait à quelles graves objections l’une et l’autre procédure avaient tour à tour donné lieu. De ces deux systèmes opposés, le législateur de 1852 dégagea une formule mixte, qui les conciliait en les combinant. Il n’excluait aucune des deux méthodes ; il les maintenait concurremment et partageait le pouvoir de juger entre l’assemblée et la section. Dans les affaires sans avocat — (le ministère d’un avocat n’était plus exigé pour toutes les affaires), — le jugement pouvait être rendu par la section seule et en séance non publique. Mais, s’il y avait un avocat, ou simplement sur la demande soit d’un conseiller de la section, soit du commissaire du gouvernement, la requête était portée devant l’assemblée du conseil. Ce n’était plus, notez-le, l’assemblée générale, réunion plénière de tous les comités. Le décret de 1852, — et ce fut la grande nouveauté, — créait, pour tenir l’audience publique, une assemblée spéciale et distincte, qui ne comprenait que les membres de la section du contentieux et dix conseillers choisis dans les cinq sections administratives.

Ainsi constituée, la juridiction eut une tâche assez lourde ; le rapide accroissement du nombre des pourvois forme un des traits saillans, le plus saillant peut-être, de la statistique du conseil durant cette période. La progression fut marquée surtout à partir de 1860. Dès cette époque, la moyenne dépassait par an le chiffre de 1,000. Quel contraste avec les deux cents litiges dont le conseil du premier empire était annuellement saisi ! Cette augmentation résultait sans doute, pour une certaine part, du prodigieux essor économique dont la France et le monde offraient le spectacle ; mais elle tenait aussi à d’autres causes, spécialement aux mesures libérales que le décret du 2 novembre 1864 édicta. Ce décret permettait à quiconque se prétendait lésé par un acte de l’administration d’introduire un recours sans autres frais que les droits de timbre et d’enregistrement. Le plus humble citoyen, pour un grief minime, pouvait ainsi porter sa plainte devant la juridiction suprême.

De ces années surtout datent les progrès remarquables de la doctrine du recours pour excès de pouvoir, dont M. Aucoc a retracé ici même le développement[34]. Or cette doctrine, — comme, il y a deux mille ans, le droit du préteur romain, — offre un exemple saisissant de ce que peut le lent effort d’une jurisprudence pour compléter, disons davantage, pour suppléer la loi. Et par là je ne crois pas me tromper en avançant que l’œuvre juridictionnelle du conseil d’État, sous ce régime autoritaire, fut, tout mis en balance, une œuvre de liberté.


VARAGNAC.

  1. Du Conseil d’État, de sa composition, de ses attributions, de son organisation intérieure, etc., par M. le baron Locré, 1 vol., 1810. — Conférences sur l’administration et le droit administratif faites à l’école des ponts et chaussées, par M. Léon Aucoc, membre de l’institut, ancien président de section au conseil d’État, 3 vol., 1870-1876. — Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, par M. Edouard Laferrière, vice-président du conseil d’État, 2 vol., 1887-1888.
  2. Voyez la Revue des 15 octobre et 15 novembre 1841.
  3. Le Conseil d’État avant et depuis 1789, ses transformations, ses travaux et son personnel, par M. Léon Aucoc, 1876. — La Justice administrative en France, ou traité du contentieux de l’administration, par M. Rodolphe Dareste, 1862.
  4. Histoire du conseil du roy, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à la fin du règne de Louis le Grand, par rapport à sa jurisdiction, avec un recueil d’arrests de ce tribunal, 1718.
  5. L’incertitude existe même quant à sa dénomination. Les contemporains disent tantôt : le conseil, et tantôt : les conseils.
  6. Traité de la juridiction administrative, t. Ier, p. 152.
  7. Une disposition non encore abrogée de la loi de pluviôse confère, il est vrai, au préfet la présidence du conseil de préfecture, et cela même pour les séances où le conseil statue au contentieux ; mais, dans la pratique, le préfet ne les préside jamais.
  8. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration recueillies par un membre de son conseil d’État, 1833.
  9. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon, p. 190.
  10. Voir les Souvenirs de M. de Barante, t. Ier, p. 146.
  11. Quelques vues sur le Conseil d’État, considéré dans ses rapports avec le système de notre régime constitutionnel, 1831.
  12. Je n’exagère rien, et le lecteur trouvera dans le décret du 27 octobre 1808 la nomenclature de ces attributions si étendues, que l’empereur ne craignait pas de confier à de très jeunes gens.
  13. Histoire du Consulat et de l’Empire, t. Ier, p. 105.
  14. Locré, Du Conseil d’État.
  15. Le conseil d’État siégeait aux Tuileries.
  16. Pelet de la Lozère.
  17. Mémoires, t. Ier, p. 323.
  18. Ce régime du tableau, supprimé quelque temps, à la suite de l’ordonnance du 26 août 1824, fut rétabli par l’ordonnance du 5 novembre 1828.
  19. Voir spécialement les séances de la chambre des députés du 23 mars 1818 et du 27 mai 1819 : discours du comte Roy et du baron Cuvier (le grand naturaliste, qui fut conseiller d’État et vice-président du comité de l’intérieur).
  20. Du Conseil d’État envisagé comme conseil et comme juridiction dans notre monarchie constitutionnelle. Anonyme, 1818.
  21. Des Tribunaux administratifs, ou introduction à l’étude de la jurisprudence administrative, 1828.
  22. Cet article, qui parut dans la Revue française, a été recueilli par le feu duc de Broglie, dans le tome Ier de ses Écrits et Discours.
  23. L’article, en effet, devait être suivi d’un second, qu’il annonçait et qui ne parut pas.
  24. Souvenirs du feu duc de Broglie, t. III.
  25. Rapport au roi précédant l’ordonnance du 20 août 1830, qui institua la commission.
  26. Rapport à la cour des pairs. (Annexe à la séance du 25 janvier 1834.)
  27. Voir le Conseil d’État, par M. Aucoc, p. 421 et suiv.
  28. Ces sections, du moins les deux premières, se subdivisaient en comités. — Je crois que l’on peut chercher l’origine de ce groupement eu grandes sections dans le système très particulier qui fut élaboré en 1840 par une commission de la chambre, à l’occasion d’un projet présenté par M. Teste. On y voit le conseil divisé en deux grandes sections : l’une administrative, l’autre contentieuse.
  29. Il fut, jusqu’au 2 décembre 1851, le vice-président du corps réorganisé par la loi de 1819.
  30. Traité de la juridiction administrative, t. Ier.
  31. Dans la Revue du 15 novembre 1841. — M. de Cormenin avait soutenu la même opinion. Voir notamment ses Questions de droit administratif, édition de 1837, t. Ier, p. 56.
  32. Séance du 13 octobre 1848. — M. Crémieux avait été avocat au conseil d’État et à la Cour de cassation.
  33. Lettre à un représentant sur le projet de loi, par un ancien auditeur, 1849.
  34. Voyez la Revue du 1er septembre 1878.