Le Conseiller des femmes/02/Texte entier

La bibliothèque libre.
Le Conseiller des femmes/02
Le Conseiller des femmes2 (p. 17-32).
N° 2. — samedi, 9 novembre 1833. — 1re année.


LE CONSEILLER
DES FEMMES.

Séparateur



AVIS ESSENTIEL.


Nous avons annoncé dans notre prospectus que notre journal paraîtrait à dater du 1er novembre, et nous avions rempli nos engagemens. Nos journaux portés à la poste ce jour-là nous ont été renvoyés comme n’étant pas timbrés. Nous avions cru être dispensés de cette mesure fiscale, et ce surcroit de frais nous met dans l’obligation d’augmenter, pour Paris et les départemens, nos abonnemens de 2 francs par an. Ceux de nos abonnés qui consentiraient à ne recevoir les quatre livraisons qu’à la fin de chaque mois, ne seraient pas soumis à cette augmentation.

Paraissant tous les huit jours, nous intéresserons plus vivement nos lectrices, qui nous sauront gré de joindre à la partie sérieuse de notre journal la partie utile des nouvelles, théâtres, modes, etc. Souvent même nous rendrons service à Paris, en lui disant d’avance quels rubans ou quelles étoffes nouvelles se tissent dans les ateliers de Saint-Etienne et Lyon.

En fait de goût, notre ville n’a pas seulement à recevoir, elle doit donner, et nous nous chargeons de l’échange.

Le Conseiller des Femmes comptera par année 52 livraisons ou 900 pages d’impression, formant deux gros volumes in-8o.

Pour Paris et les départemens, on pourra s’abonner sans frais, de six mois en six mois, chez MM. les directeurs de poste.

Nous prenons l’engagement de faire parvenir notre premier numéro à ceux de nos abonnés qui ne l’ont pas reçu, leur assurant bien qu’à l’avenir aucun retard ne pourra avoir lieu.

Séparateur


SUR LA NÉCESSITÉ
D’UN NOUVEAU PLAN D’ÉDUCATION.

On a beaucoup et diversement écrit sur l’éducation. On a parcouru toutes ses phases et recherché, pour les défauts de chaque âge, des moyens de correction. Toutefois, il faut l’avouer, sur un point aussi capital, il y a plus de théorie que de pratique, plus de mots que de choses, et, comme le dit Helvétius : « L’homme est vieux, mais encore enfant. » Éduquer ce n’est pas seulement instruire, c’est aussi, et surtout, développer nos facultés morales.

L’on ne juge des choses qu’avec les yeux de l’intelligence, et, là où l’éducation n’est pas développée, l’intelligence ne sait plus comparer, apprécier ; elle manque de guide, la raison d’autorité, la morale de puissance. C’est à ce défaut de développement des facultés humaines que sont dus les erreurs et les préjugés des nations.

L’éducation épure et modifie les êtres intelligens ; le plus ou moins de résultat est dû aux moyens employés. De là vient que les femmes, en général douées d’une intelligence précoce, sont cependant le plus souvent inhabiles à se conduire par leur propre jugement. Élevées à peu comparer, elles ne savent juger des choses avec profondeur ; leur conversation, même, manque d’ordre, de concision, de logique ; et pourtant, toutes les facultés leur sont données en germe à un haut degré, mais on ne sait pas les diriger, les développer ; on jette au hasard quelques principes généraux et l’on croit avoir bien et dignement travaillé. Jusqu’à nous, dans quel ordre les idées ont-elles été présentées aux femmes ? Quel soin a-t-on mis à les coordonner ? Quels frais a-t-on faits pour leur rendre toutes choses faciles ? Enseignées de la même manière, par les mêmes moyens, sans égard aux ressemblances ou dissemblances, c’est au même moule que toutes les natures ont été jetées, comme s’il pouvait y avoir conformité d’effets, là où il n’y a pas unité de causes. Pour nous, tout en tenant compte de l’intention, nous condamnons le principe, parce qu’il nous est douloureux de voir que peu de femmes encore ont senti les besoins de leur siècle, et de leur sexe. Nous savons qu’il en est de très-supérieures qui tirent parti des contrastes et les harmonisent par une utile et prudente sagesse ; mais nous n’avons en vue que l’ensemble, et ne saurions tirer des conséquences générales de quelques faits particuliers qui semblent, au contraire, justifier nos récriminations. Attachées au progrès, en toutes choses, c’est à substituer le bien au mal que nous consacrerons notre vie, heureuses si nos efforts sont toujours couronnés de succès, et si nous pouvons, pour prix de notre zèle, mériter l’approbation des femmes en général, et de nos lectrices en particulier.

Il arrive assez ordinairement en éducation, que pour vouloir éviter un mal, on tombe dans un pire. C’est le cas des mères, qui pour tenir leurs filles en garde contre les séductions des hommes les leur représentent comme des êtres immoraux, et les élèvent comme si jamais il ne devait exister entre les sexes aucun rapport, aucune sympathie. Ne vaudrait-il pas mieux, puisque, dans l’ordre moral comme dans l’ordre naturel, la jeune fille est appelée à devenir épouse et mère, lui faire connaître l’importance des devoirs que ces titres imposent, au lieu de perdre, à fausser son jugement, un temps qui ne revient jamais ? L’humanité est un tout composé de parties distinctes, mais homogènes et malléables pour qui sait les harmoniser. Égaux en droits, devant Dieu, l’homme et la femme doivent se rendre mutuellement doux et facile le chemin de la vie. Loin de séparer ce qui doit être uni, et sans mêler des éducations qui doivent être distinctes, tâchons d’épurer assez la morale, pour qu’en naissant, les enfans n’apprennent pas à se craindre, mais plutôt à se tendre une main amie. Ce n’est pas en jetant anathême à l’imprudent que la passion égare, qu’on dominera son caractère. Le mépris fait germer dans le cœur de l’homme plus de vices que la nature n’y en a mis. Quelle que soit donc la place qui nous est assignée, tâchons d’en tirer le meilleur parti possible dans l’intérêt général ; ne faisons à personne ce que nous ne voudrions pas qui nous fut fait, et donnons nos soins à ce que l’éducation obtienne le plus haut degré possible d’extension et de développement, afin que toutes les classes puissent en profiter, et puiser dans les principes d’une morale épurée cet esprit d’ordre, de paix et de bonne union, sans lequel il n’est pas de bonheur possible.

Dans un prochain numéro, nous traiterons de l’éducation générale des femmes, des avantages qui en résultent, et de la nécessité de s’occuper activement des intérêts qui s’y rattachent pour toutes les classes de la société. Avant tout, nous voulons être justes et ne jamais oublier qu’il est une part de l’humanité, dont l’autre doit être l’appui tutélaire !

Eugénie Niboyet.
Séparateur


PREMIER AGE.

CONSIDÉRATIONS
SUR
LES CAUSES DE MALADIE ET DE MORT DES ENFANS NOURRIS DANS LES VILLES ;

Nécessité d’un air pur et vif pour le temps de l’allaitement

Il est un fait que nul ne conteste, parce qu’il repose sur une vérité irrécusable : c’est que des enfans nés dans les grandes villes, plus d’un tiers meurent avant d’avoir atteint l’âge de deux ans, et la moitié celui de huit. À quoi cela tient-il ?

On a essayé, avec beaucoup d’habileté, d’expliquer la cause d’un si déplorable résultat en l’attribuant au changement qu’éprouve la constitution après la naissance ; mais ce changement est dans la nature, les animaux l’éprouvent comme nous, et dans aucune espèce il n’a rien d’alarmant pour eux. Beaucoup de raisons ont été avancées sur l’extrême délicatesse du corps durant les premières années de l’enfance. Une seule observation suffirait pour renverser ce raisonnement ; c’est que chez les sauvages où l’instinct naturel sert de règle, la variété des maux et le nombre des morts ne peut entrer en comparaison avec ceux des peuples civilisés. En Angleterre, telle est l’inattention des basses classes, que, quelque soit le nombre des victimes, l’on regarde encore comme un miracle que tant d’enfans du premier âge, survivent à ce premier période de la vie. Est-ce donc que les mères anglaises manquent de tendresse pour leurs enfans ? À Dieu ne plaise que nous en ayons la pensée, les préjugés, l’ignorance, voilà les causes de tant d’erreurs. Beaucoup de parens qui n’ont pas la moindre idée de ce qui peut être salutaire ou nuisible à la santé, laissent par imprévoyance périr les plus chers objets de leur affection. Ce fait nous semble déplorable, et quoique ce soit se risquer beaucoup que d’attaquer ainsi des usages établis par le temps et l’habitude, il y a trop de plaisir à plaider la cause de l’humanité, pour que nous craignions de nous en imposer la tâche.

Déjà les hommes de l’art, en quelque sorte responsables des maux qui nous affligent, ont senti la nécessité de corriger les erreurs, de surmonter les préjugés des mères et des nourrices ; espérons que leur influence préviendra les suites funestes de tant d’actes imprévoyans !

Quoique les enfans soient sujets à un grand nombre de maladies particulières à leur jeune âge, d’habiles observateurs pensent qu’ils ont la force de surmonter le mal à un bien plus haut degré que les adultes : aussi disent-ils qu’on ne doit désespérer d’eux que lorsqu’ils ont cessé de respirer.

La plupart des maux qui troublent notre existence, en avançant en âge, peuvent, en général, être attribués aux coutumes pernicieuses employées pendant l’allaitement. Peu de personnes atteignent l’âge mûr sans avoir quelque raison de déplorer l’influence des habitudes qui, dès leur naissance, ont servi de préparation aux vicissitudes d’une vie languissante et d’une vieillesse prématurée.

C’est à l’inexpérience des éducatrices de l’enfance que sont dus tant d’êtres inutiles à la société et à charge à eux-mêmes. Notre constitution et notre bonheur de toujours sont liés à nos premières années ; c’est donc aux mères que doivent s’adresser nos conseils : nous ne les leur épargnerons pas !

Ce que nous avons traité aujourd’hui d’une manière rapide, sera successivement examiné dans les moindres détails, et dans un ordre tel que chacun puisse le comprendre, en choisir l’enchaînement et le faire tourner au profit de son bonheur. Si l’on considère combien de familles respectables sont condamnées à d’éternels regrets par la perte d’un enfant chéri, on trouvera que l’attention la plus rigoureuse mérite d’être donnée au développement des facultés de la première enfance. Les mères surtout nous sauront gré des soins constans que nous mettrons à leur rendre facile la tâche qu’elles ont à remplir. Leur intérêt est notre plus cher bien ; puissent-elles toutes le comprendre !

Louise Amon


GRAMMAIRE.

C’est une nécessité de toujours, une condition de la vie, que rendre sa pensée par des mots. Les mots sont les membres du discours, le discours c’est l’un des plus grands modes de manifestation de la vie sociale. Dire, écrire sa pensée, c’est partager avec autrui les trésors de son cœur, de son esprit, de sa raison, c’est traduire en mots tous ses actes, c’est aimer, voir, juger, raisonner.

Il y a en nous deux organes identiques, la vue des sens et la vue de l’intelligence. L’une propre aux objets extérieurs, l’autre interne et cachée qui, jugeant par analogie, va du connu à l’inconnu, voit avec la raison, compare, apprécie, décide. Par elle le logicien réduit un principe à ses plus rigoureuses conséquences, et le vulgarise pour tous en termes précis et clairs.

Raisonner c’est donc apprécier non-seulement la valeur des choses, mais aussi la valeur des mots. Or, si les parties du discours ont toutes une dénomination qui leur soit propre il faut d’abord, et avant tout, connaître leur emploi, leur signification la plus étendue ; en un mot, il faut posséder des notions exactes sur la grammaire qui est, comme on l’a dit tant de fois, l’art de parler et d’écrire correctement. Alors, des mots on peut passer aux choses et devenir logicien, après avoir appris à parler, à écrire. La grammaire et la logique se tiennent, c’est le passage des idées simples aux idées composées, l’ordre et l’enchaînement de toutes choses.

Parler et écrire avec pureté, voilà donc la première condition à remplir en éducation. Nous avons promis de traiter cette matière nous commencerons immédiatement à nous en occuper. Pour cela, nous avons cru devoir adopter la forme dialoguée comme plus convenable au sujet ; nos lectrices en jugeront.

PREMIER DIALOGUE.
De l’Orthographe.

Emma, Julie.

Vous désirez, ma chère Julie, que nous fassions ensemble un cours de grammaire ? Ce désir est trop selon mes goûts pour que je n’y souscrive pas avec empressement. Toutefois vous me chargez de l’exposition et prenez pour vous l’objection ; c’est me donner une tâche qui ne sera pas sans difficultés ; n’importe, j’essaierai de la remplir à mes risques et périls.

La grammaire est l’art de parler et d’écrire correctement ; voilà ce que vous savez aussi bien que moi.

Écrire correctement, c’est rendre toujours, et conformément aux règles, les différentes espèces de mots dont une langue se compose ; c’est orthographier avec pureté.

L’orthographe est d’usage, de son ou de dérivation : la première est due au temps et ne se justifie guère. Les mots discours, appétit, inconvénient, velours, etc. se rattachent à cette série. Ainsi, vous entendez discour, appéti, inconvenien, velour, etc. et cependant, sans raison, l’usage veut que vous écriviez : discours, appétit, etc.

Julie.

Puisque les mots d’usage n’ont pas de règle fixe, quel moyen a-t-on pour les retenir ?

Emma.

La mémoire des yeux, l’habitude, l’intelligence des mois, voilà toute la science.

Quant à l’orthographe du son, elle se borne à écrire les mots comme on les prononce. Ainsi, papa, café, bonbon, etc. s’écrivent comme ils sonnent à l’oreille.

Julie.

Bien ! mais l’orthographe de dérivation ?

Emma.

Pour celle-ci elle est toute logique et, par cette raison, très-facile à retenir. Écrire selon la dérivation, c’est conserver à un mot, qui peut être alongé, une lettre appelée lettre de famille ou familiale. Cette lettre sert à la syllabe de prolongement. Ainsi j’écris lourd avec un d, quoique le son ne me fasse entendre que lour. D, c’est la lettre de famille qui sert à faire lourd, lourdement. Il en est de même pour les mots niais, laid, lent, fusil, etc. dont je fais niaise, laide, lente, fusillade, etc.

Julie.

Votre moyen est facile, mais comment distinguer les similitudes de son, et pourquoi, par exemple, écrire jardin plutôt par in que par ain ?

Emma.

La raison en est fort simple ; de jardin je fais jardinier, jardinière, jardinage, tandis que si je l’écrivais par ain, j’aurais bien jardain, mais après il me viendrait jardainier, jardainière, jardainage, sans compter que je ne conserverais pas l’étymologie des noms. Mais en voilà assez pour aujourd’hui ; la prochaine fois nous examinerons la différente classification des mots.

THÉÂTRE.
LA RÉPUBLIQUE, L’EMPIRE ET LES CENT-JOURS[1]

C’est une ingénieuse pensée que celle qui a porté M. Lecomte à procurer aux lyonnais un spectacle de la capitale ! Tout marche dans notre siècle, et MM. Filastre et Cambon ont fait aussi marcher leurs tableaux.

Qu’il est beau, qu’il est vrai ce Paris avec ses quais, ses ponts, ses rues, son bruit, son mouvement, son peuple ! Comme l’œil est fixe, comme il se complait à voir dérouler, pour lui, les plus beaux monumens de la première ville du monde ! On dirait, à voir ainsi passer tant d’édifices, que Paris est en promenade ! Aussi voyez comme la foule se presse, impatiente de se placer ? Déjà la pièce est à sa soixante sixième représentation, et pourtant, dès quatre heures du soir, la place, les avenues du théâtre, tout est encombré : Riche, pauvre, campagnard, citadin, tout est là confondu, car jamais il n’y eut à prendre tant et de si diverses émotions !

Nous ne parlerons pas du poème, non plus que des acteurs, jugés depuis long-temps ; mais ce nous semble une manifestation trop frappante de la manière d’être de notre populeuse cité, pour que nous ne donnions pas, à grands traits, l’esquisse d’un épisode de sa vie.

Quatre heures sonnent, les portes s’ouvrent, c’est le moment des émotions ; chacun se presse, se heurte, s’entrechoque, crie, se plaint, culbute, est culbuté. En vain soldats et préposés au bureau, veulent maintenir le bon ordre ; leur voix, leurs gestes, tout est perdu.

La foule règne, elle veut avoir droit ; mais ne craignez qu’elle en abuse, sa conscience sait la guider.

Les galeries, les loges, tout se remplit, tout s’encombre, et, dans ce grand côte-à-côte, bien fou qui chercherait à distinguer les rangs autrement que par le langage. C’est bien le peuple avec son étonnement et sa joie ! Assis comme à un banquet de fête, c’est au profit de son estomac qu’il fait tourner les deux heures d’attente qui précèdent la levée du rideau. Partout un grand cliquetis de bouteilles et de verres se fait entendre ; la bière, dès long-temps enfermée dans sa prison de grès, part avec le bouchon et s’élance avec force. Robes, fichus, bonnets, tout est atteint, et le peuple de rire et les mains de claquer. La bière, c’est le champagne du peuple, le nectar des cabarets, l’orgeat des journalières ! La joie folle, l’oubli des misères d’une pénible condition, tout lui est dû : voyez, en effet, comme la salle s’anime et se mobilise, on dirait un seul rire, une seule joie, jusqu’au moment où la levée du rideau fait succéder le silence à ce grand brouhaha général ! Ici le tableau change et la vie prend un autre aspect. Avide de recueillir un son, de saisir un geste, l’oreille et l’œil de ce nombreux auditoire sont fixés sur deux objets, la scène et l’acteur qui l’anime !  ! Gloire et désastres de l’empire, à son tour tout est rappelé. C’est un cours d’histoire moderne, un résumé des faits contemporains, un règne avec sa politique, ses armes, ses combats ! aussi, quand tombe le rideau, quand le drame est fini, quand l’homme est au tombeau, le peuple, dont il fut le génie tutélaire, triste et pensif redescend l’escalier… Il avait un moment oublié ses travaux, ses veilles, sa fatigue et de nouveau se présentent à lui ses travaux, ses veilles, sa fatigue ! Toutefois il garde en son coin le souvenir de ses émotions ; par lui que de longues soirées seront abrégées, que de travail sera fait sans ennui !

C’est aux soins de M. Lecomte, directeur de l’administration théâtrale, que nous devons une représentation aussi vraie, aussi complète que celle de la République, l’Empire et les Cent-Jours ; espérons qu’il ne s’en tiendra pas là, et que, bientôt, il nous initiera à d’autres plaisirs du même genre !

C’est une grande administration que celle d’un théâtre comme le nôtre. Rarement les directeurs y ont trouvé le prix de leurs soins. Nous souhaitons vivement que M. Lecomte fasse changer la fortune en sa faveur, et puisse, par la représentation des plus grandes conceptions, inspirer à notre populeuse cité le goût des beaux arts !

Toutefois, jugeant avec notre sentimentalité de femme, nous l’engagerons à ne pas prodiguer ces scènes de fusillade et de mort qui sont trop de notre époque pour ne pas réveiller de fâcheux souvenirs. Le théâtre de tout temps eut une influence puissante sur le caractère des nations. Sophocle et Euripide l’intronisèrent et depuis il n’a pas déchu. Appelé à corriger par le ridicule, à moraliser par l’exemple, il ne doit présenter aux yeux que des tableaux qu’ils puissent fixer, et, à moins que les femmes n’en soient exclues, comment vouloir qu’elles voient, sans douleur, des corps sanglans, des scènes de meurtre ?… Notre siècle est progressif, il se distingue par de grandes pensées, de généreux sentimens ; il veut oubli sur le passé, pourquoi le rappeler ? Pourquoi éterniser des haines qui doivent s’éteindre ? Soyons avant tout de notre temps, et n’ayons souvenir que du bien qu’on nous fit !

Ceci n’est pas une critique contre M. Lecomte, c’est une réflexion que nous faisons dans un but utile, et que MM. Filastre et Cambon, à qui elle s’adresse, voudront bien recevoir avec bienveillance. Vouées à une œuvre toute de morale, il est de notre devoir de l’appliquer à tout, non pour l’imposer avec autorité, on ne la recevrait pas, mais pour l’infiltrer avec la douce patience qui doit caractériser une œuvre de femme.

La Directrice,
Eugénie Niboyet.
Séparateur


LES CONTEMPORAINES.

Mme NECKER DE SAUSSURE.

Les grands ouvrages comme les grandes actions donnent seuls l’immortalité.
de Ségur. Pensées et Maximes.

Parmi les contemporaines qui ont enrichi notre siècle d’œuvres vraiment utiles, une surtout, Mme Necker, justifie l’épigraphe que nous avons choisie, et qui convient à ses écrits si purs de sentimens, si riches de pensées. Occupée incessamment du bonheur de l’humanité, c’est à développer les principes nouveaux d’une éducation progressive, qu’elle a consacré la plus grande partie de sa vie.

Religieuse sans fanatisme, elle fait avec justesse la part de chaque condition sociale, pèse avec équité nos biens et nos maux ; apprécie leur cause, leur valeur morale, leur état constant. Des premières, entre toutes les femmes avancées, elle a peint avec vérité le passé, jugé le présent, compris tout l’avenir. Celles de nos lectrices qui n’auraient pas lu son traité sur l’éducation progressive, pourront juger de la valeur de l’ouvrage, et du mérite de son auteur, par le paragraphe suivant que nous en extrayons.

« On élève les enfans pour un temps dont on juge mal, parce qu’on ne l’aperçoit qu’à travers la teinte du moment. Les questions maintenant débattues nous préoccupent, et peut-être ne seront-elles résolues que quand d’autres questions, auxquelles nous ne songeons pas, auront été soulevées. Ce qui rend si souvent nos prédictions fausses, c’est que nous ne savons jamais voir dans l’avenir que le progrès des idées actuelles, ou le renversement de ces idées. Nous ressuscitons le passé ou nous amplifions le présent, tandis qu’il y aura vraisemblablement tout autre chose. L’humanité ne s’est pas encore montrée sous toutes ses faces ; l’avenir a, en réserve, des merveilles inconnues à révéler, et il se prépare en bien et en mal des changemens de scène dont on ne se doute pas. »

De telles pensées n’ont pas besoin d’être appuyées pour être mises en relief. Elles dessinent admirablement leur auteur et son siècle.

Mais laissons lui dire, surtout, sa pensée religieuse : « Tout est symbole dans l’univers, tout y montre le Dieu qui a donné l’être à toutes choses. La terre, elle-même, telle qu’un de ces vieux vases égyptiens tout couverts de figures, d’astres, d’animaux, de plantes, la terre révélerait le secret des choses célestes à celui qui saurait en déchiffrer les hiéroglyphes mystérieux. »

N’est-ce pas ici le plus haut sentiment de Dieu, la plus exacte définition de sa toute puissance ? Ailleurs, et en ce qui touche au progrès, Mme Necker ajoute :

« Les succès rapides, inattendus, prodigieux, ont toujours été réservés à ceux qui se sont élancés dans une direction nouvelle, dont le genre humain avait besoin sans le savoir. »

Maintenant, nous le demandons, Mme Necker ne doit-elle pas servir de guide aux femmes qui se proposent de pousser leur sexe au progrès ? Pour nous, c’est avec bonheur que nous ajoutons un fleuron à sa couronne d’immortalité, comme un hommage rendu à l’un de nos meilleurs modèles !

Ce n’est pas seulement comme auteur que nous voudrions faire connaître Mme Necker à nos lectrices, nous aimerions à les initier dans les secrets de sa vie intime, toute de dévouement et d’abandon ; mais nous ne devons pas faire tourner à notre profit, un récit que la modestie d’une femme veut peut-être laisser ignoré. Ce que nous pouvons ajouter c’est que son ouvrage est le miroir où se réfléchit son ame pure et religieuse ; que celles donc à qui nous aurions pû donner le désir de la connaître, la lisent pour apprendre à l’aimer !

Madame Necker était la cousine et l’amie de Mme de Staël, quelle alliance, quels rapports, quelle amitié !… Progrès d’un siècle tout entier, que ces deux noms soient pour nous une inspiration !… Que les femmes de Suisse et de France soient unies comme le furent mesdames Necker et de Staël ! Que Genève, souffle sur nous le vent de sa science. Que de son étroite cité, où tant de pensées s’élaborent, des voix de femmes se fassent entendre qui répondent à nos voix, et que toutes formant une sainte alliance, nous demandions à l’humanité la place que Dieu nous a marquée.

Eugénie Niboyet.
  1. Que le titre de cet article ne fasse pas supposer que nous venons, après tout le monde, parler d’une pièce que tout le monde connaît. Nous le donnons à nos lectrices comme tableau de mœurs et non comme revue théâtrale.