Aller au contenu

Le Conseiller des femmes/04/Texte entier

La bibliothèque libre.
Le Conseiller des femmes/04
Le Conseiller des femmes4 (p. 49-64).
N° 4. — samedi, 23 novembre 1833. — 1re année.


LE CONSEILLER
DES FEMMES.

Séparateur



AVIS AUX ABONNÉS DU DEHORS.

Les personnes qui se trouveraient embarrassées pour faire parvenir le montant de leur abonnement, peuvent le verser entre les mains de MM. les directeurs de poste qui se chargeront de le faire parvenir à Mad. Eugénie Niboyet, directrice du Conseiller des Femmes.



ÉMISSION D’ACTIONS.

Nous avons annoncé que le Conseiller des Femmes, se fondait par actions, portant intérêt à 5 p. % l’an, nous croyons devoir informer nos lectrices, qu’à ce revenu sera ajouté un dividende, à prélever sur les bénéfices.

Les personnes qui prendront une action, auront droit à une insertion par trimestre. Celles qui en auront trois y auront un droit constant, et celles qui en auront dix, jouiront, non-seulement, de l’avantage des annonces, mais recevront, en outre, gratuitement le journal. Les actions sont transmissibles et payables au porteur, à dater de l’an et jour de leur date.

Les coupons et demi coupons sont envoyés sur la demande, qui en est faite, à la directrice du journal, rue Royale, no 14, à Lyon.

Séparateur


CONSIDÉRATIONS SUR L’ÉDUCATION.
2me article.

Il y a dans nos mœurs quelque chose de directement contraire à ce qui serait raisonnable.

Mad. de Remusat.

Rien de plus commun que d’entendre parler de l’éducation à donner aux femmes. Rien de plus rare que d’en voir déduire les moyens. On sait bien ce qu’il faut éviter, on sent le mal, on le touche, mais le remède manque, et le monde va tâtonnant. Nos mœurs, comme le dit Mme de Remusat, ont quelque chose de contraire à ce qui serait raisonnable. Soit qu’on ignore ou qu’on n’ose dire, on n’a encore rien changé aux anciennes théories. L’habitude ou l’insouciance ont enraciné bien des erreurs et ceux qui les ont le mieux senties n’ont pas en force ou puissance pour les détruire. C’est ainsi qu’avec de nombreux matériaux pour réformer, sur un plan nouveau, l’éducation si arriérée des femmes, on n’en a pas moins conservé les usages reçus. Quelques femmes, il est vrai, ont essayé de faire partager à toutes, les trésors de leur intelligence, mais les unes n’ont pu y puiser, les autres ne l’ont pas voulu et la masse est encore ignorante. Pour nous, nourries des leçons de Mesdames Necker, de Staël, Roland, Guizot, de Rémusat, Hamilton, etc., et éclairées par l’expérience que le temps nous a apportée, nous regardons comme un devoir de vulgariser les idées qui nous préoccupent, sur une matière qui se lie à de bien grands intérêts.

L’éducation doit, ce nous semble, être graduée selon l’âge, les facultés, le sexe. Appelés à se rencontrer à un moment donné de leur vie, l’homme et la femme doivent être élevés selon la différence de leur nature par des moyens particuliers ; tous deux concourent au même but, mais par des voies diverses qui leur sont propres. Chaque sexe doit avoir les vertus de son sexe, y renoncer serait mal comprendre les intérêts qui s’y rattachent.

L’éducation peut être envisagée sous deux aspects, savoir : dans son ensemble et dans ses détails, générale ou particulière.

L’éducation particulière bornée au cercle intime de la famille, semble réservée en propre à la classe privilégiée. Elle permet à la mère d’élever elle-même sa fille, ou de lui procurer, sans dérangement, les maîtres qui lui sont nécessaires ; mais d’abord, cette éducation est peu en rapport avec les goûts de l’enfance et ne donne en résultat aucune idée des relations sociales ; elle n’apprend pas à comparer les différences ou ressemblances de caractères et de penchans ; avec elle, les deux plus grands leviers de progrès, l’émulation et l’amour-propre ne peuvent avoir d’action. Seule au travail, la jeune fille n’a à craindre aucune rivalité, aucun terme de comparaison. Le devoir peut pousser un être de raison à l’étude, mais peut-on attendre de la raison d’un enfant et n’est-il pas à craindre que le dégoût ne se montre chez lui plus fort que le devoir ?

L’éducation générale tend à inspirer au contraire de mutuelles affections ; le besoin que les enfans ont de vivre ensemble fait qu’ils cherchent à se faire aimer. Pour être tolérés ils se montrent tolérans, parce qu’ils sentent instinctivement que la vie est un échange de concessions et de sacrifices. Ainsi, en se mesurant à d’autres tailles on trouve la sienne petite ; et l’orgueil, cet ennemi du bien, cède alors sa place au besoin d’acquérir qui sous le nom d’émulation porte à l’étude tous les âges.

L’émulation est particulièrement excitée dans les institutions mutuelles où chacun peut, à son tour, d’élève devenir professeur. Réunis en groupes, les enfans trouvent l’étude plus agréable. D’ailleurs, et ceci n’est pas la moindre considération que nous devions faire valoir dans l’intérêt des femmes, quelle est la mère qui se possède assez pour répondre toujours d’elle-même et pour affirmer qu’elle pourra en toutes choses servir de guide à sa fille ? Quelle est, surtout, la femme du peuple qui en aura le temps et les moyens ? il serait donc à désirer que sans égard aux distinctions de rang, toutes les jeunes filles fussent élevées ensemble afin que le langage pur et les douces manières de celles à qui la fortune a donné des avantages puissent être présentées comme exemples à celles que le sort place au dernier rang de l’échelle sociale. Rien de plus salutaire que de bons exemples, rien de plus doux à copier que de bons modèles ? Les jeunes filles qui n’entendent qu’un langage vulgaire, qui ne voient que de laids tableaux, ne peuvent avoir l’idée du beau. Pour désirer un bien il faut l’avoir apprécié, pour aimer la vertu il faut l’avoir sentie, l’avoir vue face-à-face. La jeune prolétaire initiée aux manières de la fille bien élevée imiterait son ton, son geste, son langage dès qu’elle aurait cru lui reconnaître quelque supériorité. Nous savons qu’on trouve plus convenable d’élever en deux classes des enfans que le destin n’appelle pas à fournir la même carrière, mais nous le demandons, y a t-il plus de prudence à les diviser ? Il nous semble au contraire qu’une fusion générale ne pourrait offrir aucun danger lorsque les enseignantes feraient comprendre aux enseignées les avantages de leur condition respective. Quand à présent ce qu’il y a de plus pressant à faire pour la fille de l’honnête travailleur, ce n’est pas de l’élever jusqu’à la classe riche ou de faire descendre celle-ci jusqu’à elle, l’essentiel est de lui donner d’abord l’éducation primaire, base de tout enseignement.

L’éducation primaire doit être fondée sur le sentiment religieux, il faut que, dégagée du caractère mystique qu’un fanatique clergé a voulu lui donner, la religion soit bien plus inspirée qu’imposée : « Partout, dit Rousseau, où la leçon n’est pas soutenue par l’autorité et le précepte par l’exemple, l’instruction demeure sans fruit et la vertu même perd son crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique pas. » La religion ne peut jouer un rôle secondaire dans l’éducation de la femme surtout. Être d’affection elle doit, avant tout, honorer et bénir celui dont elle tient la vie, le sentiment et la pensée ! La morale qui est une pour tous les cultes, a sa place dans tous les cœurs, celui qui veut l’y chercher l’y trouve ! Aimer et croire sont les besoins de tout être que le vice n’a pas flétri. La femme qui ne croit rien, ne respecte bientôt plus rien…

Quoique l’éducation se soit généralement répandue et que toutes les classes de la société puissent en quelque sorte jouir de ses bienfaits, cependant un grand nombre d’enfans restent encore dans l’ignorance, soit que la nécessité fasse aux parens une loi de les occuper à des travaux productifs, soit que leur insouciante ignorance ne leur fasse pas assez sentir les avantages de l’éducation ; dans l’un ou l’autre cas un grand nombre d’enfans sont élevés sans discernement et le plus souvent livrés à eux-mêmes, certes, il y a là des torts bien graves, pourtant. On nous objecte les difficultés d’un ordre meilleur, comme si toutes choses ne portaient pas en elles des difficultés.

Par leur impressionabilité, par la mobilité de leurs sensations, les enfans passent successivement à divers travaux, de là, vient leur dégoût pour la méthode routinière qui les attache des jours, des mois, des ans aux mêmes choses. Il faudrait que pour eux les études fussent combinées de telle sorte, qu’ils puissent faire ce qui leur déplaît avec plaisir, soutenus par l’espérance d’un dédommagement immédiat. Ainsi, le calcul et la musique, la géographie et la danse feraient successivement tendre et détendre leur esprit, de manière à ne le fatiguer jamais. Nous ne devons pas attendre de l’enfant plus d’aptitude que nous ne saurions en avoir nous-mêmes, les études variées et par courtes séances, sont du goût de tout le monde, surtout des enfans, elles les attrayent et les maintiennent, dans un état normal qui donne essor à l’émulation et à toutes les petites passions qui tendent à développer l’intelligence.

Les enfans font bien ce qu’ils aiment à faire et rarement ceux-là sont punis qui travaillent selon leur goût ; heureux alors de leurs études, leur confiance est au maître qui les garde ; jamais le mensonge ne souille leurs lèvres rieuses, et le temps passe pour eux avec rapidité ; d’ailleurs, comme le dit Mme Hamilton, « le devoir de l’obéissance est le seul que comprennent bien les enfans. L’important est donc de se faire obéir. Que le maître soit toujours juste, l’enfant sera toujours docile ; qu’il s’attache à mériter son affection et ne lui parle jamais avec l’autorité d’un pédant, mais avec la gravité d’un sage ; que pour lui les châtimens ou les récompenses soient objets de méditation, afin qu’il n’impose les uns et n’accorde les autres qu’avec justice. Le monde en général tient peu compte de ces devoirs et l’argent est seul le prix des soins de l’enseignant. Qu’on ne s’étonne donc pas s’il fait métier de science, puisqu’on veut la lui acheter. Que la société l’élève, et il tiendra à honneur de ne pas descendre ; qu’elle l’honore, et il se rendra digne d’être honoré !

Une partie qui nous semble devoir être un objet constant de sollicitude de la part des personnes chargées de l’éducation, c’est l’étude du cœur des jeunes élèves. Quelle délicatesse dans son essence, quelle diversité dans ses sensations, et que de tact il faut pour les modérer ! C’est là que la femme intervient utilement et que dans son ingénieuse souplesse elle redresse, sans la casser, la jeune plante mal dirigée. Il nous semble qu’on doit régulariser les passions affectives dans un but d’intérêt particulier pour l’enfant, et dans un but d’intérêt général pour l’humanité. Après ces soins viendront ceux à donner à l’esprit et au jugement, deux sens de l’intelligence qui concourent si puissamment à l’harmonie de l’ensemble social. Enfin, simultanément avec le développement moral, devra naître le développement physique. C’est là que la gymnastique devient une véritable puissance, mais la gymnastique à son tour devra être modifiée quant à la femme, qui ne peut pas plus ressembler à l’homme par les manières que par le visage. Quand on aura su combiner par un heureux accord les forces physiques et les forces morales, quand on aura gradué l’enseignement dans un ordre varié, on aura, nous le pensons, trouvé la loi d’attraction émulative la vie qui pousse tous les êtres au progrès dans son ordre successif et continu. Nous reviendrons encore sur ce sujet dans un prochain numéro.

Séparateur


PARIS AU SIXIÈME SIÈCLE.
Fragment d’un ouvrage historique inédit.

Voici Paris naissant, sortant informe de la terre ; Paris en bouton, s’épanouissant un jour d’une église, un jour d’un rempart, un jour d’un rustique palais.

Une île sur la Seine, réunie aux rivages par deux ponts, forme seule encore l’étroite cité ; au-delà du bras de la rivière, au nord et au midi, s’étendent les faubourgs.

Les temps passés ont écrit leur histoire sur ce terrain antique, où Paris s’élève comme un jeune sauvage, sans régularité, sans lois. Au milieu de la cité est une enceinte dès long-temps consacrée aux cultes religieux. Là furent adorés jadis des dieux égyptiens, puis, à la place de ces monstres hideux, quelques empereurs romains, monstres plus hideux encore ; ensuite vinrent les dieux païens : un autel à Mercure fut élevé ; un petit temple à Jupiter se remplit d’offrandes et d’encens ; cette inscription se voyait au frontispice : À Jupiter très-bon, les bateliers de la Seine. Le temple ruiné par le temps et l’inconstance des hommes, on bâtit de ses débris une chapelle à St-Étienne ; et cette petite église est là maintenant, succédant au temple de Jupiter, et attendant celui de Notre-Dame.

Tout autour de St-Étienne se groupent de nouvelles habitations en forme de ruches, ombragées de figuiers. À l’est de la cité, on voit verdoyer deux petites îles couvertes de biches, de lapins, de sarcelles sauvages, qui font paisiblement leur retraite au bord de l’eau, à peine troublés dans leurs soins domestiques par les pêcheurs Parisiens, qui viennent, le soir, attacher leurs radeaux aux saules du rivage.

Sur le bord méridional de la Seine, une plaine agreste monte lentement, et se termine par le mont Lucotilius. Entre cette élévation et la rivière, paraît d’abord le palais des Thermes, ancien séjour des Césars ; palais aux voûtes immenses, dont l’œil ne peut suivre les longues arêtes, aux souterrains promenant leurs sombres défilés jusqu’au bord de la Seine ; palais qui restera bien long-temps debout comme une immense relique de l’immense pouvoir romain. Devant ces murs antiques, passe la voie d’Arcueil, qui sort de l’un des ponts de la cité, et s’élève sur le Lucotilius, laissant à sa droite le vaste jardin du palais des Thermes, déroulé vers l’occident, et l’emplacement désert d’un camp romain, où des vestiges de tentes, des tronçons d’armes, des petites statues de divinités, des ornemens consacrés aux guerriers, et d’autres débris des camps s’enfouissent peu à peu dans la terre, qui gardera aux siècles futurs ces souvenirs des maîtres du monde.

De l’autre côté de la voie d’Arcueil, des vignes magnifiques, coupées par des sentiers sinueux, garnissent le coteau, puis, au pied de ce verdoyant tapis, un autel à Bacchus. — Il est encore debout et couvert d’offrandes, car les Francs, ne pouvant renoncer au culte de ce Dieu, ont imaginé, par transaction, d’en faire saint Bachus et continuent à le servir avec ferveur.

Un champ de sépulture est placé au bord de la grande roule, selon l’usage des Romains, qui, dans leur amour de luxe, faisaient de la mort même un sujet d’ornement. Là reposent les premiers habitans de Paris ; là se trouvent les premiers tombeaux qui, dans cette ville, furent marqués du signe de la croix. Bientôt le flot de la population va déborder la cité, monter jusqu’à eux, et couvrir du fracas de la vie leur enceinte tranquille.

Non loin de là est le Clos des Arènes, vide, silencieux, abandonné à la ronce. Ses barbares spectacles ont été suspendus à l’approche de sainte Géneviève, douce patrone de la ville dont l’église, fondée par Clovis et Clotilde, commence à s’élever près de là. C’est avec joie que les premiers habitans de Paris, Francs et Gaulois, ont accepté le patronage d’une femme : une femme, une vierge était déjà pour eux, dans leur ancienne foi celtique, un être aimé du ciel, un intermédiaire entre les hommes et la divinité : De Velléda à Ste-Geneviève, il n’y avait pas loin.

La partie septentrionale de Paris présente un autre aspect : ce ne sont pour la plupart que des lieux déserts, des marais, des sables et des bois aussi vieux que la Gaule ; seulement, de distance en distance, quelques champs cultivés commencent à rapporter des fruits, dont les Parisiens hâtent la maturité, en poudrant les arbres où ils pendent, d’une cendre échauffée.

Mais ces champs, que ne remplit pas encore le tumulte de la vie réelle, sont pleins de souvenirs antiques, de ruines sacrées, de symbôles des cultes successifs qui ont passé par là. Sur la rive droite de la Seine, lorsqu’elle vient de baigner la cité, un autel de Cybèle tombe en ruines, au milieu de sables déserts. Au loin s’étendent des forêts séculaires, au sein desquels se trouvent encore de vieux chênes adorés des Gaulois. Dans les clairières, on voit des urnes de cristal, coloriées de mille nuances, qui contiennent les cendres des anciens druides. Vous lisez sur ces tombeaux diaphanes des inscriptions semblables à celle-ci : « Console-toi, et viens ! » qui semblent dictées par le génie chrétien… Le génie chrétien ! il parcourt aussi ces parages. Sa charité plante une croix dans les embranchemens des chemins, pour indiquer au voyageur la route de la ville, et place au bord des fontaines une coupe d’airain, pour qu’il puisse s’y désaltérer ; le tronc creux d’un arbre, consacré par l’image rustique de la Vierge, est le dépositaire des aumônes offertes par chaque passant, et recueillies pour les pauvres.

Et souvent aussi la royauté, jetée du trône au milieu des champs, parcourt ces campagnes. Tantôt un ermitage isolé reçoit le fils de Chilperic, qui vient cacher sous le chaume sa tête proscrite ; tantôt la cabane d’un pêcheur donne un asile à la reine Brunehaut ; tantôt une fontaine sauvage voit Caribert, roi de Paris, venir offrir son cœur et l’anneau nuptial à la jeune paysanne Teudegilde, qui conduisait des troupeaux vers leur rustique bassin.

Telle est au sixième siècle Paris, la ville de l’avenir.

Clémence Robert.

MUSIQUE.

M. Brod a donné, il y a huit jours, son dernier concert. Un public peu nombreux, mais bon juge, a applaudi au beau talent de M. Brod et à celui de M. Cherblanc. Mme Derancourt a chanté avec toute son ame la prière de Robert-le-Diable. Le duo de Guillaume Tell ne devrait plus sortir du théâtre ; c’est un morceau qui fait mauvais effet dans un concert ; il lui faut tout l’entourage des coulisses, tout le prestige de la scène pour être goûté.

Mlle Bertrand a aussi donné son concert samedi. La réunion était brillante et nombreuse. Mlle Bertrand a eu un succès complet et mérité ; c’est une harpiste du plus grand mérite. M. Tilly a parfaitement chanté ses deux romances de femme, Mme Vadé un rondo d’homme ; c’est un contre-sens musical.

Séparateur


La vieille Madeleine
1re partie.

C’était l’une des nuits les plus froides d’un rigoureux hiver. Pas un nuage n’adoucissait l’âpreté de l’air, et ne voilait l’éclat des étoiles étincellantes sur le bleu foncé du ciel. Depuis deux mois la neige couvrait la terre, et rien dans la campagne n’interrompait la triste uniformité de ce linceul, sous lequel la nature était ensevelie ; un vent sec, pénétrant, frappait la cime des arbres et mêlait son sifflement aigu au craquement des arbres qui s’entre-choquaient. Tout dans les champs était alors solitude et silence : quelques corbeaux resserrés sous leur noir plumage, dormaient abrités dans le creux des vieux chênes ; puis d’autres, morts de faim, les aîles étendues gisaient sur la neige et bientôt servaient de proie aux loups affamés, qui depuis l’hiver pénétraient chaque nuit, jusqu’au centre de la petite ville de C***, dont les portes en ruine leur livraient l’entrée. Ils parcouraient les rues, cherchant parmi les immondices quelques débris qu’ils pussent dévorer ; souvent même en plein jour, ces animaux, poussant des hurlemens de détresse, quittaient la forêt où rien ne leur offrait plus de nourriture, où l’eau manquait à leur soif ardente ; car toutes les sources s’étaient cristallisées, et ne se précipitaient plus du haut de la colline ; leurs cascades brisées par les rochers y pendaient brillantes et immobiles ; nulle part un signe de végétation ne venait réjouir la vue. La terre semblait tellement inerte et froide, que si l’idée du printems vous était venue, elle vous eût semblé comme un rêve de votre imagination.

Au milieu d’une vaste plaine, qu’entourait à demi une ceinture de rochers, une petite chaumière isolée et sans abri, formait comme une tache noire sur l’éclatante blancheur de la neige. On eût dit cette chaumière inhabitée, sans une faible lueur qui perçait à travers son étroite fenêtre ; car aucun nuage de fumée ne s’élevait au-dessus de son toit. Dans cet asile, battu des vents, un être pouvait-il donc vivre sans rappeler par l’activité vivifiante d’un bon feu, le mouvement dans ses membres engourdis ?… Non ; et l’on mourrait dans cette chaumière, on y mourrait de misère et de froid. Quand le jour vint y pénétrer, ce fut une scène funèbre qu’il éclaira.

Sur un peu de paille le corps d’une femme se trouvait étendu ; elle était expirée dans la nuit, et un jeune enfant dormait attaché à ce corps, comme si d’abord il avait voulu y chercher un peu de chaleur ; sa figure pâle, ses petites mains livides et glacées, différaient peu de la figure et des mains de sa pauvre mère.

Enfin il s’éveilla, voulut se mouvoir et ne put y parvenir, engourdi qu’il était. Il appela celle qui toujours s’empressait de lui répondre et de le ranimer par ses douces caresses ; mais cette fois ce fut en vain : elle était immobile, muette, et un vague effroi s’empara du cœur de l’enfant, il se souleva péniblement, regarda de nouveau sa mère, la secoua pour l’éveiller, puis voulut fuir… Mais la porte qu’il essaya d’ouvrir résista à ses efforts. Alors, étendu près du seuil, il poussa des cris long-tems inutiles et qui s’affaiblirent par degrés. Pourtant vers la fin du jour, deux villageoises revenant chargées de branches sèches, qu’elles avaient ramassées dans la forêt voisine, passèrent auprès de la chaumière et s’arrêtèrent effrayées des gémissemens douloureux qu’exhalait une voix faible et plaintive.

Une de ces femmes ouvrit la porte, et entrant précipitamment heurta du pied la pauvre petite créature, qui s’écria : ma mère ! ma mère ! et tendit les bras vers le lit que la clarté du crépuscule laissait à peine entrevoir. La villageoise y courut, porta la main sur ce lit et la retira en jetant un cri de terreur ; elle avait touché un cadavre…

Après ce premier moment d’effroi, les deux femmes émues de compassion, s’empressèrent d’allumer une lampe qu’elles trouvèrent sous le manteau de la cheminée, puis jetant dans l’âtre, dès long-temps refroidi, le bois qu’elles avaient apporté, elles y mirent le feu qui bientôt pétilla, et répandit quelque chaleur sur les murs glacés de la chaumière.

L’une des villageoises s’approcha du lit funèbre et reconnut que ses soins seraient inutiles ; l’autre s’empara de l’enfant : il était presque mort de froid et de faim.

— Pauvre petit, dit la jeune Marie en le prenant sur ses genoux et cherchant à le réchauffer, il est glacé comme sa pauvre mère ; c’est pitié que de les voir tous deux ! Et quoiqu’effrayée à l’idée de rester seule en ce lieu, elle engagea sa compagne à courir au village chercher des alimens et des secours.

Bientôt on accourut, et pendant qu’assise sur la pierre du foyer, Marie faisait prendre à l’enfant quelques cuillerées de bouillon, d’autres femmes, debout près du corps de la défunte, se demandaient la cause d’une mort si subite.

— C’est la misère qui l’a tuée, dit l’une d’elles. Depuis la mort de son mari, elle avait beau travailler à la terre et filer une partie de la nuit, elle ne gagnait pas toujours du pain pour elle et pour son enfant : mais que va-t-il devenir cet innocent ? Il n’a point de parens, et dans cette pauvre maison il n’y a seulement pas de quoi payer l’enterrement de la défunte.

— Il faut avertir M. le Maire, dit une grosse fermière du canton : il fera recevoir ce petit à l’hôpital.

— Non, non, dit l’enfant se ranimant tout-à-coup à ce mot qui le fit tressaillir, ma mère ne veut pas que j’aille à l’hôpital, elle a dit qu’elle aimerait mieux me voir dans la terre, comme mon père, que de me mettre à l’hôpital.

— C’est vrai que la pauvre veuve avait l’hôpital en horreur, dit Marie, et si elle y voit aller son fils, il n’y aura pas de joie pour elle, même en paradis : et qui sait si sa pauvre ame ne reviendra pas pour s’en plaindre… Seigneur Jésus ! Je tremble, seulement rien que d’y penser. Aussi, en attendant qu’on sache que faire du petit, je vais toujours l’emmener pour un jour ou deux.

Alors la compatissante jeune femme, dont les soins avaient rendu la vie à l’orphelin, l’enveloppa dans son tablier et l’emporta chez elle.

Le lendemain le corps de la veuve fut déposé dans sa dernière demeure, et ce qui se trouva dans sa chaumière suffit à peine pour payer les frais d’inhumation.

Marie fit de vaines tentatives auprès de son mari, pour en obtenir de garder le petit Louis, et l’hôpital fut définitivement l’asile qui lui fut assigné. Le jour où l’on devait l’y conduire, la jeune femme en lui donnant son déjeûner, pleurait en l’embrassant, et lui dit imprudemment dans quel lieu on allait le conduire ; mais pour adoucir le chagrin de l’enfant, elle lui répéta maintes fois qu’on était très-heureux à l’hôpital, et qu’elle irait l’y voir souvent. D’abord le petit Louis se mit à pleurer amèrement, puis parut se calmer : mais quand Marie, quelques momens après, revint de la fontaine, elle ne le retrouva plus dans sa maison, ni dans les environs ; toutes ses recherches furent inutiles.

(La suite au prochain numéro.)