Le Conte du tonneau/Tome 1/00.4

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Henri Scheurleer (Tome premierp. 29-51).

PREFACE.



L ES Beaux-Eſprits de notre Age étant fort remarquables, par leur nombre & par leur pénétration, ils commencent à cauſer des frayeurs mortelles aux Mattadors de l’Etat, & de l’Egliſe. Ces hommes vénérables tremblent à la ſeule idée que leurs ſpirituels ennemis pourroient bien emploïer le loiſir d’une longue paix à faire des breches dans les endroits foibles de la Religion & de la Politique. Après avoir médité long-tems ſur les moïens de prévenir ces deſſeins dangereux, d’émouſſer les curieuſes recherches de ces ennemis publics, & de les détourner d’une matiere ſi delicate, ils ſe ſont arrêtez unanimement à un projet dont l’exécution coûtera beaucoup de temps & de peines. Le danger cependant s’augmente d’heure en heure ; & il y a tout à craindre des nouvelles recrues de beaux eſprits, tous équipez d’encre, de papier, & de plumes, & prêts à paroitre en bataille, au premier ordre, avec leurs armes offenſives, dans la vaſte Campagne des Brochures. Par conſequent, ce n’eſt pas ſans raiſon qu’on a jugé abſolument neceſſaire de ſe ſervir de quelque promt expédient, en attendant que la grande entrepriſe, dont je viens de parler, ſoit en état d’être executée.

Il y a quelques jours, que dans un grand Committé où l’on déliberoit ſur ce ſujet, un homme d’un eſprit très-ſubtil remarqua que c’eſt une coutume parmi les gens de Mer, quand ils rencontrent une Baleine, de lui jetter un Tonneau vuide, pour l’amuſer & pour la détourner d’attaquer le vaiſſeau même. On ſe mit d’abord à interpreter cette Parabole. Par la Baleine, on entendit le[1] Leviathan de Hobbes, qui ſe plait à ſecouer & à ballotter tous les Syſtèmes de Religion, dont il y a pluſieurs qui ſont ſecs, creux, ſujèts à corruption, & qui font d’autant plus de bruit, qu’ils ſont vuides. C’eſt de ce Leviathan, qu’on dit que nos redoutables genies empruntent la plupart de leurs armes pernicieuſes. Le Vaiſſeau paſſa, comme il eſt naturel, pour le type de la Societé civile. La grande difficulté fut de donner un ſens juſte au Tonneau ; mais, après un long débat, il fut reſolu de le conſerver dans le ſens literal ; &, pour empêcher nos Leviathans d’aujourd’hui de balotter la Societé humaine, qui d’elle même n’eſt que trop ſujette à voguer ſans rames & ſans voiles, on décréta, qu’il falloit les amuſer par un Conte du Tonneau. On me fit l’honneur de m’en donner la commiſſion comme ayant, pour m’en acquitter, des diſpoſitions paſſablement heureuſes.

C’est dans cette vuë, que je donne au Public le Traité ſuivant, qui pourra ſervir, par interim, de jouet à notre bande quiéte de Beaux-Eſprits, en attendant qu’on mette la derniere main à notre grand Ouvrage, ſur lequel il eſt bon de donner ici en paſſant quelques lumieres au Lecteur benevole.

[2]Notre intention eſt d’ériger un grand College, capable de contenir neuf mille ſept cens & quarante quatre perſonnes ; ce qui, par un calcul modeſte, monte à peu près au nombre courant des Beaux-Génies de notre Ile. Ils doivent être partagez dans differentes claſſes, ſelon leur different tour d’eſprit. L’entrepreneur lui-même en doit donner au premier jour un plan exact, auquel je renvoïe le Lecteur curieux ; me contenant de lui donner ici une foible idée d’un petit nombre des claſſes principales. Telles ſont : une grande Claſſe Pederaſtique[3] dirigée par des maîtres de langue François & Italiens ; la Claſſe pour apprendre à épeller, vaiſſeau d’une étenduë prodigieuſe ; la Claſſe des Lunettes ; la Claſſe des Juremens ; la Claſſe de la Critique ; la Claſſe de la Salivation ; la Claſſe de la Science d’aller à cheval ſur un Baton ; la Claſſe de la Poeſie ; la Claſſe de l’Art de foeter le Sabot ; la Claſſe de l’Hypocondre ; la Claſſe du Jeu ; & un grand nombre d’autres, dont la liſte pourroit devenir ennuieuſe. Perſonne ne ſera admis comme membre de ce College, ſans apporter un Certificat de Bel-Eſprit, ſigné par deux perſonnes capables d’en juger, & à ce commiſes.

Il eſt temps de finir cette parentheſe, pour revenir au but principal de ma Préface.

Je puis dire ſans vanité, qu’une Préface eſt une piece d’eſprit dont je connois fort bien le point de perfection : plût au ciel, que j’euſſe aſſez d’habileté pour y arriver. Trois fois j’ai mis mon imagination à la gêne, pour en faire une, dont le tour fut de mon invention ; & trois fois mes efforts ont été infructueux. Je ne m’en étonne point : mon genie a été mis à ſec par le Traité même que je publie ici.

Il n’en eſt pas ainſi de mes féconds Confreres les Modernes, qui ne ſe laiſſent jamais échapper une Preface, ou une Epitre Dedicatoire, ſans la diſtinguer par quelque trait propre à étonner le Lecteur à l’entrée de l’Ouvrage, & à exciter en lui une impatience merveilleuſe pour ce qui va ſuivre. Tel étoit ce coup de maître d’un Poëte fort ingenieux, qui, pour ne rien dire de commun, ſe compare lui-même au Boureau, & ſon Mecenas au Criminel. Voilà ce qui s’appelle inſigne, recens, indictum

ore alieno.

Rare & ſublime effort d’une imaginative,
Qui ne le cede en rien à perſonne qui vive.

Dans mon Cours de Prefaces que j’ai fait, cours auſſi noble qu’utile, j’ai remarqué pluſieurs traits de la même force. Je ne ferai pas l’affront aux Auteurs de tirer ces traits de leur place, afin de les inſérer ici : je ſai trop, que rien n’eſt plus delicat, & moins capable de ſoufrir le tranſport, qu’un bon-mot à la moderne.

Il y a des choſes qui ſont infiniment ſpirituelles aujourd’hui, ou à jeun, ou dans un tel lieu, ou à huit heures, ou entre la poire & le fromage, ou dites par Monſieur un tel, ou dans une matinée d’Eté ; qui ſont aneanties, par le moindre changement de ſituation, ou d’application. C’eſt ainſi que l’eſprit a ſes promenades limitées, dont il ne ſauroit s’éloigner de l’épaiſſeur d’un cheveu, ſans courir riſque de ſe perdre abſolument. Nos Modernes ont trouvé l’art de fixer ce Mercure, en l’attachant aux tems, aux lieux, & aux perſonnes. Il y a tel trait d’eſprit, qui ne ſauroit ſortir dans ſon entier de la place de[4] Covent-garden : il y en a tel, qui n’eſt intilligible que dans un coin de Hide-park[5]

J’avouë que je ſuis quelquefois touché d’une douleur ſincere, en ſongeant que tant de paſſages aſſaiſonnez par la mode, auxquels je vais donner l’effort dans mon Ouvrage, ſeront hors de vogue, au premier changement de décorations. Je ſuis pourtant trop ſincere, pour ne pas approuver ce gout de notre âge : je voudrois bien ſavoir pourquoi nous nous mettrions en frais, pour fournir d’eſprit les ſiécles futurs ; puiſque les précédens n’ont pas ſongé à faire de pareilles proviſions pour nous. Du moins, c’eſt-là mon ſentiment, parce que c’eſt celui de nos Critiques les plus modernes, & par conſequent les plus orthodoxes.

L’envie cependant que j’ai, que toutes les perſonnes accomplies, qui ont acquis une part dans le gout qui doit avoir cours dans le preſent mois d’Août 1697., puiſſent pénétrer juſqu’au fond du ſublime, qui regne dans tout mon Ouvrage, m’oblige d’établir ici en leur faveur la maxime generale que voici. Tout Lecteur, qui ſouhaite d’entrer comme il faut dans les penſées d’un Auteur, ne ſauroit mieux faire, que de ſe placer dans la ſituation ou ſe trouvoit l’Auteur lui-même à meſure que chaque paſſage important couloit de ſa plume. Rien n’eſt plus propre que cette methode à lier l’Auteur & le Lecteur par une correſpondance exacte d’idées. Pour faciliter au public cette methode ſi delicate, autant que les bornes d’une Préface le peuvent permettre. Je lui dira d’abord, que les Pieces les plus rafinées de mon Traité ont été miſes au monde dans un lit placé dans un Galetas. Il faura encore que, pour des raiſons que je trouve bon de garder par devers moi, j’ai jugé à propos d’éguiſer ſouvent mon genie par la faim ; & que tout l’Ouvrage a été commencé, continué, & fini pendant un long Cours de Medecine, & une grande diſette d’argent.

Il faut, par conſequent, que le Lecteur benevole, s’il veut pénétrer dans un grand nombre de mes plus brillantes penſées, s’en rende l’entrée facile, en s’y preparant duëment ſelon les inſtructions que je viens de lui donner, C’eſt-là mon principal Poſtulatum,

Comme je fais profeſſion de m’accommoder en tout au gout des Modernes, j’ai grand’peur qu’on ne me reproche d’avoir pouſſé ma Préface ſi loin, ſans déclamer, ſelon la coutume, contre cette multitude d’Ecrivains, de laquelle toute la multitude des Ecrivains ſe plaint avec tant de raiſon. Je viens juſtement de parcourir une centaine de Préfaces, qui, dès l’entrée, adreſſent au public leur juſtes plaintes ſur un deſordre ſi criant. J’en ai retenu un petit nombre d’exemples, que je vai expoſer aux yeux du Lecteur avec toute l’exactitude, que ma memoire me voudra permettre. Une de ces Préface commence ainſi :


Se mettre dans l’eſprit d’être Auteur, dans un temps où la Preſſe fourmille, &c.

Une autre,

La taxe qu’on a miſe ſur le papier ne diminue pas le nombre des petits Ecrivains qui infectent, &c.

Une autre,

Quand chaque Garçon Bel-Esprit prend la plume en main, il eſt ridicule d’entrer dans le Catalogue, &c.

Une autre,

Lorſqu’on remarque quelle Friperie accable à préſent la Preſſe, &c.

Une autre,

Monſieur,

C’eſt uniquement pour obéir à vos ordres, que je me fais imprimer. A moins d’une raiſon de cette force, qui voudroit ſe mettre au niveau de cette Populace de petits Auteurs, &c.


J’avouë que l’objection, qu’une coutume ſi bien établie fournit contre moi, eſt forte. On me permettra pourtant d’y répondre en deux mots. Premierement, je ſuis fort éloigné de croire, que le nombre des Auteurs ſoit préjudiciable à notre Nation ; & je crois avoir vigoureuſement plaidé pour le contraire dans pluſieurs endroits de mon Ouvrage. En ſecond lieu, je ne comprens pas trop bien le procédé qu’on veut me donner pour modelle. J’ai obſervé qu’un bon nombre de ces Préfaces polies ſont de la même main, & quelles ſont compoſées juſtement par ceux-là, qui accablent le public par les productions les plus volumineuſes. Le Lecteur ne trouvera pas mauvais, j’eſpere, que je lui debite là-deſſus un petit Conte.

Un Charlatan, s’étant poſté dans la Place nommée Leiceſter-fields, avoit attiré autour de lui une Aſſemblée des plus nombreuſes. Un de ceux qui la compoſoient étoit un gros drolle, qui étoit preſque étouffé par la preſſe. Il s’écrioit à tout moment, Bon Dieu ! quelle chienne de canaille s’eſt attroupée ici ? Eh, je vous prie, bonnes gens, faites un peu de place. Quel Diable peut avoir mis enſemble cette populace abominable ? Au Diable ſoient les marauts, qui me preſſent de cette force ? Homme de bien, au nom du Seigneur, ôtez de-là votre coude. Un Tiſſeran, qui ſe trouvoit tout près de cet animal plaintif, n’étant à la fin plus maître de ſon indignation, & le regardant de travers : Que la peſte vous crêve, dit-il. Bœuf engraiſſé que vous étes. Dites-nous, au nom du Diable qui d’entre nous tous contribue autant à la preſſe que vous ? Ne voyez-vous pas que votre chienne de Figure prend plus de place que cinq autres ? La place n’eſt-elle pas autant à nous qu’à votre bédaine ? Mettez vos diables d’inteſtins dans une eſpace raiſonnable, & il y aura place pour nous tous.


En voilà bien aſſez ſur ce ſujet.


Il me reſte encor à avertir mes Lecteurs, qu’il y a certains privileges communs à tous les Ecrivains, dont je me flatte qu’on me laiſſera jouïr en repos. Une de ces prerogatives veut que dans les endroits, où l’on ne m’entendra pas, on ſuppoſera qu’il y a quelque choſe de profond & d’utile, caché ſous ces tenèbres : une autre, que tout ce qu’on verra en lettres italiques ſera cenſé contenir quelque choſe d’extraordinaire, ou dans le genre fleuri, ou dans le genre ſublime.

Pour ce qui regarde la Liberté que j’ai cru pouvoir prendre quelque fois de me louer moi-même, il n’eſt pas neceſſaire de l’excuſer ; puiſque cette pratique eſt fondée ſur l’autorité ſuffiſante d’un grand nombre d’illuſtres exemples.

Je dois remarquer, qu’anciennement l’Eloge étoit une Penſion, qu’on recevoit de la main du public ; mais, les Modernes, voïant qu’il y avoit trop de peine à la recueillir, ont depuis peu pris ſagement le parti d’acheter le Fief tout entier. Depuis ce tems, ils en poſſedent le domaine à pur & à plein, & ils jouiſſent du revenu, comme ils le trouvent à propos. C’eſt pour cette raiſon, que quand un Auteur fait ſon propre Panegyrique, il ſe ſert d’une eſpece de formulaire, par lequel il declare le droit qu’il a d’en uſer ainſi, & qui conſiſte d’ordinaire dans ces paroles, je parle ſans vanité. Ce qui marque clairement, qu’il ſe croit autoriſé par quelque autre titre que l’amour-propre. Comme la repetition de ce formulaire pourroit être ennuieuſe à la fin, j’avertis ici une fois pour toutes, que dans toutes les occaſions où je rends juſtice à mes propres talens, ledit formulaire eſt ſous-enténdu.

Je ſens ma conſcience fort au large de ce que, dans tout le cours d’un Traité ſi travaillé & ſi utile, je n’ai pas donné l’eſſor au moindre petit trait de Satire ; ce qui eſt l’unique article, ſur lequel je me ſuis hazardé à m’éloigner des fameux modelles, que ma Patrie a produits dans notre âge. J’ai obſervé, que quelques eſprits ſatiriques agiſſent avec le public de la même maniere, qu’un maître d’école traite un méchant garçon qu’il vient fraichement de foéter pour le rendre meilleur. Il commence par lui mettre devant les yeux toutes les particularitez du cas, qui eſt le motif de la correction : il s’étend enſuite ſur la neceſſité du chatiment ; & il finit chaque periode par un bon coup de verges.

Si j’entens quelque choſe dans les affaires de ce monde, nos Cenſeurs feroient fort bien de s’épargner la peine de donner tant de coups de foûet inutilement. Il n’y a pas dans toute la nature un membre plus dur, & plus couvert d’un calus impénétrable, que les parties poſterieures du public, qui ſont également inſenſibles, ſoit qu’on les attaque à coups de pied ou à coups de verges. D’ailleurs, pluſieurs de nos Satiriques me paroiſſent être dans une grande erreur, en s’imaginant, que, parce que les orties piquent, toutes les autres mauvaiſes herbes doivent avoir la même proprieté. Cette comparaiſon ne tend en aucune maniere à diminuer l’opinion, qu’on doit avoir du mérite de ce dignes Aureurs ; car, c’eſt une choſe très-connue parmi les Naturaliſtes, que les mauvaiſes herbes ont la prééminence ſur tous les vegetaux. C’eſt pourquoi le premier[6] Monarque de toute notre Ile, dont le gout étoit ſi ſubtil & ſi rafiné, fit très-ſagement, en ôtant la Roſe du Collier de notre Ordre, pour mettre le Chardon à la place. De-là de profonds Antiquaires ont conjecturé, que la démangeaiſon ſatyrique, qui s’étend ſi fort parmi nous, nous eſt venue du Nord de l’Ile. Puiſſe-t-elle fleurir long-temps ici ; puiſſe-t-elle regarder de haut en bas le mépris des hommes, & égaler ſon dédain pour le public à l’inſenſibilité qu’il a pour ſes plus rudes coups ; que ſa propre ſtupidité, ni celle de ſes partiſans, ne l’empêche pas de pouſſer ſes généreux deſſeins ; & qu’elle ſe ſouvienne toûjours qu’il en eſt de l’eſprit comme d’un razoir, qui n’eſt jamais ſi propre à faire des balafres, que quand il a perdu ſon tranchant.

Qu’elle n’oublie pas que ceux, dont les Dents ſont trop pourries, pour pouvoir mordre vigoureuſement, ſont très-bien qualifiez pour ſuppléer à ce défaut par leur Haleine.

Je ne ſuis pas ſuſceptible de cette baſſe jalouſie, qui pouſſe le vulgaire à mépriſer les talens qui ſont au-deſſus de ſa portée ; & je ſuis très-porté à rendre juſtice à cette Secte de nos Beaux-Eſprits Britanniques. J’eſpere auſſi, que ce petit Panegyrique aura l’honneur de lui plaire, puiſque j’y ſacrifie mes propres intérêts à ſa gloire.

Il faut avouer auſſi, que la Nature même a mis les choſes ſur un tel pied, que, par la Satire, on acquiert de l’honneur & de la reputation à meilleur marché, que par aucune autre production de l’eſprit.

Il y a un certain Auteur ancien, qui propoſe comme un problême, Pourquoi les Dedicaces, & d’autres aſſortimens de flatterie, ne roulent que ſur de vieux lieux-communs tout rouillez, ſans la moindre teinture de nouveauté ? Pourquoi elles ſont ſi capables de jetter le Lecteur Chrêtien dans le degout, & même, ſi l’on n’en previent promptement l’effet, de répandre la lethargie generalement par tout le Royaume : au lieu qu’il y a fort peu de Satires, qui n’animent l’attention du public par quelque choſe de ſingulier ?

On artribue d’ordinaire cette malheureuſe deſtinée des Eloges à un défaut d’invention dans ceux qui ſe mélent de les débiter ; mais, à tort : la veritable ſolution de cette difficulté eſt aiſée & naturelle. Les Materiaux du Panegyrique, étant renfermez dans des bornes très-étroites, ont été épuiſez il y a long-tems : car, comme la ſanté eſt unique, au lieu que les maladies ſont nombreuſes, & reçoivent de jour en jour quelques nouvelles compagnes ; de même, les vertus ſont en petit nombre, mais les vices & les extravagances ſont innombrables, & le tems y ajoute continuellement quelque nouvelle eſpece, Ainſi, tout ce qu’un pauvre Auteur peut faire, c’eſt d’aprendre par cœur une liſte des Vertus Cardinales, & de les prodiguer à ſon Heros, ou à ſon Mecenas. Il a beau les accommoder de differentes manieres, & jetter quelque varieté dans ſes Phraſes, le Lecteur eſt bientôt au fait ; il voit bientôt au travers de toute cette difference de ſources, que tout cela n’eſt que du [7]Cochon. L’Auteur n’en peut mais : nos expreſſions ne ſauroient aller plus loin que nos idées ; &, quand celles-ci ſont épuiſées, les termes doivent de neceſſité ſubir le même ſort.

Mais, quand même le ſujet du Panegyrique ſeroit auſſi fécond que celui de la Satire, il ne ſeroit pas difficile pourtant de trouver la raiſon veritable, qui rend la derniere plus ſavoureuſe que l’autre.

L’Eloge ne roulant d’ordinaire que ſur une perſonne à la fois, qu’il nomme ou qu’il deſigne clairement, doit par-là, de neceſſité, exciter l’envie de ceux qui n’ont point de part au gateau, & Soufrir de leur mauvaiſe humeur. Mais, la Satire ne nomme point les originaux de ſes portraits : elle ſemble viſer à tous les hommes ; &, graces à notre vanité aucun individu humain ne s’en croit l’objet particulier. Chacun rejette ſagement ſa part du fardeau ſur les épaules du Monde entier, qui ſont aſſez larges dans le fond pour le ſoutenir.

Cette verité d’experience m’a fait réflechir pluſieurs fois ſur la difference qu’il y a à cet égard entre l’Angleterre & l’ancienne Athenes. Dans la République d’Athenes c’étoit le droit héréditaire de chaque Citoïen, de chaque Poëte, d’attaquer publiquement, & même de jouer ſur le Theatre, les perſonages les plus illuſtres, un Créon, un Hyperbolus, un Alcibiade, un Demoſthene. On les nommoit même, afin que le public n’en prétendit point cauſe d’ignorance. Le moindre mot, au contraire, qui ſembloit réfléchir ſur le Peuple en general, étoit auſſi-tôt relevé & s’attiroit une punition exemplaire, quelque diſtinguée que fut la perſonne qui eut eu l’audace de le lacher.

Chez nous, c’eſt juſtement le Revers de la Medaille ; on y peut emploïer en ſureté toute la force de ſon éloquence contre la Societé en general, & dire en face à tout un Auditoire même ſes veritez les plus odieuſes.

Vous pouvez declarer hardiment, que tous les hommes ont pris des chemins tortus ; qu’il ne reſte plus au monde un ſeul homme integre ; que notre âge eſt la lie des ſiecles ; que la ſcelerateſſe & l’atheiſme ſe repandent parmi nous comme des maladies contagieuſes ; que la bonne-foi a quitté la Terre avec Aſtrée. Vous pouvez vous étendre ſur de pareils lieux-communs auſſi nouveaux que brillans, autant que votre éloquente bile le trouve à propos ; &, quand vous aurez fini, tous les auditeurs vous en ſauront gré, comme à un Orateur, qui vient de répandre un beau jour ſur les veritez les plus utiles, & les plus precieuſes.

Je dis plus : vous ne courrez aucun riſque, que celui d’épuiſer vos poumons, en préchant dans l’Egliſe de Covent-garden contre les Airs petits-maîtres, contre la Fornication, & quelque choſe de pis encore. Vous avez la liberté, en celle de Whitball[8], de declamer contre l’Orgeuil, la Diſſimulation, & la Baſſeſſe de ſe laiſſer gagner par des préſens : dans celle, qui eſt la plus frequentée par les gens de Robbe, vous pouvez attaquer avec fureur l’Injuſtice & la Rapine ; & dans une Chaire bourgeoiſe, au milieu de la Cité, perſonne ne vous conteſtera le droit de vous emporter contre l’Avarice, l’Hypocriſie, & l’Extorſion. Ce n’eſt qu’une balle jettée à tout hazard au milieu du Peuple ; chaque Auditeur eſt armé d’une raquête, & ſait habilement éloigner la balle de lui & la renvoïer dans la multitude.

Mais, d’un autre côté, n’allez pas vous tromper aſſez groſſierement ſur la nature des choſes, pour vous laiſſer échaper en public le moindre mot touchant un tel, qui a fait mourir de faim la moitié d’une Armée navale, & qui a empoiſonné le reſte ; ni touchant un autre, qui s’atache aſſez aux veritables principes de l’amour & de l’honneur, pour ne païer aucunes dettes, excepté celles qui concernent le Jeu, & les Courtiſanes. Ne dites rien d’un troiſiéme, qui troque les grands biens de ſes Ancêtres contre les maladies les plus infames. Taiſez-vous ſur le Chapitre de Paris, qui, gagné également par Venus, & par Junon, écoute tout leur plaidoïé en dormant. Ne vous émancipez pas ſur le chapitre de cet Orateur, qui fait de longues Harangues dans le Senat, avec beaucoup de méditation, très-peu de ſens, & fort mal-à-propos. Quiconque ôſe entrer étourdiment dans un pareil détail doit s’attendre à être empriſonné, pourſuivi en juſtice, comme un Calomniateur, & declaré coupable du crime qu’on nomme[9] Scandalum Magnatum.

Mais, je ne ſonge pas que je m’étends ſur un ſujet, où je ne ſuis nullement intéreſſé, puiſque je n’ai, ni talent, ni inclination, pour la Satire. A cela près, je ſuis ſi ſatisfait de tout le cours préſent des affaires humaines, que je prépare déja depuis pluſieurs années les Matériaux d’un Panegyrique du Genre Humain, auquel j’ai deſſein d’ajouter une ſeconde Partie intitulée, Defenſe modeſte du Procedé de la Populace dans tous les Ages.

J’avois quelque envie de joindre l’un & l’autre de ces Traitez à cet Ouvrage-ci, en qualité d’Appendix ; mais, voïant que mon livre de Lieux-communs ſe remplit plus lentement que je n’avois eſperé, j’ai trouvé bon de differer cette affaire juſques à quelque occaſion plus favorable. D’ailleurs, j’ai été détourné de l’exécution de ce deſſein par un malheur domeſtique, dont, ſelon la coutume des Modernes, je devrois ici informer le Lecteur benevole. Cette particularité ſeroit d’un grand ſecours, pour donner à ma Préface le volume, qui eſt à préſent en vogue, & qui doit être étendu à proportion que l’Ouvrage même eſt petit. Néanmoins, malgré toutes ces conſiderations, je n’arrêterai pas plus long-temps, dans le Veſtibule, l’impatience de mon Lecteur ; &, lui aïant duëment préparé l’eſprit par ce Diſcours préliminaire, je ſuis prêt à l’introduire dans les ſublimes Myſtéres qui ſuivent.

  1. Livre très-eſtimé de pluſieurs perſonnes, mais qui paroit tres-dangereux à d’autres.
  2. L’intention de l’Auteur eſt ici de depeindre l’ignorance, & les mauvaiſes mœurs, des petits-maitres Anglois, qui ne laiſſent pas de ſe mêler de décider étourdiment des matieres les plus graves.
  3. Şujette au Peché Philoſophique.
  4. Marché dans la Ville de Londres.
  5. C’eſt le Cours, où les gens de qualité ſe promenent en Caroſſe, dans les mêmes vuës qu’on le fait par tout ailleurs.
  6. Jaques premier, grand Docteur & petit Prince : on a fort joliment dépeint ſon caractere, & celui de la Reine Eliſabet, dans ce ſeul vers Latin.

    Rex erat Eliſabet, nunc eſt Regina Jacobus.

  7. L’Auteur fait alluſion ici à un Repas dont parle Plutarque, où tous les mèts n’étoient que du Porc differement aſſaiſonné.
  8. L’Egliſe de la Cour.
  9. C’eſt le Crime de medire des gens titrez, contre lequel les Loix de l’Angleterre ſont très-ſeveres ; mais, comme on n’obſerve dans ce Païs que la lettre des Loix, on a trouvé un moïen très-facile de dire pis que pendre d’un Grand Seigneur, ou de la Famille, ſans avoir rien à craindre. On le nomme même ; mais, on a ſoin de mettre des points à la place de quelques lettres : par exemple, voulez-vous dépeindre un Duc d’Ormond des couleurs les plus noires ; mettez ſeulement Or..nd, faites le rimer même ſi vous voulez avec un terme du même ſon : la Loi n’a point de priſe ſur vous, quoi qu’il ſoit certain, de la derniere certitude, que c’eſt ce Seigneur que vous avez eu en vuë.