Le Conte du tonneau/Tome 1/02

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Henri Scheurleer (Tome premierp. 78-102).

SECTION II.

Commencement du Conte.


IL y avoit un jour un homme, qui avoit trois Fils de la même Femme, & d’une même couche, ils étoient venus au monde d’une manière ſi miraculeuſe, que la Sage-Femme elle-même ne pouvoit pas dire, qui des trois étoit l’Ainé. Le Père mourut, lorſqu’ils étoient encore fort jeunes. Mais, avant que de rendre l’ame, il les fit approcher de ſon lit, & leur tint le discours ſuivant :

Mes Fils Je n’ai jamais cherché les biens de ce Monde, & je n’en ai point hérité de mes Péres. C’eſt pourquoi, j’ai rêvé long-tems en vain ſur les moïens de vous laiſſer quelque choſe de bon & d’utile. A la fin, à force de ſoins & de dépenſes, je vous ai pourvus chacun d’un bon habit neuf[1] ; les voici tous trois. Vous ſaurez, mes Enfans que ces habits ont deux qualitez, particulieres, La premiere eſt, qu’en les ſoignant comme il faut, ils auront toûjours ce même air neuf, que vous leur voïez à cette heure : la ſeconde, qu’ils croitront dans la même proportion avec vos corps, s’étendant & s’élargiſſant d’une maniere à s’ajuſter toujours à vos tailles. Mettez les, mes Fils, afin que je les voie ſur vous avant que de mourir… Fort bien ; ſoïez propres, je vous en prie, & aïez ſoin de les vergeter ſouvent. Vous trouverez dans mon Teſtament, que voici, toutes les inſtructions nécéſſaires touchant la maniere de les porter, & de les ménager : obſervez les exactement, ſi vous voulez éviter les chatimens attachez à la moindre tranſgreſſion de mes ordres, & ſi vous avez à cœur votre bonheur futur. J’ai ordonné encore dans mon Teſtament, que vous demeuriez tous trois enſemble, comme amis, & comme Freres ; c’eſt-là l’unique moïen pour vous de proſperer dans le monde.


Après avoir fini ce Diſcours, le bonhomme mourut, à ce que dit l’Hiſtoire ; & ſes trois Fils s’en allérent enſemble chercher des avantures.

Je ne vous importunerai pas par le recit de celles, qu’ils rencontrérent pendant les premieres ſept années[2]. Je dirai ſeulement, qu’ils ſe conformérent exactement au Teſtament de leur Pere, & qu’ils gardérent leurs habits en fort bon état. Au reſte, ils parcoururent pluſieurs païs, eurent a faire à un grand nombre de Geants, & eurent le bonheur de défaire le monde de pluſieurs Dragons.

Parvenus à l’âge de ſe produire dans le Monde, ils prirent maiſon en ville, & ſe mirent à faire l’amour aux Dames, ſur-tout à trois d’entr’elles, qui avoient la vogue, à ſavoir à la Ducheſſe d’Argent, à Madame de Grands-Titres, & à la Comteſſe d’Orgueuil.

Ils furent d’abord aſſez mal reçûs ; mais, en aïant déterré la cauſe avec une grande pénétration, ils attrapérent bientôt les bonnes manieres. En moins de rien, on les vit écrire, rimer, railler, chanter, parler & ne rien dire : ils beuvoient, ſe battoient, juroient, prenoient du tabac, & couroient le bon bord. Ils alloient à la premiere repréſentation des Piéces de Théâtre, battoient le Guet, ſe divertiſſoient avec les belles, & s’en trouvoient fort mal. Ils donnoient aux Fiacres des coups de baton, au lieu d’argent. Ils s’endettoient chez les marchans, & couchoient avec leurs Femmes. Ils roſſoient les Sergens, jettoient les violons par la fenêtre, dinoient chez le plus fameux traiteur, & faiſoient la digeſtion au Caffé des petits Maîtres. Ils parloient des appartemens, où ils n’avoient jamais mis le pied ; dinoient avec des Mylords, ſans les voir ; parloient à l’oreille à une Ducheſſe, ſans lui dire le moindre mot ; faiſoient paſſer le griffonnage de leurs blanchiſſeuſes, pour des billets doux de qualité. Ils ne faiſoient que revenir de la Cour, ſans y avoir jamais été vus ; ils étoient au levé du Roi ſub dio ; dans une Compagnie ils apprenoient par cœur une liſte des Pairs du Roïaume, & dans une autre ils en farciſſoient leurs diſcours, d’un petit air fort familier.

Ils ne negligeoient pas ſur-tout de comparoitre regulierement dans l’Aſſemblée de ces Senateurs, qui n’ont rien à dire dans le Parlement, & qui parlent haut au Caffé, où ils s’ajournent tous les ſoirs pour remacher les affaires politiques, entourez d’un cercle de curieux promts à ramaſſer leurs miettes.

Les trois Freres avoient acquis mille autres belles manieres, dont le détail ſeroit ennuieux ; &, par conſequent, ils paſſoient avec juſtice pour les Cavaliers les plus accomplis de la ville. Mais, tout cela ne faiſoit que blanchir ; leurs Maitreſſes reſtoient toûjours inſenſibles.

Pour en faire bien ſentir la raiſon, il faut qu’avec la permiſſion du patient Lecteur je m’étende un peu ſur un point d’importance, qui n’a pas été ſufiſamment éclairci par les Auteurs de ce ſiecle-là.

Une nouvelle Secte s’éleva environ ces tems, & ſes adherans ſe répandirent au long & au large, ſur-tout parmi le beau monde. Ils adreſſoient leur culte à une certaine Divinité[3], qui, ſelon leur Doctrine, s’occupoit journellement à créer les hommes par une operation mechanique. Elle étoit placée, dans la partie la plus élevée de la maiſon, ſur un Autel haut environ de trois pieds.

La Divinité y étoit aſſiſe dans la poſture d’un Empereur Oriental, avec les jambes croiſées ſous lui[4].

A main gauche de l’Autel, l’Enfer ſembloit ouvrir ſa Gueule, pour dévorer les animaux, à la création deſquels le Dieu s’occupoit ; mais, pour en rallentir la faım inſatiable, certains Prêtres y jettoient de tems en tems quelques pieces de matiere informe, & ſouvent même des membres entiers déja vivifiez, que ce goufre afreux avaloit d’une maniere terrible à voir.

Cette Divinité paſſoit pour avoir inventé la[5] verge, & l’éguille : ſi c’eſt en qualité de Dieu des Mariniers, ou s’il faut prendre cette expreſſion dans un autre ſens miſterieux & allegorique, c’eſt un point ſur lequel juſqu’ici on n’a pas répandu le jour neceſſaire.

Les Adorateurs de ce Dieu avoient un Syſtéme de Doctrine, qui rouloit à peu près ſur les Dogmes Fondamentaux, que voici.

L’Univers, diſoient-ils, n’eſt autre choſe, qu’un habillement complet, qui revêt toutes choſes : la terre eſt habillée par l’air, l’air par les Etoiles, & les Etoiles par le primum mobile. Jettez les yeux ſur notre Globe, vous verrez que C’eſt un habit dans les formes, & d’un très-bon goût ; ce que certaines gens apellent la Terre n’eſt autre choſe, qu’un ſur-tout avec des paremens verds. Qu’eſt-ce que la mer, ſi-non une veſte d’un beau tabis ? Examinez chaque ouvrage particulier de la création, vous verrez quelle habile couturiere la nature a été, en habilant tous les vegetaux à la Cavaliere. De quelle perruque galante n’a-t-elle pas coeffé le hetre ? De quel beau pourpoint de ſatin blanc n’a-t-elle pas ajuſté le bouleau ? Pour faire court, l’homme lui-même eſt-il autre choſe qu’une Microveſte, ou, pour mieux dire, un habit complet, avec toutes ſes fournitures ? Par rapport au corps, la choſe eſt inconteſtable ; mais, à examiner même toutes les qualitez de ſon ame, on n’y trouvera rien, qui n’ait une relation étroite avec les differentes piéces qui compoſent notre ajuſtement.

La Religion eſt un manteau ; l’intégrité eſt une paire de ſouliers uſez à force de marcher dans les bouës ; l’amour-propre eſt un ſur-tout, la vanité, une chemiſe : pour la conſcience, c’eſt un haut-de-chauſe, deſtiné à couvrir la volupté & l’ordure ; mais, qu’on laiſſe tomber fort promtement, quand on ſe veut livrer à l’une, ou à l’autre.

Ces poſtulata étant admis, il s’enſuit, par une conſequence legitime, que les êtres, appellez improprement par les hommes habits, compoſent réellement l’eſpece la plus finie des animaux, ou pour aller encore plus loin, ſont réellement hommes, ou animaux raiſonnables, N’eſt-il pas évident, qu’ils ſe meuvent, qu’ils vivent, qu’ils parlent, & qu’ils s’acquittent de tous les autres devoirs de la vie humaine ? Ces êtres ne ſe promenent-ils pas dans les ruës ? Ne rempliſſent-ils pas le Parlement, les caffés, les téatres, & les temples de Cythere ? Il eſt vrai, que ces annimaux, nommez vulgairement habits, doivent être appellez differement, ſelon la difference de la matiere & de la forme, qui les compoſent.

L’Aſſemblage d’une chaine d’or, d’une robbe d’écarlatte doublée d’hermines, & d’une baguette blanche, placé ſur un grand cheval, eſt un Lord-Maire. Certaines autres fourures, accommodées d’une certaine maniere, compoſent un Juge ; & un mélange de toile fine, & de ſatin noir, eſt un Evêque.

Il y avoit des Profeſſeurs parmi cette Secte, qui, quoi qu’ils admiſſent eſſentiellement le même Syſtême, ne laiſſoient pas de raffiner ſur certains points. Ils ſoutenoient que l’homme eſt compoſé de deux habillemens differens l’un celeſte, l’autre artificiel ; dont le prémier eſt le Corps, & le ſecond l’Ame ; que l’ame étoit l’habit exterieur, & le corps l’habit interieur ; que le dernier eſt ex traduce, mais que l’autre procedoit d’une création, & d’une circomfuſion quotidienne. Ils prouvoient cette derniere partie de la propoſition, par l’Ecriture, parce que dans eux nous nous mouvons, nous vivons, & nous avons l’être ; & par la Philoſophie, parce que ces habits exterieurs ſont tout dans le tout, & tout dans chaque partie. D’ailleurs, diſoient-ils, ſeparez ces deux habillemens, & vous trouverez que le corps n’eſt qu’une vile carcaſſe deſtituée d’intelligence ; &, par conſequent, il eſt clair que ce qu’on nomme habit exterieur doit étre l’ame. A ce Syſtême de Religion étoient attachez certains dogmes ſubalternes, qui avoient une grande vogue. Les Savans ſe diſtinguoient ſur-tout à déduire de-là les differentes facultez de l’ame. Chez eux, la broderie étoit grand fond d’eſprit ; les franges d’or, agréable converſation ; les galons d’argent, repartie vive ; la perruque carrée, un tour d’eſprit particulier ; & un habit, chargé de poudre du haut en bas, étoit fine plaiſanterie. Ils ſoutenoient, d’ailleurs, que tous ces talens vouloient être maniez avec une extrême delicateſſe, & dirigez avec grand jugement, ſelon les tems, & les modes.

C’eſt avec beaucoup de peines, & par le moïen d’une Lecture infatigable, que j’ai ramaſſé, chez les anciens Auteurs, ce Syſtême de Theologie, & de Philoſophie, qui paroit avoir eu ſa ſource dans une maniere de penſer, qui n’a rien de commun, ni avec les Syſtêmes anciens, ni avec les modernes. En m’engageant dans ces penibles recherches, mon but a été, moins de ſatisfaire la curioſité du Lecteur, que de lui faciliter l’intelligence de pluſieurs particularitez de l’Hiſtoire ſuivante ; car, à moins d’être inſtruit des diſpoſitions où ſe ſont trouvez les hommes, & des opinions, qui ont regné parmi eux, dans un ſiécle ſi éloigné, il ne ſera pas en état de comprendre les grands événemens, qui en ſont derivez comme de leur ſource.

C’eſt pourquoi, je ne puis trop l’avertir de lire & de relire, avec toute l’attention imaginable, ce que je viens d’écrire ſur ce ſujet.

Je reprens le fil de mon Hiſtoire, Nos trois Freres n’étoient pas dans un petit embarras, en voïant les ſuſdites opinions ſi généralement reçuës & ſuivies par tout ce que la Cour & la Ville avoit de plus poli. Leurs maîtreſſes en étoient tellement imbues, qu’elles étoient toujours au plus haut faite de la mode, & qu’elles avoient un profond mépris, pour tout ce qui reſtoit au deſſous d’elle de l’épaiſſeur d’un ſeul cheveu.

Cependant, le Pere de nos Cavaliers leur avoit ordonné formellement, ſous peine des châtimens les plus rigoureux, de ne rien ajouter à leurs habits, & de n’en rien ôter, ſans un ordre exprès contenu dans ledit Teſtament. Il eſt vrai, que ces habits étoient d’un bon drap, & d’ailleurs couſu ſi delicatement, qu’on auroit juré, qu’ils étoient tout d’une piéce ; mais, ils étoient fort unis, & preſque deſtituez de tout ornement.

A peine avoient-ils été un mois dans la ville, que tout d’un coup la mode vint de porter des Nœuds d’Epaule : d’abord tout le monde devint nœud d’Epaule ; il n’y avoit pas moïen d’aprocher des ruelles, ſans cette marque de diſtinction. Une triſte experience aprit bientôt aux trois Avanturiers, juſqu’à quel point cette piece leur étoit neceſſaire : ils ne faiſoient pas un tour de promenade, qu’ils ne reçuſſent mille mortifications.

Quand ils alloient à la Comedie, le Portier leur demandoit, s’ils ne vouloient pas ſe mettre au Paradis ; appelloient-ils un fiacre, le cocher les prioit de monter ſur le derriere en attendant leur maître ; lorſqu’ils entroient dans un Cabaret, le Garçon leur diſoit obligeamment, on ne vend point de biere ici, mes amis ; & s’ils vouloient rendre viſite à quelque Dame, le Laquais les arrêtoit à la porte, pour les prier de lui dire ſeulement leur meſſage, & qu’il leur rendroit réponſe dans le moment.

Dans cette malheureuſe ſituation, ils ne manquérent pas de conſulter le Teſtament de leur Pere. Mais, altum filentium ſur les Nœuds d’Epaule. D’un côté, l’obéiſſance étoit un point abſolument neceſſaire ; mais, de l’autre, ſans les Nœuds d’Epaule, point de ſalut.

Après une meure deliberation, un des Freres, plus lettré que les autres, s’aviſa d’un expédient. Il eſt vrai, dit-il, que le Teſtament ne fait point mention des Nœuds d’Epaule, totidem verbis ; mais, je conjecture, qu’il en parle incluſivement, ou totidem ſillabis[6]. Cette diſtinction


Tom. I pag. 90.
Tom. I pag. 90.



fut d’abord goutée, & l’on ſe mit de nouveau à examiner ; mais, une malheureuſe étoile avoit tellement influé là-deſſus, que la premiere ſyllabe ne ſe trouvoit pas dans tout l’écrit : néanmoins, celui qui étoit l’Auteur de cette invention reprit courage. Mes Freres, dit-il, ne vous affligez pas : l’affaire n’eſt pas encor tout-à-fait deſeſpérée. Si nous ne trouvons pas ce que nous cherchons, totidem verbis, ni totidem ſillabis, je me fais fort de le trouver, totidem litteris. L’expedient parut merveilleux, & les voilà auſſi-tôt à l’ouvrage. En moins de rien, ils firent un recueil des lettres ſuivantes N, U, D, S, D, E, P, A, U, L, E ; mais, ils avoient beau fureter par-tout, la ſeconde lettre O E ne paroiſſoit nulle-part[7]. La difficulté ſembla d’abord importante ; mais, le Frere à diſtinctions, qui étoit en train de faire merveille, trouva bientôt de quoi remédier à cet inconvenient. Selon lui, l’O E étoit une lettre pedanteſque, qui n’étoit d’aucune utilité, & qu’on pouvoit remplacer facilement par un E ſimple, qui faiſoit dans le fond le même effet.

Voilà la difficulté évanouie : ils ſont évidemment autoriſez à ſuivre la mode, jure paterno ; & mes Damoiſeaux ſe carrent dans les ruës avec des Neuds d’Epaule auſſi copieux & auſſi flottants, que ceux d’aucun Fils de bonne Mere.

Comme le bonheur de ce monde eſt ſujèt à paſſer comme un éclair, les modes, dont ce bonheur dépend entierement, étoient ſoumiſes à la même inconſtance dans ce ſiécle-là ; & le regne des Neuds d’épaule fut de courte durée.

Un Seigneur, arrivé nouvellement de la Cour de France, s’étala en public, tout couvert d’une cinquantaine d’aunes de galons d’or parcourant exactement les Méandres, où les conduiſoit la mode deſtinée à regner à Paris pendant le mois courant. Deux jours après, tout le monde parut habillé d’or en barre : quiconque ôſoit paroitre en compagnie ſans cette perfection, avoit l’air auſſi honteux qu’un Eunuque, & étoit tout auſſi mal reçu des Femmes. Quel parti prendront ici mes galans ? Ils ont donné déja une entorſe aſſez violente à la derniere volonté de leur Pere. Elle ne dit rien du tout ſur ce nouvel article bien plus important que le premier. Le Neud-d’Epaule, n’étoit qu’un petit ornement détaché & ſuperficiel ; au lieu que le galon d’or cauſe une alteration plus conſiderable, puiſqu’il adhère en quelque ſorte à la ſubſtance même de la choſe. Le moyen donc d’en porter ſans un ordre poſitif !

Il arriva heureuſement dans ce tems, que le Frere ſavant venoit de lire les Dialectiques d’Ariſtote, & particulierement ſon merveilleux traité de l’interpretation, qui nous enſeigne à trouver en tout paſſage tous les ſens du monde, excepté celui de l’Auteur ; Ouvrage utile par conſequent aux Commentateurs des Revelations, qui expliquent les Propheties, ſans entendre un mot du texte Original.

Eclairé de ces nouvelles lumieres, il apoſtrophe ſes Freres de la maniere ſuivante[8]. Apprenez, mes chers Freres ; qu’il y a deux ſortes de Teſtamens, Nuncupatorium, & Scriptorium ; que le Teftament écrit, que nous avons devant nos yeux, ne fait pas mention de galons d’or, bien loin d’en ordonner poſitivement l’uſage. Conceditur. Mais, ſi on ſoutient la même choſe par raport à une derniere volonté exprimée de vive voix ; negatur : car, mes Freres, vous vous ſouvenez bien ſans doute, que, dans notre enfance, nous avons entendu dire par un certain quidam, qu’il avoit entendu dire d’un valet de notre Pere, qu’il avoit entendu dire de notre Pere lui-même, que nous ferions bien de charger nos habits de galons d’or, dès que nous aurions aſſez d’argent, pour en acheter.

Sur mon Dieu, il n’y a rien de plus vrai, s’écria un autre Frere. Je m’en ſouviens parfaitement bien, ajoûte le troiſiéme ; &, ſans s’alambiquer le cerveau d’avantage, ils ſe mirent à acheter le galon d’or le plus large de tout le quartier, & ſe firent braves comme des Milords.

Quelque tems après, la mode vint de doubler les habits d’une petite étoffe de ſatin couleur de feu[9]. Auſſi-tôt un marchand en porta un échantillon à nos Cavaliers. Reverence parler, Meſſieurs, leur dit-il, Mylord Guts & le Chevalier Walter ont pris hier au ſoir des doublures de la même piéce : vous ne ſauriez croire la quantité que j’en vends ; & je ſuis ſur, que demain matin à dix heures il ne m’en reſtera pas de quoi faire un Pelotton à ma Femme.

Là-deſſus, nouvel examen du Teſtament. Le cas demandoit un ordre poſitif, auſſi bien que le précédent ; puiſque la doublure eſt conſiderée par tous les Auteurs orthodoxes, comme étant de l’eſſence de l’habit. Tout ce qui parut les favoriſer en quelque ſorte étoit un Avertiſſement contenu dans ladite derniere volonté de ſe précautionner contre le feu, & d’avoir ſoin d’éteindre leurs chandelles, en ſe couchant. Ces mots, rectifiez par un Commentateur adroit, pouvoient bien aller juſqu’à approcher aſſez d’un commandement poſitif ; mais, comme ils ne tranquilliſoient pas encor tout-à-fait ces conſciences timorées, le Frere Docteur, reſolu de remedier une fois pour toutes aux inconveniens preſens & futurs, ſe mit à haranguer de nouveau. Je me ſouviens, dit-il, d’avoir vu pluſieurs Teſtamens, où il étoit fait mention d’un Codicille annexe, qui eſt cenſé faire partie du Teſtament, & avoir la même Autorité. Or, le Teſtament de notre Pere n’eſt pas accompagné d’un tel Codicille ; &, par conſequent, de ce coté-là, il eſt manifeſtement défectueux.

C’eſt pour cette raiſon, que j’ai reſolu d’y en attacher un habilement. J’en ſuis déja en poſeſſion depuis long-tems : il a été dreſſé par un Palfrenier de notre Grand-Pere ; &, par le plus grand bonheur du monde, il y eſt parlé fort au long de ce même ſatin couleur de feu.

Ce projet paſſa avec le même conſentement unanime. Un vieux parchemin ridé eſt attaché au Teſtament en guiſe de Codicille : on achette le ſatin, & on le porte.

L’Hyver ſuivant, un Acteur, gagné exprès par le corps des Faiſeurs de Franges, joua ſon role dans une Piéce nouvelle, tôut couvert de franges d’argent ; &, par-là, conformement à la louable coutume, il en introduiſit la mode. Les trois Freres conſultant la-deſſus de nouveau le Teſtament en queſtion, ils y trouverent à leur grand étonnement ces paroles accablantes : J’ordonne & commande à mes trois Fils de ne porter jamais des franges d’argent ſur leurs habits, ni à l’entour d’iceux. Ces mots étoient ſuivis d’une longue liſte de punitions, dont ils étoient menacez, en cas de desobéiſſance. Plus les difficultez ſont grandes, plus il y a de gloire à les ſurmonter. Un Article ſi foudroïant ne découragea pas celui des Freres, dont j’ai déja ſi ſouvent loué l’érudition. C’étoit un homme expert dans la Critique, & il avoit trouvé dans un certain Auteur, qu’il ne nommoit pas pour certaines raiſons, que le terme frange, mentionné dans le Teſtament, ſignifie auſſi un manche-à-balai ;[10] &, ſelon lui, c’étoit dans ce ſens-là qu’il falloit le prendre en cette occaſion. Un de ſes Freres declara avec humilité, qu’il n’étoit pas de cet avis-là, à cauſe que l’Epithête, d’argent, ne lui paroiſſoit pas tout-à-fait applicable à un manche à-balai. Il eut pour réponſe, que cette Epithête devoit être entendue dans un ſens miſterieux & allegorique ; mais, il ne laiſſa pas d’objecter de nouveau, qu’il ne comprenoit pas pourquoi ſon Pere leur auroit défendu de porter des manches-à-balai ſur leurs habits ; précaution inutile, & même impertinente. Son Frere la-deſſus prit un air grave, & l’arrêta tout court, comme un homme qui parloit avec irrévérence d’un miſtere, qui, ſans doute, étoit très-ſignificatif, & très-utile ; mais, dans lequel il n’étoit pas permis à la Raiſon humaine de creuſer trop avant.

Cette réponſe ſenſée mit fin à la diſpute ; & comme le Teſtament du Pere perdoit chaque jour quelque choſe de ſon Autorité, on prit d’une maniere docile ce joli tour de Critique, dont je viens de parler, pour une Permiſſion dans les formes de ſe jetter à corps perdu dans les franges d’argent.

Quelque tems après, une vieille mode fut remiſe ſur pied. C’étoit une broderie à la Chinoiſe chargée de Figures d’Hommes, de Femmes, & d’Enfans[11].

Dans cette occaſion, il ne s’agiſſoit pas ſeulement de conſulter la derniere volonté du Pere : les Damoiſeaux ne ſe reſſouvenoient que trop de l’horreur qu’il avoit toûjours témoignée contre cette mode. Ils ſavoient que, pluſieurs Articles dreſſez exprès, il l’avoit deteſtée ; & qu’il leur avoit donné ſa malediction éternelle, s’ils étoient jamais aſſez hardis pour la ſuivre. Malgré tant de déclarations ſi formelles, il ne ſe paſſa pas deux jours, qu’ils ne portaſſent cette mode juſqu’à l’excès. Ils alleguoient en leur faveur, que ces Figures n’étoient point du tout les mêmes, qui avoient été en vogue autrefois & dont le teſtateur avoit voulu parler : d’ailleurs, ils ne portoient pas cette broderie, dans le ſens dans lequel elle leur avoit été défendue ; mais, uniquement, pour ſuivre une coutume, qui tendoit au bien public. A leur avis, ces Articles du Teſtament devoient être interpretez cum grano ſalis.

Les modes étant ſujettes à une revolution perpetuelle, le Frere à diſtinctions ſe laſſa à la fin de chercher des échappatoires, & de luter contre des obſtacles, qui ſe ſuccedoient ſans ceſſe les uns aux autres. Il voïoit ſes Freres, auſſi bien que lui, reſolus à s’aſſujettir à la mode, à quelque prix que ce fût : ainſi, il ne lui fut pas difficile de les déterminer à renfermer le Teſtament fatal dans un Coffre-fort, qui leur étoit venu de Gréce ou d’Italie ; & à ne l’alleguer deſormais, que dans les cas ou il s’accorderoit avec leurs intérêts.

Conformement à cette reſolution quand la mode vint de porter un nombre infini d’éguillettes ferrées d’argent, notre ſavant Critique prononça ex Cathedra, qu’ils étoient autoriſez à porter de ces équillettes, Jure Paterno. Qu’il étoit bien vrai, que la mode alloit un peu au delà de la permiſſion que leur accordoit le Teſtament : mais, qu’en qualité de Succeſſeurs de leur Pere, ils avoient le pouvoir d’y ajouter certaines clauſes, pour l’accommoder au bien public ; &, quand même ces clauſes n’auroient pas une liaiſon exacte avec le Teſtament, qu’il falloit pourtant les admettre, de peur de tomber dans certaines incongruitez, ne multa abſurda ſequerentur. Cette déciſion paſſa auſſi-tôt pour Canonicale ; &, le Dimanche ſuivant, ils parurent à l’Egliſe tous lardez d’éguillettes.

Ce Frere avoit acquis par ſon ſavoir une ſi grande reputation, que ſes affaires n’étant pas en trop bon état, il eut le bonheur d’être placé chez un certain Lord, pour avoir ſoin de l’éducation de ſes Enfans. Ce Seigneur étant mort quelque tems après : il ſut donner un tour ſi adroit à quelques paſſages du Teſtament de ſon Pere, qu’il y trouva un titre pour s’approprier les biens de feu ſon Maître. Il en prit auſſitôt poſſeſſion : il en chaſſa ſes éleves ; & donna leurs appartemens à ſes Freres[12].

  1. Les habits, c’eſt la Religion Chrêtienne ; & le Teſtament, qui contient des préceptes ſur la maniere de les porter, & de les conſerver, c’eſt l’Ecriture Sainte.
  2. L’Egliſe Primitive.
  3. Un Tailleur.
  4. Il y a ici dans l’Original un paſſage qu’il n’eſt pas poſſible de mettre en François, parce que c’eſt un badinage qui roule ſur un mot équivoque. L’auteur dit que ce Dieu étoit accompagné d’un Oye, & que cet animal étoit honoré dans ſon temple comme une Divinité ſubalterne. Or le terme Goos, Oye, ſignifie auſſi le Carreau dont les tailleurs ſe ſervent pour aplatir les coutures. J’avertirai ici en même tems, pour rendre plus clair le paſſage qui ſuit, que les Anglois donnent le nom d’Enfer à l’endroit où les tailleurs jettent les piéces d’étoffe, qu’ils trouvent bon de s’approprier, & que nous nommons en François, par badinage, l’œil du tailleur.
  5. Une meſure de trois pieds, c’eſt l’aune Angloise.
  6. Les ſubtilitez de l’Ecole, & les diſtinctions recherchées, ſont fort propres à éloigner les hommes du bon-ſens & n’ont pas peu contribué à introduire les abus dans la Religion Chrétienne.
  7. Nœud d’Epaule eſt exprimé par Shoulder-Knot en Anglois : c’eſt dans l’original ſur la Lettre K, qu’on ne prononce point, que roule la ſubtile diſtinction du plus grand Clerc d’entre les Freres. Il eſt impoſſible de rendre tout ce qui ſe dit là-deſſus, en François ; mais, pour y ſubſtituer un Equivalent, je me ſuis attaché à l’œ, qui n’eſt pas tout-a-fait utile dans le mot Nœud, qu’on peut écrire tout de même par un e ſimple,
  8. L’Auteur badine ici avec tout l’eſprit imaginable ſur la Tradition ſur laquelle l’Egliſe Romaine appuie toutes les impertinences, pour leſquelles elle ne trouve pas la moindre baze dans la Révelation. Cette Tradition, quoi qu’ame qui vive ne ſache ce que c’eſt, ni ce qu’elle nous dit de bon, paſſe pourtant pour avoir une autorité égale à celle des Livres ſacrez. Il eſt bon même, qu’elle ne diſe rien du tout : c’eſt le moyen de lui faire dire tout ce que l’on veut.
  9. Il eſt apparent que, par cette doublure de ſatin couleur de feu, on entend ici la doctrine du Purgatoire, avec toutes ſes dependances, de laquelle les livres ſacrez ne diſent rien, quoique ce ſoit un point tres-eſſentiel. Le Paſſage du Teſtament, qui ordonue aux Freres de ſe précautionner contre le feu, fait alluſion à un paſſage de St. Pierre, où il eſt fait mention de feu, mais d’une maniere qui n’eſt nullement appliquable aux flammes du Purgatoire. Le Codicille, que le Frere Lettré fait ajoûter au Teſtament, & qui, à ce qu’il dit, fut écrit par un Palfrenier de ſon Grand-Pere, deſigne les Livres Apocryphes, qui n’ont aucune autorité. Ils commandent de prier pour les morts ; & en voila aſſez pour les mettre dans le rang des Livres ſacrez, quoiqu’ils en renverſent les Préceptes.
  10. Il s’agit ici probablement de l’établiſſement du Culte des Images, que les Docteurs de l’Egliſe Romaine ſauvent par la merveilleuſe diſtinction entre dulie & latrie, deux termes compoſez de differentes lettres : & en voilà aſſez pour aller directement contre une Loi formelle de Dieu.
  11. On voit aſſez qu’il s’agit ici de l’Adoration des Saints mis à la place des Divinitez nombreuſes du Paganiſme.
  12. Ceci fait alluſion à la Protection que les Empereurs ont accordée jadis aux Papes, qui, pour récompenſe, ſe ſont nichez dans leur Ville Capitale, & ont uſurpé peu à peu ces Provinces d’Italie, dont ils ſont encore juſqu’ici Princes Temporels.