Le Conteur, recueil de contes et nouvelles/Le Nain de Beauvoisine

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LE NAIN DE BEAUVOISINE.


Pour ne me taire comme ingrate des graces que j’ai reçues de Dieu, que je dois et veulx confesser toute ma vie pour lui en rendre grâce, j’advouerai n’avoir jamais esté proche de quelques signalés accidens, sinistres ou heureux, que je n’en aye eu quelque advertissement, ou en songe, ou autrement, et puis bien dire ce vers :

De mon bien ou mon mal mon esprit m’est oracle.

Marguerite de Valois

LE NAIN DE BEAUVOISINE.


Une rue de Rouen.


Jamais je n’avais vu une telle chose.

Je descendais, triste et paisible, la haute rue Beauvoisine, qui, par cela qu’elle est montagne, demeurera déserte dans une ville où les ruelles, les impasses et les moindres coins sont des comptoirs.

Le peu de maisons marchandes hasardées d’espace en espace dans cette rue silencieuse, sont là, les bras croisés, comme des surnuméraires qui attendent, prêtes à se glisser, dans le bazar tumultueux qu’elles regardent du haut de leurs fenêtres fraîches de fleurs et d’air pur, ce qui les aide à prendre leur demi-sommeil en patience.

Là le pavé est sec, large et blanc ; c’est un tapis, presque un matelas, comparé aux pierres inégales, noires et rompues sous les voitures, et disgracieuses comme des dents sorties de leur alvéole.

Là, on se met aux portes pour respirer et vivre. On cause avec les voisins qui ont aussi du loisir, et dont les croisées ont des rideaux ; ce qui, à cent pas plus bas, serait un luxe scandaleux ; car il tiendrait la place de l’étalage, des marchandises encombrées de façon à intercepter les rayons les plus hardis du jour.

L’espace où vit un marchand de Rouen le lie étroitement toute sa vie à sa marchandise ; il en est habillé. S’il vend du coton, il le prouve jusque dans ses cheveux qui en sont pleins. Il assume, à son insu, la physionomie de ses ballots sur lesquels il mange, compte et dort ; c’est son élysée. Sa vie circule dans cet espace épais ; mais son activité n’y est pas moins infatigable que celle du papillon sur les fleurs. Il fait six lieues par jour de ses registres à ses écheveaux ; il voltige ainsi de pied ferme durant quarante ou soixante ans, et ne quitte ses balances que pour mourir. Bon marchand ! que celles de Dieu lui soient légères !

Et moi, je descendais lentement la rue Beauvoisine, pour ne pas traverser de sitôt encore sa sœur aînée, sa sœur avare, qui a une odeur de centimes et de vieux liards qui porte au cœur.

Je ne regardais personne, personne ne me regardait. Inconnue aux paisibles habitans de cette montagne citadine, comme aux rares passans qui en soulèvent la poussière, j’y marchais avec sécurité : cette liberté muette avait comme un ressentiment de tous mes bonheurs lointains, car rien ne m’empêchait d’écouter ma pensée, ma pensée appuyée un long moment comme une pauvre abeille égarée aux villes, qui rencontre tout à coup un champ, un jardin, un lilas sur une fenêtre !

D’heureuses années revenaient bruire à mes oreilles ; des ruisseaux coulaient clairs et rapides ; il me paraissait impossible que les têtes rares qui regardaient immobiles à travers les carreaux brillans, ne fussent pas calmes comme l’air que je traversais. Depuis long-temps je n’avais été si près de toutes mes félicités innocentes d’enfance ; j’y puisais comme dans des tiroirs qui s’ouvraient tout seuls, tout pleins d’objets charmans demeurés frais, veloutés, gracieux, imprégnés de parfums d’une indéfinissable volupté ! Il y a des heures qui rafraîchissent toute l’existence : c’était une de ces heures toute grâce, toute harmonie, où l’on sent l’univers d’aplomb, où rien ne meurt, on le croirait à la joie profonde qui dilate l’âme. Je vivais long-temps par minute dans cette ville qui dort au bout d’une ville en délire ; délire de vendre, d’acheter, de se ruiner ou de s’enrichir. Je n’y pensais pas tant qu’à cette heure où je m’en ressouviens ; ô mon Dieu non ! j’avais trop à faire de goûter cette halte de toutes choses : j’étais bien dans la ville qui dort !

Mes regards montaient sans entraves aux toits gothiques des maisons d’en bas, où se rassemblent les phalanges de pigeons, dont le doux négoce est de gémir de joie et d’amour sur les hautes cheminées : le mois de mai en suspendait les haleines étouffantes. Pas une vapeur dans l’air, sinon une espèce de poussière visible, que les rayons mourans du soleil faisaient étinceler dans l’atmosphère, et c’est là-dedans que je voyais nager mes ombres aimées, parmi les pigeons blancs et bleus qu’il ne tenait qu’à mon cœur de prendre pour ceux de La Fontaine, et leur prêter des poèmes de tendresse. Ciel ! qu’il y a de bonheur dans le malheur ! dans celui où peut percer encore un rayon d’espoir pur, un souvenir candide ! Quel reflet d’or ! Je me sentais couler à genoux pour en remercier Dieu, mon père ou ma mère, ou quelque âme tendre qui versait un tel bien-être en moi, ou quelque ange bienfaisant qui cachait sous son aile étendue, ce mot de bronze, irrévocable ! Les toits, les oiseaux, le monde, étaient couleur du ciel, couleur d’amour !

Et tout cela me fut ôté par une sourde rumeur d’en bas, une clameur de voix rauque et gâchée, un grommellement à hauteur de pavé qui fit redescendre mon âme des panoramas fluides et flottans de toutes mes joies perdues.

J’étais alors devant le seuil d’un apothicaire, étroit et sombre laboratoire qui ne servait d’asile qu’au vieillard à bonnet de laine jaune, comme la camomille enfilée enguirlande sur une armoire boiteuse, et à quelques vases pleins de poussière, couleur de temps.

Des pavots secs pendaient par des ficelles au milieu de quelques animaux étranges, à peau de chagrin dépolie, comme d’anciens étuis à lunettes.

C’était une noire lithographie de la boutique de pharmacien si bizarrement décrite, si tristement implorée par Roméo, quand il y cherche curieusement un secours contre la vie. Ce tableau que Shakespeare a fait si vrai, si humide, si local et si aride de ton, toute cette page comme incrustée dans un vieux mur, se représentait à ma mémoire… Un moineau rapide descendu jusque sur ma tête, frôla mon voile et mes cheveux avec des cris précipités qui m’éveillèrent ; et je cherchai à découvrir d’où provenait la rumeur, le bruit d’orage à terre, qui depuis quelques minutes grinçait en gravissant la rue.

Ce qui montait ainsi, rompant mon harmonieux repos, je le pris d’abord pour un rassemblement d’enfans, une émeute d’école, une mutuelle révoltée ; et ce n’était qu’un large enfant de quinze ans, qui rampait craintif et bleu d’effroi, vers son redoutable père, armé d’une brassée de cordes dont il était presque entièrement caché : mais il parut.

Je reculai devant ce rève de Walter Scott. On eût dit un homme vu au prisme élargissant, un cauchemar, dont la voix creuse devenait de plus en plus terrible, à mesure que sa fureur s’excitait de la répulsive et lente obéissance de sa fille. Sa fille !… hélas ! oui, ce ne pouvait être que sa fille ; et lui seul pouvait s’avouer son père, le Nain cruel ! Une triste similitude enchaînait leurs destinées : tout autre l’eût prise pour une larve, un génie malheureux enfermé par pénitence dans cette custode informe qui faisait tressaillir de terreur et de pitié. Hélas ! oui, lui seul pouvait l’aimer d’amour, ce phénomène repoussant et isolé sur la terre ; enfant étranger à tous les enfans de sa route ; lui seul pouvait lui sourire enfin, l’embrasser… et il la battait ! souvent, disait-on là autour, avec un acharnement convulsif et affreux comme lui ; si affreux, que les témoins effrayés de ces fréquentes tribulations n’osaient retirer le jeune monstre des griffes aiguës et crispées du monstre aîné, son bourreau, son père !

Ô Quasimodo ! création hideuse et divine ! ne pouvais-tu laisser tomber du ciel, où tu es remonté sans doute en sortant des mains du peintre sublime qui t’a fait immortel sur la terre, ne pouvais-tu verser un peu de cette immense charité, de cette humanité profonde, de cette passion de justice et de pitié qui te rend plus beau que l’homme connu, sur cette grossière ébauche, ce bloc abandonné, où la nature dégoûtée n’avait pu se résoudre à souffler une âme !

Ces idées passaient comme l’éclair dans mon étonnement et ma peur ; car j’en ressentais à descendre au milieu de ces deux êtres étranges. La rue n’en était pas surprise. Cette moitié d’homme en est comme un fragment ; il y est né, il y rampe, il y demeure, il y est époux et père, il y effraie les étrangers, il y consume sa force prodigieuse à frapper sa femme et sa fille ; et il y vend des cerises.

Je remontai involontairement devant cette double apparition, que la tombée de la nuit faisait ressembler davantage à un mauvais songe. J’étais saisie de compassion pour la pauvre victime qui ne faisait que semblant de marcher, pour obéir et retarder tout ensemble le moment de sa flagellation ; mes yeux appelaient de l’aide contre cet homme, ou plutôt cette tête humaine, qui bondissait en rond autour de la rue comme une chimère qui attire sa proie. C’était à crier au secours ! son souffle bruyant se mêlait d’une manière sombre à l’espèce de saveur de pluie répandue dans l’air ; et personne n’avançait pour désarmer ses bras courts, mais furieux et puissans, ni pour jeter un mot en faveur de sa créature épouvantée. — « Eh mon Dieu ! dis-je involontairement et assez haut sans doute pour qu’un artisan me répondît avec le sang froid de l’habitude qui instruit l’étranger qui s’étonne. — Bah ! c’est le Nain de Beauvoisine : ça qui monte, c’est son enfant ; elle ne dépleure pas, quoi ! et ça qui sort de ce coin, c’est sa femme. »

Grande et forte femme, en vérité, qui sortait de dessous un tas d’herbages et de paniers à fruits, amoncelés en manière d’ombrage devant l’entrée de leur espèce de tannière. Elle arrivait, cette femme, bien sûre de porter une partie des éclats de l’ouragan : mais elle était mère. Une mère !… il y a toujours du lait dans ce mot là, toujours du courage pour défendre son enfant menacé.

Sa grande taille la trompait toujours ; toujours elle se flattait de l’autorité qu’elle aurait dû prendre un jour dans ce mariage monstrueux.


Mais vaine espérance ! À peine eut-elle étendu vers son maître un geste suppliant, que les yeux du Nain tournèrent vers elle leurs éclairs flambloyans. Des mots qu’elle inventait un peu tendres pour acheter le pardon de la tardive, firent déborder la mesure qui retenait encore sa bouillonnante colère. Il courut avec une vélocité surprenante au-devant de cette grande suppliante, et s’accrochant à ses jupes pour s’aider à monter, il l’escalada jusqu’à la tête, où il s’arrêta triomphant, pour frapper de toute son irritation, de toutes ses cordes, et de tous ses pieds carrés, avec une telle sagacité d’instinct féroce, une telle énergie d’orgueil sanguin, qu’il fit pencher à genoux sa victime échevelée.

Quelques portes se fermèrent devant cette exécution repoussante ; et je coulai le long de la rue déserte avec un frisson d’horreur, traînant après moi l’effroi d’une scène, qui me paraît inouie encore au milieu d’un peuple civilisé, dit-on.

Ce farouche paraissait avoir fait envoler tout ce qu’il y avait d’air libre à cent pas autour de lui. Je ne pouvais retrouver ma respiration opprimée : mes rêves dandinans et gracieux ; mes pigeons dont je ne me souciais plus, dans l’impatience de gagner ma chambre close ; tout avait fui devant cet homme dont la voix seule est une difformité.

— Seigneur ! dis-je en moi-même, et courant presque, si j’emporte jamais un doux souvenir de la ville de Rouen, je ne le devrai pas au Nain de Beauvoisine.


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Le Parvis d’une Église.


Notre vie ici-bas, ami, n’est qu’un chemin ;
La joie ou la douleur nous y prend par la main,
Et nous conduit au bout où nous attend la tombe.
Notre corps fatigue de tout son poids y tombe ;
Mais l’âme toujours jeune à sa source revient,
Et de l’éternité tout à coup se souvient !

A. Dumas.


Je ne m’arrêtai qu’au milieu du parvis Notre-Dame, dont les cloches balantes faisaient tressaillir les rues étroites qui l’entourent. La cathédrale mugissait. Un Ange peut-être en ébranlait l’haleine sonore pour arrêter le Nain, ou répandre une alarme vengeresse contre lui. J’étais contente ; car dans ce parvis immense, couvert de fleurs et d’arbustes odorans, sous les pulsations de la cloche formidable qui fait balancer l’âme qu’elle inonde de piété, il n’y avait plus là sans doute que des êtres bons, charitables au prochain ; et les parfums ranimans des belles fleurs brillantes, au milieu des lumières qui commençaient à s’allumer de rang en rang, débarrassaient par degrés ma tête de l’autre tableau si sauvage. J’errais pour oublier, dans cette place émue du bondissement solennel que renvoient sourdement les échos de cette ville tout empreinte encore de la couleur sévère du moyen âge. Mais les fleurs, oh ! les fleurs y croissent plus que nulle autre part. Il y en a toujours sur le parvis Notre-Dame pour embaumer la naissance et la mort. Là des couronnes de mariage ; ici les bouquets d’un baptême ; à côté, des guirlandes plus austères nouées avec du crêpe noir. Que de poésie et d’âme ! que de dévotion et de grâce ! oh ! oui ! j’étais contente en regardant cette espèce de sauvegarde que formaient sur la place tant de jeunes filles roses et fraîches, de femmes avec leurs chapelets, sortant de l’église ; et toujours, toujours les mains pleines de fleurs : c’était si gai, si attrayant, que j’en achetai moi-même. Et puis on s’attroupa, on fit reculer un peu les marchandes, les belles jeunes filles et la foule ; car un corbillard circulait avec effort, repoussé qu’il était de l’église violemment fermée sur lui. On criait à la porte — Ouvrez ! ouvrez ! La porte restait close et inflexible. — Quel est donc ce mort ? demandait-on, que l’église n’en veut pas ! et une terreur rapide éloignait tout le monde de l’humble convoi. Ô douleur ! je tremblais de deviner. — C’est une morte, s’écrièrent plusieurs voix, une digne femme encore ! et nous ne sortons pas d’ici qu’elle n’entre jusqu’au chœur ; et nous l’y porterons. — Chez l’archevêque ! chez l’archevêque ! Voyez tous ces pauvres qui traînent le corbillard : Elle leur a fait l’aumône depuis quarante ans à eux ; et elle jouait si bien la baronne de Nanine ! Ah ! c’était une perle au théâtre ; elle eût fait rire les pierres. On lui battait des mains rien qu’à la voir paraître, car elle rendait tout meilleur, cette chère femme de Dieu ! Et puis, tous ces pauvres que voilà montés sur le corbillard savaient bien où elle demeurait, quand elle avait fini de divertir le beau monde ; ils savaient bien que son escalier était rude à monter, mais facile à descendre, car elle donnait, oh ! elle donnait tout. Ouvrez ! ouvrez ! il faudra pourtant bien qu’on ouvre, car ça finirait terriblement mal. Pas pour elle, car elle est en paradis : mais écoutez comme le peuple se monte !… »

En effet, la foule devenait étouffante. La voiture noire s’ébranla, on tournait vers l’archevêché, quand la porte de la cathédrale s’ouvrit avec bruit, aux cris d’âme qui m’apportèrent le nom de Duversin !

Les fleurs que je jetai sur elle n’y tombèrent pas seules ; elle fut offerte à l’indulgence de Dieu, portée dans les bras de ses amis. Dans ce moment je demandais à genoux, dans un coin de l’église (que le peuple porté en foule vers le chœur laissait libre à la prière), de ressembler à cette femme que j’avais tant aimée, et que je pleure dans le souvenir de ses vertus.

Elle avait souhaité mourir quand elle ne pourrait plus faire le bien. Elle est morte sur le seuil de l’indigence ; car en effet elle avait tout donné, et Dieu seul devait le lui rendre !


Un Spectacle.


Vous voir pleurer ainsi…
Non ! je ne le eux pas non, cela me déchire !
— Et que dirais-tu donc si tu me voyais rire ?

Le Roi s’amuse.


Il y a des jours d’épreuves.

Je crus celui-ci fini, car le soleil était couché. Mon cœur tombait d’un incroyable abattement ; je marchais sans voir ; je priais encore.

Si ma chère famille n’était pas là si heureuse, disais-je, que je serais à plaindre ce soir ! Je ne peux me soutenir. Pourtant la bonté fait du bien ; et il est bon ce peuple, car il est reconnaissant : il proteste pour la dépouille même de ceux qu’il vénère. C’est doux à penser ; mais j’ai une amie de moins, qui m’a protégée enfant… Et des larmes qui ne coulaient plus roulaient sous mon front.

Il fallait passer devant le théâtre qui venait de perdre une de ses gloires. Je crus de loin voir un crêpe étendu sur lui ; c’est qu’il était sur mon âme !

Un rassemblement tumultueux barrait l’entrée de ce lieu de plaisir ; des femmes élégantes en sortaient précipitamment avec un air d’agitation et de frayeur ; des hommes armés circulaient à l’entour : d’autres en sortaient, pâles, sans chapeau, les vêtemens en désordre et déchirés, et des hurlemens, des éclats de rire, s’élevaient par intervalle de cette espèce de marée aux flots menaçans. Un effroyable éclat de vitres et de portes brisées porta une joie sauvage au fond de cette foule agitée en tout sens. Des voix crièrent : À nous la victoire ! Le rideau est baissé, le lustre est éteint, tous les bancs sont en pièces… Bravo, les siffleurs ! À bas le public paisible ! en prison les défenseurs du comédien ! Et les vitres de voler en l’air, et la joie, et les rires, et les hurlemens de faire frissonner tout le monde aux fenêtres.

Je voulais savoir… c’était pourtant bien triste ; mais on veut savoir quand le cœur éclate d’incertitude et d’effroi.

On disait dans un groupe : « C’est une exécution d’acteur. — Horrible amusement ! criaient des hommes indignés. — Un plus calme répondait : Que voulez-vous ! c’est comme cela tous les ans ; ils n’ont rien pour se distraire non plus, ces pauvres jeunes gens : quelques parties de chevaux, et le renvoi de quelques comédiens ; la police ferme les yeux, c’est juste. — Ah ! oui ! — Indigne ! atroce ! repartaient les voix généreuses. — Eh ! non : charmant ! une partie de billard ou de domino décide cela. Il faut donc mourir d’ennui, comme des saints dans leurs niches ?

— Est-ce un débutant celui qu’ils repoussent ? — Non, un an de succès, d’estime : nous l’aimons tous ; mais il est tombé au sort cette année, et c’était impossible de lutter. Autrefois les sacrifices humains, du temps des Druides ; à une autre époque moins barbare, le combat si réjouissant de la gargouille, où mourait presque toujours quelque victime exténuée de fatigue. De nos jours, vous voyez, c’est notre fête nationale : tant pis pour ceux qui s’y exposent ; mais il faut des spectacles un peu saisissans. J’aimais pourtant beaucoup cet homme ; charmant garçon, en vérité !… »

Un peu plus loin on ne voyait pas une femme évanouie qui s’était sauvée à grand’peine sur le seuil de sa maison. Son mari l’emportait dans ses bras au milieu de ses enfans, enfans noyés de pleurs. C’était le comédien redevenu libre ! libre de porter hors de cette ville aux belles fleurs sa probité, l’estime des honnêtes gens… et sa misère.

Marceline Valmore.


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