Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 2/17/03

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Imprimerie de Chatelaudren (2p. 508-514).


III

EXPRESSION DES NOMBRES EN TOUTES LETTRES


On écrit en toutes lettres (c’est-à-dire au long) les nombres dans les expressions concernant :

47. Les jours, les mois, les années, les heures, les minutes, les secondes, quand il s’agit d’une durée, d’une longueur déterminée de temps :

La bataille de la Marne dura sans interruption cinq jours et cinq nuits.
xxxx Dans un raid aérien sur l’Allemagne il tint l’air pendant près de cinq heures.
xxxx La Grande Guerre, qui devait durer six mois à peine, a considérablement affaibli les ressources de l’Allemagne.

a) S’il existe, dépendant de ces nombres, des fractions difficiles à exprimer en toutes lettres, il est préférable d’employer les chiffres, chaque groupe étant séparé du suivant par une espace moyenne, et la fraction par une virgule du chiffre auquel elle appartient :

L’oscillation dura exactement 2 h. 25 m. 50 s.,8…
xxxx Une statistique patiente a donné comme résultat de toutes ces observations une durée de 4 ans 20 mois 25 j.,8.

b) Exceptionnellement, dans les statistiques, dans les notices nécrologiques, dans les faire-part, les âges se composent en chiffres :

Sœur Marie-Louise, décédée à l’âge de 65 ans, dans la 35e année de sa vie religieuse.
xxxx Mme Clotilde Joubert, en religion Sœur Marie de la Providence, de l’Ordre du Carmel, s’est éteinte pieusement dans la 55e année de son âge et la 25e de sa vie religieuse.

Nous avons vu, antérieurement, que les dates de jour et d’année sont toujours composées en chiffres :

Le 31 août de l’année 1832, eut lieu à Saint-Pétersbourg l’ouverture du théâtre Alexandre.

48. Tout nombre, quel qu’il soit, inséré dans un vers : dans la poésie, en raison de la mesure, aucune abréviation, chiffre ou autre, ne saurait en effet être tolérée :

Il n’a pas quarante ans ; sa barbe dure et rousse…
Mil huit cent onze ! Ô temps où des peuples sans nombre
Attendaient prosternés…

On peut rappeler ici que :
xxxx Mille signifiant dix fois cent est invariable :

dix mille hommes ;

Mille, mesure itinéraire anglaise, prend le pluriel :

deux milles anglais.

Dans les dates, lorsque le mot mille est suivi d’un autre chiffre, on écrit, en modifiant l’orthographe :

l’an mil huit cent soixante ;


mais l’orthographe régulière doit être conservée lorsqu’il s’agit d’une époque antérieure à l’ère chrétienne :

l’an deux mille de la création ;
en trois mille deux cent cinquante avant notre ère…

49. Dans les labeurs essentiellement littéraires, les nombres, quels qu’ils soient, que dans tout autre cas l’on exprimerait en chiffres arabes :

Faisons donc deux catégories de travailleurs : la première et la plus nombreuse composée d’ouvriers ne voulant…
xxxx … Et dans quelle situation se trouvent les cinq matelots qui ont été blessés par la chute des mâts ?
xxxx On pourra en garder deux ; les trois autres s’en iront rejoindre les sept premiers.

M. Daupeley-Gouverneur formule excellemment cette règle en d’autres termes : « En règle générale, on doit toujours écrire en toutes lettres les nombres exprimés dans un texte chaque fois qu’ils n’empruntent pas à la nature du sujet un caractère spécial de numération » ou ne présentent pas le caractère d’une statistique :

Nous vîmes sortir trois individus.
xxxx La salle contenait deux cent cinquante personnes.

50. Les expressions numérales figurant dans les actes judiciaires, expressions qu’il est nécessaire de reproduire intégralement, comme dans les pièces originales :

« L’an mil neuf cent vingt, à deux heures de relevée, par devant nous, juge de paix du canton de…, ont comparu :
xxxx « Premièrement, monsieur X…, demeurant dite ville, rue Nationale, numéro vingt-deux ;
xxxx « … Lesquels, après nous avoir déclaré que monsieur Y…, âgé de vingt-deux ans, débiteur à leur égard de la somme de cinq mille six cent cinquante-cinq francs…

51. Les chiffres insérés dans les avenants, les états et les polices des compagnies d’assurances, les procès-verbaux de police, les pièces de procédure, les actes notariés, les inventaires, les cahiers des charges originaux, parfois les comptes rendus des séances des Conseils municipaux ou des sociétés ou compagnies privées :

Ledit matériel, estimé à la somme globale de deux cent cinquante mille francs vingt-cinq centimes, est couvert, tant en risques locatifs…
xxxx Deuxièmement, une pièce de terre, située au lieu dit la Grande-Chaumière, d’une contenance de cinq ares dix-huit centiares…
xxxx En outre, la présente vente est consentie moyennant le prix principal de vingt-sept mille huit cent cinquante francs soixante-quinze centimes (27.850 fr. 75), lesquels…

a) Il faut remarquer ici que, dans les actes notariés, les inventaires, les cahiers des charges, etc., les désignations cadastrales ou plans de sections cadastrales doivent être exprimées en chiffres arabes :

Article troisième. — Cinquante et un ares trente-sept centiares de terre…
xxxx Le tout, cadastré section P, numéros 71, 73 et 74.

Souvent, dans les actes notariés, placards, cahiers des charges d’adjudications, inventaires, contrats de vente ou autres, cette coutume n’est qu’un procédé destiné à détourner l’attention des acquéreurs éventuels de chiffres trop élevés ; c’est aussi un moyen aisé d’allonger le dossier et, conséquemment, d’augmenter… les honoraires ; enfin, de la sorte, on évite, dans un original, toute idée et toute possibilité de grattage.

b) La lettre P, signifiant parcelle, portion ou partie, qui fréquemment accompagne les chiffres arabes, est précédée d’une espace forte et se compose de préférence en grandes capitales de romain [1], plus rarement soit en bas de casse, soit en petites capitales ; elle n’est pas accompagnée du point abréviatif.

c) Parfois, surtout dans les placards et les cahiers des charges des entreprises publiques ou privées, les quantités, après avoir été énumérées une première fois en toutes lettres, sont répétées, une deuxième fois, en chiffres et entre parenthèses ; les dénominations (francs, mètres, hectares, etc.) qui accompagnent ces nombres sont alors exprimées en abrégé et en lettres de la casse suivies du point d’abréviation, si le nombre ne comporte pas de fraction :

Le tout d’un seul tenant et d’une contenance d’environ vingt et un ares (21 a.).

52. Sauf exceptions très rares et seulement dans des ouvrages spéciaux, par exemple de mathématiques, d’algèbre, de chimie ou de physique, un alinéa ne saurait commencer par un nombre exprimé en chiffres ; ce nombre doit être composé entièrement en lettres :

Un million trois cent cinquante mille hommes, groupés en huit armées, étaient réunis contre nous, par l’Allemagne, en août 1914.
xxxx Quarante mille hommes seulement, placés sous les ordres du général Léman, résistèrent à Liège aux 120.000 Allemands qui avaient envahi la Belgique.

Si les auteurs sont d’accord sur la règle qui précède, il en est tout autrement de l’application que certains prétendent faire de ce principe au début des phrases placées au cours d’un alinéa.

Bien que la plupart des manuels se taisent en cette circonstance, et que l’on ne puisse rien déduire de l’examen des exemples donnés à l’appui des règles concernant la composition des nombres, il est cependant quelques auteurs qui ont mentionné ce cas particulier.

E. Desormes prescrit la règle suivante envisageant la question dans son sens le plus étroit : « Un alinéa ne doit pas commencer par un nombre en chiffres, excepté pourtant dans les ouvrages spéciaux. On écrira donc :

Cent vingt mille francs furent prélevés sur les 500.000 francs représentant son avoir : 60.000 furent donnés à l’hospice… »

Desormes, on le voit, ne parle pas des phrases placées au cours d’un alinéa.

Élargissant peut-être le cadre de la règle formulée par le précédent auteur, Daupeley-Gouverneur (p. 280) s’exprime ainsi : « Il est toujours mauvais de commencer une phrase par un nombre exprimé en chiffres. Si rien ne s’y oppose, on devra le mettre en toutes lettres… » ; et encore : « … À l’exception des nombres commençant une phrase qui sont mis en toutes lettres. »

Dans ces deux cas faut-il entendre seulement « une phrase placée au début de l’alinéa », ou, d’une manière plus générale, « une phrase placée au début ou au cours d’un alinéa » ? La rédaction ne permet aucune solution dans un sens ou dans l’autre.

Par contre, Th. Lefevre est particulièrement affirmatif sur le sujet présent : « Quand un nombre commence un alinéa ou une phrase, dans les ouvrages à texte courant, il convient de l’exprimer en toutes lettres, lors même qu’il se trouve suivi de très près d’un ou de plusieurs nombres qui, d’après une disposition contraire à la règle ci-dessus, mais adoptée, doivent être mis en chiffres. »

Quelques écrivains techniques s’insurgent, il est vrai, contre cette assimilation. « On met bien, disent-ils, des chiffres après la virgule, le point-virgule et les autres signes de ponctuation. Ainsi dans l’exemple suivant :

À ce moment, de grandes batailles furent livrées. Les deux armées se rencontrèrent. Cinquante mille Français et 80.000 Allemands étaient aux prises…


pourquoi employer concurremment des lettres et des chiffres ? »

Évidemment, « on met bien des chiffres après la virgule, les deux-points, le point et virgule », et même le point d’interrogation ou le point d’exclamation, tout comme on exprime en chiffres, au début de l’alinéa, sans conséquemment leur appliquer la règle précédente, les expressions 1o, 2o, 3o, 4o, etc. ; mais il ne semble nullement que cette raison soit décisive et que de cette comparaison, de ce rapprochement, on puisse conclure à l’obligation de l’emploi des chiffres, à l’encontre du sentiment de Th. Lefevre.

Tout d’abord, il paraît hors de propos d’invoquer ici le principe de la « régularité », qu’on affirme « indispensable à une bonne correction » ; ce principe peut, pensons-nous, être parfois subordonné à l’effet produit, au coup d’œil ? Ne vaut-il pas mieux composer :

Trois officiers de cavalerie, 21 d’infanterie, 11 d’artillerie, et 9 de différents services, soit en tout 44, se sont particulièrement distingués au cours de ces combats. Dix-huit d’entre eux ont, en récompense de leur bravoure, été promus à un grade supérieur ; parmi les autres, 12 ont reçu la croix d’officier de la Légion d’honneur ; 5 ont été décorés de la croix de guerre avec palme et…
xxxx Dix-neuf mille trois cent soixante dix-sept ouvriers, dont 15.322 hommes et 1.755 femmes, sont groupés en 160 sections de vote. Six de ces 160 sections se sont dernièrement détachées de leur groupe et ont adhéré à la grande confédération internationale qui groupe 225 sections réunissant 25.252 ouvriers…

Ne sera-t-il pas moins disgracieux, bien qu’irrégulier, d’écrire :

Six à sept des 160 sections auxquelles sont affiliés 19.377 ouvriers…


plutôt que :

Six à 7 des 160 sections…


ou encore :

6 à 7 des 160 sections…

La régularité, on le voit, n’est pas toujours d’accord avec l’esthétique, non plus qu’avec le bon goût. Il importe de concilier les deux autant qu’il est possible ; mais on ne saurait hésiter, lorsque cela semble préférable, à sacrifier l’une en faveur des deux autres. Il convient donc, d’accord avec Th. Lefevre, de s’en tenir à cette règle :
xxxx « Si rien ne s’y oppose, les nombres ouvrant un alinéa ou commençant une phrase doivent être mis en lettres. »

53. Le quantième de l’édition d’un livre s’écrit, dans un texte courant, tout au long (en toutes lettres) :

Depuis trois ans que la troisième édition de l’Art de magnétiser (1860) est entièrement épuisée, de même que la première de 1852 et la deuxième de 1847, nous avons…

Dans les notes, dans les indications de sources entre parenthèses, on emploie, au contraire, le chiffre arabe (le mot édition s’abrégeant : éd.), accompagné des lettres supérieures re (pour première) ou e (pour les éditions suivantes) :

1. Instruction pratique, 1821, 5e éd., p. 139.
xxxx Sur ce sujet, il est indispensable de recommander la lecture du Manuel du Conducteur typographe (4e éd., p. 50), où l’auteur, M. A. Rietsch, explique avec le soin et les capacités dont il fit toujours preuve…

64. Les dénominations des formats de livres, lorsqu’elles servent à désigner le volume lui-même :

Il a reçu trois in-douze et plusieurs in-quarto.
xxxx Ce bel in-folio est un des volumes les plus intéressants de ma bibliothèque.

55. La numération des cartes à jouer :

le huit de trèfle ;xxxxxxxxle dix de cœur ;xxxxxxxxle sept de carreau.

56. Les expressions numérales ordinales, faisant partie intégrante du nom d’une rue, d’une place, d’une avenue, etc. :

la place du Quatorze-Juillet ;xxxxxxxxla rue du Quatre-Septembre.

Ces mêmes expressions font exception à cette règle, si elles font partie du nom d’un roi, d’un empereur, d’un souverain ou d’un personnage, désignant un monument, une rue, une place, etc. :

le pont Alexandre-III ;xxxxxxxxl’avenue Nicolas-II.

Cette règle peut être exprimée de la manière suivante : L’adjectif numéral, soit ordinal, soit cardinal, accompagnant un nom de rue, de place, d’avenue, de monument, s’exprime en toutes lettres s’il précède le mot qu’il qualifie ou détermine ; au contraire, cet adjectif se compose en chiffres romains grandes capitales, lorsqu’il suit le nom.

Quelques auteurs font à ce sujet une distinction qu’il est indispensable de signaler :

a) Si la dénomination de la rue rappelle une date historique, la numération précédant le nom se compose en chiffres arabes :

la rue du 14-Juillet,xxxxxxxxla rue du 2-Décembre ;

b) Les autres nombres cardinaux faisant partie de la désignation de la rue s’écrivent en toutes lettres :

la rue des Trois-Frères-Legoff,xxxxxxxxla rue des Quatre-Fils-Aymon ;

c) Les nombres ordinaux suivant un nom d’homme, de souverain, de prince, se composent en grandes capitales, d’après la règle habituelle :

l’avenue Pierre-Ier-de-Serbie.

Ces manuels appliquent ainsi, dans chacun de ces cas, la règle générale régissant la composition des nombres et non point une règle particulière aux nombres entrant dans la dénomination des rues et places.


  1. Voir le chapitre xviii, Abréviations, § 42, p. 548.