Le Crime de Bernardin

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Le Crime de Bernardin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 642-655).
LE
CRIME DE BERNARDIN

Ils étaient assis tous les trois sur les bancs de la cour d’assises. Lui, le mari, Jean Morel, une tête de brute : les yeux noirs, fixes, avec ce regard concentré que la réflexion n’éclaire jamais. Ses sourcils bruns, très marqués, se détachaient nettement sur sa figure blanche. Elle, la femme, Micheline, une espèce de grisette parisienne, blonde, de ce blond fade des lymphatiques, avec un minois chiffonné. Le teint pâle se coupait çà et là de fines couperoses. Les lèvres minces laissaient voir, en s’ouvrant, de petites dents fines, aiguës et blanches. Elle était vêtue simplement, mais avec coquetterie. Pour la femme, un théâtre, quel qu’il soit, est toujours un théâtre. Et, pour ne pas valoir l’Opéra, la cour d’assises n’en est pas moins un endroit où l’on est vue. Puis on parlait tant de Micheline Morel dans les journaux ! Le crime de Rueil remuait tellement l’opinion!

Le troisième accusé. Bernardin Morel, était le frère de Jean, le beau-frère de Micheline. Dans le grand drame que le jury allait dénouer, le malheureux Bernardin restait le personnage sacrifié. Il jouait « une utilité, » comme on dit en style de coulisses. Aussi le public n’avait pour lui qu’une estime très inférieure. Jean et Micheline passionnaient bien autrement la foule. Un mari jaloux qui tue l’amant de sa femme à coups de barre de fer et le jette à l’eau : voilà un assassin très intéressant, surtout quand il a bien pris ses précautions ! Est-ce la faute de cet homme si le cadavre obstiné vient étaler le crime à la face d’un ciel d’hiver? Elle aussi, Micheline, on la trouvait intéressante. Est-ce qu’elle n’aidait pas son mari à tuer son propre amant ? Et puis les reporters fidèles racontaient tant d’histoires curieuses! Ils citaient par le menu les moindres détails de sa vie. Le soir même du crime, ils dînaient tous les trois au restaurant du père Virgile. Et elle se montrait d’une gaîté particulière. Elle buvait lestement du vin de Champagne et disait quelques mots drôles. Une héroïne de roman! Quelques femmes incomprises possédaient même la photographie de Micheline, chastement appuyée sur l’épaule de son mari. Du restaurant, tous les trois se rendaient à la gare de l’Ouest, où devait se commettre le crime désormais fameux.

Pauvre Bernardin! comme on sentait bien peser sur lui le mépris du public ! Tout le monde attendait le résultat du verdict qu’allait prononcer le jury, enfermé là-bas, derrière la porte menaçante. On étudiait l’émotion peinte sur le visage décomposé de Jean, sur les joues blêmies de Micheline. Mais on ne daignait pas s’occuper de Bernardin. Qu’était-il, en somme? Un vulgaire complice n’ayant agi que par amour fraternel. Il n’avait pas le privilège d’être un Othello de banlieue ou une Desdemone d’arrière-boutique, comme les deux autres! On le condamnerait, et ce serait bien fait! Cependant un psychologiste eût étudié avec intérêt la tête de cet homme. Le visage glabre, maigre, creusé, semblait étrange. L’œil, gris foncé, regardait droit devant lui avec une certaine acuité. La taille, mince, ne manquait pas d’élégance. Les mains délicates remuaient de temps en temps, secouées par un rapide tremblement nerveux. Une pensée vivait au fond des yeux de ce Bernardin dédaigné. Laquelle? L’auditoire de la cour d’assises ne s’en occupait pas. Et quand la porte du fond s’ouvrit pour livrer passage aux jurés, quand tous les assistans poussèrent un soupir d’émotion, comme celui d’un parterre au cinquième acte d’un drame, on ne regarda plus que le mari et que la femme. Étaient-ils condamnés? Quelle serait la peine? La mort? ô cruauté! Non. La foule intelligente espérait encore les circonstances atténuantes. Un exil pas trop méchant qui réunirait en Nouvelle-Calédonie des époux si bien faits pour s’entendre. L’amour retrouvé dans le crime et le bagne effaçant l’adultère : une jolie famille pour servir d’exemple aux Canaques!

Après le verdict du jury, la cour prononça. Elle envoyait Jean Morel aux travaux forcés et Micheline dans une maison centrale. Infortuné mari et femme non moins malheureuse! Ils seraient séparés pour toujours! Quelques âmes sensibles s’émurent, de jolis yeux se mouillèrent. Une fine Parisienne dit même au jeune homme qui l’accompagnait : « Je trouve ça déchirant. » Quant au vulgaire Bernardin, on le méprisait un peu plus qu’auparavant. Il était acquitté purement et simplement. Remis en liberté, cet homme ne méritait pas de fixer une minute encore l’attention du public le plus spirituel de la terre.


II.

Quand Bernardin se trouva seul sur le quai, il chancela d’abord comme un homme ivre. Il venait de passer tant de mois en prison! Pendant tant de jours et tant de nuits, ses yeux s’étaient heurtés aux murs toujours pareils de sa cellule impassible ! Le grand air le grisait. Le gai soleil de juin arrivait par larges flambées à travers le Pont-au-Change et le boulevard du Palais. Des gens passaient, riant ou causant de leurs affaires. Inconsciemment, Bernardin Morel les suivait. Il se mêlait à la foule, surpris qu’on ne le connût pas. Il écoutait parler ceux-ci et ceux-là, et un étonnement le prenait à la pensée qu’on pouvait s’occuper d’autre chose que du crime de Rueil.

Avant que son amour fraternel le mêlât au drame sombre qui pesait sur sa vie, c’était un très simple employé. A la suite d’un mince héritage personnel, lui apportant douze cents francs de rente, il se retirait, en 1872, dans un petit appartement de trois chambres au sixième étage, quai Voltaire. Il se levait dès l’aube et s’en allait bouquiner, flânant le long des quais, avant l’heure du bureau. Il s’asseyait parfois sur un banc et s’attardait à lire le bouquin qu’il venait d’acheter. Non qu’il choisît les livres rares. Il adorait les romans du premier empire et de la restauration : ces livres aux couvertures rougeâtres, remplis d’une sentimentalité béate, où les héros parlent un langage bizarre. Après cela, il achetait le Petit Journal, dont il ne lisait jamais que le feuilleton. Il le serrait précieusement dans sa poche : c’était le régal du soir, la récompense de sa journée. Il allait à son bureau, travaillait comme un nègre, déjeunait d’une flûte et d’un bol de fait, et, à cinq heures, il se trouvait libre.

Alors il s’abandonnait à ce qu’il appelait « les joies de la famille. » Il se rendait à pied chez son frère, petit commerçant de l’avenue de Neuilly. Là, dans l’arrière-boutique, il dînait avec Jean et Micheline, et achevait son honnête journée par une honnête partie de dominos. Ensuite il revenait quai Voltaire, toujours à pied, ne se permettant jamais l’omnibus, cette luxueuse dépense. Il se couchait et lisait son feuilleton. Après quoi, il s’endormait paisiblement pour recommencer le lendemain. Jamais des pensées étrangères n’avaient traversé son cerveau. Il aimait son frère et sa belle-sœur; mais il ne lui serait point venu à l’idée qu’un drame quelconque pût troubler la vie de ces deux êtres, si unis en apparence. Quand d’aventure, le soir, il ne trouvait pas Micheline au logis, il disait à Jean : « Tiens! ta femme n’est pas là? » Et il jouait aux dominos sans aucune inquiétude, sans voir les sourcils froncés de son frère.

Un beau jour, le drame avait éclaté, à la profonde stupeur de Bernardin. Des mots aigres s’échangeaient entre les deux époux, puis des reproches mutuels, puis des violences. Un dimanche. Bernardin vit son frère dans un état de surexcitation très grand. Le petit boutiquier lui prit le bras, et, d’une voix sourde, haletante : « Je tuerai l’amant de ma femme : elle finira mal. » Bernardin se dit le soir en s’en allant : « Ça se gâte, ça se gâte, » mais sans trop s’étonner pourtant. Il avait déjà lu cela dans les romans de Mme Cottin et les feuilletons de son journal. L’aventure ne lui paraissait point nouvelle. Une femme trompe son mari, le mari veut tuer l’amant de sa femme : c’est dans l’ordre naturel des choses. Tout feuilleton qui se respecte a raconté une histoire pareille. Bernardin regrettait seulement qu’elle arrivât dans sa famille.

Et quand il fallut aider Jean Morel à commettre le crime. Bernardin obéit, comme doit le faire un être peu intelligent, très affectueux, nerveux et fort doux : c’est-à-dire docilement, mais en soupirant au souvenir de sa vie paisible, qu’on troublait pour si peu de chose.

C’est qu’elle était bien finie, la vie paisible! En prison commença pour lui une torture nouvelle. Il apprit ce que c’était que penser. Les romans ne l’amusaient plus ; les drames de feuilletons ne l’intéressaient plus. Son roman, à lui, son drame, à lui, étaient les seules choses qui l’occupassent. A chaque minute, à chaque seconde, il revivait la hideuse tragédie où on l’avait jeté brutalement ; il revivait le crime dans ses moindres détails. Et peu à peu, une pensée étrangère se glissait dans cette âme, jusque-là obscure, de même qu’un rayon de soleil s’infiltre dans une chambre fermée. Avait-il bien eu le droit d’aider son frère? Moralement, était-il coupable, oui ou non? Cette pensée lancinante ne le quittait pas. Il ne dormait plus. Son système nerveux s’affinait, et quelque chose comme de l’intelligence grandissait en ce cerveau malade. Les nuits blanches s’ajoutaient aux nuits blanches; les jours sans fin suivaient les jours. Et c’était le même supplice sans cesse renouvelé du remords naissant dans une âme qui commençait à réfléchir. Quand approchèrent les débats du procès, ce n’était plus le même homme. Le petit employé devenait un être impressionnable et nerveux. Il répondit nettement à toutes les questions qu’on lui posa, sans chercher à mentir ou à s’excuser. Et quand il se retrouva libre après l’acquittement, il crut sortir d’un long cauchemar. Subitement, il avait passé de la grande ombre à la pleine lumière. Le nom inconnu de Bernardin Morel était devenu célèbre du jour au lendemain. On avait télégraphié ce nom partout. On l’avait imprimé dans tous les journaux du globe. Et il semblait à Bernardin Morel que tous les gens qu’il rencontrerait auraient ce nom-là sur les lèvres, que tout le monde s’occuperait du crime de Rueîl, et qu’il ne pourrait jamais se dégager de l’effroyable tragédie. Oh! non, il n’était plus le même que six mois auparavant!

Il revint lentement, le long de la Seine, au petit appartement du quai Voltaire. Chez lui rien de changé. Aux murs, les mêmes rayons de bois blanc qui lui servaient de bibliothèque ; dans le fond, le lit de fer étroit ; çà et là, les meubles accoutumés ; le fauteuil de moleskine, la table, la boîte de dominos. Dans un coin, une collection des feuilletons du Petit Journal. Et cependant, il ne se retrouvait pas chez lui. C’était un autre homme qui revenait. Le corps avait maigri : l’âme avait changé.

Il eut d’abord une impression délicieuse : celle de se coucher dans des draps frais, dans d’autres draps que ceux de la prison, puis de sentir une vague torpeur s’emparer de lui lentement. Peu à peu, le sommeil s’appesantit sur son cerveau, ses nerfs se détendirent, et pour la première fois depuis six mois, Bernardin s’endormit profondément.


III.

Aussitôt, un cauchemar épouvantable le prit. Il rêva le crime, exactement comme il s’était passé. Il dînait chez le père Virgile, avec son frère et sa belle-sœur, puis il montait dans le train de Rueil; puis on guettait le malheureux. On le tuait à coups de barre de fer; on traînait le corps dans une petite voiture jusqu’à la Seine, et là, on jetait à l’eau le cadavre. Toute la nuit, ce même cauchemar chevaucha le cerveau du malheureux. Au matin, il s’éveilla baigné de sueur, les membres rompus, secoué par la fièvre. Le grand soleil le calma peu à peu. Il sortit et s’en alla du côté du bois de Boulogne. Il avait besoin de la verdure, de l’air frais, de l’odeur pénétrante des branches mouillées.

Cette promenade amena un grand apaisement. Il fut tranquille jusqu’à cinq heures du soir. À ce moment, sans qu’il se rendît compte de rien, un trouble nerveux l’agita. Il se trouvait alors au bout de l’avenue du Bois-de-Boulogne. Il regardait sans les voir les voitures élégantes monter et descendre. Mais toutes les joies parisiennes l’enveloppaient vainement. Un travail intérieur s’opérait en lui sans qu’il s’en aperçût. Machinalement, il remonta l’avenue, gagna le boulevard des Batignolles, et arrivé à la barrière de Clichy, il entra dans le restaurant du père Virgile. Il y avait comme une impulsion mystérieuse à laquelle cet homme obéissait Sans la comprendre.

Une fois dans le restaurant, il commanda les mêmes plats que le soir du crime. Après le dîner, il se rendit à la gare Saint-Lazare et prit le train. Une demi-heure plus tard, il descendait à la station de Rueil. Et toujours machinalement, inconsciemment, comme sous la pression d’une volonté inconnue, il allait rôder autour de la maison du crime. Une honnête propriété de la banlieue parisienne, petite, mesquine et ridicule, avec un bout de jardin grand comme la main. Elle semblait à Bernardin sinistre et menaçante. Ce n’était plus une maison, c’était la maison. Les tempes du malheureux battaient. Une fièvre ardente remuait tout son corps. Il continuait à passer, à repasser devant la grille, cherchant à voir, et craignant de voir. Cela dura une heure. Au bout d’une heure, il s’arracha à sa contemplation et marcha vers le pont de Rueil.

Une superbe nuit de juin : des langueurs délicieuses couraient dans l’air. Une de ces nuits où les amoureux enlacés vont rêver sous les feuillées épaisses. L’eau du fleuve coulait, joyeuse, reflétant un ciel exquis. Bernardin, accoudé au pont, sentait ses terreurs augmenter. Une hallucination épouvantable le hantait. Il ne voyait ni les splendeurs de la nuit ni les gaîtés de l’eau courante. Il lui semblait, au contraire, que la Seine s’entr’ouvrait, et qu’un cadavre en sortait, montrant sa face livide. L’infortuné ne se tenait plus debout. Ses dents claquaient; il avait peur, il avait effroyablement peur. Il lui fallut une énergie suprême pour ramasser toute sa force et s’enfuir comme un fou, sans retourner la tête.

A minuit, il rentrait chez lui, il se couchait et s’endormait lourdement comme la veille. Comme la veille, le même cauchemar venait le hanter. Il rêvait le crime pendant son sommeil, comme il l’avait revécu pendant la soirée. Ce fut la même chose le lendemain et la nuit suivante. Et tous les soirs, à quelque endroit de Paris qu’il se trouvât, il recommençait la sinistre promenade. Il allait au restaurant du père "Virgile, il prenait le train, il descendait à Rueil, il rôdait autour de la maison. Quand il s’accoudait au pont, la Seine s’entr’ouvrait pour lui offrir le cadavre de sa victime. Ensuite, la nuit, il rêvait le crime, après l’avoir vécu pendant la soirée. Les hommes avaient pu l’acquitter : sa conscience ne l’acquittait pas. C’était le remords sous sa forme la plus aiguë : le remords hantant une cervelle, sans trêve, ni repos. Une espèce de désarticulation psychologique dédoublait l’âme de ce malheureux; pour le punir de son crime, que n’avaient point puni les hommes, elle le lui faisait recommencer tous les soirs et toutes les nuits !

Pendant le jour, il rôdait comme un fou dans Paris. Il essayait de se raisonner, de se prouver qu’il n’était pas coupable. « Mais je suis innocent, puisque le jury m’a acquitté ! » Non. Il était coupable, puisque sa conscience ne l’acquittait pas ! Un peu de lumière suffit pour éclairer beaucoup d’ombres. Un peu de remords suffit à châtier l’âme la plus obscure. Et là, le remords était immense, mais inconscient; subi, mais irraisonné. Toutes les tortures physiques qu’il avait infligées à sa victime, il les ressentait en tortures morales. C’était comme une folie, dont il se rendait compte pendant la journée, et qui l’envahissait quand le soir tombait. Et ce martyre dura pendant un mois. Pendant un mois, il n’y eut pas une soirée où ne recommençât la hideuse promenade ; il n’y eut pas une nuit où ne recommençât le hideux cauchemar.

Un jour, à l’une de ses heures lucides, il eut une révolte insensée. Il vit clair. Il fallait qu’il usât son remords ou que son remords l’usât. Il fallait qu’ils s’étreignissent tous les deux et que l’un des deux triomphât de l’autre. Il voulait, ou que sa folie fût absolue, ou que sa raison redevînt complète. Et comme il ouvrait machinalement un journal, il jeta un cri de joie. Il venait de lire les lignes suivantes, sous la rubrique Courrier des coulisses : «Aujourd’hui, à une heure, au théâtre des Fantaisies-Parisiennes, lecture, aux artistes, du Crime de Rueil, drame en quatre actes. » Bernardin sauta. Ah ! ses soirées et ses nuits étaient hantées quand ses journées demeuraient paisibles? Eh bien! il trouverait le moyen d’user son crime. Il en débarrasserait son cerveau, à force de le voir revivre devant ses yeux !

Une heure après, il arrivait au théâtre des Fantaisies-Parisiennes. Le directeur, le célèbre Chesnel, allait sombrer dans la faillite. Il ne savait plus où donner de la tête. Il le disait en ce moment même à son associé :

— Ma parole d’honneur! c’est à douter de l’art français. Je joue des vaudevilles que le public a déjà applaudis vingt fois, et il se trouve qu’il n’en veut plus! Je joue des féeries, dont je vais chercher les trucs à Londres, et il se trouve que le public n’en veut pas encore! Eh bien! j’essaierai du nouveau, je jouerai un drame de la vie réelle. Parfaitement. Le Crime de Rueil. Pas littéraire du tout : ça fera de l’argent ! Il achevait à peine sa phrase, quand le garçon d’accessoires vint lui dire que M. Bernardin Morel demandait à un parler.

— Bernardin Morel? Qui ça, Bernardin Morel?

— Je ne sais pas, monsieur, murmura le garçon d’accessoires.

— C’est peut-être celui qui a aidé au crime, hasarda l’associé, l’accusé qu’on a acquitté.

À ces mots, le directeur resta bouche béante. Est-ce que la fortune se déciderait à lui sourire? Bernardin Morel, l’un des trois fameux assassins!.. Il s’arrêta court dans cet élan de joie. Si l’autre venait protester contre l’exhibition du crime sur les planches?

— Faites entrer, dit-il.

En pénétrant dans le cabinet du directeur, Bernardin se sentait fort gêné. Il se demandait comment on allait l’accueillir. Que venait-il proposer, en somme? De diriger lui-même les répétitions, de montrer comment les choses s’étaient exactement passées. Afin de voir tellement jouer et rejouer devant lui le Crime de Rueil de la fiction, que le crime de Rueil de la réalité sortît enfin de son cerveau malade. Accepterait-on son idée? Ne la repousserait-on pas? Il ne se doutait guère que le directeur des Fantaisies-Parisiennes le voyait tomber chez lui comme un sauveur.

De vrai, le célèbre Chesnel et son associé eurent un saisissement quand il apparut. Bernardin Morel n’était plus un homme, mais l’évocation d’un être spectral. On eût dit un personnage d’Edgard Poë suscité dans la vie réelle. Les vêtemens du malheureux flottaient sur lui, ainsi que les linges devenus secs d’une statue flottent sur la glaise durcie. Mais un sceptique enragé comme Chesnel ne s’émouvait pas longtemps.

— Comment! vrai? c’est vous, Bernardin Morel? Vous avez une bonne tête!.. Je sais ce que vous venez me proposer, ailez ! De surveiller les répétitions. C’est-à-dire que vous voulez voir de près les petites actrices? Farceur!

Bernardin Morel restait stupéfait, ne comprenant pas, effaré par la trivialité cynique du directeur. Celui-ci reprit, avec sa joviale allure de boulevardier bon garçon :

— C’est entendu, je vous engage. Vous dirigerez les répétitions. Vous nous indiquerez bien tous les effets. Le matin de la première, je vous donnerai un cachet de deux mille francs pour votre travail. Seulement, j’aurai le droit de faire, avec votre nom, une réclame énorme à la pièce. Ne me remerciez pas, ce n’est pas la peine. On vous enverra le traité à signer chez vous. Je vous préviens que je stipule un dédit. Cinquante mille francs. A demain. On répète à midi pour le quart.

Et Bernardin s’en alla, ahuri, stupéfait, tombant du haut de ses épouvantes au milieu du sans-gêne de la vie de théâtre. L’homme qui venait de lui parler appartenait-il bien à la même race que lui? On pouvait donc l’accueillir ainsi, lui, un assassin? On pouvait donc lui parler ainsi, à lui, une créature rongée par le remords ?


IV.

Les répétitions marchaient très bien. On comptait sur un succès énorme. Il est vrai que jamais on n’avait vu un metteur en scène aussi merveilleux que Bernardin Morel. Il avait écouté lire la pièce par les auteurs avec une attention soutenue. A peine fit-il quelques observations de détail. Tout d’abord même on crut qu’il ne servirait à rien. Tant que durèrent la collation des rôles et le travail au foyer, Bernardin demeura muet. Il restait dans un coin, échoué sur un banc de cuir, l’œil fixe. Les acteurs avaient commencé par le regarder curieusement. Puis, peu à peu, on s’était accoutumé à lui. On lui serrait la main, on lui parlait comme à tout le monde.

— Bonjour, mon vieux Bernardin! Ça va bien. Bernardin? — avec la familiarité polie des coulisses.

L’assassin de Rueil, l’homme usé par sa conscience, traversait tout cela comme s’il ne voyait rien, comme s’il n’entendait rien. La brusque antithèse de sa vie solitaire et de cette vie de théâtre ne le frappait pas. Il restait le même, à la fois lucide et halluciné. Déjà Chesnel croyait avoir fait une mauvaise affaire quand Bernardin se révéla subitement. On venait de mettre en scène le troisième acte. On tâtonnait, on hésitait, lorsque Bernardin s’élança du fond des coulisses en s’écriant :

— Ça ne s’est point passé comme ça !

Et alors, avec une netteté merveilleuse, il recommençait tout le travail déjà fait par le régisseur. Il précisait les détails, il indiquait d’une manière saisissante les jalousies, les colères de Jean Morel jusqu’au jour où sa rage extravaguée le poussait au crime. Il donnait des conseils admirables à l’actrice chargée du rôle de Micheline. Quant à son propre personnage, il le mimait d’une façon si prodigieuse, il trouvait des intonations si frémissantes, que Chesnel se frottait les mains en disant :

— Un effet colossal ! J’augmenterai le prix des places.

Un jour, l’artiste chargé du rôle de Bernardin s’enrhuma et demanda deux jours de congé. Chesnel voulait faire répéter à sa place le souffleur. Bernardin s’y opposa. Il prit le rôle et répéta lui-même. Alors ce fut effrayant de vérité. Toutes les terreurs qui hantaient le cerveau du malheureux, toutes les peurs qui l’affolaient, il mit tout cela dans sa mimique, dans sa voix, dans ses gestes. Les autres comédiens restaient stupéfaits. Jamais ils n’avaient vu jouer le drame avec une pareille puissance; jamais ils n’avaient vu un acteur arriver à des effets aussi intenses. L’un d’eux même s’épeurait devant Bernardin : celui qui créait le rôle de la victime. Un tout jeune garçon, à peine sorti du Conservatoire, un peu timide, bien bâti pour tenir au théâtre le rôle vécu par l’amant de Micheline. Il s’appelait Dalbert et se faisait une joie de son début. Mais quand il vit répéter Bernardin, cette joie diminua beaucoup. Il tremblait pendant tout le temps de la répétition. L’actrice qui jouait Micheline, une petite blonde, nommée Marie Deschamps, très coquette et assez gentille, essayait de le rassurer. Cela n’allait pas durer. L’autre guérirait de son rhume, et tout rentrerait dans l’ordre. Ils ne prévoyaient pas l’un et l’autre ce qui se passerait.

Chesnel n’hésitait jamais quand il voyait le moyen de gagner de l’argent. Après une répétition, il dit un jour à Bernardin :

— Viens donc dans mon cabinet, mon vieux Morel; j’ai à te parler.

Et quand ils furent seuls :

— Ce n’est pas tout ça. Tu es tout bonnement merveilleux. Je veux que ce soit toi qui joues. Je te donnerai cinq cents francs par cachet : cinquante représentations assurées. Cela te va-t-il ?

Si cela lui allait ! Jamais le malheureux n’aurait osé ambitionner une pareille faveur. Depuis qu’il répétait à la place de l’acteur malade, un grand apaisement se faisait en lui. Ses nerfs se détendaient. Le remords semblait se lasser, et poursuivre moins activement sa victime. Il recommençait bien tous les soirs la même promenade sinistre, mais avec des terreurs moins affolées. De même, la nuit, ses cauchemars étaient moins hideux.

Les répétitions durèrent cinquante jours. Pendant tout ce temps-là. Bernardin Morel fut heureux. Dès qu’il sut que le rôle lui appartenait, dès qu’il put le répéter tous les jours, de midi à quatre heures, sa maladie psychologique cessa tout à coup. Le matin, il se levait de bonne heure et se promenait pour prendre de l’exercice. Il déjeunait gaîment et arrivait au théâtre le premier. Alors seulement, une sorte de fièvre le brûlait. Mais elle ne s’appliquait qu’à la pièce, à la mise en scène de la pièce, aux artistes qui jouaient dans la pièce. A la répétition, il se dépensait énormément, non-seulement pour son rôle, mais encore pour les rôles des autres. Et chaque jour, il produisait le même effet sur les comédiens, sur les machinistes, sur les pompiers, qui allongeaient leur tête curieuse entre les portans, pour mieux voir et mieux entendre. Après la répétition, Bernardin redevenait doux et calme. Il descendait parfois au café avec les autres. Tout le monde le trouvait bon camarade, excepté Dalbert, qui ne parvenait pas à se rassurer. Vainement la petite Marie Deschamps essayait de le calmer.

— Pourquoi as-tu peur ? Tu es un nigaud. Il ne te mangera pas, va !

L’autre hochait la tête, très peu convaincu.

Quand la répétition était finie, Bernardin rentrait chez lui. Il ne rôdait plus chez le père Virgile, comme autrefois ; il ne recommençait plus la hideuse promenade. Ce mauvais temps était passé. Maintenant, après son dîner, il s’en allait dans un petit café de la rue du Bac, où l’on ne connaissait pas son nom. Et là, il usait sa soirée comme un bourgeois paisible, petitement renté. Son caractère devenait de plus en plus doux. Il était poli et aimable avec tout le monde. Ainsi, une après-midi, Marie Deschamps lui dit :

— Soyez donc gentil avec Dalbert. Vous lui faites peur, à ce garçon-là.

Bernardin fut très étonné et se montra dès lors particulièrement aimable pour Dalbert. Il lui parla très affectueusement et l’invita deux ou trois fois à dîner. Si bien que le jeune comédien se rassura peu à peu et arriva même à n’avoir plus peur du tout.

Enfin, le fameux jour se leva. La pièce était admirablement lancée. Le long du boulevard, dans tous les théâtres, dans les journaux, dans les salons littéraires, on parlait beaucoup du Crime de Rueil. Cela s’annonçait comme un grand succès. Les débuts de Bernardin Morel surtout excitaient la curiosité au plus haut point. On discutait à l’avance. Les uns trouvaient cette exhibition scandaleuse, les autres au contraire appelaient cela une tentative originale. Par les indiscrétions des coulisses, on savait que Bernardin serait merveilleux. Quant à la pièce, les artistes s’accordaient à la trouver « empoignante. » Et la curiosité montait, dans ce Paris blasé, dont on ne fixe l’attention qu’à coups de réclame. Elle montait si bien que Chesnel ne voulut personne à la répétition générale. Personne, pas même ceux des critiques célèbres qui font leur compte-rendu dès le lendemain.

C’est par une claire matinée du mois d’octobre que les passans purent lire sur d’énormes affiches semées dans tout Paris l’annonce de la première. Pendant la journée, on agiota sur les billets d’une façon insensée. À six heures du soir, le fauteuil d’orchestre était coté vingt-cinq louis. À huit heures, il montait à cinquante. Dès huit heures et quart, tout le monde arrivait. Et quelle salle ! Toutes les illustrations parisiennes se trouvaient là. Pour la première fois, on venait à une première des Fantaisies-Parisiennes avec la tenue d’une première aux Français. Tous ces gens, habitués à se rencontrer en pareille circonstance, se regardaient d’un air particulier comme pour se dire :

— Il paraît que ce sera étonnant !

Cependant, sur la scène tout se passait très bien. Bernardin Morel avait été fort exact, comme à son ordinaire. Il ne se faisait jamais beaucoup remarquer, et pas plus ce soir-là que les autres. Dès sept heures du soir, il entrait discrètement dans sa loge, haussait les becs de gaz et s’asseyait devant la glace. Sur la tablette, le rouge, le blanc, la patte de lièvre, tout ce qu’il fallait pour « faire son visage. »

— As-tu besoin de moi, mon petit Morel? lui demanda Marie Deschamps, en passant dans le corridor.

— Je vous remercie, mademoiselle, répliqua-t-il, n’ayant jamais voulu user de la familiarité de ses camarades.

— Tu ne sauras jamais « faire ton visage, » reprit la petite blonde.

Et gentiment, elle trempait la patte de lièvre dans les pots de rouge et de blanc, la promenait ensuite sur le visage de Bernardin, qui cédait en souriant. Jamais on ne l’avait vu de meilleure humeur. Une franche gaîté luisait dans ses yeux. Il s’habillait même avec entrain. Et les gens du théâtre pensaient que l’idée de son succès le grisait un peu. Par la porte à demi ouverte entrait le bruit joyeux des coulisses, cette animation spéciale aux jours de première. Des allées et des venues, la couturière qui passe, la coiffeuse qui s’inquiète, un mélange d’exclamations de toute sorte : « Je suis sûre que ma robe du deux n’ira pas du tout ! » ou bien : « Allons, bon ! voilà ma perruque qui est trop blonde ! » Et de temps en temps, la voix grave et indifférente de l’avertisseur qui disait au bout du couloir, en haut de l’escalier: « Messieurs et mesdames, on va commencer! » Cependant on ne commençait toujours pas. L’intelligent Chesnel se plaisait à prolonger l’attente du public. Ce ne fut qu’à neuf heures moins un quart que le régisseur frappa les trois coups solennels.

À ce moment, le petit Dalbert entrait dans la loge de Bernardin pour voir si son camarade était prêt. Il s’arrêta net sur le seuil. Le complice de Jean et de Micheline Morel sommeillait doucement. A demi renversé sur sa chaise, la tête appuyée dans sa main, un sourire de contentement aux lèvres. Bernardin s’envolait dans le pays des songes. Cet homme, si torturé pendant tant de semaines, semblait en pleine possession de son repos mental. Il dormait comme un homme heureux, sans aucun souci, sans aucune tristesse. Dalbert raconta cela à droite et à gauche. On n’en revenait pas au théâtre. Celui-là ne se préoccupait guère de ses débuts, par exemple! Il fallut éveiller Bernardin pour lui annoncer que le moment de son entrée en scène arrivait.

C’était la fin du premier acte. Bernardin Morel n’y paraissait point. Mais, dès le commencement du second, il remplissait toute la pièce. Ce second acte débutait par une scène entre les deux frères, scène violente où Jean racontait ses colères, ses jalousies, concevait le crime et suppliait Bernardin de l’aider. Quand ce dernier parut, il y eut un long mouvement dans la salle. Des frémissemens coururent de l’orchestre au balcon et du balcon aux loges : si bien que la pièce fut arrêtée net pendant cinq minutes. Heureusement pour Bernardin, car il avait failli se trouver mal. Il éprouvait une impression extraordinaire. Cette salle bondée de monde, ces quinze cents têtes tournées vers lui, cette lumière éblouissante l’affolaient subitement. Mais il se remettait bientôt. Et, tout de suite, avec une âpreté instinctive, il jouait son rôle devant la stupeur grandissante du public. Ce n’était plus un comédien, mais un homme; ce n’étaient plus des sentimens factices, mais des passions vécues. Bernardin Morel jouait le rôle de Bernardin Morel : non pas comme un comédien l’eût fait au théâtre, mais comme il l’avait fait, lui, dans la vie réelle. Et peu à peu, un détraquement nouveau s’opérait dans la cervelle de cet homme. Il redevenait le complice et l’assassin. Il n’avait plus en face de lui de simples artistes chargés d’interpréter une pièce. Il voyait Jean Morel, il voyait Micheline Morel, il voyait des êtres humains jetés en plein drame, drame dont il avait sa part, drame qu’il rejouait tout à coup sur les planches !

Quand la toile tomba sur le second acte, toute la salle se leva, éclatant en bravos frénétiques. L’effet produit sur les comédiens aux répétitions se reproduisait à la première sur le public. Cette sobriété de jeu, cette intensité d’action, cette puissance de mimique bouleversaient les spectateurs. Sur la scène, on s’empressait autour de Bernardin pour le féliciter. Mais celui-ci, assis sur une chaise, ne voyait rien et n’entendait rien. Il murmurait très bas, ainsi qu’un enfant qui souffre :

— J’ai mal!.. j’ai mal !

Et il mettait la main sur son front pâle et brûlant, où perlaient de fines gouttes de sueur. On le crut fatigué ; on s’éloigna. Il restait à peu près seul dans l’ombre fraîche des coulisses, l’œil fixe, repris par son hallucination d’autrefois. Quand il rentra en scène pour le troisième acte, il était complètement possédé.

Le succès augmenta encore, atteignant même l’enthousiasme. C’est qu’en effet, plus la pièce marchait, plus Bernardin s’abandonnait à son exaltation irraisonnée. Il revivait réellement le crime de Rueil dans tous ses détails effrayans. Il repassait par les mêmes phases psychologiques qu’auparavant. Il revoyait son frère et sa belle-sœur. Quant au malheureux Dalbert, il devenait pour lui l’amant de Micheline, celui qui déshonorait sa famille, l’être qu’il fallait tuer. Personne ne pouvait se rendre compte de ce qui remuait sous le crâne de Bernardin. Quelque chose comme un délire à froid, grandissant dans une cervelle de fou !

Et cependant il paraissait absolument maître de lui. Il joua le commencement du quatrième acte en comédien consommé. Il y avait là une scène entre cuir et chair filée par Dalbert et Bernardin. Celui-ci fut admirable de calme et d’ironie. Tout de suite après, le drame se renouait avec une brutalité sauvage. La censure n’ayant point permis que l’assassinat se commît à coups de barre de fer, les auteurs procédaient autrement. Pendant que Jean Morel et Micheline tenaient la victime immobile sur une table de marbre, Bernardin l’étranglait avec une mince corde en lacet. Ce fut horrible de vérité. Bernardin se précipita sur Dalbert avec une telle haine rageuse qu’il y eut quatre salves d’applaudissemens. Il mit le lacet au cou de la victime et serra violemment. On entendit un cri étouffé, un râle, puis plus rien. Bernardin restait debout au fond du théâtre, livide, secoué de tremblemens. Et ses dents claquaient, et la sueur glissait sur sa figure immobile et blanche. Il y eut une minute indescriptible. La salle affolée criait :

— Bravo ! bravo I

Des femmes s’évanouissaient ; des hommes même trouvaient que c’était pousser le réalisme trop loin. Brusquement la toile tomba comme on ne s’y attendait point. On entendit aller, courir sur la scène, puis des portes s’ouvrir et se refermer, puis des cris. Un malaise inconscient gagnait tout le monde. Déjà l’on se demandait de fauteuil en fauteuil :

— Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’est-il arrivé?

Le bruit se répandit qu’on cherchait le médecin au théâtre. Des groupes se formaient dans les couloirs quand le rideau se releva lentement et le régisseur parut, chancelant, tout blême. D’une voix saccadée, mâchant les mots, il fit cette annonce stupéfiante :

— Mesdames, messieurs,.. un grand malheur vient d’arriver... M. Bernardin Morel a étranglé notre camarade Dalbert...


ALBERT DELPIT.