Le Crime du vieux Blas/Le Crime du vieux Blas/VIII

La bibliothèque libre.


VIII

Fin de l’histoire du petit garçon qui n’avait pas d’oreilles et d’un chien noir qui fumait sa pipe.


Sous un amoncellement toujours croissant de pierres qui écrasent et déchirent, il se mourait, tout sanglant. Et il avait à chaque point de son corps une douleur atroce.

Alors, prêt à rendre son âme jusqu’alors résignée, ce vieil homme se révolta.

Non, il n’avait point fait de mal ! et il était affreux que le hasard d’abord, et les hommes après le hasard et la nature après les hommes, se fussent acharnés de la sorte contre lui. La plaine l’avait chassé dans la montagne et voici que la montagne le chassait dans la mort. Eh bien ! c’était qu’il n’y avait pas de justice, c’était qu’il n’y avait pas de bon Dieu. Qu’est-ce qu’on avait à lui reprocher ? Rien. Il ne fallait donc pas le faire souffrir ; il ne fallait donc pas le tuer.

Il haletait sous l’entassement dur, ayant autour de lui la fureur du tonnerre et du vent.

Mais, voici, il sentit comme une grande langueur qui lui montait des jambes, lui gagnait la poitrine, enveloppait sa tête moins douloureuse. Il avait encore des hoquets d’où jaillissait du sang, mais ils étaient plus rares et le faisaient moins souffrir ; il éprouvait une espèce de calme déjà très profond, peut-être parce qu’il était au commencement de dormir pour toujours, et il n’entendait plus que vaguement, comme un bruit qui vient de très loin, le fracas de la tempête. Puis, ce bruit-là même, il cessa de l’entendre ; il aurait pu croire qu’il était couché dans son lit, tant les pierres à présent lui semblaient molles sous sa chair, tant il se sentait bercé dans un languissant bien-être.

Ainsi que dans un rêve, il crut se revoir au bord de la rivière, près du pont, jouant avec le petit Blas dans les fleurs du jardinet.

Oui, le petit Blas était là ; oh ! il sentait bien qu’il avait sur les genoux son joli petit Blas. Mais l’enfant n’était plus un enfant : il avait un corps plus brillant qu’une grande étoile, avec des ailes blanches, comme en ont les séraphins.

Le petit Blas lui dit :

— Maintenant que je suis au ciel, je sais beaucoup d’histoires, et c’est moi qui t’en conterai, si tu veux. La fin de ton beau conte, où il y avait un enfant sans oreilles, et un chien noir qui fumait sa pipe, la fin de ce beau conte, tu ne la savais pas ? Eh bien écoute grand-père, je vais te la dire, moi. Quand le petit Guignonet se trouva dans la prison, parce qu’on l’accusait d’avoir volé, il fut d’abord bien triste, comme tu l’es maintenant. Lui aussi, il n’avait fait que du bien et tout le monde était contre lui à cause du bien qu’il avait fait. Mais pendant qu’il se désolait, pendant qu’il se croyait perdu, voilà que le chien noir qui fumait sa pipe entra dans le cachot et, tout en fumant sa pipe, il dit : « Guignonet, tes épreuves sont finies. Le mendiant sur la route qui t’a rendu ton sou avec de mauvaises paroles, c’était moi ; c’était moi, la poule dont tu as cassé les œufs en croyant lui porter secours ; le corbeau aux grandes ailes, et le nain et les gendarmes, c’était moi encore ; mais je ne suis pas un chien noir qui fume sa pipe, je suis une fée, une bonne fée. Regarde-moi. » Alors, dans la prison qui n’était plus une prison, mais un jardin éclairé par des fleurs lumineuses, Guignonet vit une belle dame avec des cheveux en or, qui était tout habillée de soleil et qui avait à la main une baguette en diamant. « Guignonet, dit-elle, tu as résisté à toutes les épreuves, tu ne t’es pas révolté contre les injustices : maintenant réjouis-toi, car tu es dans le jardin céleste tu joueras éternellement avec les petits anges de ton âge. » Quand elle eut parlé ainsi, la fée disparut. Guignonet vit venir à lui une troupe d’enfants si beaux, qu’il n’aurait pas cru qu’il en existât de pareils ; ils lui proposèrent de venir s’amuser avec eux ; et il n’y a rien de plus plaisant que de jouer aux quatre coins dans le jardin du paradis.


C’est ainsi que le petit Blas, chérubin aux ailes blanches, parlant au vieux Blas sous les décombres rocheux, acheva l’histoire du « petit garçon qui n’avait pas d’oreilles et d’un chien noir qui fumait sa pipe. »

Alors le pauvre homme, comprenant qu’il y a une justice et un bon Dieu, mourut sans douleur sur le dur lit de pierres, en serrant contre son cœur le petit Blas, qui était un petit ange à présent ; le grand-père avait hâte d’entendre les belles histoires que l’enfant lui raconterait à son tour dans le jardin du ciel, tout à l’heure.