Le Crime du vieux Blas/Les trois bonnes Fortunes

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Henry Kistemaeckers (p. 115-132).

LES
TROIS BONNES FORTUNES




D’un geste vif, avec un air qui se décide, Mme de Ruremonde ferma son éventail ; et il s’envola de sa joue, dans le vent des feuilles repliées, une vague nuée de veloutine, qui monta, monta, redescendit, et s’arrêta, légère, éparpillée, aux frisons roux, tout près des yeux.

— Soit ! dit la rieuse jeune femme aux trois rivaux qui l’adorent infiniment, je consens à me départir de ma barbarie accoutumée. Mais entendez bien ceci : chacun de vous me contera, sans trop mentir, l’une de ses aventures d’amour, et puisque l’eau va aux fleuves, et les millions aux millionnaires, et le bonheur aux heureux, c’est à celui des trois à qui est échue, autrefois ou naguère, la plus précieuse, la plus rare, la plus parfaite bonne fortune, que j’accorderai de baiser, en présence des deux autres, l’ongle rose et cruel de mon petit doigt déganté !


Voici comment parla le plus vieux des amoureux :

Je plains très sincèrement les hommes qui ne gardent pas, dans quelque tendre recoin du cœur, le souvenir d’avoir joué, tout jeunes, avec de jeunes demoiselles, aux jeux innocents, le soir, dans le jardin étroit d’une petite maison de province ! Car ils n’ont pas connu l’exquise puérilité des amourettes à la fois naïves et sournoises, des consentements qui ne savent à quoi ils consentent, des refus qui ne savent ce qu’ils refusent, des petites douleurs qui pleurent, des petites bouderies qui rient ; car ils ignorent le plaisir aigu, et comme tranchant, qui cingle les nerfs, d’entendre des noms de jeunes filles criés dans de brusques envolées de joie par d’autres jeunes filles, et le charme de miauler « miaou » devant une porte à demi fermée quand la chatte, derrière le battant, est un ange, et le tremblant délice de baiser, entre les barreaux d’une chaise, parmi les regards qui se moquent ou qui envient, toute la rougissante pudeur des vierges sur la joue d’une enfant qui veut bien !

Une fois, nous convînmes d’un jeu nouveau ; il s’agirait de trouver une rose que Lucienne — Lucienne, ma préférée ! — aurait cachée sur elle, dans sa robe ou dans ses cheveux.

— C’est fait ! me cria-t-on.

Eh bien, je ne découvris point la rose. Vainement, je fouillai — oh ! avec quel désir de ne pas trouver trop vite ! — les poches longues de la jupe, où, dans les plis du mouchoir, se heurtaient un dé et un étui à aiguilles ; vainement j’osai, du bout du doigt, écarter un peu le col étroit de toile empesée, qui met une ligne vermeille dans la blancheur du cou ; vainement je soulevai, du souffle plutôt que de la main, les pâles bandeaux blonds et doux pour voir si la petite fleur n’était pas cachée dans la petite oreille : je ne découvris pas la rose ! Je frappais du pied, je me mordais les lèvres. J’étais à la fois plein d’humiliation et de désespoir ; car ils se moquaient de moi, les autres, et le prix de la trouvaille eût été un baiser de Lucienne !

Furieux d’avoir dû « donner ma langue au chat », je me retirai au fond du jardin ; j’allais, venais, maussade, sous la charmille toute traversée de lune.

Mais Lucienne s’esquiva et s’en vint me rejoindre.

— C’est que vous avez mal cherché, dit-elle en ouvrant sa divine bouche rouge, où la fleur s’épanouissait comme dans une autre fleur à peine plus grande.

Et elle ne me défendit pas de cueillir avec les lèvres, entre la neige de ses dents, la délicieuse rose tout humide d’une ineffable rosée.


— La bonne fortune est jolie et fraîche comme un bouquet de campanules des champs. Mais qui n’entend qu’une clochette n’entend qu’un son, dit Mme de Ruremonde.


Le second amoureux raconta cette histoire :

Tandis que du fond d’une baignoire, derrière la claque retentissante, je voyais, le soir de la première, les personnages créés par ma fantaisie vivre et se mouvoir dans la réelle chimère de la scène ; tandis que mes vers, — ces vers écrits dans la fièvre des nuits heureuses ! — sonnaient leurs triomphales rimes parmi le grand silence qui approuve ou la furie des applaudissements, je ne songeais pas à mon œuvre, non, ni au succès, ni à la gloire ! Toutes mes pensées, tous mes sens, toutes mes forces vitales, convergeaient vers l’extraordinaire et magnifique comédienne, par qui mon drame devenait la vie, par qui ma parole devenait un chant. Aux répétitions, elle ne m’avait guère satisfait ; même, nous nous étions, parfois, assez vivement querellés ; c’est à peine si j’avais vu qu’elle était séduisante, et si belle ! Mais là, dans la chaude apothéose du théâtre, traînant sa robe de brocart d’or avec un bruit sonore de longues périodes, riant des rires rouges qui veulent des baisers, levant de beaux bras nus qui imposent la caresse, grande, grasse, blanche, avec des rougeurs de sang soudain sous la neige vivante des épaules et de la gorge, elle était bien, dans la splendeur des criminelles amours, la formidable courtisane italienne des temps anciens, telle que je l’avais pensée, la femelle héroïque des cardinaux et des papes. Je l’aimais, moi aussi, comme le héros de mon œuvre, je l’aimais, je l’aimais ! La lumière de sa beauté, au fond de la loge obscure, m’inondait, m’éblouissant, et je m’enivrais, malgré la distance, de violentes senteurs de chair, comme un homme qui fourrerait et roulerait sa tête dans un bouquet de femmes. Quand la toile tomba, je m’enfuis. Je me souciais bien d’entendre les acclamations glorieuses dont mon nom fut salué ! Et je ne montai pas sur le théâtre. Si j’étais entré dans le foyer, si j’avais vu, de près, l’admirable comédienne qui avait réalisé mon rêve de poète, l’adorable femme qui me l’avait fait oublier, je me serais élancé vers elle, je l’aurais embrassée, enlevée, emportée ! Fou, je craignais d’être ridicule, et absurde. Je courus à travers les rues, sans savoir où j’allais. L’enlacement dont elle avait étreint, pendant qu’il rendait l’âme, le jeune homme amoureux de la pièce, je l’avais autour du corps, comme une ceinture vivante et acharnée, dont rien désormais ne me délivrerait. Il y avait des étoiles au ciel ? non, ses yeux ! et toute la furie des passions qui avaient jailli de ses prunelles, qui s’étaient projetées, éperdues, dans l’emportement de ses gestes, qui avaient délicieusement râlé dans sa mourante voix, me poursuivait, me talonnait, me rejoignait, me saisissait avec des rudesses de mains qui vous empoignent aux épaules. Enfin, je rentrai chez moi, tout plein et tout enveloppé d’elle. Je remarquai, surpris, que la porte de mon appartement était ouverte ; et, à peine avais-je franchi le seuil, que je la vis, elle, là, m’attendant dans son royal costume de courtisane romaine, et que, dans un écartement lumineux de brocart d’or, elle me mit autour du cou l’impérieuse caresse de ses brûlants bras nus !


— Voilà une belle aventure ! dit Mme de Ruremonde ; puisque vous avez eu la rare fortune de posséder, dans une femme, l’incarnation de votre rêve. Je ne cache pas que vous avez quelque chance de gagner le prix convenu.


Le dernier des rivaux fit ce conte :

« Dès que je fus assis dans le wagon, je demeurai sous le charme. À côté d’un homme gras et doux, tranquille — son mari évidemment, — une jeune femme tout en noir lisait, avec une attention qui pense à autre chose, le roman d’une revue. Une bourgeoise, certes, car aucune singularité ne pimentait la modestie de sa toilette ; les gants des longues mains — des gants de Suède, gris, — n’avaient que deux ou trois boutons ; la voilette, ni trop ni trop peu baissée, laissait voir deux fines lèvres, à peine roses, qui ne s’entr’ouvraient pas, sévères. Mais tout le ciel — le ciel tel qu’il nous apparaît à seize ans, bleu pâle, où passent des volées d’anges, — était visible, adorablement, derrière la dentelle, dans ses yeux. Je sentis soudainement que j’étais en présence de celle que j’avais toujours espérée sans la rencontrer jamais, de celle que, rencontrée enfin, j’aimerais éternellement. Et, quelque chose d’analogue à ce que j’éprouvais, elle l’éprouva. Ne me croyez point, j’y consens ! moquez-vous, moquez-vous ! Je vous dis que, nos regards s’étant rencontrés, il y eut dans les siens un éveil pareil à celui que produit l’entrée d’un flambeau dans la pénombre d’une chambre ; et, sans qu’elle se fût détournée un instant, sans qu’elle eût essayé de lutter contre un charme trop fort, la tendre résignation d’un sourire qui ne quitta plus ses lèvres enfin entr’ouvertes m’avoua qu’elle acceptait sa destinée. Quand son mari, à la dernière station, descendit pour demander à quelle heure le train arriverait à Bruxelles, je pris les mains de la jeune femme ; elle ne les retira point ! et, simplement, presque à voix haute, elle me dit, sans que j’eusse parlé : « Je serai demain matin, à dix heures, à l’église de Sainte-Gudule. » Je ne lui répondis même pas. Elle savait tout ce que j’aurais pu répondre. Oh ! qu’elle fut douce, la dernière heure du voyage, pendant que, l’homme gras et doux s’étant endormi, nous nous regardions, vaincus, extasiés, les yeux dans les yeux ! Qu’elle fut délicieuse aussi, la nuit qui précéda l’instant où je devais la revoir à l’église ! Ma vie recommençait. Rien de ce qui avait existé n’existait. Le souvenir même était aboli. J’aimais pour la première fois ; et je bâtissais les féeries de mille songes. Cette femme, si pareille à mon suprême idéal, que le destin compatissant m’offrait, je l’emporterais loin, très loin, charmé, charmée, et nous connaîtrions, sur les bords de quelque fleuve, dans une maisonnette où grimpent des fleurs et des oiseaux, la solitude parfaite du silencieux amour. Bien avant l’heure indiquée, je l’attendais à l’église. Qu’elle ne vînt pas, c’était la seule idée que je ne pouvais pas avoir. Est-ce qu’elle ne s’était pas promise dans le premier regard ? Est-ce qu’elle ne s’était pas livrée dans la première parole ? J’avais sur les lèvres le baiser qu’elle ne m’avait pas donné. Cependant elle ne venait point. Je regardais une à une les femmes qui entraient dans l’église : elle ne venait pas, elle ne venait pas ! Quand, de retour à l’hôtel, je m’informai des voyageurs qui, la veille, étaient arrivés en même temps que moi, j’appris que le mari, par un caprice, ou par quelque jalousie, avait voulu repartir dès le matin ; et depuis, hélas ! je ne l’ai pas revue, je ne l’ai jamais revue ! »


Les deux rivaux du dernier conteur éclatèrent de rire.

— La plaisante bonne fortune, en vérité ! C’est une assez piètre aventure d’amour qu’un rendez-vous où l’amoureuse ne vient pas.

Mais Mme de Ruremonde, d’un geste, leur imposa silence.

— Vous avez été heureux, certes, vous qui avez baisé entre des dents de neige la fleur des enfantines amours, et vous qui avez embrassé votre superbe chimère ; mais il a été plus heureux encore, celui qui, ayant, pendant une heure, éperdûment aimé, n’a pas connu cette irrémédiable tristesse : la réalisation de son rêve.

Et ce fut au troisième conteur que Mme de Ruremonde, entre deux valses, accorda la rare et chère gloire de baiser, en présence des deux amants vaincus, l’ongle rose et cruel de son petit doigt déganté.