Le Député d’Arcis/Partie 1/Chapitre 03

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Librairie nouvelle (p. 15-24).


CHAPITRE III

OÙ L’OPPOSITION SE DESSINE


Le maire, monsieur Philéas Beauvisage, se présenta le premier, accompagné du successeur de son beau-père, le plus occupé des notaires de la ville, Achille Pigoult, petit-fils d’un vieillard resté juge de paix d’Arcis pendant la Révolution, pendant l’Empire et pendant les premiers jours de la Restauration.

Achille Pigoult, âgé d’environ trente-deux ans, avait été dix-huit ans clerc chez le vieux Grévin, sans avoir l’espérance de devenir notaire. Son père, fils du juge de paix d’Arcis, mort d’une prétendue apoplexie, avait fait de mauvaises affaires.

Le comte de Gondreville, à qui le vieux Pigoult tenait par les liens de 1793, avait prêté l’argent d’un cautionnement, et avait ainsi facilité l’acquisition de l’étude de Grévin au petit-fils du juge de paix qui fit la première instruction du procès Simeuse. Achille s’était établi sur la Place de l’Église, dans une maison appartenant au comte de Gondreville, et que le pair de France lui avait louée à si bas prix, qu’il était facile de voir combien le rusé politique tenait à toujours avoir le premier notaire d’Arcis dans sa main.

Ce jeune Pigoult, petit homme sec dont les yeux fins semblaient percer ses lunettes vertes qui n’atténuaient point la malice de son regard, instruit de tous les intérêts du pays, devant à l’habitude de traiter les affaires une certaine facilité de parole, passait pour être gouailleur, et disait tout bonnement les choses avec plus d’esprit que n’en mettaient les indigènes dans leurs conversations.

Ce notaire, encore garçon, attendait un riche mariage de la bienveillance de ses deux protecteurs, Grévin et le comte de Gondreville. Aussi l’avocat Giguet laissa-t-il échapper un mouvement de surprise en apercevant Achille à côté de monsieur Philéas Beauvisage.

Ce petit notaire, dont le visage était couturé par tant de marques de petite vérole qu’il s’y trouvait comme un réseau de filets blancs, formait un contraste parfait avec la grosse personne de monsieur le maire, dont la figure ressemblait à une pleine lune, mais à une lune réjouie.

Ce teint de lys et de roses était encore relevé chez Philéas par un sourire gracieux qui résultait bien moins d’une disposition de l’âme, que de cette disposition des lèvres pour lesquelles on a créé le mot poupin.

Philéas Beauvisage était doué d’un si grand contentement de lui-même, qu’il souriait toujours à tout le monde, dans toutes les circonstances. Ses lèvres poupines auraient souri à un enterrement. La vie qui abondait dans ses yeux bleus et enfantins ne démentait pas ce perpétuel et insupportable sourire.

Cette satisfaction interne passait d’autant plus pour de la bienveillance et de l’affabilité que Philéas s’était fait un langage à lui, remarquable par un usage immodéré des formules de la politesse. Il avait toujours l’honneur, il joignait à toutes ses demandes de santé relatives aux personnes absentes les épithètes de cher, de bon, d’excellent. Il prodiguait les phrases complimenteuses à propos des petites misères ou des petites félicités de la vie humaine. Il cachait ainsi sous un déluge de lieux communs son incapacité, son défaut absolu d’instruction, et une faiblesse de caractère qui ne peut être exprimée que par le mot un peu vieilli de girouette.

Rassurez-vous. Cette girouette avait pour axe la belle madame Beauvisage, Séverine Grévin, la femme célèbre de l’arrondissement.

Aussi quand Séverine apprit ce qu’elle nomma l’équipée de monsieur Beauvisage, à propos de l’élection, lui avait-elle dit le matin même : — Vous n’avez pas mal agi en vous donnant des airs d’indépendance ; mais vous n’irez pas à la réunion des Giguet, sans vous y faire accompagner par Achille Pigoult, à qui j’ai dit de venir vous prendre !

Donner Achille Pigoult pour mentor à Beauvisage, n’était-ce pas faire assister à l’assemblée des Giguet un espion du parti Gondreville ? Aussi chacun peut maintenant se figurer la grimace qui contracta la figure puritaine de Simon, forcé de bien accueillir un habitué du salon de sa tante, un électeur influent dans lequel il vit alors un ennemi.

— Ah ! se dit-il à lui-même, j’ai eu bien tort de lui refuser son cautionnement quand il me l’a demandé ! Le vieux Gondreville a eu plus d’esprit que moi…

— Bonjour, Achille, dit-il en prenant un air dégagé, vous allez me tailler des croupières !…

— Je ne crois pas que votre réunion soit une conspiration contre l’indépendance de nos votes, répondit le notaire en souriant. Ne jouons-nous pas franc jeu ?

— Franc jeu ! répéta Beauvisage.

Et le maire se mit à rire de ce rire sans expression par lequel certaines personnes finissent toutes leurs phrases, et qu’on devrait appeler la ritournelle de la conversation. Puis monsieur le maire se mit à ce qu’il faut appeler sa troisième position, en se présentant droit, la poitrine effacée, les mains derrière le dos. Il était en habit et pantalon noirs, orné d’un superbe gilet blanc entr’ouvert de manière à laisser voir deux boutons de diamant d’une valeur de plusieurs milliers de francs.

— Nous nous combattrons, et nous n’en serons pas moins bons amis, reprit Philéas. C’est là l’essence des mœurs constitutionnelles ! Hé ! hé ! hé ! Voilà comment je comprends l’alliance de la monarchie et de la liberté… Ha ! ha ! ha !

Là, monsieur le maire prit la main de Simon en lui disant : — Comment vous portez-vous ! mon bon ami ? Votre chère tante et notre digne colonel vont sans doute aussi bien ce matin qu’hier… du moins il faut le présumer !… Hé ! hé ! hé ! ajouta-t-il d’un air de parfaite béatitude, — peut-être un peu tourmentés de la cérémonie qui va se passer… — Ah ! dam, jeune homme (sic : jeûne hôme ! ), nous entrons dans la carrière politique… Ah ! ah ! ah ! — Voilà votre premier pas… — il n’y a pas à reculer, — c’est un grand parti, — et j’aime mieux que ce soit vous que moi qui vous lanciez dans les orages et les tempêtes de la chambre… Hi ! hi ! quelque agréable que ce soit de voir résider en sa personne… Hi ! hi ! hi ! le pouvoir souverain de la France pour un quatre cent cinquante-troisième !… Hi ! hi ! hi !

L’organe de Philéas Beauvisage avait une agréable sonorité tout à fait en harmonie avec les courbes légumineuses de son visage coloré comme un potiron jaune clair, avec son dos épais, avec sa poitrine large et bombée. Cette voix, qui tenait de la basse-taille par son volume, se veloutait comme celle des barytons, et prenait, dans le rire par lequel Philéas accompagnait ses fins de phrase, quelque chose d’argentin. Dieu, dans son paradis terrestre, aurait voulu, pour y compléter les Espèces, y mettre un bourgeois de province, il n’aurait pas fait de ses mains un type plus beau, plus complet que Philéas Beauvisage.

— J’admire le dévouement de ceux qui peuvent se jeter dans les orages de la vie politique. Hé ! hé ! hé ! il faut pour cela des nerfs que je n’ai pas. — Qui nous eût dit en 1812, en 1813, qu’on en arriverait là ?… Moi, je ne doute plus de rien dans un temps où l’asphalte, le caoutchouc, les chemins de fer et la vapeur changent le sol, les redingotes et les distances. Hé ! hé !

Ces derniers mots furent largement assaisonnés de ce rire par lequel Philéas relevait les plaisanteries vulgaires dont se payent les bourgeois ; mais il les accompagna d’un geste qu’il s’était rendu propre : il fermait le poing droit et l’insérait dans la paume arrondie de la main gauche en l’y frottant d’une façon joyeuse. Ce manége concordait à ses rires, dans les occasions fréquentes où il croyait avoir dit un trait d’esprit.

Peut-être est-il superflu de dire que Philéas passait dans Arcis pour un homme aimable et charmant.

— Je tâcherai, répondit Simon Giguet, de dignement représenter…

— Les moutons de la Champagne, repartit vivement Achille Pigoult en interrompant son ami.

Le candidat dévora l’épigramme sans répondre, car il fut obligé d’aller au-devant de deux nouveaux électeurs.

L’un était le maître du Mulet, la meilleure auberge d’Arcis, et qui se trouve sur la Grande-Place, au coin de la rue de Brienne. Ce digne aubergiste, nommé Poupart, avait épousé la sœur d’un domestique attaché à la comtesse de Cinq-Cygne, le fameux Gothard, un des acteurs du procès-criminel. Dans le temps, ce Gothard fut acquitté.

Poupart, quoique l’un des habitants d’Arcis les plus dévoués aux Cinq-Cygne, avait été sondé depuis deux jours par le domestique du colonel Giguet, avec tant de persévérance et d’habileté, qu’il croyait jouer un tour à l’ennemi des Cinq-Cygne en consacrant son influence à la nomination de Simon Giguet, et il venait de causer dans ce sens avec un pharmacien nommé Fromaget, qui, ne fournissant pas le château de Gondreville, ne demandait pas mieux que de cabaler contre les Keller.

Ces deux personnages de la petite bourgeoisie pouvaient, à la faveur de leurs relations, déterminer une certaine quantité de votes flottants, car ils conseillaient une foule de gens auxquels les opinions politiques des candidats étaient indifférentes. Aussi l’avocat s’empara-t-il de Poupart et livra-t-il le pharmacien Fromaget à son père, qui vint saluer les électeurs déjà venus.

Le sous-ingénieur de l’arrondissement, le secrétaire de la mairie, quatre huissiers, trois avoués, le greffier du tribunal et celui de la justice de paix, le receveur de l’enregistrement et celui des contributions, deux médecins rivaux de Varlet, le beau-frère de Grévin, un meunier nommé Laurent Coussard, et chef du parti républicain à Arcis, les deux adjoints à Philéas, le libraire-imprimeur d’Arcis, et une douzaine de bourgeois entrèrent successivement et se promenèrent dans le jardin par groupes, en attendant que la réunion fût assez nombreuse pour ouvrir la séance.

Enfin, à midi, cinquante personnes environ, toutes endimanchées, la plupart venues par curiosité pour voir les beaux salons dont on parlait tant dans tout l’arrondissement, s’assirent sur les siéges que madame Marion leur avait préparés. On laissa les fenêtres ouvertes, et bientôt il se fit un si profond silence, qu’on put entendre crier la robe de soie de madame Marion, qui ne put résister au plaisir de descendre au jardin et de se placer à un endroit d’où elle pouvait entendre les électeurs.

La cuisinière, la femme de chambre et le domestique se tinrent dans la salle à manger et partagèrent les émotions de leurs maîtres.

— Messieurs, dit Simon Giguet, quelques-uns d’entre vous veulent faire à mon père l’honneur de lui offrir la présidence de cette réunion ; mais le colonel Giguet me charge de leur présenter ses remercîments, en exprimant toute la gratitude que mérite ce désir, dans lequel il voit une récompense de ses services à la patrie. Nous sommes chez mon père, il croit devoir se récuser pour ces fonctions, et il vous propose un honorable négociant à qui vos suffrages ont conféré la première magistrature de la ville, monsieur Philéas Beauvisage.

— Bravo ! bravo !

— Nous sommes, je crois, tous d’accord d’imiter dans cette réunion — essentiellement amicale… mais entièrement libre — et qui ne préjudicie en rien à la grande réunion préparatoire où vous interpellerez les candidats, où vous pèserez leurs mérites… — d’imiter, dis-je, — les formes… constitutionnelles de la chambre… élective.

— Oui ! oui ! cria-t-on d’une seule voix.

— En conséquence, reprit Simon, j’ai l’honneur de prier, d’après le vœu de l’assemblée, monsieur le maire, de venir occuper le fauteuil de la présidence.

Philéas se leva, traversa le salon, en se sentant devenir rouge comme une cerise. Puis, quand il fut derrière la table, il ne vit pas cent yeux, mais cent mille chandelles. Enfin, le soleil lui parut jouer dans ce salon le rôle d’un incendie, et il eut, selon son expression, une gabelle dans la gorge.

— Remerciez ! lui dit Simon à voix basse.

— Messieurs…

On fit un si grand silence, que Philéas eut un mouvement de colique.

— Que faut-il dire, Simon ? reprit-il tout bas.

— Eh ! bien ? dit Achille Pigoult.

— Messieurs, dit l’avocat saisi par la cruelle interjection du petit notaire, l’honneur que vous faites à monsieur le maire, peut le surprendre sans l’étonner.

— C’est cela, dit Beauvisage, je suis trop sensible à cette attention de mes concitoyens, pour ne pas en être excessivement flatté.

— Bravo ! cria le notaire tout seul.

— Que le diable m’emporte, se dit en lui-même Beauvisage, si l’on me reprend jamais à haranguer…

— Messieurs Fromaget et Marcellot veulent-ils accepter les fonctions de scrutateurs ? dit Simon Giguet.

— Il serait plus régulier, dit Achille Pigoult en se levant, que l’assemblée nommât elle-même les deux membres du bureau, toujours pour imiter la Chambre.

— Cela vaut mieux, en effet, dit l’énorme monsieur Mollot, le greffier du tribunal ; autrement, ce qui se fait en ce moment serait une comédie, et nous ne serions pas libres. Pourquoi ne pas continuer alors à tout faire par la volonté de monsieur Simon ?

Simon dit quelques mots à Beauvisage, qui se leva pour accoucher d’un : — Messieurs !… qui pouvait passer pour être palpitant d’intérêt.

— Pardon, monsieur le président, dit Achille Pigoult, mais vous devez présider et non discuter…

— Messieurs, si nous devons… nous conformer… aux usages parlementaires, dit Beauvisage soufflé par Simon, je prierai… l’honorable monsieur Pigoult… de venir parler… à la table que voici…

Pigoult s’élança vers la table à thé, s’y tint debout, les doigts légèrement appuyés sur le bord, et fit preuve d’audace, en parlant sans gêne, à peu près comme parle l’illustre monsieur Thiers.

— Messieurs, ce n’est pas moi qui ai lancé la proposition d’imiter la Chambre ; car, jusqu’aujourd’hui, les Chambres m’ont paru véritablement inimitables ; néanmoins, j’ai très-bien conçu qu’une assemblée de soixante et quelques notables Champenois devait s’improviser un président, car aucun troupeau ne va sans berger. Si nous avions voté au scrutin secret, je suis certain que le nom de notre estimable maire y aurait obtenu l’unanimité ; son opposition à la candidature soutenue par sa famille nous prouve qu’il possède le courage civil au plus haut degré, puisqu’il sait s’affranchir des liens les plus forts, ceux de la famille ! Mettre la patrie avant la famille, c’est un si grand effort, que nous sommes toujours forcés, pour y arriver, de nous dire que du haut de son tribunal, Brutus nous contemple, depuis deux mille cinq cents et quelques années. Il semble naturel à maître Giguet, qui a eu le mérite de deviner nos sentiments relativement au choix d’un président, de nous guider encore pour celui des scrutateurs ; mais en appuyant mon observation vous avez pensé que c’était assez d’une fois, et vous avez eu raison ! Notre ami commun Simon Giguet, qui doit se présenter en candidat, aurait l’air de se présenter en maître, et pourrait alors perdre dans notre esprit les bénéfices de l’attitude modeste qu’a prise son vénérable père. Or, que fait en ce moment notre digne président en acceptant la manière de présider que lui a proposée le candidat ? il nous ôte notre liberté ! Je vous le demande ? est-il convenable que le président de notre choix nous dise de nommer par assis et levé les deux scrutateurs ?… Ceci, messieurs, est un choix déjà. Serions-nous libres de choisir ? Peut-on, à côté de son voisin, rester assis ? On me proposerait, que tout le monde se lèverait, je crois, par politesse ; et comme nous nous lèverions tous pour chacun de nous, il n’y a pas de choix, là où tout le monde serait nommé nécessairement par tout le monde.

— Il a raison, dirent les soixante auditeurs.

— Donc, que chacun de nous écrive deux noms sur un bulletin, et ceux qui viendront s’asseoir aux côtés de monsieur le président pourront alors se regarder comme deux ornements de la société ; ils auront qualité pour, conjointement avec monsieur le président, prononcer sur la majorité, quand nous déciderons par assis et levé sur les déterminations à prendre. Nous sommes ici, je crois, pour promettre à un candidat les forces dont chacun de nous dispose à la réunion préparatoire, où viendront tous les électeurs de l’arrondissement. Cet acte, je le déclare, est grave. Ne s’agit-il pas d’un quatre-centième du pouvoir, comme le disait naguère monsieur le maire, avec l’esprit d’à-propos qui le caractérise et que nous apprécions toujours ?

Pendant ces explications, le colonel Giguet coupait en bandes une feuille de papier, et Simon envoya chercher des plumes et une écritoire.

La séance fut suspendue.

Cette discussion préliminaire sur les formes avait déjà profondément inquiété Simon, et éveillé l’attention des soixante bourgeois convoqués. Bientôt, on se mit à écrire les bulletins, et le rusé Pigoult réussit à faire porter monsieur Mollot, le greffier du tribunal, et monsieur Godivet, le receveur de l’enregistrement. Ces deux nominations mécontentèrent nécessairement Fromaget le pharmacien, et Marcelin, l’avoué.

— Vous avez servi, leur dit Achille Pigoult, à manifester notre indépendance ; soyez plus fiers d’avoir été rejetés que vous ne le seriez d’avoir été choisis.

On se mit à rire.

Simon Giguet fit régner le silence en demandant la parole au président, dont la chemise était déjà mouillée, et qui rassembla tout son courage pour dire : — La parole est à monsieur Simon Giguet.