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Le Dauphiné/21

La bibliothèque libre.
Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 335-344).

Pays d’Oisans.

CHAPITRE XXI


Le caractère dauphinois. — Les femmes ; les hommes. — Ce que pensent Horace et Stendhal ; Châteaunières de Grenaille et l’intendant Bouchu. — La vie de la montagne. — Avare, chicanier et « bon cœur ». — Le mariage. — Chants et danses : Rigodons et Bacchu-Ber. — La fin du patois. — La fin des légendes. — La fin du Dauphinois.


Le Bacchu-Ber.


Tirer mon chapeau ?… Pas encore.

Des personnes d’expérience viennent de m’affirmer que je ne pouvais conclure sans, au moins, un chapitre de psychologie, d’ethnologie, d’anthropologie et autres choses pareilles… Ils m’ont posé la question, les traitres !

— Qu’est-ce que le caractère dauphinois ?

— Je n’en sais rien. J’ai déjà assez de mal à connaître mon propre caractère ; combien, à plus forte raison, il me serait difficile de connaître celui de mes compatriotes !

Ces derniers sont Français depuis 1349, électeurs depuis 1848, républicains ou monarchistes, prolétaires ou millionnaires, hommes ou femmes…

Quoi de plus ?

Définir, suivant quelque précision, le type intellectuel et moral des habitants d’une même province, m’a toujours semblé besogne pour ceux qui ont du temps de reste.

Forme propre, marque individuelle : on dit que nous avons gardé tout cela. Je n’y crois guère.

Autrefois, dans l’isolement montagnard, alors qu’il fallait, pour franchir les cols, se cramponner à l’échine d’un mulet, durant des semaines entières… autrefois, oui, nous devions être « un intéressant microcosme, distinct du voisin » ; mais maintenant, avec les routes soigneusement entretenues par les Ponts et Chaussées, avec les locomotives, les bateaux à vapeur et les automobiles… maintenant, nous sommes tous des « déracinés ».

Les fils ne veulent plus rester là où étaient les pères. Leurs besoins d’existence accrus par l’instruction, l’espoir de trouver ailleurs un travail mieux rémunéré, toute une nouvelle formule sociale qui tend, malgré nos accès de foi solidaristes, à isoler l’individu — les poussent aux migrations faciles.

Depuis vingt ans, on nous répète que l’agriculture manque de bras. Il faudra bien enfin finir par le croire. La population rurale diminue, donc la population urbaine augmente et cet accroissement « sonne le glas de notre originalité ». La médaille dauphinoise, ainsi que l’a si finement reconnu M. de Crozals, a perdu la netteté de sa frappe et de son contour.

C’est dommage, car cette médaille était restée, pendant des siècles, presque pure de tout contact… Mais c’est le progrès. Et les Bretons, et les Berrichons, et les Auvergnats auraient autant de droits à se plaindre…

Rebusque novis infidelis Allobrox.

« L’Allobroge perfide et amateur de nouveautés. » — Ce vers d’Horace est le premier témoignage de l’antique sur le génie dauphinois.

Témoignage un peu rosse dont nous devrons cependant supporter l’injustice jusqu’en 1575, époque à laquelle les auteurs de la Cosmographie universelle nous vengent, en s’exprimant de la sorte :

« De tous temps, ce peuple a esté fort jaloux de sa liberté et a deffendu, au pris de son sang ; ses franchises, est vaillant en guerre, constant à la poursuite de ses affaires, soigneux à conserver le sien, et quoiqu’il ait l’esprit grossier, se ressentant de la rudesse montagnoise, et qu’il y ait quelque barbarie farouche parmi les champêtres, si est-ce que la noblesse et les bourgeois des villes y sont courtois, affables, de bon et gentil esprit, capables des sciences et surtout des mathématiques, curieux rechercheurs des secrets naturels, libres honestement en paroles, peu dissimulés et sociables, bien que haults à la main et qui ne se laissent manier qu’à propos. »

Au tour des femmes maintenant :

« À Grenoble, et autres bonnes villes, comme à Vienne, Valence, Romans, les femmes se plaisent fort d’être parées, et, depuis quelque temps, cette mode s’est glissée par toute la province. Je dirai ce mot à la louange des demoiselles du Dauphiné, que l’on en voit fort peu en France qui les égalent en esprit et en gentillesse ; et que parmi leur franchise et leur familiarité qui est fort grande, elles ont l’honneur en recommandation sur toutes les femmes du monde ; tellement que c’est presque une merveille d’ouïr parler d’une femme qui fasse l’amour au désavantage et au préjudice de sa réputation[1]. »

Dans le massif du Pelvoux.

Ce tableau est charmant ; celui qui vient après l’est moins. — Nous dirons qu’il est faux :

« Les Dauphinoises sont, en général, espiègles et très volages. On voit parmi elles des tailles fines, des tailles massives, des Hébés, des Vénus et même de cruelles Dianes,

Dans leurs cours déniant toujours
Un asile aux tendres amours.

« Les missionnaires en ont converti quelques-unes, et en apprenant à aimer Dieu, elles ont dû apprendre à aimer leur prochain. »

Jugement sévère qui n’est pas du tout celui de Beyle.

« Ces dames de Grenoble, écrit-il dans les Mémoires d’un touriste, sont aimables, et il me faudrait bien des pages pour peindre leur amabilité d’une façon un peu ressemblante. Elle est bien plus piquante et à la fois bien plus naturelle que celle de Paris ; il y a un fonds de bon sens et de malice souvent embarrassant. »

De bon sens surtout. L’esprit dauphinois a toujours eu plus de force que de grâce, plus de pénétration que de largeur. C’est surtout dans l’acte

À l’entrée
des Grandes Rousses.
qu’il s’affirme. Peu de poètes ; des hommes à volontés nettes, résolues. Des soldats comme Lesdiguières et Bayard ; des diplomates comme de Lyonne ; des inventeurs comme Vaucanson ; des philosophes hautement rationalistes comme Mably et Condillac ; des politiques comme Barnave, Mounier, Casimir Perier… Et jusque chez ses écrivains, nous retrouverons ces mêmes qualités d’ordre et de clarté : chez Stendhal, le plus grand psychologue du siècle, et chez Émile Augier, bourgeois solide et bien portant.

« Le Dauphiné, explique Philibert Brun, étant situé au milieu de la zone tempérée, il suit que ses habitants doivent être très modérés, étant sûr que les qualités d’un climat pénètrent dans le caractère de ceux de cette contrée. »

Mais ce sont là des traits généraux. Entrons plus avant dans le sujet, à la suite de l’intendant Bouchu qui, sous Louis XIV, administra la province :

« L’esprit le plus commun du pays est d’être fin et caché, au point qu’il n’y a pas de moyen plus sûr de les surprendre sur une chose que l’on a envie de faire que de leur dire sans affectation, trois mois auparavant, qu’on la fera ; car, comme ils ne nous auraient jamais parlé d’une chose qu’ils auraient eu en vue de faire, ils n’ont pas de plus forts arguments pour se persuader que vous ne la ferez pas, que celui de vous avoir ouï dire que vous la feriez. — Il y a assez peu de liaison d’amitié entre les habitants et, en revanche, il y a très peu d’inimitiés jusqu’à la rupture, de manière qu’ils demeurent toujours les uns à l’égard des autres dans un état susceptible de pouvoir se rechercher plus ou moins, à proportion que l’exige leur intérêt, auquel on ne croit pas qu’il y ait de pays où il y ait une plus vive attention. »

Vers la frontière italienne.

Encore un peu rosse, le portrait, mais ressemblant. Le montagnard est fait de cette sorte — et ne peut être autrement.

Méfiant, avare : il faut qu’il le soit, lui qui n’a que le chétif apport d’un travail difficile à garantir.

Son sol, par places, est tellement escarpé que les animaux de labour n’y peuvent servir ; de ses mains il creuse le sillon, souvent est obligé de porter la terre elle-même que les avalanches entrainent. Il attend quatorze mois ses blés mûrs et ne peut faire de semis qu’en provoquant le dégel.

Et, l’hiver, il est prisonnier dans ses neiges ; mais il s’évade, s’en va, infatigable colporteur, vendre de la graisse de marmotte contre les douleurs rhumatismales, des plantes rares, des minerais[2]… Et durant qu’il erre sur les routes, économisant les plus petits gains, la femme, les enfants et les vieux gardent la maison, soignent les vaches et les chèvres, teillent le chanvre, vivent lentement ces longues journées grises…

« L’industrie et le travail du Dauphinois fournissent un grand nombre de marchands, écrivait déjà, en 1637, un géographe. Ces marchands vont se répandant par toute la France, avec leurs paquets et boutiques portatives, où ils gagnent leur existence qu’ils font semblant de quester, et reviennent parfois très riches[3]. »

« Ce bien péniblement acquis est défendu avec âpreté et, quand chacun est attentif à surveiller ses droits, la dispute n’est pas loin.

« Les habitants de Grenoble et de Gap n’emploient leur esprit qu’aux procès qui sont leur occupation[4]… »

Et Malte-Brun ajoute :

« Si le citadin se ressent davantage des rapports de la province avec le Midi, qui l’avoisine, le paysan et le montagnard, par une bonhomie qui n’exclut pas la finesse et la ruse, semblent se rapprocher du Normand. Ainsi que la Normandie, en effet, le Dauphiné est le pays de la chicane. »

Et c’est aussi le pays de la solidarité. La misère est grande : on s’unira pour lutter contre elle. Au fond de ces sombres entonnoirs où siffle le vent du Nord, la vie, dit Michelet, n’est rendue supportable que par le bon cœur du peuple.

Le baron de Ladoucette, qui a fait de l’Alpin une étude approfondie, à l’époque où les mœurs de ce dernier étaient encore bien conservées (en 1802), cite des exemples d’assistance presque admirables.

« Dans l’arrondissement de Briançon, les veuves et les orphelins ont le droit de faucher leurs prairies trois jours avant tous les autres et ils ne doivent que la nourriture aux ouvriers pour leurs travaux champêtres. Leur maison est-elle à réparer, à reconstruire ? Les habitants font gratuitement le transport de leurs matériaux…

« Dans l’arrondissement d’Embrun, si un père de famille est privé de ses enfants, et que, malade, il ne puisse ramasser sa récolte, le maire et le curé annoncent sa position ; après les offices du dimanche, hommes, enfants vont dans ses champs et coupent ses grains. Si une pièce de bétail s’estropie dans un pâturage, la perte en est répartie entre tous les habitants. Autrefois, après un incendie, les consuls et les curés se concertaient sur les moyens de secours les plus efficaces ; on allait de maison en maison recueillir les offrandes, qu’on portait aux administrateurs des villages incendiés ; les malheureux n’étaient pas obligés de solliciter la charité, et les bois communaux ou particuliers leur procuraient promptement les moyens de reconstruction.

« Dans le Devoluy, canton si sauvage que l’abbé Donnette, ancien juge de paix, durant quarante-trois ans n’y avait entendu qu’une seule fois le chant du rossignol, parmi les orphelins, les fils laissent à leurs sœurs le patrimoine, afin qu’elles puissent trouver un mari, et ils vont chercher fortune ailleurs.

En Oisans. — Chute de glacier.

« Que l’indigent vienne frapper, vers la nuit, à la porte d’une chaumière, il n’est jamais repoussé. On partage avec lui sa soupe, son gîte ; le soir, un même lit réunit la famille et l’étranger. Telle est cette admirable simplicité de mœurs que, si c’est un homme, on se borne à le faire coucher auprès du mari ; si c’est une femme, à côté de la ménagère. »

Et les fêtes ?

Il n’y a pas de fêtes sans repas. C’est entendu.

De longs, d’interminables repas — avec les mets nationaux : le gratin, la pogne, les ravioles, pâte légère et fine enveloppant des herbes hachées et de la viande…

Après avoir bien mangé, beaucoup bu, on danse le rigodon et à Pont-de-Cervières (une fois par an seulement, au jour de la Saint-Roch) le Bacchu-Ber, sorte de pyrrhique dont Ladoucette attribue l’invention à un Romain qui serait venu travailler en Caturigie comme tisserand[5].


Coin d’Alpe.
Et les mariages ? Ils ont leur protocole. Le premier dimanche des publications s’appelle le « dimanche des dragées ». Ce matin-là, les amis du futur, les amies de la future se réunissent. Plus la noce sera belle, plus elle comptera de filles d’honneur dans son cortège, que précédera jusqu’à la mairie un piquet composé d’un certain nombre de jeunes garçons portant des instruments d’agriculture.

Sur le seuil de la maison, on présente à l’épouse une miche remplie de morceaux de bois « qu’elle devra, avec un mauvais couteau, sectionner en autant de parts qu’elle aura de personnes à sa suite. De sa dextérité on augurera de la bonne tenue de son intérieur. Mais elle ne devra point se laisser intimider par les rires qui l’accueilleront durant cette cérémonie dont sa mère lui expliquera le symbolisme, en lui disant : Ma petite, tout n’est pas rose dans le ménage. »

Et le 1er mai, où l’on plante sur les chemins des arbres verts garnis de rubans et de fleurs ?…



Une gorge dans la Drôme.
Et les brandons, énormes feux allumés aux lendemains des Noëls ?…

Et des légendes — fantômes, fées et sorciers, et sorcières jetant leurs maléfices !…


Mais cela, c’est le passé. Des légendes qui disparaissent… Des légendes que les vieux seuls racontent encore — et que les jeunes n’écoutent plus…

Et le patois ?… Le patois de Blanc-la-Goutte et de Millet, que les vieux parlent encore — et que les jeunes n’écoutent plus…

Toute une vie disciplinée par l’idée religieuse, par le respect de l’amour[6] et des traditions de famille ; toute une vie simple et rude qui va s’affinant, s’ouvrant au scepticisme dans les dogmes et dans les mœurs…

(Ne pleurez pas, âmes sensibles ! Ce que l’homme gagne en indépendance est toujours un bien. Si j’étais philosophe de profession, je développerais volontiers, en dix douze pages, cette thèse : que le scepticisme est le meilleur chemin conduisant à la vérité…)

Le Dauphinois faut-il le répéter ? a subi la transformation qu’ont subie tous ses voisins : Bretons et Auvergnats, Gascons et Provençaux.

Il n’est plus Dauphinois, il est Français simplement et cela vaut mieux.

Il est jeté dans le « moule national » — un moule, du reste, infiniment plus compliqué et intéressant que celui de jadis — ce moule, qui fixe l’admirable unité de la France, assure sa force, sa fécondité de mère commune.

Est-ce à dire maintenant que la « médaille dauphinoise » se soit à ce point effacée qu’elle ne laisse plus rien voir de son profil ? Non, certes.

Dans la lutte économique qui entraine aujourd’hui l’Europe, le montagnard a le pied assez sûr pour garder toujours la meilleure place.

Il peut, avec ses ressources d’émigrant, devenir notre premier colon.

Il peut, avec sa houille blanche, devenir notre premier industriel.

Il peut avec ses hauts sommets, faire oublier la Susse…

… Sommets du Pelvoux, de Belledonne et de Chartreuse dont la vision me poursuit encore…

Vision de forêts balayant en longues traînes les premiers degrés des rochers ; vision de torrents chevauchant dans le tumulte des ravines ; vision de lacs immobiles, ensommeillés ; vision de chaos : d’aiguilles, de pics, de brèches et de tours blêmes, sépulcrales, roides de glace, trouant de leurs têtes, saignantes au crépuscule, les bleus exaspérés du ciel…

Vision de moraines étalées comme des fleuves, vision de mazuts cloués aux gorges ; vision de murailles décharnées et de cascades hurlantes… Vision de houle, vision de mort, et vision d’harmonie et de panthéisme fervent.

Vision, dernière vision du Dauphiné…

Dans les hauts pâturages.
  1. Châteaunières de Grenaille, Estats, Empires et Principautez du Monde. 1628.
  2. Il était aussi autrefois instituteur ambulant. Il allait dans le Lyonnais et de l’autre côté du Rhône. Une plume d’oie fixée à son chapeau annonçait qu’il savait lire et écrire à peu près correctement.
  3. F. Ranchin, Description générale de l’Europe.
  4. Avant la Révolution, quand les enfants avaient passé un an ou deux chez un procureur à mettre au net des exploits et des appointements, leur éducation était faite, et ils retournaient à la charrue. (Champollion-Figeac.)

    Il est absolument contre la nature du Dauphinois d’être dupe, écrit Stendhal. Et un vieux proverbe ajoute qu’il faut « trois Français pour tromper un Grenoblois, et trois Grenoblois pour tromper un Briançonnais ».

  5. « Le Bacchu-Ber est exécuté à neuf heures, à deux heures et à quatre heures. Les jeunes gens, dit M. Paul Guillemin, au nombre de treize, se placent en cercle ; tous sont armés d’épées. Sur un banc, sont assises cinq à six filles, vieilles et jeunes ; elles forment l’orchestre. L’aïeule, d’une voix aiguë, entonne l’air traditionnel qui marque la mesure, et les jeunes filles le reprennent en chœur. Au signal donné par un ancien, les danseurs décrivent douze figures… Dans la dixième figure, le coryphée, ayant autour de lui les danseurs en cercle compact, porte, à un moment donné, sur ses épaules le plat de toutes les épées ; sa tête est prise comme dans un lacet inextricable… Pendant l’exécution, les jeunes gens tiennent la tête haute et gardent un sérieux solennel… De leur côté, les femmes chantent et répètent leur complainte saccadée, sans aucune interruption. »
  6. Jusque vers le milieu de ce siècle, observe Ladoucette, il n’y avait pas dans toutes les Hautes-Alpes un seul lieu de prostitution.

    « Le plus ordinairement, l’adolescent que la jeune fille avait distingué était l’homme qui plus tard devenait son époux… Si deux jeunes cœurs étaient rapprochés par la passion, ils restaient toujours soumis à une même règle de réserve garantie par la pureté de l’un, le respect de l’autre. »