Le Dernier Bienfait de la monarchie - La Neutralité de la Belgique/01

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Le Dernier Bienfait de la monarchie - La Neutralité de la Belgique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 481-521).
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LE DERNIER BIENFAIT DE LA MONARCHIE
LA NEUTRALITÉ DE LA BELGIQUE

I
LE ROYAUME DES PAYS-BAS
LA RÉVOLUTION BELGE

La dernière fois que M. le Duc d’Aumale, à peine remis du mal dont le retour devait, peu de mois après, l’emporter, vint prendre part à une séance de l’Académie française, il nous fit une communication touchante, de nature à honorer la mémoire du roi son père. Il nous donna lecture d’une série de notes autographes du roi Louis-Philippe, récemment retrouvées dans ses papiers, destinées, quand les tribunaux avaient prononcé la peine capitale, à examiner s’il y avait lieu de laisser libre cours à la justice ou de faire usage du droit de grâce. Le dossier de chaque affaire était étudié avec un soin religieux ; les motifs divers des décisions opposées étaient mis en regard et en balance et aucun surtout n’était omis de ceux qui pouvaient faire incliner du côté de la clémence. Cette recherche, nous dit le prince, était faite le soir par le roi seul, à l’heure où il pouvait bannir toute autre préoccupation de son esprit, et prolongée souvent jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Témoin de l’émotion que nous causait ce scrupule si rare d’une conscience royale, le prince se crut en droit de saisir cette occasion pour insister sur d’autres mérites de celui dont la mémoire lui était si chère, et pour nous rappeler en quelques mots les services rendus à la France par le dernier Bourbon qui ait régné sur elle.

Au premier rang, il plaça l’établissement de la neutralité de la Belgique : « On ne saura jamais, nous dit-il, par quel mélange d’habileté et de ténacité la neutralité de la Belgique a été imposée à l’Europe coalisée et malveillante, » et, pour nous faire apprécier l’importance du résultat alors obtenu, il nous pria de songer à ce qu’auraient ajouté aux angoisses de la terrible année 1870 soixante-dix lieues de plus de frontières à défendre, soit détenues par des mains hostiles, soit ouvertes à l’invasion de l’agresseur et hérissées, comme elles l’étaient encore en 1830, de forteresses érigées contre nous.

Cette considération me parut d’autant plus frappante que la même pensée m’était venue souvent, quand j’avais eu à étudier de près dans les Mémoires de Talleyrand, dont la publication m’était confiée, l’établissement de cette neutralité belge, et je m’étais étonné que personne n’eût encore suffisamment reconnu le mérite, je dirai hardiment la grandeur d’une œuvre diplomatique, accomplie au lendemain d’une crise révolutionnaire, en face de quatre puissances dont trois nous étaient décidément hostiles, une seule nous prêtait un concours hautain, chagrin et précaire, au milieu des orages d’une liberté de presse et de tribune déchaînée dans trois pays différens. Je m’étais alors souvent demandé si, trouvant dans les papiers de Talleyrand, dont je reste dépositaire, plus d’une information qu’il n’a pas consignée dans ses Mémoires, ayant eu moi-même dans ma jeunesse des relations personnelles et des entretiens instructifs avec plusieurs des personnages principaux mêlés à cette importante transaction, ce n’était pas presque un devoir pour moi de ne pas laisser s’établir sur le grand bien fait alors au pays, par une sorte de prescription, l’indifférence ou plutôt l’injustice de l’histoire. En tout cas, c’était une tâche bien faite pour occuper dignement les derniers loisirs d’une longue existence.

J’intitulerai donc le récit que je vais faire : le Dernier Bienfait de la Monarchie. A l’exemple de M. le Duc d’Aumale, je suis très loin de vouloir rendre ici au roi Louis-Philippe un hommage dont il ne soit juste de faire une part à ses royaux prédécesseurs. Ce jour-là comme tout autre, dans le soin de la grandeur et de la sécurité de la France, il n’a fait que suivre leurs traditions, et poursuivre le but qu’ils avaient toujours eu en vue. Depuis qu’il y a eu un royaume de France, tous ceux qui ont porté dignement la couronne ont regardé d’un œil inquiet cette frontière septentrionale dénuée de toute défense naturelle, laissant à découvert avec le chemin de la capitale le cœur même de la patrie, et leur souci constant a toujours été de la reculer et de la défendre. Le roi Louis-Philippe tenait cette préoccupation patriotique aussi bien de l’héritage de sa race que du souvenir des combats auxquels il avait pris part lui-même dans la résistance de la France à la coalition de 1792. C’était le soldat de Valmy qui voulait assurer, contre la menace d’un péril toujours à craindre, l’œuvre de Philippe-Auguste, de Henri IV, de Richelieu et de Louis XIV.

Je sais bien que, préservée sur ce point de toute attaque imprévue, notre ligue de défense a subi depuis lors sur d’autres, qu’il était plus aisé de garantir, une brèche plus large et plus profonde. C’est un fait qu’il est douloureux de constater et d’où naît une comparaison qui se présente d’elle-même à l’esprit. Il est impossible de ne pas remarquer que, de deux dynasties à qui la France a remis ses destinées, il en est une qui a consacré huit cents ans d’efforts et de gloire à défendre et à étendre notre unité nationale sans un jour d’arrêt, ni un pas en arrière, tandis qu’il a suffi à l’autre de peu d’années, pour la laisser, après une atteinte qui aurait pu être mortelle, mutilée et toujours vulnérable.


I

Mais, bien que devenue imparfaite et insuffisante, l’œuvre politique de la royauté de 1830 n’a pas péri, et la France en recueille encore les fruits. Pour on apprécier suffisamment le mérite, il faut avoir présente à l’esprit la situation faible et pleine de périls que les puissances coalisées, victorieuses de Napoléon en 1814, s’étaient plu à créer à la France, en constituant à ses portes un royaume uni comprenant sous les mêmes lois la Hollande et la Belgique. L’intelligence même ne serait pas complète, si, remontant en arrière au-delà de cette date de fâcheuse mémoire, une rapide revue ne nous rappelait quel prix toutes les puissances d’Europe (la France autant et plus que les autres) avaient de tout temps attaché à connaître et à déterminer elles-mêmes entre quelles mains et dans quelles conditions serait placée cette étendue de plaines et de côtes connue autrefois sous le nom commun de Pays-Bas et dont la Belgique d’aujourd’hui ne forme qu’une partie.

Sans même pousser cette étude bien loin, un simple coup d’œil sur la carte suggère tout de suite une remarque très instructive. On ne voit pas sans surprise, dans cet espace resserré, inscrits de lieu en lieu et tout à côté les uns des autres, des noms qui rappellent d’illustres et sanglantes batailles où le sort de l’Europe a été en jeu. Il semble qu’on fasse une promenade militaire qui, partant de Bouvines, passe par Courtray, Cassel, Rocroy, Lens, Senef, Fleurus, Malplaquet, Ramillies, Denain, Fontenoy, Raucoux, Lawfeld et Jemmapes pour aboutir à Ligny et à Waterloo. Veut-on pénétrer ensuite dans l’intérieur du pays ? On ne rencontre que forteresses dont les sièges faits et refaits à plusieurs reprises par des armées marchant sous les enseignes les plus différentes ont été illustrés moins par d’éclatans faits d’armes que par les conséquences politiques que les vainqueurs en ont su tirer. C’est Bruxelles, puis Mons, puis Tournay, Ypres, Namur, Berg-op-Zoom, Maëstricht et enfin Anvers. Jamais coin de terre n’a été abreuvé de plus de sang humain.

La singularité du fait s’explique quand on remarque que, par sa position géographique, cette contrée était véritablement prédestinée à devenir le lieu de rencontre de tous les grands États et le champ clos de leurs armées. Trois en particulier, France, Angleterre, Allemagne, ont eu toujours un intérêt égal, soit à y établir leur domination, soit à n’y pas souffrir de rivale, moins dans un dessein d’ambition et de conquête que par un souci légitime de défense et de sécurité personnelle.

Ce fut, de tout temps, le cas, je viens de l’indiquer, de la France plus que de toute autre. Séparée par une ligne indécise et toujours mobile de territoires que rien ne distingue extérieurement des siens, il y allait de sa sûreté, et même à certains jours de son existence, à ne pas y laisser établir un voisinage inconnu ou suspect. S’y étendre, s’y fortifier, se l’approprier même en tout ou en partie, devait paraître, à tout souverain français, la meilleure et peut-être la seule manière un peu sûre de prendre et de garder les clefs de sa maison ; mais, précisément parce que c’était la politique naturelle et toujours soupçonnée de tout gouvernement français, un sentiment de défiance analogue devait dicter des précautions contraires à des intérêts opposés. L’Allemagne, de bonne heure jalouse, malgré ses divisions intérieures et ses défaillances, du développement croissant de la France, ne pouvait, sans prendre ombrage, la voir assise sur les deux rives de la Meuse, n’ayant de là que quelques lieues à franchir pour menacer et interrompre, à l’heure et au point qui lui conviendraient, le libre parcours du Rhin. Enfin l’Angleterre, qui a longtemps eu peine à supporter patiemment les forces navales françaises en vue de ses côtes, même à Calais et à Dunkerque, pouvait encore moins se résigner à la retrouver à l’autre extrémité de l’étroit bras de mer qui la sépare du continent.

Le résultat de cette rivalité persistante des diverses puissances donnait à cette contrée, que le roi Louis-Philippe appelait, par une vive et juste expression, la pierre d’achoppement de l’Europe, une importance politique très disproportionnée avec son étendue et qu’aucun avantage naturel n’aurait suffisamment motivée. C’est un effet qu’on peut constater du temps même où les provinces réunies sous le nom de Pays-Bas étaient encore, suivant la coutume féodale, divisées en petites souverainetés différentes sous la suzeraineté nominale du Saint-Empire et s’accordaient assez mal ensemble. C’est alors, pour prendre parti dans ces divisions intestines et venir en aide à tel ou tel duc ou comte en péril, que des armées allemandes ou françaises accourent sous de légers prétextes, et en viennent aux mains dans des rencontres dont plus d’une est demeurée fameuse. Puis quand, par une suite de successions et d’alliances, toutes ces seigneuries tombent l’une après l’autre sous une seule main, le duché de Bourgogne, qui les réunit, doit une grandeur éphémère à la concurrence des prétendans anglais et français, qui recherchent tour à tour son appui, pendant les vicissitudes de notre guerre de Cent Ans.

Enfin vient le jour où ce magnifique lot est apporté en dot, par l’héritière des derniers ducs, à un fils de la maison d’Autriche, au moment même où la couronne d’Espagne lui arrive, par une autre voie, également en partage, et où la France se met en devoir de tenir tête à la prépondérance de ces nouveaux Césars. C’est le début de cette fameuse rivalité de France et d’Autriche, qui va remplir pendant deux siècles l’histoire de ses fortunes diverses. La lisière des Pays-Bas, devenue le point de contact des deux maisons souveraines qui se disputent la gloire et l’empire, est par-là même le poste avancé et le point le plus disputé de leur lutte. Envahies un jour, évacuées le lendemain, prises et reprises tour à tour, les provinces qui forment proprement la Belgique, ne cessent plus d’être le théâtre et l’enjeu de tous les combats.

Bien que n’étant pas directement intéressée dans ce grand duel, l’Angleterre ne veut pas manquer d’y intervenir et d’en profiter ; mais c’est surtout pour établir son action plus au Nord et prendre la haute main sur la partie maritime de la contrée dont elle laisse d’autres se disputer le sol. Elle est servie à souhait, dans ce dessein, par les troubles religieux qui suivent la réforme protestante et l’insurrection victorieuse qui affranchit du joug des Infans et des Archiducs, tout le cours inférieur de la Meuse et du Rhin. La république hollandaise des Provinces-Unies, fondée avec l’appui et l’encouragement de l’Angleterre, doit lui rester liée par ses relations militaires et commerciales, et la communauté de religion. On sait comment le grand Frédéric dépeignait, un siècle encore plus tard, cette dépendance : la Hollande, disait-il, suit l’Angleterre comme la chaloupe suit l’impression du bâtiment de guerre auquel elle est attachée.

Grâce à ce soutien de l’Angleterre, cette division opérée dans la région néerlandaise ne diminue pas la place considérable qu’elle continue à occuper dans l’ensemble de la politique générale. Le rôle des deux fractions séparées semble devenir au contraire plus actif et plus important. C’est ainsi qu’on trouve leur nom mêlé à toutes les phases glorieuses ou pénibles du grand règne de Louis XIV. C’est par une agression contre la Hollande que Louis inaugure une ère de victoires et de conquêtes, qu’il termine par l’annexion à sa couronne d’un district belge assez étendu, comprenant les riches cités de Lille, de Valenciennes et de Cambray. Mais bientôt la scène change : l’ambition du monarque vieilli, devenue intempérante par l’enivrement du succès, menace l’Europe d’une prépondérance plus inquiétante que celle de l’Autriche, et c’est alors la Hollande qui donne le signal d’une formidable coalition dressée contre lui. Un souverain de génie, Guillaume d’Orange, dont la Hollande fait don à l’Angleterre, en est le chef, et son habile direction prépare les succès répétés qui mettent la vieille monarchie à deux doigts de sa perte. Alors même qu’une transaction pacifique inespérée intervient pour tempérer les exigences du vainqueur, une méfiance profonde persiste, dans la pensée de tous, contre les aspirations de la France à la domination universelle, et la préoccupation commune est de se couvrir d’un rempart contre le retour offensant de cette ambition toujours redoutée.

C’est à la Belgique que ce rôle est assigné : on lui met en mains, dit un de ses historiens récens, la clef d’une citadelle érigée par l’Europe pour sa défense. Mais cette clef, elle ne sera pas seule à la garder : si la maison d’Autriche reste bien nominalement en possession de son héritage, c’est en dépôt plutôt qu’en souveraineté qu’on le lui laisse, car une clause expresse des traités d’Utrecht et de Rastadt lui interdit d’en faire l’objet d’aucune cession territoriale, notamment à la France ou à aucun prince français, et, afin d’empêcher que cette prohibition soit enfreinte, on lui impose des contrôleurs pour en surveiller l’exécution. La Hollande, qu’on suppose plus intéressée qu’aucune autre à tenir la France à distance, est chargée d’entretenir dans les principales places fortes de la Belgique des garnisons soldées par l’Autriche, moyennant une subvention dont le montant est fixé d’avance par un article séparé des traités. Savante combinaison, qui prétend unir la force de deux États en chargeant l’un de monter la garde autour du camp retranché construit sur le territoire de l’autre, et qu’on qualifie, dans la langue diplomatique du temps, du nom expressif de traité de la Barrière.

Mais les calculs en apparence les mieux faits sont souvent exposés à de prompts mécomptes. La fameuse barrière, moins de trente ans après avoir été érigée, est enjambée du premier bond par les armées victorieuses du maréchal de Saxe. Des prescriptions de ce traité sont bien encore reproduites dans les traités suivans, mais elles tombent l’une après l’autre en désuétude, jusqu’à ce que toute trace en disparaisse, avec les forteresses de défense rasées, la veille du jour où la Révolution française déchaîne sur l’Europe un flot irrésistible d’insurrections, puis de conquêtes qui, supprimant toutes les anciennes divisions territoriales, confondant tous les intérêts, faisant taire toutes les rivalités, englobe Hollande et Belgique ensemble, comme des quantités insignifiantes, avec toute l’Italie et la moitié de l’Allemagne, dans la masse informe de l’empire de Napoléon.

C’est ainsi que tout était remis en question quand le colosse, en s’effondrant, écrasa l’Europe du poids de sa chute et laissa aux puissances dont la coalition l’avait abattu le soin de poser, sur ce sol encore tout ébranlé et béant, les bases d’un nouvel équilibre. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui portèrent alors la parole en leur nom se soient montrés animés contre les souvenirs et les menaces de la prédominance française d’une passion aussi ardente et mieux justifiée que leurs devanciers d’Utrecht et de Rastadt. Il n’y a pas lieu de s’étonner non plus que leur attention ait été tout de suite portée sur cette partie de l’Europe, objet de tant de contestations et que cette ambition détestée venait de s’approprier sans scrupule tout entière. Il est naturel aussi que ce soit sur ce point même qu’elles aient cherché et cru trouver le moyen d’y mettre un frein. La constitution du royaume des Pays-Bas ne pouvait avoir d’autre vue que ce dessein hostile et ne peut pas recevoir d’autre explication.

Mais ce qui surprend davantage, c’est que, tandis que dans tout le cours de l’ancien régime, ce n’était jamais sans peine qu’on était parvenu à trouver, pour l’organisation des Pays-Bas, un système de nature à concilier les intérêts et les convoitises opposés, il y ait été procédé cette fois d’un commun accord avec tant de rapidité, que tout était réglé d’avance, avant même que fût réuni, à Vienne, le grand congrès où devaient s’engager sur d’autres questions de très vifs dissentimens. La vérité est qu’une puissance plus pressée que les autres, s’occupant avant elles de ce point capital, les avait dispensées d’en prendre souci, en leur offrant, je dirais presque en leur imposant, dès les premiers jours, une combinaison préparée d’avance à laquelle elles n’eurent qu’à donner leur adhésion. C’était l’Angleterre, dont le royaume des Pays-Bas, formé de l’union de la Hollande et de la Belgique, fut l’invention propre et l’œuvre personnelle.

La politique britannique avait, en effet, ce jour-là, sur ses alliés de la dernière heure, un avantage qui fit sa force, et ce n’est pas dans cette occasion seulement qu’elle sut en user. C’était de n’avoir eu, pendant une lutte de vingt années, qu’une idée à poursuivre, et d’avoir concentré sur un seul objet l’âpreté de ses prétentions et de ses haines. L’Angleterre n’avait pas traité à Bâle, comme la Prusse, avec les régicides ; elle n’avait point échangé des effusions de tendresse avec le conquérant, comme la Russie, à Tilsitt ; elle ne lui avait pas donné, comme l’Autriche, une de ses princesses en otage. Aussi, le jour de la liquidation venu, elle arrivait fière d’avoir conservé, pendant que tout se vendait ou se prostituait autour d’elle, une intégrité, j’ai presque dit une virginité hautaine. Les autres grands Etats, qui avaient, à certains jours, pris leur part et trouvé leur profit dans le désordre général, pouvaient avoir entre eux des comptes difficiles à régler, mais l’Angleterre, n’ayant jamais eu qu’une seule pensée, n’avait aussi qu’une seule revendication à faire. Ne s’étant jamais sentie sérieusement menacée dans sa domination lointaine que sa marine avait défendue par plus d’une victoire, médiocrement atteinte dans sa prospérité commerciale par la sotte campagne du blocus continental, elle n’avait eu au fond qu’un seul grief contre le régime impérial, mais celui-là était irrémissible : elle ne pouvait lui pardonner d’avoir confisqué et asservi toutes les côtes qui joignent l’Atlantique à la mer du Nord, de manière à ne laisser de Brest à Hambourg aucun point, aucun abri que pût aborder librement le pavillon britannique. C’était le dommage que lui avait déjà fait en partie, en 1793, la conquête de la Belgique par les armes de notre République, et elle l’avait dès lors vivement ressenti. L’annexion violente de la Hollande, sa cliente, à l’Empire français, y avait mis le comble et exaspérait son irritation. Puis elle ne pouvait suivre sans une inquiétude constante et presque fébrile le développement donné au port militaire d’Anvers, d’où elle se croyait toujours à la veille de voir sortir la flotte qui viendrait jusque dans la Tamise venger les injures d’Aboukir et de Trafalgar. Ne rapportait-on pas un mot de Napoléon, disant qu’il tenait à Anvers un pistolet chargé sur la gorge de l’Angleterre ? C’était le défi audacieux dont il fallait obtenir réparation. La coalition de l’Europe n’avait pas aux yeux de l’Angleterre d’autre but à poursuivre, ou du moins, ce n’était qu’à ce titre qu’on pouvait, après l’avoir laissée longtemps seule et sans défense, lui demander d’y prendre part.

Aussi, dès l’automne de 1813, quand il s’agit de faire le plan de la dernière campagne à soutenir contre Napoléon déjà vaincu, mais encore redoutable, et avant même qu’on fût certain de pouvoir pénétrer sur le territoire français, le ministre des Affaires étrangères anglais, lord Castlereagh, écrivait à lord Aberdeen, son représentant dans ces conférences préliminaires : « Je vous recommande tout particulièrement, de ne pas perdre de vue le port d’Anvers. La destruction de cet arsenal est nécessaire à notre sûreté. Le laisser dans les mains de la France, ce serait imposer à l’Angleterre la charge d’un armement de guerre en permanence. Après ce que nous avons fait pour les puissances du continent, elles nous doivent et elles se doivent à elles-mêmes de détruire cette source d’un danger constant qui serait nuisible également à tous[1]. »

Et quelques jours après : « De grâce, appuyez fortement sur Anvers (lay your shoulder to Antwerp) ; tant que ce point n’est pas en sûreté, nous courons de grands risques en cas de défaite. »

Allant plus loin, et voulant (dit quelque part M. Thiers) prévenir toute contestation en tentant les puissances continentales par l’appât de l’argent dont elles avaient grand besoin, l’Angleterre offrait, si on mettait la main sur la flotte d’Anvers, de la racheter à un prix qui ajouterait une moitié en sus au subside qu’elle s’était obligée à fournir annuellement, tant que durerait la guerre commune.

La dépêche de Castlereagh est du 13 novembre ; et le 15, deux jours seulement après, survenait un événement qui devançait et comblait toutes ses espérances. La domination française, assez facilement acceptée et passée en habitude en Belgique, était odieuse à la Hollande, dont elle froissait tous les intérêts. Nos allures de centralisation administrative étaient antipathiques aux habitudes et aux mœurs de cette petite et valeureuse nation, qui avait dû son indépendance et sa grandeur relative à ses fortes libertés communales. Aussi, dès que, pour éviter l’approche d’une division prussienne, le petit corps d’armée français, qui représentait et défendait un pouvoir mal assis, se fut mis en retraite, un soulèvement éclata à la Haye, puis à Amsterdam, et dans les divers chefs-lieux des anciennes Provinces-Unies, et, nulle résistance ne s’y opposant, un gouvernement provisoire fut établi. Un appel fut adressé au chef survivant de la maison d’Orange, le fils du dernier Stathouder, celui que la République Batave (créée à l’image de celle de France) avait dépossédé. Quand cet héritier d’une race toujours populaire arriva à Amsterdam, il y fut accueilli avec acclamations. La restauration était faite dès le premier jour, mais non pas seulement celle d’une famille souveraine : c’était celle aussi de la tutelle anglaise que tous ces souvenirs rappelaient.

C’est bien ainsi que l’entendait l’Angleterre, ravie de l’avènement d’un petit-neveu de Guillaume III qui venait de passer vingt ans d’exil à Londres et dont le fils avait servi avec distinction en Espagne dans l’armée de Wellington… Mais la moitié seulement de l’œuvre qu’elle avait à cœur était accomplie, puisque le drapeau français flottait toujours à Anvers, gardant et fermant le vaste estuaire de l’Escaut. À tout prix, il fallait avoir Anvers, et comment s’y prendre, puisque jamais cette rivale d’Amsterdam n’était entrée dans l’ancienne fédération des Provinces-Unies ? Le moyen le plus simple parut être de l’y joindre après coup. La facilité avec laquelle l’évolution inespérée s’était accomplie à la Haye donna l’idée qu’avec un peu d’aide, le même résultat, habilement provoqué, pourrait être obtenu à Bruxelles. Aussi, le 1er février suivant, le prince d’Orange, à peine installé, recevait l’autorisation, ou pour mieux dire, l’invitation d’étendre ses vues au-delà de l’ancien patrimoine de sa famille. « Il ne peut être question (écrivait Castlereagh à l’agent qu’il s’était hâté d’envoyer à la Haye, avant la paix) d’aucune extension de souveraineté. Mais je ne vois pas ce qui empêcherait le prince d’Orange d’encourager, soit par des émissaires qu’il enverrait, soit de tout autre manière, les populations des Pays-Bas à le considérer comme leur futur souverain. De notre part, au moins, il n’aurait rien à craindre[2]. »

Le conseil fut suivi, mais ne tourna pas tout de suite aussi bien qu’on avait espéré. Les agens envoyés par le prince durent convenir que, s’il existait, dans les provinces belges, comme dans tous les départemens français, un mécontentement assez général de la prolongation de la guerre et de ses charges croissantes, — si l’idée d’un changement de régime devenait ainsi familière à beaucoup d’esprits, — les regrets et les vœux tendraient plutôt à un rétablissement du gouvernement de l’Autriche, les Archiducs, enfans de Marie-Thérèse, ayant laissé, malgré les incartades philosophiques de Joseph II, d’assez bons souvenirs. Quant au prince d’Orange, son nom était peu connu, évoquait de fâcheux souvenirs, et personne ne l’appelait. Ses envoyés, d’ailleurs, connaissant mal le pays, avaient fait plus d’une maladresse : le prince en convenait lui-même avec l’agent anglais, promettant, comme un pupille docile, qu’il s’y prendrait mieux à l’avenir, surtout si on consentait à lui donner le commandement de l’armée des alliés qui allait occuper la Belgique. Après tout, concluait l’envoyé, les populations feront toujours ce que les alliés désireront et consentiront, s’il le faut, à être cédées (made over) au gouvernement hollandais.

Malgré ces renseignemens assez peu encourageans, le ministre anglais ne voulut point se départir de son projet favori, et il se mit en devoir de le recommander à ses alliés dans ses correspondances, avec une insistance qui avait le caractère d’une véritable exigence. Ainsi, venant de sa personne à la réunion des souverains alliés qui eut lieu à Chaumont, et où furent arrêtées les mesures destinées à donner le dernier coup de force pour achever la prise de la France, il obtint de faire insérer dans les conventions qui furent rédigées un article secret portant que l’indépendance de la Hollande serait reconnue sous la souveraineté du prince d’Orange, avec un accroissement de territoire et une frontière convenable. Il n’osa pas aller plus loin que cette locution énigmatique qui laissait pourtant entrevoir sa pensée. Parler plus clairement d’une fusion à opérer d’office et par voie impérative entre des populations longtemps ennemies et que deux siècles de séparation avaient rendues étrangères l’une à l’autre, c’eût été aller au-devant de difficultés qui se présentaient d’elles-mêmes et susciter peut-être une discussion prématurée.

La victoire une fois obtenue, le ministre anglais put faire un pas de plus : le traité signé à Paris le 30 avril 1814, et auquel la France dut prendre part, reproduit textuellement, dans un dernier article, les termes de l’engagement pris à Chaumont : mais une note secrète en donne le commentaire. Il fut établi que l’accroissement de territoire promis à la Hollande comprendrait les pays situés entre la Meuse, les anciennes frontières de la France (que le même traité de Paris rétablissait) et la mer. C’était bien définir la Belgique, mais pas encore la nommer.

Enfin ce fut à Londres que l’apparence même de l’équivoque disparut. Tous les souverains s’y trouvant en visite, au mois de juin 1814, le prince régent d’Angleterre leur présenta son protégé, en les pressant de l’admettre dans leur confraternité royale. La réunion de la Hollande à la Belgique fut alors officiellement décidée, sous la seule condition que le titre et l’exercice de la souveraineté ne pourraient appartenir à un prince appelé à porter une couronne étrangère.

Avant de prendre la résolution de remonter de deux siècles en arrière pour rejoindre d’autorité ce que le cours du temps et la force des choses avaient disjoint, il semble que l’esprit des hautes parties contractantes fut encore traversé, sinon par quelque scrupule (elles n’étaient guère sujettes à ces embarras de conscience), au moins par quelque doute sur la difficulté pratique que rencontrerait l’opération. Il était difficile, en effet, de ne pas songer aux susceptibilités qui seraient froissées et aux intérêts qui seraient inquiétés chez celle des deux parties qui se croirait sacrifiée à l’autre. On s’aperçoit de cette préoccupation aux termes mêmes du protocole qui fut rédigé. Après avoir établi, d’une façon hautaine et magistrale, que l’union des deux États est décidée en exécution d’un principe politique adopté pour l’établissement de l’équilibre en Europe, et qu’elles y procèdent en vertu de leur droit de conquête sur la Belgique, les hautes puissances se hâtent d’ajouter qu’animées d’un esprit de libéralité, et voulant assurer le repos de l’Europe pour le bien-être réciproque des parties qui la composent, elles désirent consulter également les intérêts particuliers de la Hollande et de la Belgique pour opérer l’amalgame le plus parfait entre les deux pays. Suit alors une série de dispositions destinées à établir une parité de charges et de droits entre les sujets du nouveau royaume, consacrée par leur participation dans des conditions tout à fait égales à une représentation commune devant siéger alternativement à Bruxelles et à la Haye. Le prince d’Orange, qui dut prendre le titre avec l’exercice de la souveraineté, fut invité à procéder avec la même libéralité pour opérer l’amalgame.

Les vœux de l’Angleterre étaient comblés, puisqu’elle ne voyait plus en face d’elle que des côtes et des ports soumis à une domination amie. Mais ce n’était pas l’Angleterre seulement qu’il fallait satisfaire, et elle-même devait tenir à ce que le royaume fondé par ses soins parût (comme elle l’avait promis) un des plus solides fondemens du nouvel équilibre de l’Europe. Or, ce n’était pas cinq ou six millions de sujets dont on lui faisait don qui lui permettraient de rester seul en tête à tête avec le redoutable voisin que sa position l’obligerait à surveiller et à contenir. On le plaçait à un poste avancé où il serait le point de mire d’une hostilité constante de la part de la France ulcérée, qui verrait on lui le témoin vivant d’une défaite dont elle subissait en frémissant l’humiliation. Évidemment, sa situation ne serait tenable qu’à la condition qu’il fût compris dans un plan de défense générale, préparé contre tout retour offensif de la France, dont il serait bien Fun des élémens essentiels, mais non pas l’unique, et qui serait composé de plusieurs facteurs engagés à se prêter un appui réciproque.

C’est sous cet aspect que le nouvel État fut présenté au Congrès de Vienne, qui l’enregistra, sans débat, dans l’Acte final rendu public, à la veille de sa séparation, pour résumer et consacrer l’ensemble de ses délibérations. On sait que le sceau définitif fut apposé à cette œuvre si mûrement délibérée le 9 juin 4815, au moment où Napoléon, échappé de l’île d’Elbe, et entraînant la France dans un effort désespéré, apparaissait déjà en armes en Belgique même et allait ensanglanter à Waterloo le berceau du royaume nouveau-né ! Cette résurrection éphémère, mais inattendue d’un ennemi qu’on croyait avoir mis pour jamais à terre, ne rendait la publication des précautions préparées contre lui que plus opportune et même plus nécessaire.

Il serait superflu et tout à fait hors de place d’entrer ici dans le détail de ce vaste plan qui, cernant la France de toutes parts, combiné pour la contenir et la gêner partout, au Nord comme au Midi, au pied des Alpes comme des Pyrénées, sur la Méditerranée comme sur les mers du Nord, poursuivait même sur l’Atlantique et sur la mer des Indes les derniers débris de sa puissance coloniale. Les diverses parties de cette œuvre inspirée par une passion haineuse en ont été successivement détachées et ont aujourd’hui si bien disparu qu’il en reste à peine un souvenir. Mais il faut mentionner particulièrement le point qui touchait de plus près et devait intéresser directement le royaume des Pays-Bas.

Je veux parler de l’attribution faite à la Prusse, dans les dépouilles de la France, des provinces de la rive gauche du Rhin, qui venaient de partager en bien comme en mal, dans la conquête comme dans la défaite, pendant toute la période républicaine et impériale, le sort de la Belgique, et qui, placées comme elle sur la frontière française, imposaient, sur une longueur de territoire à peu près égale, la même tâche de surveillance à remplir. Il semblait donc indiqué naturellement que ces deux lignes de défense, placées dans des conditions semblables, se fissent suite l’une l’autre de manière à n’en constituer en réalité qu’une seule et qu’il fût impossible de passer entre elles ; ce qui permettrait également de porter, au premier signal d’alarme, toutes les forces disponibles sur le point menacé.

Mais, pour établir cette continuité si désirable, il fallait que le territoire du nouveau royaume des Pays-Bas fût tout à fait contigu à celui de l’Allemagne, ce qui ne pouvait avoir lieu qu’en l’étendant au-delà de la limite de la Meuse, qu’on lui avait d’abord assignée. Il fallait y joindre de petits États autrefois restés indépendans comme l’évêché de Liège et le duché de Bouillon, et l’important duché de Luxembourg qui, bien que faisant partie des domaines héréditaires de l’Autriche, n’avait jamais été compris dans l’administration dont le siège était à Bruxelles. Le prince d’Orange réclama ces diverses acquisitions comme nécessaires à ses yeux pour qu’il pût remplir le rôle de boulevard du Nord qui lui était confié.

La plupart furent accordées sans aucune difficulté, personne ne les réclamant. L’annexion seule du duché de Luxembourg donna lieu à quelque contestation, non que l’Autriche témoignât sur ce point, pas plus que sur plusieurs autres, le moindre désir de recouvrer ses possessions de l’Allemagne méridionale, qui, à la distance où elles étaient placées du siège de son Empire, lui avaient toujours causé plus d’embarras à conserver que donné de force ou de profit ; mais l’accroissement de territoire réclamé paraissait considérable et assurait au royaume des Pays-Bas une plus grande importance relative qu’on n’avait eu l’intention de lui conférer. Le prince d’Orange ne put calmer cette susceptibilité qu’en offrant de céder en échange des districts placés au centre de l’Allemagne et auxquels il pouvait prétendre comme héritier de la maison de Nassau ; et ce fut dans ces conditions que le marché fut conclu. Encore ne put-on tomber d’accord qu’avec cette réserve que le Luxembourg, ayant de tout temps fait partie de l’Allemagne, ne serait pas cédé en pleine souveraineté à un souverain de race et de filiation étrangère. Il fut donc stipulé que, si le Luxembourg et les Pays-Bas étaient réunis sous un même maître, ce serait au titre d’une union purement personnelle, la qualité de roi et celle de grand-duc restant distinctes et le Grand-Duché lui-même continuant à faire partie de la Confédération germanique qu’on venait de reconstituer et astreint aux conditions imposées par le lien fédéral à tous les États allemands associés. Cette disposition, qui devait plus tard donner lieu à plus d’une difficulté, parut au contraire avoir ce jour-là l’avantage d’établir, entre le nouveau roi et ses confrères couronnés dont les représentai siégeaient à côté des siens dans la même diète, des relations plus familières et plus étroites.

C’était bien d’avoir ainsi unifié et complété contre les dangers à venir la ligne de défense européenne, mais quelque chose de plus matériel et de plus tangible était nécessaire pour opposer une digue constante à une pression toujours menaçante. C’est à quoi, avant de se séparer, les puissances coalisées eurent soin de pourvoir en garnissant la frontière belge d’une série de forteresses qu’elles durent ériger ou réparer à frais communs, moyennant des sommes prises sur l’indemnité que la France était condamnée à payer à ses vainqueurs. L’Angleterre fut chargée d’y contribuer pour la grosse part, et le roi des Pays-Bas lui-même seulement pour la plus faible. C’était attester qu’il n’était ni le seul ni même le plus intéressé à maintenir en état cette armature préparée contre l’ennemi commun. Les places fortes d’Ypres, de Menin, de Tournay, de Mons, de Charleroy, de Namur, de Philippeville et de Marienbourg formèrent une chaîne puissamment liée, allant de l’ouest à l’est et dont le dernier anneau était la citadelle de Luxembourg, qui, placée en territoire fédéral, ne devait recevoir de garnisons que de la fédération elle-même. C’était le vainqueur de Waterloo, le duc de Wellington lui-même, qui était venu choisir et visiter les points à couvrir et qui restait chargé de diriger et d’inspecter les travaux jusqu’à leur complet achèvement. Dans de telles conditions, le roi des Pays-Bas ne pouvait en réalité se regarder que comme une sentinelle placée au pied d’un rempart dont tous les canons braqués contre nous pouvaient servir aussi bien, suivant le mot d’ordre qui lui serait donné, à l’agression qu’à la résistance.

L’œuvre ainsi parfaite, ses auteurs ne pouvaient se défendre de la contempler avec un regard d’admiration enthousiaste ; aussi lord Castlereagh, dans une lettre à un de ses alliés, s’extasiait sur la merveilleuse position de ce royaume des Pays-Bas qui, fortement appuyé d’une part sur l’Allemagne, et de l’autre communiquant avec l’Angleterre par un détroit qu’une escadre pouvait traverser en quelques heures, formait ainsi un centre tout préparé pour la réunion d’une coalition nouvelle. Et l’aide de camp du maréchal Blücher, écrivant à un officier anglais qui portait un nom destiné plus tard à une renommée fâcheuse[3], s’écriait : « Ce qui doit surtout inquiéter la France, c’est ce nouveau royaume des Pays-Bas, formidable bastion, qui prend si bien en flanc toute invasion que la France pourrait projeter sur l’Allemagne et qui, en même temps, sert de tête de pont (à vous Anglais) pour votre passage par mer. »

Ces félicitations mutuelles étaient bien placées, car jamais la haine et la rancune ne pouvaient se flatter d’avoir été mieux servies. Toutes les précautions semblaient prises, non seulement pour prévenir les folies conquérantes d’un nouveau Napoléon, mais pour nous imposer une contrainte que nos pères n’avaient jamais subie. Rien dans le passé ne nous avait été imposé de plus pénible à supporter, rien ne pouvait être imaginé de plus menaçant pour notre sécurité future que cette base d’opérations préparée d’avance, en pleine paix, pour nos ennemis, quels qu’ils fussent, et quelle que fût la cause, légitime ou non, qui pouvait nous mettre un jour les armes à la main. Toute la liberté de nos mouvemens paraissait par-là pour jamais enchaînée. Rien n’explique mieux l’impatience et l’irritation que causaient, dans ma jeunesse, le souvenir et même le nom des traités de 1815 à la génération qui en avait vu la pénible inauguration. Ce sentiment durait encore, grondant toujours et éclatant à certaines heures, même après que sur bien des points les liens dont on avait prétendu nous garrotter, se furent insensiblement relâchés. Lamartine ne disait-il pas encore en 1846 qu’on ne pouvait observer les traités de 1815, mais qu’il fallait toujours les maudire ? Si la génération qui s’élève aujourd’hui n’éprouve plus cette impression et même a quelque peine à la comprendre, c’est que, par une douloureuse comparaison, le pire a effacé le souvenir du mal et que 1870 a fait oublier, je ne veux pas dire fait regretter 1815.


II

J’en ai dit assez, je pense, pour faire voir que la constitution du royaume uni des Pays-Bas était, dans la pensée de ses fondateurs, la maîtresse pièce du mécanisme qu’ils avaient disposé avec tant d’art contre la France, celle qui leur semblait destinée à assurer l’accord et à appuyer le jeu de tous les ressorts. Comment se fait-il cependant qu’à l’épreuve, ce soit celle-là qui ait été reconnue la plus faible et qui se soit ébranlée la première, à ce point que, moins de quinze ans après, les puissances mêmes qui avaient eu à cœur de l’établir aient reconnu elles-mêmes l’impossibilité de la maintenir, au moins sous la forme qu’elles lui avaient donnée ? Comment, dès lors, la France s’est-elle trouvée en mesure, d’abord de s’affranchir de la gêne qu’on avait prétendu lui imposer, puis de proposer elle-même et de faire adopter une solution nouvelle du problème diplomatique qui faisait depuis deux siècles le désespoir des politiques ? Les causes qui préparèrent cette évolution imprévue sont curieuses et complexes. Il en est qui proviennent du vice même de l’œuvre et des fautes du souverain qui était chargé d’y présider ; d’autres, de la division survenue entre les puissances qui l’avaient fondée et qui se trouvèrent par-là hors d’état de veiller au soin de la conserver. Il est nécessaire de les étudier avec soin pour bien comprendre le rôle qu’elles durent jouer dans la suite des faits.

En traçant sur le papier la configuration d’un royaume improvisé, ceux qui tenaient la plume, tout entiers préoccupés de la recherche d’un équilibre abstrait, n’avaient omis qu’une seule chose, c’était de prendre souci des désirs et des convenances des populations qu’ils accouplaient d’office sans les consulter. C’est du reste le reproche général qu’on a fait aux mesures prises par le Congrès de Vienne pour la réorganisation de l’Europe. On l’a accusé de n’avoir tenu compte que de deux élémens des connaissances humaines : la géographie et l’arithmétique, la première pour attribuer la souveraineté des territoires au possesseur quel qu’il fût auquel la disposition physique des lieux en rendrait la défense et l’administration plus faciles, la seconde pour répartir entre les puissances un nombre de sujets, non pas égal assurément, mais en rapport avec le souvenir de leurs droits passés et l’éclat de leurs victoires récentes. De là la formation de ces lots d’hommes (qu’on appelait par dérision sans doute des âmes) destinés à être adjugés ou échangés par des marchandages qui manquaient à la fois de convenance et de dignité. L’accusation, en elle-même très grave, n’est pas sans fondement. Mais il faut dire, à l’excuse de ceux qui se livrèrent à ce genre de trafic humain, que de bien mauvais et aussi de bien séduisans exemples leur avaient été donnés. Notre république de 1792, avec ses déclamations démagogiques servant de prétextes à de véritables conquêtes, l’Empire, avec ses annexions violentes et ses dynasties improvisées, avaient fait prendre à tout le monde des habitudes commodes auxquelles personne, de crainte de paraître dupe, ne voulait se montrer pressé de renoncer.

S’il y avait eu une occasion, cependant, où on eût bien fait de se départir de ce procédé un peu matérialiste, et d’avoir quelque égard aux intérêts et aux sentimens moraux, c’était quand il s’était agi d’imposer d’autorité un gouvernement à des populations dont l’histoire avait, à plus d’une reprise, fait voir qu’elles ne se laissaient pas toujours faire, et qu’on ne les traitait pas absolument comme on voulait. C’était assurément le fait des Hollandais, dont l’existence nationale avait été autrefois vaillamment conquise et conservée. Il est vrai que l’arrangement qu’on leur imposait était flatteur pour leur amour-propre ; puisqu’ils gardaient un souverain de leur race, le mariage même mal assorti pouvait leur convenir. Mais le cas était différent pour les Belges, auxquels un sacrifice était demandé, — toujours blessant, quelque peine qu’on prît pour en sauver l’apparence, — et qui avaient vu leur patrie traitée de province conquise et cédée, par une expression peu aimable, en accroissement de territoire à leur voisin. Eux aussi, pourtant, avaient fait preuve d’un tempérament indocile, que leurs souverains, contraints et forcés, avaient dû souvent ménager, et ce qu’il y avait même chez eux de particulier, c’est que cet instinct d’indépendance n’existait pas seulement, comme dans d’autres pays d’Europe, dans une noblesse attachée à des franchises seigneuriales et à des privilèges, héritage de la féodalité qui devait disparaître avec elle. Le même esprit d’indépendance s’était manifesté de bonne heure chez une bourgeoisie riche et éclairée, dont le développement précoce était dû à la grande prospérité industrielle des cités flamandes. Ce n’était qu’en Belgique qu’on avait pu voir au XIIIe siècle, en plein moyen âge, deux brasseurs de Gand comme les Arteveld, portés au pouvoir par une sédition populaire, s’y maintenir plusieurs années et l’un d’eux finir par se mesurer en rase campagne avec le roi de France. Plus tard, on sait quelle opposition avaient rencontrée Philippe II et son sinistre agent, le duc d’Albe, quand ils avaient tenté de faire supporter à des catholiques, dont la foi pourtant n’était pas douteuse, le joug de l’inquisition espagnole. Trouvait-on les temps bien changés, et ces souvenirs bien éloignés pour en tenir compte ? On aurait dû au moins se rappeler que le même sort avait été réservé à de prétendues réformes tentées par Joseph II, dans un esprit tout opposé, au nom de la philosophie du jour, et aux applaudissemens des beaux esprits de Paris. Une terrible insurrection, un instant victorieuse et terminée seulement à la veille de la conquête française, avait trouvé son principal appui dans le mécontentement causé à des consciences alarmées par les empiétemens du pouvoir civil sur la liberté religieuse et l’autorité pontificale.

C’était là un fait qu’il eût été bien d’avoir présent à l’esprit, avant d’adopter sans réflexion la décision qui donnait, à des populations dont on venait de constater l’attachement à la foi catholique, un souverain protestant, dont le nom devait leur rappeler, par son illustration même, les luttes religieuses que leurs aïeux avaient soutenues au XVIe siècle. Cet inconvénient ne paraît pourtant pas avoir été de ceux qui arrêtèrent un instant la pensée des dispensateurs souverains des destinées de l’Europe. On s’explique cette indifférence, quand on se rappelle que, dans les conversations tenues alors entre les quatre principales têtes couronnées, il y avait un seul catholique contre deux protestans et un schismatique ; ce qui ne les empêchait pas de s’entendre à merveille pour prodiguer, d’une part, des hommages au Souverain Pontife rétabli dans sa capitale par leur intervention, et de ratifier de l’autre, sans avoir même l’air de s’en apercevoir, la suppression, opérée par l’Empire, de toutes les anciennes souverainetés ecclésiastiques d’Allemagne. Rien ne prouve mieux à quel point, à ce moment critique de l’histoire, devant les nécessités ou les intérêts égoïstes de la politique, les questions religieuses étaient reléguées au second rang. Le nom de Sainte-Alliance, mis alors en tête de plusieurs des actes collectifs de ces grandes puissances, n’attestait qu’un déisme assez vague, étranger à tout dogme précis. Ces sages politiques comptaient évidemment que le prince, dont ils faisaient le roi d’un État mixte, serait doué de cette largeur d’esprit et de cette tolérance un peu sceptique qu’on respirait dans leur atmosphère. C’est en quoi leur attente fut promptement déçue. Non que le nouveau Guillaume fût animé de l’ardeur de propagande, qui, dans des siècles de foi plus vive, avait fait la force et popularisé la renommée de ses ancêtres. L’obstacle ne vint pas de ses convictions religieuses, plus sincères que ferventes, mais bien d’un naturel irascible et tenace, le moins fait peut-être qu’on eût pu imaginer pour ménager une situation délicate. C’était, dit un de ses historiens anglais, un de ces hommes d’esprit qui font des sottises et qui, lorsqu’ils ont pris une mauvaise mesure, s’obstinent à la défendre par de pires encore.

Ce fut sur le terrain religieux, comme on aurait dû le prévoir, que se trouva la pierre d’achoppement contre laquelle vint heurter ce tempérament autoritaire. Il est vrai qu’un singulier hasard lui fit trouver tout de suite en face de lui un prélat d’un naturel ardent, qui venait de montrer par la plus rude des épreuves que, dès que sa conscience était en éveil, on ne venait pas aisément à bout de sa résistance. Ce n’était pourtant pas un enfant de la Belgique : Maurice-Jean-Madeleine de Broglie, l’un des plus jeunes fils du dernier maréchal de ce nom, avait été assez récemment promu de l’évêché d’Acqui en Piémont au siège de Gand, quand cette importante cité, faisant partie de l’Empire français, était le chef-lieu du département de l’Escaut. Bien qu’il ne fût pas d’un âge avancé, peu de vies, même dans ces temps agités, avaient été traversées par tant de péripéties. Quand son père avait été appelé à Versailles par Louis XVI pour prendre le ministère de la Guerre et tenter le coup de force dont l’échec fut suivi de la prise de la Bastille, Maurice, quoique à peine sorti de l’enfance, était déjà destiné à l’état ecclésiastique. Resté seul avec son frère cadet au manoir de famille, à la nouvelle des événemens de Paris, il avait vu la municipalité de la ville voisine accourir à la tête d’une bande d’émeutiers pour s’emparer des sept canons qui faisaient l’ornement de la demeure seigneuriale et que Louis XV avait donnés au maréchal en mémoire de la victoire de Bergen. Obligé de les céder, au grand désespoir de la population du village, il avait dû rejoindre son père en émigration. Mais c’était à regret, car ses tendances le rapprochaient plutôt des idées libérales de son frère aîné, qui figurait à l’Assemblée constituante dans les rangs de la minorité de la noblesse. Aussi était-il rentré en France dès que le retour fut possible, et il n’avait pas tardé à être l’objet d’une faveur qu’il n’avait pas recherchée. Il apprit un jour avec surprise que l’Empereur le comprenait au nombre des premiers évêques nommés après le Concordat et l’attachait en même temps à sa personne en qualité d’aumônier, témoignant ce jour-là, comme en beaucoup d’autres occasions, son désir de grouper autour de lui les noms qui rappelaient les souvenirs de l’ancienne France. Devenu ainsi courtisan malgré lui, le jeune prélat subit bientôt le charme que cet homme sans pareil exerçait sur ceux qui l’approchaient et il éprouva pour lui, avec l’entraînement de son âge et de son caractère, un dévouement passionné qu’il exprima dans plusieurs écrits en des termes dont sa famille, et surtout le vieux guerrier son père, retiré à Munster et voulant mourir enveloppé dans le drapeau de sa foi monarchique, trouvaient l’enthousiasme excessif. Mais ce zèle ne devait pas tarder à être sinon refroidi, au moins éclairé lorsque s’éleva le différend -entre le gouvernement impérial et le Souverain Pontife, dont la confiscation du patrimoine de saint Pierre et l’enlèvement de la personne même du Pape furent les conséquences. Il fallut apprendre à l’Empereur avec surprise que son aumônier refusait la croix de la Légion d’honneur dont il voulait le décorer, par le motif que le serment qui devait être prêté par les nouveaux chevaliers contenait l’engagement de défendre l’intégrité de l’Empire, et par-là même les annexions qu’il regardait comme illicites. Une altercation très vive s’ensuivit, dont les chroniques du temps font mémoire, et dont on racontait plus tard les étranges détails dans la famille du prélat : des propos inouïs échappèrent à l’Empereur irrité ! L’évêque, ayant dit que sa conscience lui défendait de prêter un serment qu’il se ferait scrupule de tenir, reçut cette réponse brutale : « Votre conscience n’est qu’une sotte, » et son auguste interlocuteur lui tourna le dos. L’opposition ne pouvait en rester là : elle devint une hostilité déclarée au Concile national de 1811, où toute l’Eglise de France fut convoquée pour chercher un moyen de pourvoir à la vacance de sièges épiscopaux, le Pape refusant de donner, pendant sa captivité, l’institution canonique à aucun des sujets qui lui étaient présentés. L’évêque de Gand avec deux de ses collègues, dont l’un, celui de Tournay, appartenait comme lui à l’épiscopat belge, organisèrent une résistance qui, si elle ne réussit pas à prévenir plus d’une défaillance particulière, rendit pourtant la dissolution de l’Assemblée nécessaire. Les trois meneurs opposans furent alors appréhendés au corps, enfermés d’abord à Vincennes, puis relégués dans de petites villes de France, avec l’injonction expresse de n’entretenir aucune relation avec leur diocèse. M. de Broglie ne s’étant pas conformé à cette prescription, on mit de nouveau la main sur lui et on l’envoya sous bonne garde au fort de l’île Sainte-Marguerite, où il courait risque de finir ses jours, si les événemens de 1814 n’avaient amené pour lui, comme pour les nombreuses victimes de la police impériale, la fin de sa détention arbitraire.

Mais, entre temps, le diocèse de Gand était resté à l’abandon ; le clergé n’ayant pas voulu reconnaître l’administrateur nommé par l’Empereur, les vicaires généraux furent jetés en prison, et les élèves du séminaire envoyés faire leur service militaire dans un régiment.

Est-il vrai, comme l’évêque se plaisait à le dire quelquefois en souriant à sa famille, que, dans les momens où il sentait sa résolution défaillir, le souci de la dignité épiscopale fût quelquefois soutenu chez lui par le sentiment qu’il appartenait à une race militaire qui n’avait pas l’habitude de reculer devant la menace ? En admettant qu’il portât quelquefois même à l’autel un souvenir chevaleresque de cette nature, fallût-il même de plus reconnaître en lui quelque trait de ce caractère que Mme de Pompadour, dans ses querelles avec le maréchal de Broglie pendant la guerre de Sept Ans, appelait la férocité native de la famille, ce n’est pas de lui pourtant qu’on aurait pu dire, comme de certains prélats mondains de l’émigration, que l’honneur suppléait chez eux à l’infirmité de la foi : la sienne était aussi fervente que ferme, et allait se manifester plus que jamais dans les épreuves nouvelles qui devaient se succéder pour lui, sans lui laisser un jour de relâche.

A peine rentré dans son diocèse où il était accueilli par les témoignages d’une joie générale, apprenant par la rumeur publique qu’on destinait à la Belgique un souverain étranger à la foi catholique, il se mit en devoir, non pas précisément de protester contre ce choix, mais d’adresser aux Puissances encore réunies à Vienne, la demande que l’Eglise fût au moins rétablie dans tous les honneurs et privilèges dont elle avait joui sous l’ancien régime, et en particulier que ses dignitaires fussent admis dans les conseils du nouveau roi. Les plénipotentiaires ayant autre chose à faire que de l’écouter, il n’est pas sûr que son adresse ait été lue, et, en tout cas, elle ne reçut aucune réponse.

Mais une meilleure occasion se présenta bientôt de faire entendre ses réclamations : ce fut lors de la mise aux voix et de la promulgation de la loi fondamentale du royaume. Cet acte avait été rédigé à la Haye, dès le lendemain du rappel de la maison d’Orange, mais il avait été convenu, dans le protocole arrêté à Londres, qu’il recevrait les modifications nécessaires pour être approprié aux circonstances. Guillaume crut se conformer à ce désir des puissances, en faisant les modifications lui-même dans un conseil où à peine deux ou trois Belges furent admis, et en présentant ensuite cette révision sommaire à une assemblée des notables également convoqués sur sa désignation. Les Hollandais, qui y retrouvaient assez fidèlement reproduit le souvenir de leurs anciennes franchises communales, émirent naturellement un vote d’approbation unanime. Mais, en Belgique, le résultat fut opposé : sur 1 603 notables désignés, 1 313 seulement prirent part au vote ; 519 suffrages furent favorables et 751 contraires. La loi fondamentale eût donc été rejetée par une différence de plus de deux cents voix, si le roi n’avait imaginé plusieurs expédiens pour se composer une majorité à son gré. D’abord, en application de l’adage, Qui ne dit mot consent, tous les absens furent censés avoir approuvé, ce qui donnait déjà à la loi un avantage de onze voix. C’était peu pour décider de la destinée d’un peuple ; mais l’autre invention plus efficace fut de retrancher du nombre des opposans 126 votans qui avaient motivé leur dissentiment sur ce fait, qu’un des articles proposés établissait la complète égalité des deux cultes, ce qui répugnait à leurs habitudes et ce qui alarmait leur conscience. On déclara que cette égalité, faisant partie des bases imposées par les puissances à la constitution du royaume, on n’avait pas le droit d’y porter atteinte, et 126 voix négatives furent rayées d’un trait de plume.

Mais on ne tarda pas à voir que ces 126 catholiques scrupuleux ne seraient pas évincés si facilement. La loi une fois promulguée, le serment de la maintenir et de la respecter était demandé pour toutes les fonctions publiques et les actes principaux de la vie civile. Ce fut le sujet d’un mandement signé par tous les évêques de la province, en tête desquels figurait le nom de M. de Broglie et portant le titre de Jugement doctrinal. Interdiction y était faite à tous les fidèles de s’engager à maintenir des dispositions qui, mettant l’erreur sur le même pied que la vérité, blessaient gravement la dignité et menaçaient la liberté de l’Église.

On peut s’étonner qu’un évêque français, comme M. de Broglie, après avoir vécu paisiblement, sous le régime accepté par le Concordat, en bonne intelligence avec les divers cultes que la loi française met à peu près sur le même pied, se montrât si difficile pour accepter la même égalité inscrite dans la loi belge. Comment en était-il revenu à confondre une tolérance légale qui n’implique aucune adhésion dogmatique avec une indifférence systématique qui en matière religieuse serait la négation même de la foi ?

C’est qu’une autre disposition de la loi fondamentale, également signalée dans le Jugement doctrinal, montrait que, dans le cas particulier, ce niveau d’égalité passé avec une certaine affectation sur tous les cultes pouvait avoir des conséquences dont, en France, on n’avait pas eu à se préoccuper. C’était l’article qui reconnaissait au roi la direction souveraine de l’enseignement public, dans les écoles supérieures, moyennes ou primaires ; en un mot le monopole universitaire créé par Napoléon et transféré de toutes pièces sur ce terrain où il n’avait (pas plus en Belgique qu’en Hollande) jamais existé. Il y avait, de plus, cette différence, qu’en France, le décret qui avait institué l’Université, stipulait très expressément que toutes les leçons y seraient données en conformité avec l’enseignement catholique : disposition qui, si elle était déjà peut-être très imparfaitement exécutée, n’était du moins pas encore trop ouvertement méconnue. Mais entre les mains d’un roi protestant, le souverain pouvoir donné à l’État sur l’enseignement n’offrait en réalité aucune garantie, et on ne daignait même prendre aucune précaution contre l’abus, car aucune part n’était faite à l’autorité religieuse dans l’inspection des écoles. Ici le Jugement doctrinal était sans réplique, le doigt était véritablement mis sur le point sensible de la plaie qui allait devenir le siège d’une irritation constante.

Le refus de serment imposé à la conscience des fidèles par le Jugement doctrinal, qui aurait placé les catholiques belges dans un état d’insurrection morale contre leur souverain, n’eut pourtant pas toutes les conséquences qu’on aurait pu présumer : soit que l’obéissance des fidèles n’ait pas été aussi complète que leurs pasteurs l’espéraient ; soit (ce qui est plus probable) que l’autorité pontificale dont le doux Pie VII et son intelligent premier ministre, le cardinal Consalvi, firent toujours un si discret usage, tout en approuvant la doctrine du Jugement, ait admis qu’en fait l’application en fût tempérée. Mais le coup n’était pas moins porté : la majesté royale avait été publiquement offensée, et ne devait pas plus pardonner à M. de Broglie la hardiesse de sa résistance, que le prélat ne se serait pardonné à lui-même la faiblesse de faire un pas en arrière. Dès lors, dans les années qui suivirent, ce fut une série de querelles engagées et de griefs réciproques dont quelques-uns ne paraissent pas, je dois le dire, avoir eu la gravité que, de part et d’autre, on y attachait.

Entre autres, au moment où on attendait le prochain accouchement de la princesse d’Orange, belle-fille du roi, et la naissance d’un héritier du trône, des prières publiques furent ordonnées dans les églises des deux cultes. Avant de se conformer à cette injonction, M. de Broglie, qui y voyait une reconnaissance trop complète d’une autorité à ses yeux toujours contestable, crut devoir demander à Rome une autorisation, qui lui fut octroyée sans difficulté dans une lettre que le prélat n’hésita pas à rendre publique. On lui fit un crime et de la demande et de la publicité de la réponse. C’était être entré en relation directe avec le Pape et donner cours à un acte pontifical sans l’avoir soumis au placet royal, double infraction aux règles en vigueur, non seulement dans la France gallicane, mais dans la catholique Autriche et dans l’ultramontaine Espagne. Coupable d’une série d’actes de cette nature et de torts plus légers encore, M. de Broglie fut traduit en justice : le ministère public prononça devant la Cour d’appel un long réquisitoire à la suite duquel un décret de prise de corps dut être décerné contre le nommé Maurice de Broglie, prévenu de nombre de crimes ; la peine requise était la déportation. Ne se souciant pas de l’attendre, et d’ailleurs ne reconnaissant pas la compétence des juges, M. de Broglie quitta en secret la Belgique et vint chercher un refuge en France. D’Amiens, la première station où il s’arrêta, il adressa une requête respectueuse aux Puissances réunies en Congrès à Aix-la-Chapelle, les priant d’user, pour la défense des opprimés, de la tutelle qui leur appartenait sur le royaume qu’elles avaient fondé. Naturellement aucune réponse ne lui fut faite cette fois encore, pas plus que dans l’occasion précédente ; les plénipotentiaires avaient une autre préoccupation : ils écoutaient le rapport du duc de Wellington, rendant compte de l’état des travaux entrepris pour la construction des forteresses qui devaient garantir la sécurité de la Belgique. Ce n’était pas le moment de se mêler des difficultés que le souverain de leur choix se créait à lui-même.

M. de Broglie fut donc condamné par défaut et la sentence, rédigée dans des termes presque injurieux, fut affichée à Gand même, sur un poteau soutenant l’échafaud dressé pour deux voleurs. Quant au condamné, il se plut, pour attester ce qu’il appelait son luxe de persécution, à venir reprendre dans la petite ville de Beaune le logement qu’il avait occupé pendant l’oppression impériale. D’ailleurs, sa santé était ébranlée par tant de traverses : il mourut en 1821, n’ayant pas achevé sa cinquante-sixième année. Ses restes, conservés en France, ne furent rapportés à Gand que plus de cinquante ans plus tard. Ce fut une cérémonie touchante, à laquelle assista l’aîné de ses neveux, celui qui écrit ces lignes. Dans le banquet qui termina cette pieuse fête, les principaux convives étaient ceux qui avaient pris part à l’une ou l’autre de ces confessions de la foi. Je me rappelle entre autres deux vénérables jésuites qui, envoyés au régiment en 1811, racontaient qu’en raison de leur jeune âge et de leur petite taille, on leur avait confié l’office de tambour.

Du reste, il semble qu’on eût pris à tache que la seconde pièce, bien que représentée sur un théâtre plus restreint et par des acteurs de moindre importance, fût l’exacte répétition de la première. Cette fois encore, les vicaires de l’évêque proscrit furent mis en prison, les séminaristes enrôlés dans la milice et tout le diocèse à l’abandon. Le même spectacle s’étant reproduit dans d’autres diocèses, le conflit devint général entre l’Eglise belge et la royauté. Au nombre des difficultés qui s’élevaient de lieu en lieu et d’heure en heure, les questions relatives à l’enseignement furent les plus fréquentes et celles qui aigrissaient le plus les esprits. C’est l’effet naturel du monopole de l’éducation. Parmi les prérogatives que l’Etat a le tort de s’arroger, la direction suprême et souveraine de l’enseignement public est celle qui l’expose à blesser, chez la partie la plus honnête de la population, les sentimens les plus délicats et les plus profonds. C’est un instrument à deux tranchans qui suscite contre un gouvernement plus d’hostilité qu’il ne lui donne de force pour en triompher. Pour le manier avec art en face d’un clergé offensé et méfiant, il eût fallu des prodiges de dextérité et de souplesse, qualités dont Guillaume ne s’était jamais piqué, et dont il cherchait moins que jamais à se faire honneur. Loin de là, il crut convenable de répondre à chaque résistance qu’il rencontrait par une suite de vexations destinées à serrer les freins et à appesantir le joug : dissolution de tous les établissemens où les lettres étaient encore enseignées librement ; défense d’aller faire des études d’humanités en dehors des Pays-Bas, sous peine de se voir interdit tout accès aux fonctions publiques, même ecclésiastiques ; expulsion des écoles chrétiennes qui avaient de nombreuses institutions dans les provinces wallonnes ; tout brevet retiré aux autres congrégations enseignantes et leur recrutement soumis au contrôle et à l’autorisation préalable de l’Etat ; enfin, distribution dans les écoles de livres d’étude d’une orthodoxie suspecte, et suppression des catéchismes approuvés par l’autorité ecclésiastique ; toutes ces mesures de tyrannie mesquines, renouvelées depuis lors dans divers pays et sous divers régimes, et qui, lorsque nous les voyons reparaître, n’ont pas même le mérite de la nouveauté d’invention, furent successivement mises en œuvre pour supprimer une résistance qu’on ne réussit pas à vaincre. Enfin, on crut avoir porté un coup décisif par l’établissement d’un grand collège devant servir de préparation à la profession sacerdotale. Tous les élèves destinés à l’état ecclésiastique durent venir là, étudier pendant trois ans la philosophie, la théologie, l’histoire religieuse et le droit, enseignés par des professeurs dont le roi se réservait la nomination, et dont aucune surveillance religieuse ne contrôlait les doctrines. Tout jeune Belge qui n’aurait pas fait ce stage ne pouvait être reçu dans un séminaire épiscopal. A la vérité, une réprobation si générale s’éleva et tous les évêques se montrèrent si résolus à ne pas laisser fermer la porte de leurs séminaires, qu’il fallut, dès l’année suivante, se relâcher en partie de ces exigences. Mais l’effet, le scandale, pour mieux dire, était produit. Jamais tentative plus audacieuse n’avait été faite de confisquer la foi et d’asservir la conscience d’une génération. Il y avait même une sorte de provocation à donner à un séminaire laïque le nom de collège philosophique qui, dans l’acception courante, semblait destiné à écarter toute idée d’influence religieuse. C’était également un défi de l’établir dans un séjour plein des souvenirs de l’Université célèbre qui avait été, pendant des siècles, la gloire de l’Eglise belge, et l’une des lumières du monde chrétien.

Il faut bien dire que ce qui encouragea pendant quelque temps le gouvernement royal à ces choquans abus de pouvoir, c’est que, tant qu’ils ne passèrent pas une certaine mesure, la lutte engagée ainsi entre la royauté et l’Eglise était envisagée par une partie du public non seulement avec indifférence, mais avec une secrète approbation.

Quelque attachement, en effet, que la population belge, dans sa grande majorité, professât pour la foi catholique, il s’en fallait pourtant qu’elle fût composée tout entière de croyans zélés disposés à prendre fait et cause pour les droits et les libertés de l’Eglise. Les principes philosophiques, répandus en France pendant le siècle précédent, y avaient pénétré, surtout dans la partie de la contrée où l’usage familier de la langue française en rendait l’intelligence facile et en favorisait la propagation. Leur action s’était même déjà fait sentir dans l’insurrection qui avait précédé la conquête. Une division en était résultée entre les révoltés, les uns ne demandant que le maintien de leurs anciennes franchises, tandis que les autres voulaient l’établissement d’une constitution plus démocratique, et cette dissidence avait contribué à amener leur échec commun. Quand vint ensuite la conquête républicaine opérée par Dumouriez, ce furent naturellement les adeptes des idées nouvelles qui y firent le meilleur accueil et qui acceptèrent sans résistance la suppression même violemment imposée de tous les privilèges ecclésiastiques et nobiliaires. Ces résultats étaient déjà acquis et passés dans les mœurs quand l’Empire, par le Concordat et le code Napoléon, en leur donnant une application modérée et régulière, les avait confirmés et tout à fait naturalisés. L’état social issu de la révolution française était ainsi devenu cher à toute une partie de la classe éclairée qui, tout en gardant le respect de ses croyances héréditaires, voyait pourtant avec déplaisir tout ce qui pouvait paraître préparer le retour d’un régime passé dont, après trente ans écoulés, on n’aimait à se rappeler que les abus. On sait combien ce seul nom d’ancien régime et la terreur chimérique de le voir reparaître rendaient, à ce moment même, la tâche de notre monarchie restaurée difficile, et une épreuve toute récente a fait voir crue ce fantôme évoqué par l’esprit de parti n’avait pas encore perdu toute action sur l’imagination populaire.

Il n’est donc pas étonnant que le même sentiment existât en Belgique, au moins dans les régions les plus rapprochées de la France ; et il avait suffi que l’épiscopat belge eût laissé quelquefois apercevoir le regret d’un temps où l’Eglise avait tenu une place qu’on ne voulait pas lui laisser reconquérir, pour mettre en éveil nombre d’esprits inquiets, prompts à signaler le danger de ce que nous appelons aujourd’hui les influences cléricales. Ceux-là étaient disposés à faire un mérite au roi Guillaume de sa résolution à mettre, même un peu rudement, les prétentions de l’Eglise à la raison. Ils faisaient volontiers une comparaison à son avantage avec la famille royale de France, que toute une presse irréligieuse représentait alors comme asservie à la congrégation et au parti prêtre. Il en était même peut-être quelques-uns qui lui savaient gré de sa qualité d’hérétique, comme d’une garantie qui empêchait de le soupçonner de pareille faiblesse. Ainsi se formait, en face des catholiques militans, un parti animé de dispositions contraires, qui s’intitulait lui-même libéral, sans doute parce que, par une confusion d’idées que nous voyons encore faire de nos jours, ils pensaient que la liberté n’avait pas d’intérêt plus pressant que de se préserver de la domination ecclésiastique.

L’appui de ces libéraux, ou soi-disant tels, avait été plus d’une fois utile au roi Guillaume pour former sur le terrain électoral un appoint qui, uni à la masse unanime des suffrages protestans de Hollande, pouvait lui assurer dans les États Généraux, représentation commune de toutes les provinces, une majorité à sa dévotion. Aussi, bien que, par nature et par tendance d’esprit, il fût le moins libéral des hommes, Guillaume dut se prêter en faveur de ces discrets auxiliaires à quelques complaisances, qui n’étaient sûrement pour lui affaire ni de goût ni de choix. On s’en aperçut surtout au bon accueil qu’il laissa faire aux réfugiés français, bannis à la suite des Cent Jours, qui comptaient, dans les rangs des libéraux, beaucoup d’amis, autrefois leurs collègues dans les fonctions du régime impérial. On s’étonna et même on s’émut un peu à Paris de la facilité avec laquelle ces fugitifs s’établissaient comme chez eux dans une sorte d’asile à la porte de France, de la hardiesse du langage qu’on leur laissait tenir, des intrigues et des correspondances qu’on leur permettait d’entretenir, des publications hostiles qu’ils faisaient librement circuler, avant de les expédier en France par des voies clandestines. Plusieurs fois, des réclamations furent adressées par les ministres de Louis XVIII à l’administration néerlandaise qui, pour ne pas blesser la presse libérale, ou du moins pour ne pas cesser de mériter ses complimens, fit longtemps la sourde oreille et n’usa que dans des cas très rares du droit d’expulsion qui lui appartenait.

De la part du roi lui-même, dans la situation que les ordres de la coalition européenne lui avait faite, ces manèges de peu d’importance avaient tout au plus pour but de favoriser quelque tactique électorale. Est-il vrai que, chez son héritier, qui avait pris le nom de prince d’Orange et qui, habitant ordinairement Bruxelles, s’y était acquis une sorte de popularité, ce fût quelque chose de plus, et qu’il y mêlât des vues d’avenir et d’ambition personnelle ? Eut-il en réalité l’idée étrange que, grâce à sa bonne renommée de libéralisme, et aux ménagemens qu’il avait eus pour ses hôtes proscrits, il pourrait, en cas de révolution en France, le trône devenant vacant, être appelé à s’y asseoir ? Ce soupçon fut alors très répandu, mais repoussé par des juges sensés comme absurde et imaginaire. Comment croire en effet qu’un prince qui avait porté les armes contre la France, et était entré sur son territoire avec ses vainqueurs, pût espérer être couronné par des conspirateurs émérites et de vieux soldats de Napoléon ? Le fait est pourtant aujourd’hui confirmé par des témoignages irrécusables, et ne peut s’expliquer que par l’état d’égarement et de fureur où la défaite des Cent Jours avait jeté les ennemis de la Restauration. Tout leur était bon pour la combattre, et ils faisaient réellement le tour d’Europe en quête d’un prétendant à lui opposer. A défaut de Napoléon captif à Sainte-Hélène et de son fils enfant placé à Vienne sous bonne garde, le prince d’Orange leur parut faire leur affaire aussi bien qu’un autre. Quelques pages, empruntées à un historien[4] qui évidemment a eu leurs confidences, sont utiles à reproduire, parce qu’elles peignent au naturel les dispositions communes au libéralisme belge et aux révolutionnaires français, dont l’union ne pouvait cette fois produire aucun résultat sérieux, mais devra reparaître plus tard à plus d’une reprise dans la suite du récit que j’aurai à faire.

« Un membre du comité d’action, dit M. de Vaulabelle dans son Histoire de la Restauration, M. Voyer d’Argenson, correspondait avec plusieurs des Français exilés : vers la fin de 4819, un jour où le comité était réuni, il annonce qu’un officier supérieur belge, aide de camp du prince d’Orange, vient d’arriver à Paris, avec mission d’offrir les secours de son général pour délivrer la France des Bourbons et l’affranchir des prétentions de l’ancienne noblesse et du clergé. Commandant en chef de toutes les troupes des Pays-Bas, le prince franchirait la frontière à la tête d’une partie de son armée, arborerait le drapeau tricolore, proclamerait la réunion de la Belgique à la France et marcherait sur Paris, après avoir rallié autour de lui un nombre suffisant de mécontens ; mais il demandait deux choses : la présence au milieu de ses troupes, après leur entrée en France, de quelques hommes considérables, députés et généraux, qui se constitueraient en gouvernement provisoire, puis la promesse de succéder lui-même à Louis XVIII. Consentez-vous à entendre cet officier ? ajouta M. d’Argenson en terminant. Les généraux présens hésitèrent. Le prince d’Orange a combattu contre les Français, disaient-ils. — Oui, sans doute, mais nous n’entendrons plus parler de saint Louis, de Henri IV et du droit divin, il régnera par la volonté de la nation et ne nous abandonnera plus aux prêtres. On décida que l’aide de camp serait entendu. Les propositions apportées par cet envoyé étaient sérieuses ; il ne produisait pas seulement les preuves officielles de sa mission : ses dires se trouvaient appuyés d’états de statistique et de plans qui furent discutés avec lui dans plusieurs conférences. Bientôt il ne resta plus à examiner que la partie politique du projet. M. de Lafayette fut chargé de ce soin. » M. de Vaulabelle ajoute que, probablement, le vieux libéral de 1791, ne se prêtant qu’à regret à des vues si différentes des illusions de sa jeunesse, ne se pressa pas de faire connaître son opinion, ce qui fit que la réponse tarda assez pour que le roi des Pays-Bas, averti des aventures où son fils voulait l’entraîner, y mît ordre en l’éloignant de Bruxelles.

Assurément l’alliance d’un roi de nouvelle fabrique avec les vieux révolutionnaires de France, dans les conditions à la fois monstrueuses et ridicules où on l’avait rêvée, était une gageure qui passait les bornes de la plaisanterie ; mais, en Belgique même, la bonne intelligence, momentanément établie entre un souverain d’humeur aussi impérieuse que Guillaume et des sujets qui n’étaient de son avis que sur un seul point, n’avait pas beaucoup plus de chances de succès ni de durée. Une entente pouvait être momentanément établie sur des questions morales d’un ordre élevé, mais abstrait, dont la passion dénature aisément le caractère jusqu’à faire oublier la réalité des faits : mais, dès que des intérêts positifs et matériels furent en jeu, les inconvéniens du régime factice imposé à la Belgique se firent sentir de ceux-là mêmes que les dissidences religieuses avaient peu touchés. Ce ne furent pas alors seulement les catholiques, mais tous les Belges, sans distinction de culte et de croyance, qui s’aperçurent qu’une union, conclue sans précaution et sans garantie, était exploitée de manière à tourner à l’avantage exclusif des voisins et anciens rivaux qu’on leur avait donnés pour associés.

À la vérité, pour se conformer aux instructions des puissances fondatrices de ce royaume composite, la loi fondamentale avait pris soin de partager en deux moitiés rigoureusement égales entre les provinces du Nord et celles du Midi les deux assemblées législatives qui, sous le nom d’États Généraux, formaient leur représentation commune. Il dut y avoir à la Chambre haute comme à la Chambre basse cinquante-cinq membres belges et cinquante-cinq hollandais, mais il fut aisé de s’apercevoir que cette égalité nominale n’était qu’un leurre et même un piège : car on n’avait pu l’obtenir que par des combinaisons électorales artificielles, faites de manière à effacer la disproportion numérique des populations auxquelles on était résolu d’avance à assigner un nombre exactement pareil de mandataires. On comptait en effet environ deux millions de Hollandais, tandis qu’on portait à un peu plus de trois millions et demi le nombre des habitans de l’ancienne Belgique. La prétendue égalité de représentation n’avait donc pu être établie qu’en accordant à la partie la moins nombreuse un avantage de près d’un tiers au détriment de la plus forte. L’inconvénient n’était pas sensible dans les délibérations qui ne portaient que sur quelque sujet d’un intérêt général et commun à tout le royaume. Mais il apparaissait d’une manière même très pénible, dès qu’un conflit s’élevait qui mettait aux prises les intérêts ou les sentimens du Nord et du Midi. Si l’administration royale avait alors le désir de faire pencher la balance en faveur du Nord (et c’était habituellement le cas), elle avait un moyen très simple de se procurer cette satisfaction, c’était de joindre à la masse des suffrages hollandais un petit nombre de voix belges, habilement détachées. Or, dans quelle assemblée une administration active n’a-t-elle pas assez d’influence pour déplacer à sa volonté quelques suffrages ? Le vote alors était illusoire et prévu d’avance, la Hollande était sûre d’être maîtresse et tenait lu Belgique à sa discrétion[5].

Ce fut surtout dans les questions financières que ce genre de calcul, se résumant en quelques chiffres, put être aisément opéré et constaté. Le nouveau royaume, étant loin d’avoir une caisse bien garnie, dut, de bonne heure, songer à accroître ses recettes par l’imposition de nouvelles taxes ; c’est un genre d’actes de l’autorité royale qui est rarement bien accueilli des contribuables : mais les impôts que l’administration des Pays-Bas proposa eurent tout de suite aux yeux des Belges un double tort : on leur reprocha d’abord d’être établis en grande partie pour faire face à des charges qui, en bonne justice, n’auraient dû incomber qu’à la Hollande, car c’étaient ou les intérêts de dettes contractées avant la réunion, ou les frais d’entretien et de réparation des digues, cette œuvre artificielle créée autrefois par la république des Provinces-Unies pour se défendre contre l’inondation maritime, et dont le sol de la Belgique, très suffisamment défendu par sa situation, n’avait aucun besoin. Mais, de plus, l’assiette des taxes nouvelles ne prêta pas moins à la critique que leur emploi ; la Belgique était essentiellement un pays agricole, et ce fut sur les produits de l’agriculture que le poids des nouvelles charges porta principalement. Au droit de mouture, dont le nom a toujours été odieux, on joignit un prélèvement sur chaque tête de bétail, nommé droit d’abatage, en raison d’un procédé vexatoire qui dut être employé pour en assurer la perception. Ainsi, pendant que le cultivateur belge avait à se plaindre d’un surcroît d’exigences qui s’aggravait tous les jours, il ne pouvait manquer de remarquer que le commerce, principale industrie de la Hollande, ne subissait aucune surcharge. D’ailleurs, par le fait seul que la Belgique était plus riche et plus peuplée que la Hollande, eût-on observé une rigoureuse égalité dans la répartition des charges individuelles, c’est toujours elle qui, au total, aurait payé la plus grosse part des recettes encaissées par le fisc.

Mais, si cette partialité systématique de Guillaume pour ses anciens compatriotes était sensible dans les actes qu’il devait soumettre à l’apparence d’un contrôle législatif, la même tendance était plus choquante (et il ne prenait pas même la peine de la déguiser) là où sa prérogative, exercée par des ministres aussi aveugles que lui, pouvait se faire sentir sans rencontrer aucune résistance, comme dans le choix des fonctionnaires. Ainsi, au bout de dix ans, par suite d’une série de nominations ou d’éliminations opérées dans le même esprit, on put faire le compte que, dans le personnel des diverses administrations, la Belgique n’était plus représentée que par une proportion d’un tiers, et dans l’état militaire, c’était à peine le quart. Tous les officiers de grade supérieur étaient Hollandais, et l’armée, tenue en main par le prince d’Orange comme général en chef, semblait toute préparée pour devenir un instrument d’oppression plus que de défense nationale.

Ce n’était pas tout et ce n’était pas même le comble. On sait que les hommes et même les peuples sont souvent plus sensibles à ce qui blesse leur amour-propre qu’à ce qui lèse leurs intérêts ; aussi les populations belges, malgré un mécontentement devenu très général, auraient-elles peut-être pris assez longtemps en patience le tort et même les souffrances matérielles causées par l’injuste préférence dont on les rendait victimes. Ce qui acheva de les exaspérer, ce fut un acte arbitraire où elles virent surtout une offense à leur dignité. La diversité des langues en usage dans les deux parties du royaume était au nombre des difficultés qu’on aurait dû prévoir, et qui ne pouvaient manquer de se présenter dès les premières relations qu’il s’agit d’établir entre elles. Entre le français, à peu près seul usité dans l’ancienne Belgique (au moins dans les classes éclairées et dans les habitudes administratives), et le hollandais, qu’on ne connaissait guère en dehors de l’ancien territoire des Provinces-Unies, comment opérer soit un partage, soit un mélange ? Y aurait-il deux langues également employées dans les actes officiels ; et, s’il n’y en avait qu’une, à laquelle donner la préférence ? La question était en réalité très délicate, et, dans quelque sens qu’elle fût résolue, beaucoup de ménagemens étaient nécessaires pour ne pas heurter de part ou d’autre les habitudes et les convenances. Un décret royal n’y mit pas tant de façons et déclara simplement que la langue hollandaise, étant la seule langue nationale, serait aussi seule admise dans les actes administratifs et judiciaires, et que la connaissance en serait exigée pour exercer une fonction publique. C’était frapper d’incapacité tous les Belges qui n’étaient pas d’âge ou d’humeur à apprendre une langue que personne ne savait, et condamner ceux qui prétendaient à une profession libérale à une étude aride et stérile. On conçoit d’ailleurs quelle complication résultait de cette exigence inattendue dans toutes les relations de la vie civile et sociale. C’était une gêne de tous les instans, et cependant l’impatience causée par une série de vexations quotidiennes, bien que très grande assurément, ne fut rien auprès du sentiment de révolte qu’éprouva la Belgique entière, à se voir englobée, par une sorte de prétention dédaigneuse et comme une simple dépendance, dans une nationalité qui n’avait jamais été la sienne et qui ne lui rappelait que de pénibles souvenirs.

L’affront parut d’autant plus sensible que, si un choix à faire était nécessaire, il n’y avait entre la langue qu’on demandait aux Belges d’oublier et celle qu’on les contraignait d’apprendre, au point de vue de l’utilité, de la dignité et de l’éclat, aucune égalité ni même aucune comparaison possible. Le hollandais était un des nombreux dérivés de l’allemand que personne, en dehors des lieux où l’usage en était requis pour les besoins de la vie courante, ne songeait à enseigner ni à apprendre. Le français, au contraire, jouissait d’une prééminence que nul alors ne contestait : c’était la langue de la politique et des grandes affaires, illustrée depuis deux siècles par tous les chefs-d’œuvre de l’éloquence et de la poésie. Parler le français correctement et l’écrire avec élégance, c’était pour tout pays un brevet de bonne éducation, dont chacun tenait à se faire honneur. La Belgique regardait comme un avantage dont elle était justement fière que la grande majorité de ses habitans fût en droit de considérer cet organe des gens bien élevés comme leur langue maternelle. La dépouiller de ce privilège pour la réduire à une manière de s’exprimer peu connue et peu comprise, propre seulement à desservir les relations d’affaires ou de commerce d’un cercle restreint, c’était lui imposer une déchéance et comme la marque d’un cachet d’infériorité.

Une souffrance et une haine communes, il n’en faut pas davantage, l’expérience de tous les temps l’a prouvé, pour rapprocher des hommes longtemps ennemis, quels que soient sur d’autres points les sentimens et les intérêts qui les divisent. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner qu’entre Belges catholiques et Belges libéraux, se sentant également menacés dans leur dignité et leur existence nationale, un accord se soit fait naturellement avant même que l’on songeât à en discuter les conditions. Une antipathie de race avait été imprudemment réveillée ; elle devait faire oublier tout antagonisme philosophique ou religieux. Il ne s’agissait plus de savoir si on était attaché ou hostile à telle ou telle influence religieuse, mais bien si on resterait Belge ou si on consentirait à devenir Hollandais. Mais, l’union qui se faisait d’elle-même, devint nécessaire et dut être régulièrement organisée, quand le sentiment public surexcité fit un devoir aux hommes de toutes les opinions de travailler à s’affranchir d’un joug qui s’appesantissait tous les jours. Aucun auxiliaire ne dut paraître dès lors à dédaigner pour tenir tête à l’obstination passionnée d’un prince aveuglé, d’autant plus que, dans la constitution dont il avait fait don à ses sujets, il ne leur avait réservé aucun moyen légal de s’opposer à ses volontés. La loi fondamentale, obtenue par le tour d’adresse qu’on peut se rappeler, ne contenait aucune des garanties qui sont regardées aujourd’hui comme essentielles à la liberté politique. Elle ne faisait aucune part à la responsabilité ministérielle, ce qui permettait de convertir en attentat à la majesté royale toute résistance à un acte d’arbitraire administratif. Le jury, dont Napoléon lui-même avait conservé au moins l’apparence, bien qu’en annulant parfois ses arrêts, était supprimé et remplacé par une magistrature révocable à volonté. Enfin la presse, à qui une liberté nominale était promise, restait régie par un édit provisoire qui soumettait toute publication à tant de précautions préventives et de pénalités menaçantes que la censure même aurait paru préférable. Il y avait donc une double lutte à soutenir : il fallait conquérir d’abord la liberté politique comme un instrument nécessaire pour défendre l’indépendance nationale.

C’est bien dans ces termes que fut conclue, en 1828, c’est-à-dire après treize ans de patience, l’union expresse et formelle des partis catholiques et des libéraux. Le plan d’attaque convenu fut un pétitionnement général, adressé au roi et aux Chambres, pour obtenir la modification de la loi fondamentale dans un sens plus conforme aux principes du droit constitutionnel d’Angleterre et de la Charte française.

L’entente ne put s’établir que moyennant, des deux côtés, quelques concessions que la sagesse des chefs sut faire accepter des soldats. De la part des libéraux, il fallut renoncer à s’associer, comme ils l’avaient fait jusque-là, à la polémique injurieuse à laquelle se livrait, au même moment, la presse de France contre l’Eglise et les prêtres. Il fallut cesser de parler de l’Inquisition et de la Saint-Barthélémy, de l’astuce et de l’esprit de domination des jésuites, de la mainmorte et du danger que peut faire courir à la prospérité générale l’extension des biens monastiques. Tous ces lieux communs à l’usage des esprits forts de bas étage, qui devaient reparaître plus tard, même en Belgique, sans avoir rien perdu pour attendre, durent être supprimés ou du moins ajournés ce jour-là.

Les catholiques, de leur côté, durent donner à leurs revendications un ton qui parût moins exclusif et moins personnel, demander, en un mot, la liberté comme un droit commun pour tous, incrédules ou croyans, et non comme un droit privilégié pour l’Eglise et ses fidèles. C’est à quoi s’engagèrent, par de franches autant que fières déclarations, les personnes les plus éminentes du groupe catholique, affirmant qu’à leurs yeux, les jours de la domination absolue de l’Eglise étaient passés et que, pour remplir son éternelle mission de prédication et de propagande, elle ne réclamait que sa part dans la liberté générale, sûre que, par la grâce divine et la force de la vérité, elle saurait se la faire assez grande.

Ce fut surtout au sujet de la liberté d’enseignement, principal objet des réclamations des catholiques, mais que les libéraux, l’esprit plein d’anciens préjugés, avaient le plus de peine à admettre, que ce changement, non de conviction, mais d’attitude, fut nécessaire. Il fallait se défendre du soupçon de vouloir, en protestant contre la souveraineté de l’Etat en matière d’enseignement, nourrir la pensée de la transmettre à l’Eglise et de substituer ainsi un monopole et un privilège à un autre. La liberté devait être demandée comme destinée à assurer à tous les pères le droit de désigner les maîtres de leurs enfans, en dehors de toute contrainte et de tout contrôle légal, en ne rendant compte de leur choix qu’à Dieu et à leur conscience. Cet ordre d’idées nouveau, que beaucoup de gens ont eu, que dis-je ! ont encore, tant de peine à comprendre, aurait peut-être paru un peu aventureux au courageux évêque de Gand. Personne ne le professa plus ouvertement et avec plus de retentissement et d’éclat qu’un jeune seigneur appartenant à une des plus grandes maisons de la noblesse flamande, le comte Félix de Mérode, qui s’était déjà fait connaître par des écrits où respirait un mélange alors très rare de convictions chrétiennes et libérales. Ce sentiment, formé chez lui de bonne heure, avait été entretenu par l’alliance qui l’avait fait entrer dans une noble famille française, où il avait pu voir des chrétiennes accomplies, après s’être montrées avec héroïsme pendant les mauvais jours de la Révolution, vivre dans une touchante union conjugale avec des libéraux même un peu avancés comme MM. de La Fayette et de Grammont. Il descendait donc dans l’arène, prêchant l’union des catholiques et des libéraux, non comme une manœuvre de tactique électorale, mais comme une alliance loyale et durable, dont religion et liberté devaient profiter également.

Le programme de l’union ainsi réglé et les rôles distribués, la guerre commença avec une activité et un ensemble qui attestaient la profondeur et la vivacité du sentiment général. Conformément au plan concerté et rapidement exécuté, une série de pétitions de tout genre et de toutes provenances, passant de main en main, circulant dans les moindres bourgades, couvrit, en peu de mois, les bureaux des deux Chambres des États-Généraux. En même temps, de hardies publications, portant le nom des membres importans des deux groupes, naguère rivaux, et aujourd’hui associés, prenaient à partie les actes du gouvernement avec une ardeur égale et une âpreté pareille. L’agitation ainsi provoquée se communiqua aux deux assemblées législatives, où, grâce à d’habiles manœuvres des représentans belges, plusieurs des mesures, et principalement des expédions financiers auxquels le gouvernement tenait le plus, furent rejetés.

Devant ces attaques imprévues, dont les feux croisés le surprirent, le roi éprouva bien quelques instans d’hésitation, et un petit nombre de concessions lui furent arrachées par des conseillers prudens. L’assistance au collège philosophique, d’obligatoire fut rendue facultative, et un projet de loi promit quelques adoucissemens au traitement rigoureux de la presse. Mais ces offres de conciliation, en elles-mêmes très insuffisantes, eurent pour effet d’enflammer plutôt que de calmer la résistance, car les bonnes paroles données un jour étaient retirées le lendemain et l’impétuosité naturelle du tempérament royal, un instant comprimé, reprenait violemment le dessus. Finalement, le prince finit par se mettre en avant de sa personne, dans un message adressé aux Chambres, où il traitait de chimériques tous les griefs des pétitionnaires et menaçait du châtiment des factieux tous ceux qui troublaient ainsi la paix publique. Il tint parole, car, après plus de trente procès de presse intentés en un mois, on finit par trouver dans les écrits de deux membres importans du parti libéral des griefs suffisans pour construire contre eux une accusation de haute trahison et les traîner devant une cour de justice tenue à la Haye, qui leur infligea huit années de bannissement. L’irrita-lion fut alors au comble, et les condamnés, indemnisés de tous les frais et de toutes les amendes par des souscriptions largement couvertes, prirent le chemin de l’exil, précédés et suivis de lieu en lieu par des ovations populaires.

L’air retentissait encore de ces acclamations, et on sentait dans le sol ce frémissement qui annonce les grandes secousses, quand une nouvelle, venue de France, éclata comme la foudre. Une grande révolution s’était opérée à Paris : en trois jours, tout le déploiement des forces royales avait dû céder devant l’insurrection populaire ; le monarque était proscrit et un nouveau règne était proclamé. Ce fut d’abord un effet de surprise, presque de stupeur, car, bien que les deux pays voisins eussent été, pendant cet hiver de 1830, engagés dans des courans d’opposition d’une vivacité égale, et dont les manifestations extérieures avaient plus d’une ressemblance, il ne paraît y avoir eu encore à ce moment, entre ceux qui dirigeaient le mouvement à Bruxelles et à Paris, ni relations régulières, ni action combinée. Une différence capitale les séparait et les empêchait de se confondre : le terrain de leur lutte contre la royauté n’était pas le même. En Belgique, l’Eglise catholique avait pris l’initiative et gardait la tête de la résistance ; en France, au contraire, pour être entrée dans une association trop intime avec le pouvoir royal, l’Eglise était le point de mire des mêmes attaques et menacée de partager le même sort que la dynastie. Puis, en Belgique, les opposans même les plus passionnés ne réclamaient que des réformes légales, tout au plus une séparation administrative rendant l’autonomie aux deux fractions du royaume sous l’union personnelle du même prince, qu’on ne parlait même pas encore de détrôner. L’élan révolutionnaire de France franchissait d’un bond toutes les limites, jetait le pays à corps perdu dans une révolution, et la prudence flamande avait peine à le suivre. Tout céda cependant bientôt à l’entraînement de l’exemple et à la puissance irrésistible qu’exerce sur l’imagination des masses un fait matériel éclatant. La preuve était acquise que, par un seul effort, la volonté populaire pouvait se faire obéir. Pourquoi hésiter à employer ce procédé sommaire, et ne pas se faire justice soi-même au lieu de l’attendre sans être sûr de l’obtenir ? Le modèle était donné et appelait l’imitation. « Faisons comme les Parisiens ! » devint le cri général.

A partir de ce moment, la révolution était faite dans les esprits, toutes les têtes se montèrent et la moindre étincelle devait faire éclater le feu. Un attroupement tumultueux à la porte d’un théâtre, un refrain d’opéra où le mot de liberté était prononcé, répété en chœur à la sortie par une foule exaltée, il n’en fallut pas davantage pour qu’à un mois à peine de distance, Bruxelles se donnât le spectacle d’un soulèvement populaire à l’instar de Paris.

Si l’épreuve pourtant fut un peu plus longue, si le conflit avec le pouvoir royal dura trois semaines au lieu de trois jours, ce fut uniquement parce qu’au lieu d’être, comme Charles X à Saint-Cloud, sous la main des insurgés, Guillaume demeurait dans sa retraite de la Haye, inaccessible et inabordable au milieu de la Hollande qui lui savait gré de combattre et de souffrir pour avoir voulu assurer sa prédominance, et à l’abri ainsi de toute violence personnelle. A cela près, ce fut toute la série des phases ordinaires d’une insurrection triomphante, telles que nous les avons vues se dérouler dans plus d’une circonstance pareille, avec une triste régularité : les défaillances de la force armée pénétrant dans une cité où le sol hérissé de barricades semble se soulever sous ses pas ; l’intervention inutile des médiateurs pacifiques ; l’offre de concessions tardives qui encouragent, au lieu de satisfaire les assaillans ; l’institution d’un gouvernement provisoire pris parmi les chefs du mouvement pour garantir l’ordre matériel ; puis le pays tout entier suivant le mouvement de la capitale, et la royauté, si elle veut persister, réduite à faire prendre à la lutte le caractère d’une guerre civile.

C’est avant de s’exposer aux hasards de cette extrémité redoutable, que Guillaume, sentant la force lui échapper, mais non sa volonté fléchir, irrité de sa défaite, nullement résigné à la subir, se résolut à rappeler aux puissances d’Europe, qu’en acceptant la couronne du royaume uni des Pays-Bas, il avait reçu d’elles moins une nation à gouverner qu’un mandai à remplir et une position à défendre. Cette union de deux peuples dont on lui reprochait d’avoir forcé et violenté les conditions, c’étaient elles qui lui avaient enjoint de la rendre intime et complète. Leur convenait-il de laisser ébranler, par une fissure qui en amènerait l’effondrement, les remparts qu’elles avaient elles-mêmes construits ? Ne leur importait-il plus de savoir en quelles mains tomberaient les forteresses qu’elles avaient mis tant de soin à dresser ? C’est la question qu’il leur posa. Quelle réponse il devait recevoir, c’est ce qui ne peut être bien compris qu’en se rendant compte de ce qu’était devenu l’état de l’Europe elle-même, quand cet appel lui fut adressé.


Duc DE BROGLIE.

  1. Castlereagh Papers, t. I, p. 75.
  2. Castlereagh Papers, t. I, p. 224.
  3. Mémoires de sir Hudson Lowe, le gardien de Napoléon à Sainte-Hélène, t. I, p. 433.
  4. Vaulabelle. Histoire de la Restauration. t. IV, p. 415.
  5. Voir dans Bulwer : Vie de lord Palmerston, p. 10, une série de votes importans dans lesquels la majorité fut formée par tous les suffrages hollandais, plus deux Belges, les autres députés belges ayant tous voté négativement.