Le Dessous/07

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Mercvre de France (p. 152-175).

VII

la visite de marcus

— Bonjour, Ful. Quel temps !

— Bonjour, Marcus. Un temps à ne pas mettre un journaliste dehors, et je te remercie d’être venu.

Marcus, en pardessus de drap clair garni de castor, chassait les flocons de neige à coup de doigts légers le long de ses fourrures. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, bien pris, bien sanglé, devant tourner plus tard à la graisse, pour l’instant rose et joli comme une femme. Ses cheveux, presque bleus, se plaquaient en petits bandeaux ondulés sur son front étroit ; ses minuscules moustaches estompaient d’une ombre amoureuse sa bouche un peu molle ; ses yeux, sous une singulière lourdeur des paupières, avaient un regard terne, sans âme, s’éclairant seulement aux lueurs brutales. Il époussetait ses fourrures avec des gestes calmes, d’une élégance étudiée, qui, lorsqu’il serait moins jeune, pourrait passer pour une habitude mondaine. Il sortait certainement du meilleur monde, ne savait pas encore s’il y rentrerait un jour, mais, en attendant, faisait figure dans tous les autres et y apprenait à exagérer ses défauts de naissance.

Il ôta son pardessus d’un mouvement automatique, cherchant un endroit convenable où l’accrocher, se montra hors du drap, comme une poupée hors de son carton, lustré, cravaté, tiré à quatre épingles de perles, puis il dit :

— Oui, mon pauvre Ful, il fait un froid de loup dans ton pays, et tu as une drôle d’idée de rester à la campagne l’hiver.

Fulbert lui désigna son lit de sangle.

— Assieds-toi là. C’est le meilleur fauteuil de ma maison… de campagne.

Marcus s’assit, croisa la jambe, sourit d’un sourire chargé des fluides les plus cordiaux. Il ne pouvait s’étonner. Ses principes de haut snobisme l’empêchaient de manifester une surprise de mauvais goût en présence de l’originalité d’un ami. Un jeune reporter ne s’effare pas, surtout quand il croit de son intérêt de ne pas s’effarer. Rien ne maintient les petits camarades dans leur sphère comme l’air naturel que l’on arbore devant les pires situations. Le monde est gouverné par des lois immuables et ce ne peut être que par mondanité pure que l’on renverse l’ordre établi. Il ne faut manifester de l’indignation ou de l’affliction qu’à bon escient. Chacun a ses secrets, ses besoins mystérieux. Pour savoir vivre, il est souvent nécessaire de ne pas savoir comment vit le voisin, d’ignorer ses dessous.

— Ce bon Ful, dit Marcus cérémonieusement affectueux. Voilà bientôt cinq ans que nous nous sommes perdus de vue.

— … Et de cœur ? murmura Fulbert.

— Non, mon cher. Nous nous aimons toujours comme au collège… mais en hommes, j’espère te le prouver. Ta lettre m’a fait plaisir. Quand j’ai pu reconnaître ton écriture, je me suis frappé le front en criant : c’est Ful ! C’est ce grand diable de Ful ! Il a conservé sa manie de dire ce qu’il pense. Quel sacré Ful !

Fulbert regardait son ami gravement. Son masque d’animal souffrant, presque à l’hallali, se détendait en une grimace. Il ne savait rire qu’en enfant terrible, lui, et il se moqua.

— Que d’histoires, Marcus ! Nous nous aimons en hommes et tu ne m’as même pas tendu la main. En effet, j’aurais besoin de serrer les mains d’un homme. Je ne vois personne, je vis comme un tigre enchaîné. C’est-à-dire, je suis libre, comprends-tu ?

— Ce bon Ful ! répliqua Marcus, qui ne comprenait pas du tout.

Le corps ondulant d’émotion sous ses haillons, Fulbert s’approcha et se laissa choir à côté de son ancien camarade de collège.

L’autre ne se recula point, bien qu’il en eût envie.

— Mon vieux Marcus, tu ressembles à un homme, ça c’est une justice à te rendre, mais tu embaumes toujours la fille, déclara Fulbert, dont l’accent, malgré la saveur coutumière de son langage, se faisait plus doux.

— Voyons, Ful, tu ne m’as pas appelé ici, en décembre, pour me débiter de pareilles balivernes ? Nous ne sommes plus des gosses.

Fulbert lui posa sa lourde patte sur l’épaule.

— Non, dit-il, d’une voix rauque, nous sommes de pauvres et fichues bêtes, l’une tombée dans la plume, l’autre dans la m…

Et il cracha le mot, simplement.

— Tu sais, Ful, ne te lance pas. J’ai un peu perdu l’habitude d’entendre dire des saletés, depuis le collège.

— As-tu gardé celle d’en faire, mon vieux ?

Marcus se leva. Son sourcil, semblant délicatement peint au kol, se contracta comme une petite sangsue sur laquelle on aurait versé du vinaigre.

— Ful… dois-je m’en aller ?

— Pas tant qu’il neige. Tu mouillerais tes belles bottines. Étrange idée de venir ici, en décembre (et il appuya), en décembre, avec des souliers vernis. On dirait que tu n’en as qu’une paire…

Marcus essaya de rire :

— Ce cynique Ful. Il sait son monde. Veux-tu que nous changions ?

Ful regarda piteusement ses souliers éculés où son pied cambré, très fin, jouait à l’aise et sans chaussette.

— Inutile, fit-il, j’ai le pied plus maigre que le tien, et puis ça chagrinerait mon frère Jésus-Christ. Il marchait pieds nus, quoique innocent. Moi qui suis coupable, j’ai droit à mes mauvais souliers.

— Alors, dit Marcus décidé à tout supporter de la part de cet ancien camarade, tu fraternises toujours avec les dieux et les rois ? (Il ajouta, bienveillant :) Ça n’a pas l’air de te réussir, hein, là, entre nous, ton manque de mesure ?

Fulbert s’étira et bâilla douloureusement.

— Est-ce que l’on sait ! Je suis peut-être sur le point d’obtenir le bonheur, un bonheur inouï. Seulement, je réfléchis, je me tâte… Je me demande s’il faut que je me baisse… car il faut ramasser le bonheur, personne ne vous le fourrant dans les bras. D’une part, j’ai la société en horreur, d’autre part, comme je suis un homme intelligent, je ne veux pas faire cadeau de mon intelligence à la société. Je ne lui dois rien. Je crois même lui avoir rendu le service de la débarrasser d’une ennemie, d’une de ses pourrisseuses d’âmes auprès de qui, mon vieux Marcus, tu n’es, ou tu n’as été, que de la Saint-Jean. Je sens venir le printemps au milieu de mon hiver, la renaissance pour moi, et dans ses flots d’immondices la terre, ma terre promise, vomit une fleur. Une fleur, Marcus !… La seule création qui ferait croire en Dieu, car c’est inutile et charmant. Tu te souviens ? De ton temps, au collège, je n’aimais pas les fleurs parce que je ne les séparais pas des femmes, dont j’avais, grâce à tes sermons, l’horreur la plus sacrée. Une fleur, c’était l’objet défendu, le parfum du sexe. Un parfum, c’est une corruption, cela se propage chimiquement de la même manière qu’une pestilence. J’ai rêvé quelquefois d’une fleur sans odeur, si blanche, si pure et si l’étoile au firmament, qu’on puisse l’aimer sans l’ignoble complication du baiser. Notre frère Jésus-Christ connaissait tout le prix de la femme idéale. S’il n’a pas pu réhabiliter Madelaine (et il en est peut-être mort !), il a toujours déclaré sa mère vierge, nous montrant la vraie voie de la volupté après celle du calvaire, la volupté se prouvant par l’absurde. Marcus, je crois que je vais aimer une vierge d’un grand amour… Seulement, je n’ose pas, et comme je n’ai jamais aimé que toi, d’amour chimiquement pur, je voudrais me confesser à toi avant de me décider.

— Te décider ? Quel scrupule ! dit Marcus, tout en examinant la hutte froide, le bizarre mobilier, et en songeant que celui qui lui tenait cet extravagant discours ne possédait ni souliers ni feu.

— Me résoudre à transiger, moi, un roi, c’est-à-dire une intelligence ?

— Ful, où sommes-nous ici ? Dans un cabanon ?

— Je ne suis pas furieux, Marcus, je te parle sans m’occuper du milieu. La raison des choses est au-dessus d’elles. Mes actes ont perpétré ce décor. Je le subis sans me plaindre. Qui es-tu toi-même pour oser me croire fou ? Tu désirais que nous nous fissions prêtres, jadis.

— Vois-tu, répondit Marcus, le temps n’a pas marché pour toi, mon pauvre Ful, tu es resté un cruel ergoteur s’étonnant de la vie ordinaire et la voulant extraordinaire, un apte à tout, bon à rien, que la première drôlesse rencontrée devait mener par le bout… de ce que tu sais. Tu n’as pas de vice. Ta lettre me l’a prouvé une fois de plus. Il y a des choses qui ne s’écrivent jamais si la raison est au-dessus d’elles. Fiche-moi la paix avec ton orgueil. Tu as besoin de cent sous ? Je peux te les donner plutôt deux fois qu’une. Donner, pas prêter. Mon principe est de ne pas prêter, cela embrouille mes comptes et il faut recommencer trop souvent. Causons donc en amis qui sont revenus à la même auberge après de longs voyages très différents, et tâchons de nous séparer sans nous fâcher. On est des jeunes gens bien élevés, je pense. Si j’arrive à ton premier appel, toute autre affaire cessante, c’est que je te garde une vieille affection, mais ce n’est pas pour reprendre les théories du collège… ou du collage, comme il te plaira de prononcer. Au diable Platon et ses erreurs ! Plus d’équivoque, Ful. Oui, j’ai entendu raconter de singulières histoires sur toi par des camarades. Il paraît que tu as eu pour maîtresse une rouleuse quelconque qui t’a dévoré tes quatre sous et ensuite te les a… rendus. N’insistons pas. Chacun mène sa barque selon ses moyens. Cela, c’était le bateau de fleurs, bien que tu n’aimes pas les fleurs en qualité de monstre. Je suis pour toutes les libertés… excepté pour celle qui vous mène en plein bois au mois de décembre. Je t’ai connu fils de famille, je te retrouve vagabond, va-nu-pieds, hors la loi, et me déclarant que tu es un prince… d’intelligence ! J’en conclus que tu prends le chemin de la folie, ce qui m’afflige, puisque je t’aime encore d’une affection raisonnable. Je ne suis pas un illuminé, Fulbert, et… d’ailleurs, rien ne m’étonne.

— Rien ne t’étonne ! interrompit Fulbert. Alors tu dois être plus malheureux que moi, Marcus. La vie est un perpétuel miracle. Serais-tu devenu simplement un idiot, en dépit de ton esprit de reporter mondain ?

— Ah ! Ful… de quel droit…

— Ou mieux, poursuivit Ful, une espèce de bête, moitié serpent, moitié homme, obligée à ramper parce qu’elle devine que c’est dangereux de marcher tranquillement sur ses deux pieds nus ? Je t’ai fait venir ici pour te demander le secours de ton affection, en effet. M’offrir cent sous, c’est assez peu. Ta nouvelle amitié d’homme n’est-elle riche que de menues monnaies, Marcus !

Marcus arpentait le sol battu de la cabane, cherchant des places propres où poser ses bottines vernies. Très ennuyé de la tournure que prenait l’entretien, il avait surtout conscience de perdre son temps. Or, il ne pouvait pas perdre son temps, même en face d’un cas psychologique… puisqu’il était journaliste.

Fulbert, lui, se coucha, royalement méprisant, sur son lit de sangle. Il donnait audience et ne songeait guère à la vie quotidienne, peu miraculeuse de sa nature.

— Je suis déshonoré à tes yeux, beau Marcus, parce que j’ai accepté quatre sous d’une rouleuse quelconque et peut-être aussi parce que j’accepterai les cent sous que ta générosité me propose. Je suis un pauvre sire, n’est-ce pas, sous le rapport de la prostitution, mais, moi, je m’en confesse, j’avoue… Toi, tu es un gentil garçon plein de mystères élégants, tu écris des articles sur les actrices, les belles madames cotées ; tu es le placier des grâces, le voyageur de commerce de leurs amours ; tu as le vice que je n’ai pas, c’est certain. Et tu m’es fidèle… comme on aurait peur ! Je te dis que tu embaumes la fille, toutes les filles, tu es pourri de tous les parfums. Eh ! va donc, fleur de peste ! Ce que nous sommes étant gosses, nous le restons toujours. Tu as exploité mon âme autrefois, mais, sans âme toi-même, tu continues à exploiter celles des voisins et des voisines ne sachant pas au juste ce qu’il y a dedans. Tu continues à asservir ton geste et tu ne peux pas songer à t’affranchir le cerveau, parce que rien n’y pèse. Il est vide, aussi vide que ta poitrine. (Fulbert s’arrêta et eut un ricanement sourd.) Je t’ai aimé pourtant jusqu’au cœur. Je me sens marqué du sceau de cet amour si ridicule et si délicieux. Ce que tu voulais de moi, tu l’as eu. J’aurais donné bien plus que mon honneur de mâle, car, en amour, l’honneur ne compte pas. Maintenant, tu es encore plus fille qu’à dix-huit ans. Tu essayes, ma parole, de me remettre à ton niveau. Je vais donc fatalement recommencer à m’avilir pour que tu te trouves plus grand et plus sage vis-à-vis de mes propres fautes. Je t’ai prié de m’écouter en confession. Bon gré, mal gré, tu m’écouteras, Marcus. Il s’agit de ma première maîtresse, tu m’entends ?

— Je crois, murmura Marcus tressaillant nerveusement, tout en examinant ses ongles, qu’il n’est pas nécessaire de nous lancer des femmes à la tête pour nous comprendre. Tu es dans fine misère noire et tu veux que je t’en sorte, moi, ton meilleur camarade.

— Une nuance, remarqua Fulbert. Il dit camarade à présent. Tout à l’heure c’était l’ami. En suivant la progression de ses sentiments neufs, il va finir par m’étrangler. Pourquoi diable est-il venu !

— Tu es insupportable, Ful ! Je maintiens camarade parce que c’est le seul mot à employer entre nous. Nous sommes tous des associés dans le plaisir, mais, pour un an, un mois, un jour, rien ne nous attache éternellement, pas même…

Marcus s’arrêta, semblant inventorier le nœud de sa cravate.

— Achève ! cria Fulbert, bondissant tout à coup, les yeux pleins de phosphore.

— … Pas même les saletés du dortoir de l’école, souffla Marcus qui, d’instinct, se recula devant Fulbert debout. Celui-ci avait levé le bras et le laissa retomber brusquement ; un éclair jaillit de son poing fermé qu’il mit sous le menton du jeune homme.

— Regarde cela, Monsieur ! rugit Fulbert.

— Quoi, cela, tu es fou ! soupira Marcus, détournant la tête.

— Je te dis de regarder cela ou de me regarder en face. Choisis !

Marcus, chose étrange, préféra regarder ce qu’on lui montrait, le poing tendu.

C’était un bracelet d’argent sur lequel on lisait en lettres de turquoises : Marcus est à Fulbert.

— Si pauvre que je puisse être, je ne l’ai pas encore… lavé.

— Eh bien, répliqua Marcus, haussant les épaules, ça prouve que les turquoises sont fausses. Tu n’en aurais jamais eu de quoi fleurir le corsage de ta maîtresse, mon cher. Rends-le-moi, dis ? Ces enfantillages-là sont quelquefois encombrants pour l’avenir.

Fulbert jeta le bracelet à ses pieds et l’écrasa sous le seul poids de son talon nu.

— Va le ramasser dans la boue, si tu le veux. Oui, tu as une turquoise fausse à la place du cœur, je le savais déjà. Allons, tant mieux. Me voici libre et toi aussi. Tu n’auras plus peur de moi. Au fond, c’est ça que tu venais chercher, toute autre affaire cessante. Nous sommes des hommes désormais très corrects, d’anciens associés, selon ta suave expression ; je respire, car je vois bien que les liens de la volupté ne sont pas sérieux. Je puis espérer un bonheur tranquille, un bonheur bourgeois… après ce nettoyage en règle. Mon Dieu, la vie est facile quand on sait vivre ! Tu es un sage, toi, tu n’as pas de passion… rien que du plaisir, tu ne connais pas la torture des jalousies corrosives, des baisers qui empoisonnent. Bon petit Marcus ! Asseyons-nous là tous les deux. C’est plus la peine de faire les fiers. (Fulbert appuya la main sur l’épaule de Marcus, qui se rassit, l’air digne.) Je ne suis pas meilleur que toi, seulement, pire. Comme toi je fus pourri par la volupté, mais j’ai racheté mon âme, tout mon passé de lâcheté sociale par un beau crime, le plus abominable crime qu’un homme puisse commettre pour se débarrasser du plus abominable des esclavages. Marcus, j’ai tué ma maîtresse. J’ai assassiné Flora, un soir qu’elle dormait là, sur ma poitrine. — Tu trembles ? Tu as froid ici, hein ? J’en suis désolé. Depuis hier, il n’y a plus de bois et je t’oblige à grelotter en m’écoutant. C’est ma vengeance, une très mesquine vengeance à la hauteur de ta situation de… reporter mondain. Je te fais mon juge, peut-être mon bourreau, et je te donne l’onglée. — Oui, j’ai assassiné Flora. Je lui ai planté un couteau dans le sein et je suis parti sans me retourner, comme un vulgaire souteneur ayant accompli de la bonne besogne. J’ai couru toute la nuit. J’ai traversé des rues très larges, très brillantes, et puis des rues étroites, très noires. Je me suis trouvé ensuite au milieu de la campagne pleurant comme un enfant perdu. J’ai crié, j’ai appelé cette fille à mon secours. N’était-elle pas à la fois ma mère et mon amante ? Et je me suis remis à courir tout droit devant moi. J’ai suivi des routes, des sentiers, des lignes de chemin de fer, des sillons de terre labourée… Est-ce que je sais ? Un moment, j’ai eu l’envie folle d’aller te voir pour te demander de me consoler. Je n’ai jamais vécu, moi, pour autre chose que pour mes passions, et je n’ai jamais bien su distinguer le plaisir de l’amour, la souffrance de la volupté, les turquoises vraies de la cire à cacheter bleue. Je ne suis décidément qu’un imbécile. Dire que j’osais crier vers toi du fond de mon abîme. Oui, je suis tombé dans la m… comme j’ai eu l’honneur de te le déclarer en commençant mon histoire… Il paraît que c’est la base de toutes les sociétés. Maintenant, je suis tenté de continuer mon chemin là dedans. Je vais travailler, faire fructifier des choses, les mains rouges. Ça poussera mieux. Je deviendrai à mon tour directeur d’esclaves, de ceux qui la remuent à pleines pelles. C’est crevant ! Et tu me salueras très bas, Marcus, le jour où tu me verras spéculateur sur immondices.

L’argent n’a pas d’odeur, et j’ajouterai que s’il devait en avoir une… ce serait celle-là. Au milieu de cette vaste sentine il y a une fleur, une vierge, si stupide et si adroitement femelle qu’on la pourrait cueillir, par n’importe quel soir de printemps. Ah ! mon vieux, c’est beau l’obscurité de la femme. On s’y plonge comme en un gouffre de rivière claire tout à coup noircie par sa propre profondeur, et on en meurt, ou on en ressort plus vigoureux, trempé pour tous les combats. J’imagine la virginité d’une femme comme un bain lustral. Je serai donc vierge quand je voudrai. Mais ai-je le droit de désirer cette jeune fille, n’ayant encore que le titre d’assassin ? Ici, on me déclare, ô douceur des temps, un simple anarchiste, un amateur, ce qui est, en somme, une profession contestable. Je n’ai pu devenir ni soldat, ni clerc de notaire, ni industriel, et ce sont là, paraît-il, les différentes étapes conduisant un citoyen français au mariage légal. Le père, un estimable bourgeois, m’a proposé de lui servir de secrétaire ; alors, j’ai eu la vision burlesque d’un personnage de comédie enlevant à la fois la caisse et la fille. Je te dis que tout est possible, mon vieux, quand on est moi, tout… même de devenir un honnête homme selon la formule.

— Fulbert, murmura Marcus, très pâle, tu es ivre ou la misère te donne des hallucinations. Pourquoi aurais-tu assassiné cette Flora ?

— Ah ! oui, pourquoi ? Je l’ignore. Tout à l’heure, je croyais le savoir. T’expliquer cela, maintenant… Je croyais Je savoir au moment où je pensais que tu pourrais le comprendre. Je l’ai tuée… voilà ce qui est certain. Je ne suis pas ivre, non, mais je voudrais boire un autre poison. J’aimais Flora. (Il s’arrêta une seconde, puis il reprit, la voix sombrée.) Je ne me rappelle pas le lui avoir jamais dit. C’était une femme effrayante et j’ai bu à sa bouche quelque chose d’effrayant. Je garde encore des somnolences de cette ivresse. Or, si je ne retrouve pas l’oubli dans l’autre coupe, j’en mourrai. J’ai souhaité te revoir pour te confier mon secret. Je n’ai pas lu les journaux, je ne sais rien de plus que mon crime, et j’ai vécu depuis de longs mois sans aucune nouvelle du monde. Je n’ai pas, bien entendu, demandé aux gens d’ici ce qu’ils pourraient avoir appris à ce sujet. Je me laisse dormir dans une tranquillité de bête.

Marcus fit un effort de surhumain snobisme et saisit la main de son ancien camarade.

— Causons un peu plus raisonnablement, Ful. En supposant que cet assassinat ne soit pas quelque chimère de ton imagination, comment as-tu frappé cette fille ?

Et il regarda autour d’eux pour s’assurer que personne ne les écoutait.

Fulbert baissa le front, ferma les yeux.

— J’ai frappé de toutes mes forces. Le sang m’a jailli jusqu’à la figure, et je suis sorti de la chambre, les doigts tièdes. Ensuite j’ai oublié. Je te le répète, j’ai couru toute une nuit. Cela m’a semblé durer une année cette course à travers Paris et la banlieue. Quand je suis tombé, j’étais devant la porte de la propriété nationale de Flachère. Voilà. J’ai frappé, c’est sûr, de toutes mes forces réunies, parce qu’il le fallait.

— Pourquoi ? Réfléchis avant de répondre. Es-tu un monomane, un sadique, un monsieur qui…

Fulbert releva la tête.

— Je suis ce que je dois être, logiquement, selon ma conscience, mais en dehors de toutes les lois sociales, sinon humaines. Marcus, fais-moi grâce des théories médicales. Flora m’adorait. Je lui devais tout, c’est-à-dire un peu de pain…

Marcus eut un rire léger, un rire héroïque d’homme fort.

— Ce n’était guère, mon pauvre garçon !

— C’était trop, parce que j’avais peur d’aimer mon maître en ma maîtresse. Je l’aimais malgré moi, et je l’ai tuée pour ne pas le lui dire.

— Tu es malade ! On ne commet pas un crime pour des raisons de ce genre.

— Si, Marcus, il y a l’absolu, mais tu ne peux pas comprendre puisque tu n’as jamais été que… relatif.

— Merci bien ! riposta Marcus révolté. Tu es un joli monsieur, toi ! Souteneur ! Assassin ! De plus, rêvant de séduction et de vol… toute la lyre !

— Et tu en oublies… par pudeur, sans doute, mon cher petit, ajouta Fulbert, dont la voix se fit plus lente. J’ai si mal débuté ! (Les prunelles phosphorescentes du fauve s’éteignirent.) Je ne suis qu’un homme, mon pauvre Marcus, un homme, passionnément, tristement.

— Je m’en aperçois, dit Marcus, mais ce n’est tolérable ni pour toi ni pour les autres, mon cher, et puis, il y a la police avant l’absolu…

— Oh ! toi, railla Fulbert, tu es un homme… gai, et la police te tolère.

— Assez ! s’écria Marcus, remettant son pardessus d’un mouvement décisif ; j’ai les phrases en horreur, la littérature dans la vie me répugne. J’en vends, de la littérature, moi. Si tu as le courage de tuer les filles, je préfère, pour mon humble part, vivre et les faire vivre de leur beauté, très lâchement. Je soutiens des opinions reçues qui me permettent de m’amuser à ma guise sans étrangler personne. L’amour avec un grand A, c’est une blague romantique. Les femmes sont des instruments de volupté qu’il ne faut pas briser inutilement, mais bien savoir remonter à propos. Maintenant, se pousser dans le monde sans les femmes, c’est bien difficile, elles sont toute la loi et les prophètes. Encore faut-il les choisir dans un certain milieu. Ta Flora n’était qu’une prostituée de bas étage, incapable de te rendre service. On n’a jamais besoin de pain à Paris, mon pauvre Ful, ou on n’est qu’un simple aliéné. Résumons-nous : au nom de notre ancienne amitié, je t’offre un louis, tout ce que j’ai sur moi. Fais pas le malin, accepte, carne je reviendrai pas ici, je ne veux pas me mêler moralement à une sale aventure. Si on doit t’arrêter, tu le sauras bien sans que je m’en occupe, sacrebleu !

Fulbert, adossé au mur de sa maison humide, se sentit froid jusqu’au cœur.

— Et si j’épousais un jour Mlle Marguerite Davenel, daignerais-tu venir à ma noce, mon vieux ? ricana-t-il, essayant de s’étourdir.

— Je te promets un compte-rendu soigné, dit Marcus, feignant de rire aussi, mais tu feras mieux de fuir ce pays, dont la terre, malgré sa qualité, ne peut pas te porter bonheur. Mlle Davenel est, je pense, une créature douée de raison. On n’épouse pas les fous de ton espèce. Assassin ou toqué d’absolu, tu es trop dangereux. Je te le répète : tu manques de vice. Le vice, à notre époque, c’est toute la philosophie. On n’est plus ni amoureux, ni joyeux, ni colère, on est vicieux, c’est-à-dire qu’on adapte son intelligence à toutes les situations au lieu de brusquer les dénouements. Je conçois le crime pratique : le cambrioleur surpris ou l’homme d’état perplexe, mais le crime passionnel, sans motif, le crime pour des histoires de conscience, ah ! non, ce n’est utile qu’aux psychologues, et les psychologues, ça n’est plus la mode, mon vieux. Risquer la guillotine pour une obscure putain…

Fulbert serra les dents.

— Tais-toi ! je te défends d’insulter cette femme.

— Hein ! La bonne femme que tu as tuée ? (Il jugea prudent d’éclater de rire.) Ça, c’est le comble ! Il faut que je la respecte ?… Décidément, tu es bien malade. Désolé de t’avoir offensé en la personne d’une ombre. Cependant, comme les devoirs de ma profession m’appellent ailleurs que chez les loups enragés, serviteur, je me retire ! Une fois, deux fois, veux-tu un louis ?

— Non, il serait faux.

— Trois fois.

Fulbert chancela, eut un éblouissement. Ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait demandé ; pourtant, il crevait de faim, et demain il lui faudrait peut-être accepter la proposition de Marguerite. Aller vivre chez elle, près d’elle, faire encore le mal en échange du bien, abdiquer aussi sa liberté, sa dignité de paria volontaire. Et puis, peut-être la descente normale de cette échelle du crime : enlever la fille, voler la caisse, devenir le dernier des bandits quand on se croit encore un honnête assassin.

— Oh ! Flora ! Flora ! répéta-t-il les yeux fixés au sol, fasciné par le rayon blanc qui sortait d’un petit tas de boue.

Il se baissa, ramassa les débris du bracelet et les tendit à Marcus.

— Tiens, fit-il d’un ton rauque, je te le rends pour ton louis. À la liste de mes hontes, tu peux ajouter le chantage, je suis plus grand que nature, va, et tu t’en iras au moins d’ici sans remords.

Marcus vérifia, un à un, les fragments de métal, et les glissa dans la poche de son manteau qu’il boutonna soigneusement.

— Tu exagères toujours, mon pauvre Ful ! Nous venons de rompre un cercle vicieux, voilà tout, et, puisque tu n’entends rien au vice… bonsoir !

Marcus sortit d’un pas vif, s’éloigna dans la neige qui tombait, molle et silencieuse, en houppe de cygne fardant toutes les hideurs de la terre.

— Flora ! pleurait Fulbert, se mordant les poings.

La bête qui gémissait en lui ne pouvait plus appeler à son secours. Il s’était enfin jeté au fond d’un gouffre. Rien ne pouvait être plus sombre que sa nuit, sinon la cellule du condamné à mort.

Et, moitié pleurant, moitié ricanant, il résuma sa situation en un suprême haussement d’épaule :

— Le troisième dessous ! fit-il.