Le Devoir des conservateurs

La bibliothèque libre.
Le Devoir des conservateurs
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 512-536).
LE
DEVOIR DES CONSERVATEURS

La vie des peuples, comme celle des individus, est faite de deux forces contraires : il faut à la fois qu’elle se perpétue et qu’elle se transforme. Dans toute société, deux sortes d’hommes se trouvent, entre lesquels la nature semble avoir partagé l’intelligence de cette double loi. Les uns, respectueux de ce que le temps a créé, redoutent l’inconnu ; les autres voient surtout le mal de ce qui est, et le bien de ce qui pourrait être. Et tandis que l’immortel antagonisme de l’esprit révolutionnaire et de l’esprit conservateur se dispute la maîtrise du monde, leurs triomphes successifs et leurs transactions inévitables donnent aux sociétés l’ordre dans le mouvement.

A travers la diversité des âges, des races et des circonstances, cette lutte se perpétue avec les mêmes phases. Comme les conservateurs tiennent à l’héritage du passé moins encore par raison que par instinct, ils ne choisissent guère, tout leur est bon à garder, les institutions que le temps consacre, les abus qu’il aggrave ; ainsi l’excès de leur principe prépare la ruine de leur gouvernement. Vainqueurs, les révolutionnaires en changeant de place ne changent pas de nature, et leur nature les voue à une inquiétude sans repos : quand ils ont achevé les réformes désirables, ils s’attaquent aux institutions nécessaires, et, sous prétexte de rendre la société parfaite, finiraient par la détruire. C’est alors que les conservateurs ressaisissent l’avantage. Leur caractère, survivant à leur disgrâce, les dispose toujours à reconnaître la légitimité des faits accomplis et, dès le lendemain de la révolution, les a sollicités en faveur du nouveau régime. Devenus les défenseurs des réformes qu’ils avaient repoussées, ils ne sont plus hostiles qu’aux témérités contraires aux intérêts permanens de la société. Alors, par ce qu’ils acceptent et par ce qu’ils repoussent, ils expriment l’opinion générale, le pouvoir leur revient. Ils en usent pour assurer à l’œuvre commencée contre eux la stabilité, unir les institutions qui méritaient de naître à celles qui doivent survivre, et une révolution n’est définitive que le jour où les conservateurs, l’ayant acceptée, la gouvernent.

L’étrangeté de la situation présente en France est que cette alternance a cessé de régir les mouvemens des partis. Une république s’est fondée où depuis vingt ans les conservateurs ne possèdent ni le gouvernement ni l’influence. Les révolutionnaires, qui l’ont établie, en demeurent les maîtres et travaillent sans obstacle à la pénétrer de leur esprit[1].

Les conservateurs sont demeurés vaincus parce qu’ils se sont divisés. On en a vu, selon l’habitude, accepter le nouveau régime, avec l’espoir d’y restaurer l’ordre ; mais cette fois, ils n’étaient qu’une fraction et la moins nombreuse de leur parti. Le gros a persisté à croire que la première condition de l’ordre était la chute de la république, s’est proposé non de la dominer, mais de la détruire. Pendant vingt années, il a usé ses forces à cette guerre. La rupture du parti conservateur a perpétué deux résultats : la république n’a pas été détruite, parce que dans la France les conservateurs républicains unis aux républicains révolutionnaires formaient la majorité contre les monarchistes ; la république n’a pas été conservatrice, parce que dans le parti républicain les révolutionnaires formaient la majorité contre les conservateurs.

Il semble que cette période soit près de se clore et qu’une autre se prépare. Les désastres continus des monarchistes ont fini par accréditer même parmi eux l’opinion que lutter contre la république était s’obstiner contre l’inévitable. Et puisque tant de fidélité royaliste a servi seulement le parti révolutionnaire, la sagesse apparaît d’abandonner la monarchie qu’on ne peut sauver, pour sauver l’ordre qu’on n’a pas droit de laisser périr.

Au moment où se révèle cette disposition des conservateurs à tenter une conduite nouvelle, ou plutôt à reprendre leur rôle historique, il n’est pas inutile d’étudier quelles chances leur restent de réparer leur disgrâce, et quelles fautes menacent de les conduire par cette dernière route à un dernier insuccès.


I

Le temps instruit, dit-on, les hommes, surtout il remplace ceux qu’il n’a pas instruits : là est sa souveraine puissance.

Le parti monarchiste, en 1871, était formé de Français, nés, grandis, accoutumés à penser et à vivre sous la monarchie. Les uns continuaient à regretter les prospérités, la veille encore éclatantes, de l’empire ; les autres, restés fidèles à la maison d’Orléans, se sentaient en droit de compter sur les dons exceptionnels de ses princes ; les autres avaient connu la légitimité et retrouvaient dans le comte de Chambord la vision du roi très chrétien ; pour tous, la république n’était qu’un interrègne. Une politique inspirée par eux ne pouvait être autre qu’elle fut, et s’ils étaient seuls à la conduire encore, elle demeurerait la même. Les événemens les ont vaincus, non convaincus, à un âge où l’on cesse d’apprendre, où l’esprit comme le corps s’est fait ses habitudes, où l’on ne renouvelle ni ses amitiés ni ses idées, qui sont les amitiés de l’intelligence.

Mais ces hommes ne représentent plus que la vieillesse de leur parti, chaque jour emporte de leur nombre et de leur influence, et l’on peut douter si l’immobilité où ils s’enraidissent est encore la vie ou déjà la mort. Aujourd’hui, la jeunesse et la maturité appartiennent à leurs fils. Quand la raison de ceux-là s’éveillait, la monarchie était détruite, les princes dans la tombe ou l’exil, seuls le nom, l’autorité, l’atmosphère de la république emplissaient la France. En vain la tradition tombait intacte des lèvres paternelles : tandis qu’elle berçait leurs oreilles comme une légende déjà vague du temps passé, le présent mettait sous leurs regards une perpétuelle leçon de choses. Ainsi, ils se sont peu à peu imprégnés de réalité. De ces réalités la plus certaine leur a paru la puissance de la république, et ils ne se sont pas mépris sur la raison profonde et simple de cette solidité. Ils ont constaté dans la démocratie cette croyance que les autres régimes sont établis pour la domination d’une classe, que la légitimité est le gouvernement des prêtres et des nobles, la royauté parlementaire le gouvernement de la bourgeoisie, l’empire le gouvernement de l’armée, que la république seule est le gouvernement du peuple ; que partout ailleurs le peuple est chez les autres, que là il est chez soi. Ils ont reconnu que le peuple l’aime par l’instinct de la propriété, comme le paysan s’attache à sa terre, avec le même orgueil, la même jalousie, la même férocité contre les voleurs, le même aveuglement sur les défauts de son bien, et qu’il souffre d’elle, sans se plaindre, ce qu’il ne tolérerait d’aucun maître. Si leur surveillance anxieuse n’ignorait pas les vices du régime, elle constatait en même temps qu’ils n’étaient pas poussés à l’extrême ; les rouages essentiels fonctionnaient ; la puissance militaire se rétablissait ; l’équilibre instable de la paix dans le monde durait sans se rompre ; la république avait mieux que de la sagesse, du bonheur ; et il leur fallait bien se réjouir comme Français qu’elle sût remplir les devoirs essentiels de tout gouvernement. Ils l’ont vue, il est vrai, s’en imposer d’autres, comme l’œuvre propre de la démocratie, et sous ce prétexte entreprendre un double combat contre la misère et contre la foi. Là même, ces fils de leur temps n’ont pas jugé tout condamnable. La menace des revendications sociales suffisait à d’autres époques pour unir en une résistance intraitable tous les conservateurs. Aujourd’hui, nombre de monarchistes, l’esprit équitable et le cœur détaché, jugent la richesse dont on les aurait cru les défenseurs aveugles. S’ils pensent que la propriété, fruit du travail, doit être individuelle comme lui, ils reconnaissent que le travail ne reçoit pas toujours sa part légitime de propriété. Personne ne condamne plus sévèrement le crime d’un état industriel où nul n’est traité selon ses œuvres, personne ne cherche avec plus d’ardeur sincère le remède. Mais comme ils savent d’où leur vient cette sollicitude pour le pauvre et de quelle source la pitié coule sur le monde, ils ne peuvent approuver ni comprendre l’autre ambition du gouvernement et tiennent la haine religieuse pour la plus funeste erreur de la république.

Avec la poussée des générations nouvelles, une nouvelle politique a paru. Pour elles, la monarchie est un deuil, non une foi, et elles ne comprennent plus l’héroïsme des âges où des vivans s’ensevelissaient dans la tombe des rois morts. Leur croyance dans la durée du régime leur a donné une lassitude infinie des vains combats. Disposées à s’exagérer plus qu’à méconnaître l’union du parti vainqueur et l’habileté de ses chefs, ne se croyant pas de force à lui tenir tête, elles ont songé à terminer d’un coup toutes les luttes, à accepter non-seulement la république, mais les hommes qui la gouvernent. L’espérance leur est venue qu’en ne disputant pas le pouvoir à ses possesseurs, elles obtiendraient plus vite et plus sûrement la paix. Leur désir a grandi de signer avec le gouvernement un accord où, en échange de leur soumission loyale, elles obtiendraient des garanties. Plus ces royalistes ont cherché lesquelles ils devaient exiger, plus ils ont réduit leurs prétentions pour faciliter le traité, et ils ont fini par se restreindre à une seule : ils se sont déclarés prêts à accepter la république le jour où la république cesserait de combattre le catholicisme. Aussi, ils ont transformé la question monarchique en question religieuse, abandonné la foi morte pour sauver la foi vivante, et atteint le terme où les plus concilians n’ont plus rien à céder. Disposés à capituler sous la seule réserve du respect dû à la conscience, ils auraient trahi cette conscience s’ils s’étaient livrés au gouvernement avant d’avoir obtenu de lui sûreté pour elle. Ils attendaient donc, mais avec confiance, et déjà observant la paix pour l’obtenir. Alors le mot de monarchie a commencé de vieillir dans leur langue, ils ont dépouillé les habitudes d’une opposition, fait le silence sur leurs griefs, sur les fautes du régime, ménagé, soutenu les dépositaires du pouvoir, agi en candidats à l’amitié du gouvernement.

Enfin l’année dernière, quand les canons de Cronstadt eurent salué l’amitié de deux peuples comme s’annoncent les victoires, le patriotisme des conservateurs français comprit mieux encore que la république était la France, et que la France, pour redevenir elle-même, avait besoin de concorde. Le mot avait été prononcé par le chef de l’État au cours de ses voyages présidentiels ; le mot, il est vrai, appartient sous tous les régimes au mobilier de la couronne, mais il parut cette fois si en sa place, qu’on y voulut voir une politique, et les monarchistes répondirent aussitôt à ce qu’ils croyaient des promesses de conciliation par des promesses de fidélité. Des hommes considérables et jusque-là tenus pour adversaires du régime témoignèrent au chef de l’État une déférence toute nouvelle, partout le clergé lui tint un langage où s’affirmait le respect des institutions. Les chambres chômaient alors. Le pays, dont elles ne pouvaient ni diriger, ni fausser l’opinion, accueillit ces présages avec joie, avec confiance : cette politique était si visiblement conforme à ses vœux qu’aussitôt elle devint une puissance, et que les ministres durent compter avec elle. Ceux-ci, tous de nature modérés ou sceptiques, comprenaient quel prestige cette paix intérieure donnerait au gouvernement, mais quel trouble elle apportait aux intérêts des politiciens. Ils crurent concilier tout en offrant aux monarchistes place et en réservant aux républicains les places. On accueillit donc l’enfant prodigue, mais sans tuer pour lui le veau gras. Des membres du cabinet déclarèrent que, s’il convenait de ne pas tenir rigueur aux conversions, il convenait surtout de ne pas faire tort aux persévérans, aux éprouvés, aux sûrs. Le navire avait son équipage et ses chefs, il était prêt à prendre à bord des passagers, mais sans qu’ils missent la main aux manœuvres et au gouvernail. Et, tant le parti monarchique était peu intraitable, il ne se montra ni rebuté, ni surpris même de ces hauteurs, de la condition subalterne où on le voulait réduire. Il n’avait pas attendu plus qu’il ne lui était offert, et trouvant dans cette rigueur matière à gratitude, il répondit comme le Philoctète blessé à Télémaque : « Jette-moi à la proue, à la poupe, dans la sentine même, partout où je t’incommoderai le moins. « Il semblait que si peu d’exigences ôtassent au gouvernement le moyen de refuser la paix. Et l’on crut un instant qu’elle était proche.

C’est alors que les chambres reprennent séance, et c’est la guerre qu’elles apportent. En France les catholiques ne fournissent pas de prises, à Rome éclate le scandale du Panthéon. Sous prétexte qu’un pèlerin resté introuvable a écrit sur le tombeau de Victor-Emmanuel une insulte dont le texte n’est pas produit, nos nationaux sont durant deux jours insultés, maltraités par la populace et obligés de quitter Rome. Le tout a l’apparence d’un guet-apens et une seule injure est certaine, celle qui a été faite au nom français. Qu’importe aux chefs du parti républicain : contre des catholiques, l’Italie ne saurait avoir tort, et contre les républicains le ministère n’ose avoir raison. Plus libre, un archevêque pense que les ministres ont failli à la dignité et le leur écrit sans courtoisie. Avec quatre lignes d’un homme Richelieu ne s’engageait à pendre que le signataire : la lettre d’un prélat suffit aux républicains pour condamner toute l’Église, et la disproportion entre l’importance de ce document et la gravité des craintes qu’ils affectent prouve le concert et la mauvaise foi. La société civile est menacée ; aux armes contre la théocratie ! C’est à qui portera les premiers coups ; malgré le poids des ans, le sénat devance la chambre, et le cabinet, compromis par sa complicité d’un jour avec l’apaisement, se réhabilite par la violence de la rupture. Et des interpellations, des discours, des votes se dégage une nouvelle doctrine d’État : toutes les mesures contraires aux catholiques, dont ils demandent l’adoucissement ou l’abrogation, sont intangibles, et deviennent sacrées précisément parce qu’elles sont inacceptables aux catholiques. Non-seulement elles dureront, mais, si malgré tout ils se résignaient au gouvernement établi, on inventera pour les chasser des lois plus dures encore. Il faut qu’ils restent dehors, il faut que la paix ne se signe jamais entre la république et l’Église. Les chefs des partis avancés le proclament, les centres adhèrent par le silence et le vote. Voilà la réponse de ceux qui gouvernent aux avances du parti conservateur. La multitude des âmes loyales, généreuses et désenchantées peut se presser aux portes, attendant un mot d’encouragement. Pour elle aussi il est écrit : « Vous qui entrez laissez toute espérance. »


II

Il y a quelque chose de plus nécessaire que l’espérance, la vérité. Le dénoûment brutal, inique, était inévitable. Certes rien ne mérite plus de respect que l’effort des monarchistes. C’était un rare désintéressement de s’offrir à un régime ennemi sans espoir de faveur, ni gain d’ambition. C’était, dans une société féroce d’égoïsme et idolâtre de jouissances, une noble leçon de revendiquer, comme l’unique chose nécessaire, une croyance morale, une loi du devoir. Mais si haut qu’ils s’élevassent ainsi, ils ne devaient pas atteindre au succès. Pour réussir, qu’a-t-il manqué aux conservateurs venus de si loin et avec tant de courage ? Le courage du dernier pas. Attendre la paix religieuse pour accepter la république, c’était méconnaître la nature du pouvoir dans une démocratie libre, et leur rêve d’un concordat politique avec le gouvernement trahissait, chez les honnêtes gens qui se croyaient près de devenir républicains, la survivance de l’esprit monarchique.

Quand la Ligue, lasse de défaites, proposa à Henri IV de se soumettre, à la condition que la vieille foi demeurât la religion nationale, quand les catholiques, sanglans des blessures révolutionnaires, offrirent à Bonaparte leur fidélité en échange de sa protection, la requête était opportune. En Henri IV la France avait retrouvé, en Bonaparte elle pressentait un souverain. Nul moyen alors de rien obtenir, sinon par la volonté du maître ; ce maître, n’étant la créature d’aucun parti, pouvait être l’arbitre de tous ; enfin les accords conclus avec lui s’annonçaient durables comme son pouvoir.

L’autorité n’a aucun de ces caractères, où le suffrage universel règne et où les assemblées gouvernent. Là l’opinion, juge suprême, donne perpétuelle audience à toutes les idées, à tous les intérêts, et sa sentence toujours provisoire, qui remet pour un temps aux uns ou aux autres le pouvoir, n’interrompt pas leur interminable procès. Le gouvernement n’est donc que le vainqueur d’un jour, mis au faîte par l’effort d’un parti, contraint de plaire à ce parti pour durer, et pour lui plaire d’employer la puissance publique au service des doctrines, des passions, des haines chères à ce parti. D’où il suit qu’il n’est pas le représentant de la nation entière, et surtout qu’il ne se sent pas charge de satisfaire les partis vaincus par lui.

Que sont les monarchistes ? Les condamnés du suffrage universel. Qu’est le gouvernement ? Leur ennemi heureux. En attendant de lui justice, ils poussaient à l’extrême à la fois l’impuissance et l’ambition : l’impuissance, puisque pour obtenir le bien le plus nécessaire ils ne comptaient pas sur leurs propres efforts, mais sur la condescendance d’un maître ; l’ambition, puisqu’ils demandaient à ce maître de les traiter non selon sa volonté, mais selon la leur, par suite d’agir comme s’il était le vaincu et eux les vainqueurs. Et en même temps ils se livraient à sa merci, car ils le laissaient libre de choisir, par la hâte ou la lenteur apportée à la pacification religieuse, l’heure où ils entreraient dans la république ; libre d’empêcher, en se refusant à tout accord, que cette heure sonnât jamais. Une toile paix enfin assurait-elle l’avenir ? Obtenue d’un ministère ou d’un parlement, elle était fragile comme ces pouvoirs passagers, menacée à toute crise de cabinet ou d’élections. Qu’elle vînt à se rompre, les royalistes seraient-ils demeurés fidèles à la république ? Ils auraient échangé contre un bien précaire un engagement irrévocable, marché de dupes. Auraient-ils cessé d’être républicains ? Leur opinion dépendait donc à jamais d’autrui, et il appartenait au gouvernement non-seulement de les faire entrer dans la république, mais de les en faire sortir à son gré.

Si cette politique n’assurait pas aux royalistes de véritables avantages, quels avantages offrait-elle aux républicains ? La république n’a pas besoin des conversions monarchistes pour être, et l’hostilité des royalistes est tout gain pour le parti qui règne. Grâce à eux, son unité dure ; d’eux il n’a à subir ni conseils, ni blâme ; contre eux il se sait tout permis ; sous prétexte qu’il ne leur doit pas de comptes, il n’en rend à personne, et cumule l’arbitraire avec la popularité. En vain les royalistes, en acceptant son hégémonie, semblaient lui préparer un pouvoir plus complet encore, fort non-seulement de leur impuissance, mais de leur fidélité. Ce sont là lions de sujets à prince, des citoyens ne peuvent entrer en sujets dans la république. L’ouvrir aux monarchistes, c’était leur reconnaître un droit d’avis, de direction sur les affaires et les hommes, échanger les commodes allures d’indépendance contre les servitudes du contrôle, s’exposer aux innombrables piqûres par où se dégonfle la popularité d’un gouvernement, introduire dans la place des rivaux, peut-être des maîtres. La vision funeste du jour où il faudrait partager avec ces tard-venus le butin, les vivres, et même céder tout, a apparu à tous ceux qui, grands ou petits, possèdent une part d’influence, d’autorité, de budget, vivent de la France. Et il ne s’agissait pas seulement d’égoïsmes, mais de doctrines. S’il y a dans le parti républicain un sentiment impérieux, c’est la haine religieuse ; un désir inassouvi, c’est le besoin de renouveler sans cesse les inquiétudes et les vexations des catholiques ; un dessein suivi avec habileté et obstination, c’est le projet de mettre l’Église hors l’État, hors la société, hors la loi. Espérer que de tels hommes cesseraient la guerre religieuse, c’était attendre qu’ils renonceraient à la pensée maîtresse de leur politique, à la joie suprême de leur autorité, qu’ils cesseraient d’être eux-mêmes.

L’apaisement rêvé par les monarchistes, leur confiance dans l’hospitalité généreuse du vainqueur, leur résignation à n’obtenir, eux catholiques, en France que des places de sûreté comme jadis les protestans, étaient donc des chimères. Les conservateurs n’avaient cessé de s’abuser sur la monarchie que pour s’abuser sur la république.

Les maîtres du gouvernement ne changeront pas : il faut ou les supporter tels qu’ils sont ou leur enlever l’autorité.

Conservateurs, ce n’est pas immobiles et supplians que vous apaiserez par votre patience les haines de vos adversaires, et vous attendriez en vain pour aborder à la rive prochaine que le fleuve des injustices cesse de couler. Si modérés que soient vos ambitions, si justes que soient vos désirs, ne comptez pour les réaliser sur personne, sinon sur vous-mêmes ; nul que vous ne fera votre œuvre, et vous ne l’accomplirez qu’à la place où la volonté se change en loi ; vous n’avez qu’un asile, le pouvoir. Puis donc que vous vivez en un temps où, pour être libres, il faut être maîtres, et détruire pour n’être pas détruits, devenez ambitieux par devoir, marchez au gouvernement, et, pour le conquérir, conquérez celle qui le donne, l’opinion publique. La ruine des vains accommodemens vous ramène devant le souverain arbitre que vous négligiez, et pour déposer contre le parti que vous espériez gagner. L’heure n’est plus de taire vos griefs pour vous concilier le gouvernement, mais de les dire pour lui aliéner la France. Et comme tous les actes d’un parti aux affaires sont des témoins à sa décharge ou à sa charge, et comme dans la nation chaque citoyen est plus touché par certains intérêts, toute la politique doit être passée au van d’une agitation qui ne se lasse plus d’opposer aux fautes des plaintes, aux injustices le droit, et la lumière aux sophismes. Et quel parti a jamais laissé à ses adversaires tant de chances de triompher devant l’opinion ?

Mais pour avoir accès auprès d’elle, n’oubliez pas ce que vos longues défaites ont dû vous apprendre. L’évidence même, si elle lui est présentée par des royalistes, ne la convaincra pas. Elle est, autant qu’on peut parler de perpétuité quand il s’agit de volontés humaines, fixée contre la monarchie, et le premier des intérêts conservateurs lui paraît la conservation du régime fondé depuis vingt ans. Si donc vous voulez qu’elle prête l’oreille à vos revendications les plus légitimes, il faut que vos personnes cessent de lui être suspectes, et, pour qu’elle se détache des hommes aujourd’hui au pouvoir, il faut qu’elle puisse porter sa confiance sur des hommes autrement, mais aussi républicains.

La nécessité renverse tout l’ordre de vos desseins : au lieu de demander la paix au parti qui gouverne pour vous rallier à la république, vous devez d’abord vous rallier à la république pour disputer à ce parti le gouvernement.

Quoi ! adhérer à ce régime à l’heure où redouble l’hostilité contre l’Église ? — Vous cesserez de vous indigner en cessant de confondre la république et les hommes qui aujourd’hui la représentent. La république est l’ensemble des lois qui règlent l’exercice et la transmission de l’autorité nationale : l’accepter en France, c’est tenir pour légitime que l’autorité soit conférée par le peuple à des mandataires temporaires, ce n’est pas tenir pour sages et indiscutables les actes de ces mandataires. Avant que ses représentai actuels fussent élus, la république était, ils disparaîtront sans qu’elle succombe. — La république elle-même n’est-elle pas déshonorée par le mal commis en son nom ? — Exactement comme la monarchie le serait par les excès d’un prince. Les parlemens injustes sont à la république ce que les mauvais rois sont à la monarchie. La seule différence est que, sous la royauté, vous attendriez du temps seul la réforme ou la mort du mauvais prince, et que, sous la république, vous êtes maîtres de préparer dans des élections toujours prochaines la fin des partis dangereux. — Ce sera un vain sacrifice d’apporter à cette république une adhésion que les républicains ne tiendront jamais pour bonne ! — Si vous aspiriez à grossir les rangs des radicaux et des opportunistes, on comprend que leur désaveu vous fût un embarras. Mais si vous prétendez constituer un parti hors d’eux, quelle compétence est la leur pour vous admettre ou vous rejeter ? Quel parti se serait jamais fondé s’il avait attendu l’agrément de ses rivaux ? Si vous vous sentez hors de la république parce que vous êtes contestés par eux, c’est vous-mêmes qui légitimez, par la plus étrange des obéissances, la plus injustifiable des usurpations. Sous la république, voici le droit : chaque parti est maître d’imposer son orthodoxie à ses fidèles et d’excommunier ses hérétiques ; aucun parti n’est juge des autres, entre tous l’arbitre souverain est le peuple. Quand les hommes aujourd’hui aux affaires vous dénieront le titre de républicains, cela signifiera seulement que vous ne pensez pas comme eux, cela ne décidera pas lesquels, d’eux ou de vous, pensent le mieux. Pourquoi vous émouvoir qu’ils attestent violemment cette contradiction de doctrines ? Vous auriez plus juste sujet de plainte si leur attitude permettait qu’on vous crût des leurs. Quoi d’étonnant qu’ils vous excluent, vous qui voulez les remplacer, et que vous importe qu’ils ne vous croient pas, si la France vous croit ? — Quoi ! avoir rien de commun avec de tels hommes ? — Oui, le champ de bataille où ils sont établis et où il faut les joindre pour les vaincre. — Et si c’est la défaite ? — Soit, le succès de cet effort est douteux ; mais, sans cet effort, votre défaite n’est pas douteuse, et il s’agit de savoir lequel vaut mieux, le remède hasardeux ou la mort certaine. Jusqu’au jour où le gouvernement voulu par la France, vous aurez mis la France en demeure d’accepter à son tour la politique conservatrice, on aura le droit de croire que dans le mal présent il y a de votre faute. Plus ce mal est grand, plus vous devez vous hâter, car tout retard à votre accession à la république est un retard à l’avènement de votre influence.


III

Les souvenirs, les dégoûts et les préjugés se liguent en vain contre cette solution nécessaire. Elle gagne chaque jour des intelligences en France, et même dans le lieu de France où les idées pénètrent avec le plus de lenteur et d’où elles se répandent avec le plus de puissance, dans le parlement.

Là un précurseur avait, il y a plusieurs années, vu et annoncé le devoir. Raoul Duval avait conquis son renom par des luttes passionnées contre les révolutionnaires quand il résolut d’accepter le régime établi. La fougue d’une volonté qui ne connaissait pas l’hésitation, d’une intelligence qui avait pour la vérité les impatiences de l’amour, un tempérament de soldat qui n’eût pas cru le courage complet sans la témérité, le jetèrent d’un coup dans la république. C’était compter trop sur la puissance de la logique, pas assez sur celle des habitudes. Il avait cru entraîner les conservateurs, il se trouva séparé d’eux. Seul, mais sans reculer, il attendait les siens : la mort vint la première, et ceux qu’il espérait réunir autour d’une doctrine ne furent nombreux qu’autour d’un cercueil.

L’idée semblait ensevelie avec l’homme. Bientôt elle ressuscita en un autre, tout différent du premier. Courageux aussi, mais d’un courage semblable aux poudres lentes, plus confiant en la continuité des efforts qu’en la violence des coups, lié par ses amitiés, ses origines, toutes les servitudes mondaines, aux monarchistes autant qu’attiré à la république par sa raison, conscient qu’il fallait même à lui des délais pour s’accoutumer à son sacrifice, et affermi dans ses instincts temporisateurs par l’échec de la tentative précédente, M. Piou, quand il conçut le dessein d’agir sur les conservateurs, se promit avant tout de ne jamais leur devenir suspect. Son premier soin fut de chercher discrètement autour de lui les hommes les moins éloignés de ses doctrines ; sa tactique, d’employer l’autorité conquise par lui dans la défense publique de l’ordre à incliner en silence ces esprits vers les solutions constitutionnelles. Tantôt s’avançant, tantôt reculant, il semblait mêler ses voies sans prendre de parti ; en réalité, il allait et venait de ses idées à ses troupes, résigné aux équivoques, à l’apparence d’un double jeu, et résolu à retarder par sa conduite sur ses désirs, jusqu’au jour où il aurait converti à ses désirs ses amis. Après deux ans, le jour est arrivé, et quarante députés de la droite ont il y a trois mois signé de leurs noms leur volonté de « fonder un parti conservateur dans la république. »

Sans doute, c’est peu de quarante sur cent soixante que compte l’opposition. Mais tous ceux qui n’ont pas suivi les constitutionnels ont-ils gardé l’immobilité de la droite hiératique ? Celle-ci a tenté d’opposer à la défection le symbole de la vieille loi, à la droite a constitutionnelle » la droite « royaliste. » Elle n’a pas rallié soixante vétérans. Le reste, sous le nom de droite « libérale, » vient de se placer à égale distance des deux autres. Deux influences contraires ont formé ce tiers-parti : des politiques encore ennemis du gouvernement ont espéré retenir autour d’un programme purement conservateur un groupe qu’ils voyaient attiré vers les constitutionnels, et des politiques déjà déterminés à accepter le régime, mais encore embarrassés par leur passé, ont voulu mettre un intervalle de décence entre le moment où ils criaient : « Vive le roi ! » et le moment où ils crieront : « Vive la république ! » Au total, le programme de la droite « libérale » est une victoire silencieuse pour la république : car les députés qui se taisent sur la question de gouvernement cessent de combattre le régime qu’ils attaquaient et de défendre celui qu’ils soutenaient ; ils se retirent à l’anglaise, mais c’est de la monarchie qu’ils sortent. Si bien qu’à la chambre, même parmi les représentans du parti royaliste, la royauté est en minorité.

Si le mouvement devait s’arrêter là, il ne serait que funeste. Dans leurs défaites, les monarchistes avaient du moins gardé intacte leur union : elle est brisée. A l’armée qui demande un mot d’ordre, ceux-ci répondent très haut : « Monarchie ; » ceux-là, tout bas : « Constitution, » et ceux-là : « Ni l’une ni l’autre. » Que la bataille surprenne ainsi royalistes, libéraux et constitutionnels, ces trois Curiaces se traîneront, d’un pas inégal, au-devant de l’adversaire sans blessures, et ce sera un massacre plus qu’un combat.

Il faut donc que la droite ne s’attarde pas dans le désordre de cette transition, mais se hâte vers le terme où la logique la mène, où ses forces éparses doivent se reformer. A l’heure présente, les royalistes purs sont seuls conséquens. Mais la droite « libérale » s’imagine-t-elle que des politiques puissent mettre longtemps en commun leur absence d’avis sur la question maîtresse de la politique ? Leur devenir républicain ressemble au dieu de M. Renan, ce dieu qui, sans être, se crée, prend à loisir conscience de lui-même et finira par gagner son nom à l’ancienneté. Mais les peuples ne comprennent pas toujours ce que les philosophes entendent, et les partis n’ont pas les siècles à leur service pour leurs métamorphoses. Pourquoi ces hésitations ? Par crainte d’offenser les cours de l’exil, des journaux qui ne se lisent plus, un monde qui, en s’honorant d’être fermé, marque lui-même les bornes de son influence. Si de telles raisons étaient bonnes, ceux qu’elles retiennent devaient demeurer cois dans le giron royaliste. S’ils en sont sortis, poussés par une force supérieure aux habitudes, aux amitiés et aux respects, il est trop tard pour opposer maintenant les petits prétextes à la volonté nationale qui les attend. Le pire pour eux est de s’arrêter à mi-chemin de toutes les infidélités : le bon sens, la dignité, l’intérêt, l’instinct de la conservation, leur commandent de s’unir aux constitutionnels.

Les constitutionnels, à leur tour, croient-ils avoir accompli tout leur devoir ? Connus par l’éclat de leur attachement à la monarchie, ils ont un jour rédigé un procès-verbal de leur adhésion à la république. Il n’y a pas à marchander les louanges aux bons citoyens qui sacrifiaient ainsi leurs préférences pour se lier à la vérité, mais ils s’exagèrent la valeur d’une signature, s’ils croient qu’elle suffise à faire vivre un parti. Dans un gouvernement d’assemblées, la force est la parole, et ils ont des orateurs du premier mérite. Or d’ordinaire ils se taisent ; quand par exception, ils parlent, c’est en hommes de droite ; jamais ils n’ont ajouté aux paroles que tout conservateur aurait pu dire semblables, un mot pour se distinguer des monarchistes et des neutres ; toute tribune en France est encore vierge de leur programme. Le parti n’a d’existence que dans les couloirs, ne parle qu’à l’oreille, et ne glisse son loyalisme que dans les notes anonymes de quelques journaux. Entre la droite et la gauche, il semble, comme entre Mathurine et Jacqueline don Juan, promettre à chacune le mariage, et se moquer de toutes deux.

Certes, cet honnête homme de parti ne songe à tromper personne. Il sait qu’avec la droite l’union est stérile, et, pour les enfans qu’il veut avoir, compte épouser la république. Mais son cœur reste à celle qu’il abandonne, sa raison seule vient à celle qu’il choisit. De là la tendresse d’adieux qui ne finissent pas, et la froideur des engagemens nouveaux. On se pare de tout ce qu’on garde de commun avec l’une, on craint de faire trop d’honneur à l’autre, de s’encanailler par l’alliance. C’est assez de lui donner sa main, l’on ne veut pas épouser la famille, et l’on attend pour célébrer le mariage la permission de la chère délaissée. Cette conduite n’a de la duplicité que l’apparence. Mais tout cela est subtil, quintessencié, inintelligible pour la masse des spectateurs, voué à l’insuccès. Des dégoûtés ne sont pas faits pour entraîner, des immobiles ne sont pas faits pour retenir, des silencieux pour convaincre, et surtout l’on est mauvais apôtre des idées dont on semble rougir. Ils attendent que la masse des conservateurs soit prête : c’est attendre d’être poussés à l’action par de plus inertes encore. Les hésitations des constitutionnels perpétuent celles de la droite libérale, et l’immobilité de l’avant-garde fait marquer le pas à toute l’armée. Surtout, le parti reste toujours à former dans la France. La subite et attentive sympathie de l’opinion à la première annonce d’une politique nouvelle prouve que cette politique aura des soldats quand elle aura des chefs. Mais si les soldats voient les chefs désignés se dérober sans cesse, l’ardeur s’éteindra dans le scepticisme. Les constitutionnels ne sont pas encore une force, ils ont été une espérance, et l’espérance qui tarde trop à se réaliser change de nom. Qu’ils prennent garde de devenir une déception. Le peuple ne pardonne pas à ceux dont il a vainement attendu, et c’est pour des hommes publics la responsabilité la plus redoutable, de n’avoir conçu une idée juste et féconde que pour la tuer.

Veulent-ils la faire vivre, qu’ils vivent eux-mêmes. Leur but est de réconcilier les conservateurs avec la république et de faire place dans la république aux conservateurs. Leur moyen est de se montrer ce qu’ils demandent aux autres de devenir. Il ne s’agit pas de mettre en lumière la face conservatrice, et de laisser dans l’ombre le revers républicain, mais de présenter sous le même jour le double caractère qui est la nouveauté de leur politique, d’établir avec une loyauté impartiale et ce qui les sépare des républicains, et ce qui les sépare des royalistes. Faire leurs preuves de conservateurs est superflu ; on les sait tels, sans qu’ils aient à le dire, ils ont possession d’état. Le nécessaire est de prendre figure de républicains, parce qu’ils ne l’étaient pas hier, et qu’ils n’ont pas encore osé dire qu’ils le soient devenus. Et pour regagner tant de temps perdu, dégager de tant d’équivoques des idées simples et un programme net, déterminer dans la France le mouvement d’opinion sans lequel eux et leur œuvre sont condamnés, ils ont, avant les élections générales, quelques mois peut-être, un an et demi au plus. Tout peut encore être sauvé, tant la cause est bonne ; mais à condition de ne perdre ni une occasion, ni une heure. Il ne doit plus se livrer de batailles où l’on ne voie leur drapeau, il ne doit plus se produire ni faute dans les actes du gouvernement, ni injustice dans les desseins de la majorité, ni parti-pris dans les manœuvres de l’opposition, sans qu’ils opposent aux hypocrisies, aux équivoques, aux violences, la mesure, la sagesse, la sincérité, la volonté de servir ensemble la république et l’ordre. C’est la poursuite obstinée, éclatante, de cette entreprise dans le parlement, dans tout le pays, qui seule réveillera les sympathies, groupera les dévouemens, lèvera les troupes. C’est la faveur croissante du peuple, récompense de cette énergie, qui seule peut décider les incertains de la droite à s’enrôler dans les rangs constitutionnels. C’est la puissance du parti nouveau formé par la majorité des anciens monarchistes, qui seule donnera aux royalistes demeurés incrédules ou hostiles un motif de céder. Et ces derniers ont assez le sentiment du devoir pour ne pas perpétuer alors contre les leurs, et au détriment des idées d’ordre, une campagne royaliste qui ne serait plus qu’une chouannerie. Ainsi le rétablissement de l’accord dans la droite et la formation d’un parti conservateur dans la république apparaissent suspendus, comme des conséquences, au courage des constitutionnels.

Or, à ceux qui doivent donner l’exemple, l’exemple vient d’être donné, et de si haut ! C’est à coup sûr l’Église qui a contre le gouvernement actuel les griefs les plus graves, et il semblait que la conscience des catholiques leur interdit tout accord avec leurs persécuteurs. Tandis qu’ils hésitaient sur leur voie, une lumière s’est élevée dans la nuit, lumen in cœlo. Si un homme au monde souffre de toutes les blessures faites à l’Église, aspire d’un désir qui est devenu sa vie à la paix et à la puissance pour l’Église, a compétence pour juger l’avantage et les périls de l’Église, cet homme est le pape. Le pape vient d’enseigner le devoir. Il a choisi l’instant où les haines sectaires grandissent contre les catholiques pour adresser aux catholiques l’invitation solennelle d’accepter le régime républicain. Et dans un enseignement qui n’a pas besoin de rien imposer à la foi, tant il convainc la raison, le pape a démontré qu’adhérer à un régime n’est pas se soumettre aux factions injustes, mais se donner contre elles des armes légales. C’est au nom de la religion en péril qu’il adjure les chrétiens d’accepter la république, c’est-à-dire de rendre leur opposition efficace, et possible leur avènement au pouvoir. Où est le chrétien assez docte et infaillible pour préférer ses espoirs, ses regrets et ses desseins particuliers aux avis d’un tel conseiller ? Quelle conscience de catholique a droit de déclarer inacceptable ce qu’accepte la conscience d’un pape ? Si le catholicisme est ce qui divise le moins les monarchistes, et si de toutes les questions engagées dans les conflits présens, la plus importante est la question religieuse, la soumission à l’arbitre de l’intérêt religieux ne devient-elle pas l’intérêt des politiques ? Surtout pour réunir les esprits dispersés, n’est-ce rien que l’aide du pouvoir gardien de l’obéissance et de l’unité ? Les hommes d’État, pauvres pêcheurs d’hommes, ne savaient comment saisir une à une, et sentaient fuir entre leurs mains les volontés glissantes, voici venir à eux la barque aux grands filets, les filets où se prennent d’un coup les multitudes.


IV

La république acceptée par les monarchistes, quels résultats suivraient ?

Un d’abord, certain et, fût-il le seul, de capitale importance : l’accession des royalistes à la république divisera les républicains.

A l’heure présente, ceux-ci forment une seule armée que les plus violens commandent. « Lentement, mais sûrement, » la démagogie monte et n’a pas même à combattre pour vaincre. Autrefois, sous la direction de M. Thiers, des hommes d’ordre authentiques, ralliés au nouveau régime, en interdisaient l’accès aux idées dangereuses ; mais bientôt ce parti, comme son chef, s’est éteint sans postérité. Dans toute l’étendue de la France, plus de troupes organisées qui tiennent campagne, sous le drapeau républicain, contre les forces opportunistes et radicales. Dans le parlement il faut un regard attentif pour reconnaître, cachés au milieu de leurs anciens adversaires, d’anciens défenseurs de la politique modérée. Le souvenir de ce passé est l’embarras de leur condition présente, et leur continuel souci est de faire oublier ce courage devenu leur remords. Se distinguer des révolutionnaires sans se séparer d’eux suffit à l’ambition des plus hardis. Qu’une affaire ne soit pas d’importance, ils osent soulever d’une voix ferme des chicanes de détail, ils aiment à engager contre la démagogie ces duels au premier sang où s’échangent plus de poignées de main que de coups. Mais s’il se produit un choc redoutable entre la politique d’ordre et de désordre, ils se taisent ; si le parti avancé, non content de leur obéissance, exige leur complicité, ils la donnent. Quand surtout éclatent les deux plus grands dangers du régime, l’adulation pour la populace et la haine des croyances, ils flattent et menacent à l’unisson, et toutes les fois qu’il faut choisir entre le Christ et Barrabas, c’est pour Barrabas qu’ils demandent la liberté. Ainsi l’unité des républicains est plus absolue à mesure que les idées deviennent plus violentes, et le terme de modéré ne semble plus que le vocable d’un ridicule disparu.

Il ne faudrait pourtant pas conclure, de ce que tous les républicains supportent la politique révolutionnaire, qu’ils l’aiment tous, ni, de ce qu’ils la servent, que tous en aient le profit. Dans toute la France les vertus, les croyances, la vie d’un grand nombre, désavouent les idées, les passions pour lesquelles ils votent. Parmi les hommes publics beaucoup n’estiment ni leurs œuvres, ni leurs chefs, et à les entendre, entre gens sûrs, on constate que l’ancienne sagesse n’est pas morte. La nouveauté est qu’au lieu de faire de leurs convictions des programmes ils en font des confidences, et c’est merveille qu’on puisse agir si mal en pensant si bien.

Pourquoi cette contradiction ? Parce que depuis vingt ans la querelle de la république et de la monarchie domine tout et fausse tout.

Du jour où elle a commencé, les conservateurs républicains sont devenus les adversaires d’hommes avec qui ils étaient d’accord sur toutes choses, sauf une, et les alliés d’hommes avec qui, une chose exceptée, ils n’avaient rien de commun. Ils ont été réduits à sacrifier toutes leurs idées au succès d’une seule, à repousser leur propre programme parce qu’il était présenté par des monarchistes, à mettre en échec les doctrines conservatrices par leurs voix conservatrices. Quand ils ont tenté de défendre ces mêmes doctrines dans le camp républicain, ils n’étaient qu’une fraction des conservateurs contre la totalité du parti révolutionnaire : d’ordinaire, au lieu de diriger, il leur fallait obéir et faire l’appoint de la politique la plus contraire à leur volonté. De là le double mensonge de la situation. Comme les conservateurs tournent leurs efforts les uns contre les autres, les idées conservatrices sont loin d’avoir dans le gouvernement la force qu’elles ont dans le pays. Comme une partie des conservateurs vote en faveur des révolutionnaires, les idées révolutionnaires ont au gouvernement beaucoup plus de force que dans la nation.

Néanmoins l’attachement à l’ordre est tel que, même séparés des monarchistes, les conservateurs républicains l’emportent souvent en nombre sur les révolutionnaires, et leurs élus comptent dans les assemblées qui gouvernent les communes, les départemens, l’État. Ceux-ci auraient donc pu se faire les champions d’une république sage contre ses ennemis de droite et de gauche. Mais qu’il faut de courage pour en avoir contre tout le monde, et que leur condition est difficile ! Élus malgré les conservateurs monarchistes et avec l’aide des républicains révolutionnaires, ils n’ont pas l’espoir de se concilier les premiers et, s’ils s’aliènent les seconds, c’en est fait de l’avenir politique. L’audace, la maîtrise du gouvernement et des meneurs, appartiennent en monopole aux violens : les modérés n’ont guère que le choix de s’associer au mal pour vivre ou de se perdre pour l’empêcher, et c’est pourquoi ils choisissent le mal avec une persévérance égale à leurs regrets.

Mais le regret est profond, parce qu’en devenant des complices, ils se savent des dupes. Non-seulement ces Jacob qui, depuis plus de douze années, servent chez Laban pour obtenir Rachel, n’ont que Lia aux yeux rouges, mais les exigences croissantes de la démagogie les menacent. Ce n’est pas assez qu’ils lui soient fidèles, elle sait qu’ils ne l’aiment pas. Leur nature se trahit sous le déguisement des paroles et des actes. En vain ils ont les œuvres, il leur manque la grâce efficace qui seule fait les élus, ils voient s’élever contre eux des rivaux plus chers aux purs, et comme leurs capitulations désagrègent et corrompent le parti d’honnêtes gens qui les avait choisis, ils travaillent à ruiner eux-mêmes ce reste de pouvoir auxquels ils ont tant sacrifié.

L’adhésion des monarchistes à la république remettra chacun à sa place et tout en ordre. La république n’étant plus attaquée, l’unique, mais jusque-là indestructible lien qui assemble tous les républicains se brisera. Les hommes d’ordre qui ont dû la défendre sentent la meurtrissure et traînent l’humiliation de leur solidarité avec les révolutionnaires. Cette masse, dont la droiture n’est altérée ni par les ambitions ni par les rancunes, voit l’immoralité de son œuvre, et ne s’est jamais consolée de fortifier ceux qu’elle redoute et d’affaiblir ceux qu’elle sait siens. Dès que tous, soumis au régime établi, se diviseront seulement sur les doctrines de gouvernement, elle aura enfin le droit d’obéir à ses répulsions et à ses sympathies, toujours vivantes. Ce jour-là la sincérité rentrera dans notre politique. Le parti conservateur, ayant éteint ses divisions, aura repris toute sa force ; le parti révolutionnaire, diminué de ses contingens factices, sera réduit à la sienne, et chacun combattra sous son drapeau.

Dès que ce mouvement se produira dans la nation, l’attitude des hommes publics sera modifiée par contre-coup. Si la coalition des conservateurs et révolutionnaires se rompt, les élus qui doivent à cette coalition leur succès verront s’écrouler par la base leur fortune politique. Les républicains qui doivent leur mandat à une majorité de modérés, sous peine d’être abandonnés par le gros de leurs partisans, seront contraints de le suivre dans son évolution conservatrice ; leur seul avenir sera de regagner à droite les voix qui leur manqueront à gauche, c’est dans le parti conservateur reconstitué qu’est pour eux la vie, non-seulement la vie, mais la puissance. Car s’ils ont besoin de lui, il a besoin d’eux : si ardente que soit la réaction vers l’ordre, les hommes d’ordre républicains ne confieront pas les rênes aux monarchistes de la veille, et ceux-ci verront au pouvoir leurs idées avant leurs personnes. Les conservateurs d’origine qui aux heures critiques ont donné des gages à la république sont, malgré leurs défaillances, les chefs nécessaires du mouvement. Pour eux, quelle fortune ! Dépouillés de considération et d’influence, traités en parens pauvres dans la république, ils verront un grand parti leur offrir la force en ne leur demandant que du courage ; prisonniers des révolutionnaires, ils pourront avec l’armée qui leur apportera la délivrance devenir à leur tour les maîtres ; au lieu des honteuses capitulations qui rachetaient pour quelques jours leur existence condamnée, la chance leur sera offerte de défendre en même temps leurs intérêts et leurs doctrines, et de fonder un pouvoir solide sur la reconnaissance de leurs véritables amis. Admettre qu’ils préfèrent s’obstiner à la fois contre l’ambition et la conscience, s’avilir aux yeux des autres, à leurs propres yeux, par délectation pure et par point d’honneur, c’est pousser au superflu le mépris des hommes publics.

Et dans cette voie nouvelle, si hésitans soient-ils d’abord, ils iront vite et jusqu’au bout : la force des situations suppléera à la faiblesse des caractères. Le jour où les chefs du parti révolutionnaire n’auront plus à compter en France que sur les suffrages révolutionnaires, le reste des ménagemens témoignés encore aux scrupules des modérés cessera : leur colère et les exigences de leur armée les porteront à la rupture violente avec ceux qu’ils nommeront bientôt des traîtres. Alors le sentiment des légitimes griefs qui ont grandi dans le cœur des conservateurs, alors l’urgence d’effacer ces dangereux souvenirs par l’éclat des services signalés presseront les modérés de dépenser à la défense tardive de l’ordre les ressources intactes de leur énergie. Après les enchères de la lâcheté, les enchères du courage peuvent monter aussi vite, aussi haut, et bien des gens miseront, qu’on ne soupçonne guère. Car même fort avant dans la gauche, plus d’un ne se pique de fidélité qu’à la fortune, et ne la laissera pas tourner seule ; et, si la sagesse semble redevenir une force, après avoir vu les hommes se faire plus mauvais qu’ils n’étaient, on les verra se faire meilleurs qu’ils ne sont.

Le moindre bénéfice que puisse produire l’union des conservateurs est donc de paralyser dans le corps politique l’offensive révolutionnaire, d’y réveiller l’esprit de résistance, et d’assurer par les élections futures à la politique de sagesse, au lieu d’une opposition impuissante et muette, une minorité nombreuse, vivante, capable d’empêcher beaucoup de mal.


V

Mais l’avenir ouvre aux conservateurs une perspective autrement vaste, autrement prochaine, et leur offre la récompense aussi immédiate que l’effort.

Quand un parti possède depuis longtemps l’autorité, que sa volonté se nomme la loi, que ses chefs parlent au nom de la France, la majesté et la permanence de la nation qu’il représente semblent passées en lui. C’est comme une témérité de prévoir sa décadence, et une chimère de supposer prochaine cette fin.

Pourtant, l’histoire est la fosse commune des dynasties royales ou parlementaires qui toutes ont paru immortelles un jour et, à la fin du jour, avaient passé. Et l’histoire raconte le secret, toujours le même, de leur vie et de leur mort. Un peuple accomplit sa destinée par une suite de métamorphoses, chacun des gouvernemens qui se succèdent a charge d’une de ces évolutions. Homme, famille ou assemblée, quiconque au juste moment a l’intelligence la plus claire de ce qu’il faut au peuple a droit au pouvoir. Quelles que soient ses erreurs ou son indignité, il le garde tant que l’œuvre n’est pas accomplie : il est nécessaire comme les institutions qu’il prépare. Mais le jour où l’œuvre est achevée, sa collaboration avec l’histoire est finie. Ce qu’il apportait de légitime et de durable est passé dans les lois et dans les mœurs ; les vérités dont il avait la prescience, tombées dans le domaine public, n’ont plus besoin de son aide pour vivre. Il ne reste de lui que la partie mortelle ; ses vices, ses fautes font alors leur œuvre, et s’il lui manque le don de comprendre ou la volonté de servir d’autres intérêts devenus à leur tour les plus nécessaires, ce pouvoir que nul effort n’avait ébranlé tombe de lui-même.

La mission du parti qui occupe encore le pouvoir était de fonder la république. A une heure où nul autre régime n’était possible, ce parti s’est trouvé le seul qui la voulût établir. Peu importait dès lors s’il mêlait à cette intelligence de l’inévitable, des violences, des haines que la France avait toujours condamnées : l’essentiel n’était pas que la république fût parfaite, mais fût. Tant qu’elle s’est trouvée en péril, nul vice ne pouvait devenir un danger pour lui, et pourvu qu’il la défendît, on lui pardonnait tout le reste. La république fondée, la tâche historique du parti était accomplie. Quand il s’est agi de gouverner, les mêmes hommes qui avaient eu l’intuition du régime nécessaire à la France n’ont pas donné à la France les biens indispensables à toute société.

Le plus nécessaire est la paix. Au lieu d’elle, le parti qui règne a apporté à la société française deux guerres. Elles sont la fin certaine de l’entreprise qu’il prétend poursuivre contre la misère et la superstition. Déclarer intolérable le sort des prolétaires sans savoir comment le rendre meilleur, et, en excitant les appétits sans les satisfaire, rendre plus malheureux ceux qu’il faudrait soulager ; montrer le budget de l’État, sans le livrer encore, comme la réserve où les victimes de l’organisation sociale reprendront un jour leur part ; en attendant, nourrir de flatteries l’ouvrier, comme s’il ne pouvait avoir tort, offrir à ses idées les plus fausses des encouragemens, à ses pires violences des amnisties, et, dans un pays où la liberté d’association est toujours à venir, fournir aux moins laborieux de ceux qu’on nomme les travailleurs tous les moyens de former un État dans l’État, contre l’État, c’est recruter, caresser et exaspérer tout ensemble l’armée de la guerre sociale. Traiter les catholiques en ennemis publics, tourner contre l’Église les lois mêmes qui avaient été faites pour sa protection, descendre la pente des injustices avec la vitesse accélérée de la haine, c’est marcher droit à la guerre religieuse. Et ces deux guerres s’aggravent l’une par l’autre. Car où les lois humaines laissent sans remède l’inégalité des conditions, affaiblir la loi divine qui enseigne aux uns la justice et aux autres la patience, c’est précipiter la haine sans pitié du pauvre sur la fortune sans pitié du riche. La France ne s’y méprend pas. Ses votes ont mesuré tour à tour l’ascension et la décadence du parti qui tient le pouvoir. De 1871 à 1881, il ne cesse de grandir, parce que la république lutte pour la vie. En 1881, il obtient plus de 5 millions de suffrages sur 10 millions d’électeurs, et l’emporte de plus de 2,300,000 voix sur une opposition réduite à moins de 2,800,000. Le régime était fondé. C’est alors que, jusque-là retenue aux frontières de la république contre les attaques monarchistes, l’attention de la France se tourna vers l’ordre établi au dedans par les vainqueurs. Le jugement fut rendu dès les élections de 1885 : les républicains n’obtinrent pas 4,200,000 voix, l’opposition dépassa 3,600,000 : en quatre ans, plus de 600,000 ralliés étaient retournés à l’ennemi, et les vainqueurs ne l’emportaient plus que de 500,000 voix. Ils ont continué leur politique, la France a accentué sa désapprobation. En 1889, le parti républicain sur 10,300,000 électeurs n’a pas recueilli 4,100,000 suffrages, n’a pas battu ses adversaires de 300,000, et là ne se bornent pas ses échecs. Sans doute, les monarchistes ne regagnent plus ce qu’il perd, mais un autre parti s’est formé, et le seul qui grandisse est celui des abstenans. Ils n’étaient pas 1,900,000 en 1881 ; en 1885, ils atteignaient 2,300,000 ; en 1889, ils ont dépassé 2,500,000. Ce serait une erreur de les compter pour rien, comme le parti de la paresse. Ou cette masse croissante se recrute parmi ceux qui avaient voté jusque-là, leur inertie n’est donc pas un péché d’habitude, mais un acte de dégoût, et le dégoût est une opinion ; ou les non-votans viennent des générations nouvelles, symptôme plus grave encore, car l’indifférence dans la jeunesse est contre nature. Quand de tels électeurs et en tel nombre se taisent, la présomption n’est plus qu’ils ne pensent rien, mais qu’ils ne peuvent exprimer leur pensée. S’il existe, en effet, des Français résolus à ne trahir ni la république, ni l’ordre, quelle parole diront-ils, réduits à opter entre des hommes d’ordre ennemis de la république et des républicains complaisans de la démagogie ? Tout choix serait un mensonge. Voilà pourquoi les abstentions se multiplient, et si le refuge ordinaire des sceptiques devient l’asile des volontés énergiques et des consciences scrupuleuses, leur silence est une condamnation et une menace.

La pourpre banale de l’autorité s’entr’ouvre donc et laisse voir à nu le corps amaigri et pâle du malade qui gouverne encore. Il ordonne au nom du peuple, et il n’est pas investi par la majorité des citoyens français ; entre lui et le parti adverse, un trentième à peine des électeurs fait pencher la balance dans des votes où le quart des électeurs s’abstient ; et il obtient cet infime avantage parce que des conservateurs, hostiles à sa politique, ne votent pas contre lui ou votent pour lui. Qui les retient ? La crainte d’atteindre, en le frappant, la république. Voter avec des monarchistes serait passer à l’ennemi. Le jour où ces monarchistes feraient leur paix avec la république et rechercheraient parmi ses loyaux partisans les champions de l’ordre, les conservateurs républicains n’auraient plus ni raison ni envie de ménager le parti qui gouverne contre eux. Et il est superflu de discuter sur l’étendue de la perte qu’il subirait alors ; car il n’est plus besoin, contre lui, de grandes victoires. Cette politique, enfin tentée, n’eût-elle déplacé que 500,000 voix, c’était assez pour donner aux idées conservatrices la victoire en 1835. N’en eût-elle déplacé que 300,000, c’était assez pour donner aux idées conservatrices la victoire en 1889. Et quel calomniateur de son pays osera prétendre que sur les 6,500,000 Français qui refusent leurs suffrages aux monarchistes, il ne s’en trouve pas 300,000 pour souhaiter une autre république ? La majorité en faveur d’une politique conservatrice n’est donc pas à conquérir : elle existe. Le parti opposé ne règne pas plus par la volonté nationale que par la grâce de Dieu, il règne par la volonté des monarchistes. En 1889, dès 1885, il n’a tenu qu’à eux de mettre le pouvoir aux mains d’hommes sages. Les élections prochaines leur apporteront les mêmes devoirs et un succès plus facile encore.

Durant les dernières années, l’obstacle à l’accord entre les conservateurs monarchistes et les conservateurs républicains était moins la divergence des doctrines que l’amertume des souvenirs. Des hommes séparés par un long et violent conflit n’avaient appris ni à se connaître, ni à se lier : les intelligences aspiraient en vain à la paix, les blessures des ambitions et de l’amour-propre saignaient encore, les mains qui auraient voulu se serrer étaient à vif, et la chair se révoltait contre la douleur du devoir. Or, aux élections prochaines, cette génération de combattans aura cessé d’être maîtresse de la politique. En 1893, la majorité des Français sera formée d’hommes nés à l’intelligence après l’ère des luttes : beaucoup, au 24 mai et au 16 mai, n’avaient d’opinion que sur le lait de leur nourrice. Pour tous, ce passé n’est pas la vie, mais l’histoire. Mêlés dans l’éducation commune des écoles et de l’armée, ces nouveaux-venus ont appris non à se suspecter et à se haïr, mais à se comprendre et à s’estimer. Les plus républicains savent la république assez solide pour se montrer équitables, hospitaliers envers les monarchistes, et les plus royalistes sentent protester en eux, contre l’immobilité des respects stériles, la chaleur du sang, l’ambition, la vie. Avant d’être de leur parti, ils sont de leur âge. Cet âge connaît la générosité et la confiance, mères des pacifications.

Et en même temps que les hommes se rapprochent, les événemens les instruisent. Le parti qui gouverne avait annoncé « la politique des résultats. » Les résultats apparaissent. La logique des anarchistes commence à arrêter, par des batailles dans les églises, la licence de la superstition, et à protester, à coups de dynamite, contre l’injuste répartition des richesses. On inaugure la politique des explosifs. Les esprits les plus indifférens aux principes, et qui se réveillent seulement aux conséquences, ont perdu leur quiétude. Le pressentiment de périls redoutables, prochains, pèse sur la paix où l’on vit encore ; on commence à juger les hommes sur qui repose la responsabilité de l’avenir. Et fussent-ils résolus à défendre la société contre les dernières violences, oh constate l’immorale contradiction d’un régime où le gouvernement réprimerait en un jour d’énergie sanglante les attentats provoqués par la succession continue de ses faiblesses, de ses lâchetés ; on se demande combien de temps la corruption qui est en lui laissera saines les forces dont il a besoin pour assurer l’ordre. On découvre que tous les ouvrages avancés ont été démantelés ou livrés, et que l’ennemi touche au corps de place. On sent que les auteurs du mal ne sont pas capables de le guérir, que des hommes de parti et de secte ne deviendront jamais des hommes d’État, et l’on aspire à des chefs qui ne cherchent pas leur devoir dans les yeux de la populace, mais dans le regard desquels la nation reconnaisse enfin l’autorité.


VI

Conservateurs, la fortune est vôtre si vous ne la repoussez pas, et vous ne la repousserez pas, car elle est aussi la fortune de la France. La France a besoin d’un gouvernement sage que seuls vous pouvez lui donner. Il vous suffit, pour redevenir maîtres, de ne plus attendre un roi que vous êtes incapables de restaurer, et de vous soumettre à une république que vous êtes incapables de détruire. Ne parlez plus de votre honneur, il consiste à faire tout ce qui, sans être mal en soi, est nécessaire au pays ; ne parlez plus de vos répugnances, elles ne changent rien à votre devoir. La France, qui a droit à tous vos sacrifices, attendra-t-elle en vain de vous un acte de raison, d’intérêt, et préférerez-vous à votre patrie la fidélité à un homme et la haine d’un mot ?

Et puisque tout vous sollicite de prononcer enfin ce mot, sachez-le bien dire. Il y a une façon de prendre son parti, qui est de le pleurer, une manière de rompre avec le passé en gardant vivante la mélancolie des choses mortes, un air de tenter une opinion comme une épreuve, ou de s’y résigner comme à une contrainte. Nul ne s’étonnera que vous gardiez à la monarchie tout votre respect ; on n’accepterait pas que ce respect cachât une espérance. L’obstination de cette espérance irrite depuis vingt ans le peuple. Si l’équivoque de déclarations vagues prête au soupçon ; si, tandis que votre bouche les donnera, flotte encore dans votre regard le rêve qui charmait votre sommeil ; si même, tout éveillés et sincères, vous trahissez une répugnance instinctive et un dédain inconscient pour les institutions acceptées, la barrière de défiances qui vous isole du peuple ne tombera pas. Trop d’intérêts travaillent à perpétuer entre vous et lui les discordes, pour que vous puissiez le gagner à demi.

La république n’est pas une rade foraine d’où vous étendrez, au premier souffle, vos voiles vers un rivage innomé. La république est le port où abordent vos longues incertitudes, où vous prenez terre pour jamais. Voilà ce qu’il faut dire ; et, pour le dire, ce qu’il faut croire. La sincérité seule a le don divin de la persuasion, parce qu’elle gagne à la fois les intelligences et les cœurs. Allez donc à ce peuple, loyaux pour qu’il vous aime, livrez-vous pour qu’il se donne. Ne soyez pas avares de la bonne nouvelle, ne vous offensez pas s’il vous demande, plus qu’il ne serait discret, de répéter vos engagemens envers la république. Vous les avez fait si longtemps attendre, et il y aura tant de joie sur la terre pour cette conversion des justes ! Plus on vous verra résolus, moins on exigera de gages, et vous passerez pour républicains dans l’exacte mesure où vous sentirez l’être vous-mêmes. Et la France ne vous contestera pas le titre si elle voit en vous le courage des sacrifices généreux, la paix des résolutions irrévocables, la fierté de la grandeur nouvelle que la démocratie libre doit ajouter aux grandeurs historiques de la monarchie, la foi enfin qu’il n’y a pas déchéance à servir, après la gloire des rois, le bonheur des peuples.


ETIENNE LAMY.

  1. Sans doute il s’est trouvé quelques républicains pour combattre cette politique, mais leur courage solitaire, et d’autant plus grand, n’a rien sauvé que leur honneur, et chaque fois qu’ils défendent l’ordre, ils semblent sortir de leur parti. Que dans ce parti, il y ait des conservateurs d’origine et de désirs, soit ; mais les actes seuls donnent un nom aux hommes publics. Où est la victoire obtenue, la lutte tentée depuis quinze ans contre la politique révolutionnaire ? Le dogme étant accepté que les républicains devaient rester unis coûte que coûte, il a suffi aux violons de commander, il ne restait plus aux autres qu’à obéir. Les premiers, mesurant avec un art admirable ce qu’ils pouvaient imposer à la docilité des seconds, ont poussé par un mouvement continu et de plus en plus audacieux leurs hommes au pouvoir, leurs doctrines dans les lois. Et l’histoire ne saurait séparer du parti révolutionnaire ceux qui n’ont jamais su s’en séparer eux-mêmes.