Le Diable à Paris/Série 4/Le travail de l’esprit à Paris

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Le travail de l’esprit à Paris
Le Diable à ParisJ. HetzelVolume 4 (p. 114-116).
LE TRAVAIL DE L’ESPRIT À PARIS

Quand le travail de l’esprit n’est pas la plus noble de toutes les professions, c’est le plus vil de tous les métiers. Le désespoir, la haine, l’envie, la misère, le doute, le vice et la démence sont au bout, quelquefois au milieu de cette carrière méprisable où la concurrence remplace l’émulation, où la popularité triche la gloire, où l’argent est un but, la débauche un aiguillon et l’ivresse une muse.

Le voyez-vous, ce malheureux jeune homme, au visage contracté, aux tempes jaunies, à la bouche grimaçante, aux yeux vagabonds ? Il était né pour marcher libre et joyeux derrière une charrue, en semant avec un geste fier le grain de la moisson prochaine ; le soir, il eût mangé devant l’âtre le pain gagné dans le jour ; chacun de ses pas, de ses mouvements eût donné la vie ! Regardez-le, dans la grande ville, pressant, le jour et la nuit, sa tête dans ses deux mains, la pétrissant et lui faisant suer des récits, des aventures, des combinaisons pour une foule affamée qui le dévore et passe à un autre quand elle ne peut plus rien tirer de lui. Pendant un temps plus ou moins long, cet homme fera épouser Henriette par Arthur, surprendre l’amant par le mari, empoisonner celui-ci, guillotiner celui-là, avec intérêt habilement suspendu à la fin du chapitre ou du feuilleton. Il va vendre successivement de l’amour, de la jalousie, des larmes, de l’histoire, de la gaudriole, de l’argot, de la satire, de la morale, de l’éloge, de l’insulte, de la politique, du progrès, du sentiment, de l’obscénité, de la religion, de la copie enfin, de deux sous à cinq sous la ligne, selon le goût du lecteur, les tendances du journal, et le cours du moment. Quand il aura mangé son fonds, il vivra sur le fonds d’autrui ; il rafistolera les vieilles comédies, rapiécera les vieux romans, réchauffera les ana des vieux siècles. Il mangera les bibliothèques ! il avalera les quais ! Il lui faut des idées, des anecdotes, des mots, du plaisir, de la notoriété, de l’argent. Dépêchons-nous, il s’agit d’être célèbre ! une fois célèbre, on est coté ! une fois coté, on est riche ! une fois riche, on est libre ! Libre ! Voilà le rêve de toutes les minutes, rêve irréalisable ! Mais le journal est pressé ! mais le théâtre ne peut attendre ! Nous nous mettrons deux, nous nous mettrons trois ! nous passerons les nuits ! Et la force ? Nous prendrons du café. Et l’inspiration ? Nous boirons de l’absinthe. Va, cervelle humaine, rends des pages, des phrases, des lignes, retourne-toi cent fois par jour, fais des évolutions sur toi-même, gonfle-toi comme une éponge, pressure-toi comme un citron jusqu’à ce que tu te dessèches subitement, que la folie te secoue comme un arbre dans une plaine, que la paralysie survienne, que l’hébétation arrive, et que la mort termine tout. Alors on pénètre chez l’homme connu. On y trouve le désordre, l’indigence, une ancienne maîtresse dont il avait peut-être fait une épouse dans une heure de lyrisme ou d’épuisement, de malheureux enfants, déjà vêtus de noir, étonnés et pleurant à tout hasard. Cela sent encore le tabac de la veille. Il aimait tant à fumer ! Pauvre garçon ! On lui avait dit que ça lui ferait mal, mais il ne pouvait pas s’en déshabituer ! Comme on s’est amusé jadis dans ce salon-là, du temps de la petite une telle ! Quelques amis l’accompagnent au cimetière, escortés quelquefois d’une foule curieuse ou sympathique, car on l’aimait bien. Il était si gai, — par moments ! On raconte sur lui des anecdotes ; on parle sur sa tombe ; on lui met une pierre plate sur le nez ; on revient manger un morceau ; on bâcle quelques articles, nécrologiques ; on le découpe, on le débite pendant deux ou trois jours, on en mange, on en vit ; on lui souscrit un monument ; on écrit au ministère, on obtient une pension pour la veuve, une bourse pour un des enfants ; et puis il faut reprendre cette existence frénétique qui l’a tué. Adieu, grand homme d’un an, d’un mois, d’un jour ! Il ne reste plus rien de toi. Dors tranquille enfin, voici l’éternelle nuit !

C’est dans cet enfer, dans ce bagne, dans cet égout que des milliers de jeunes gens se précipitent en riant, de bonne foi, trompés par la surface, croyant y rencontrer la fortune et la renommée comme on rencontre une charrette sur un grand chemin, au lieu de se cramponner au travail obscur, patient, certain, qui fait les hommes robustes, sereins, respectés, utiles et bons. J’ai traversé, moi qui vous parle, ces effroyables marais du commencement de la carrière ; j’en suis sorti frissonnant et pâli, épouvanté de ce que j’ai vu, qui m’épouvante encore quand j’y rentre par hasard, soit pour serrer la main à un ancien compagnon, soit pour aller ramasser son corps et le conduire là où il ne s’agitera plus. J’y serais mort depuis longtemps s’il m’avait fallu y rester. Béni soit le Dieu, le maître quel qu’il soit des destinées universelles, qui m’a éclairé pour que j’en sorte, et qui m’a accordé une commutation de peine. Non ! Dante, que l’on invoque toujours quand il s’agit de supplices abominables, n’a pu trouver ni rêver dans le temps où il vivait, si troublé que fût ce temps, ce damné de la production intellectuelle, roulant sa propre tête, comme Sisyphe roulait son rocher, et la frappant contre des murailles d’airain pour en faire jaillir une dernière étincelle !

alexandre dumas fils