Le Dialogue (Hurtaud)/161

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 293-300).


CHAPITRE VIII

(161)

De la perversité, des misères et des peines du désobéissant ; et des fruits amers que produit la désobéissance.

Tout autre est le sort du malheureux désobéissant, qui a pris passage sur la barque de la religion. Il souffre tant, tout en faisant souffrir les autres, que dès cette vie il a comme un avant-goût de l’enfer. Toujours triste, toujours inquiet, la conscience bourrelée de remords, mécontent de l’Ordre, mécontent de son prélat, il est insupportable à lui-même. Or qu’a donc à voir, ma fille, ce religieux qui a pris en main la petite clef de l’obéissance à la règle, avec la désobéissance dont il s’est fait l’esclave ! Le voilà cependant qui a choisi pour épouse, dame désobéissance, avec tout son cortège, l’impatience qui l’accompagne, la superbe qui la nourrit et qui procède de l’amour de soi, le sens propre et le bon plaisir personnel. Toute l’ordonnance est renversée, tout est à rebours de ce que je t’ai dit a propos de l’obéissance.

Comment ce malheureux, privé de la charité, pourrait-il trouver dans la religion autre chose que des peines ? L’orgueil lui fait dresser la tête, et il lui faut la baisser de force ; toutes ses volontés sont en opposition continuelle avec la volonté de l’Ordre. On lui commande l’obéissance ; il n’aime que la révolte. On lui impose la pauvreté volontaire ; il l’a en horreur ; il possède tout ce qu’il peut, et il désire encore davantage. On exige de lui la continence et la pureté ; il rêve de luxure. La transgression des trois vœux, ma fille, est pour le religieux la ruine. Si profondes sont ses chutes et si lamentables, que son extérieur même se ressent du désordre de son âme. Son air n’a rien de religieux, il semble un démon incarné, comme je te l’ai dit ailleurs plus longuement. Je ne laisserai pas cependant de t’exposer son erreur et les fruits que produit sa révolte, pour mieux te convaincre encore de l’excellence de l’obéissance.

Ce malheureux est le jouet de son amour-propre. Sa foi morte n’éclaire plus suffisamment le regard de son intelligence, qui s’est arrêté avec complaisance à la satisfaction de sa propre volonté et aux choses de la terre. Son corps a quitté le monde, son cœur y est demeuré. Comme l’obéissance lui paraît pénible, il s’est mis à désobéir, croyant par là même échapper à la peine. Et voilà que le fardeau s’est fait beaucoup plus lourd ; car enfin il lui faut se soumettre, ou par force, ou par amour. Combien plus douce était pour lui, et plus aisée, l’obéissance acceptée par amour.

O l’insensé ! Et qui l’abuse, sinon lui-même ? Il cherche son plaisir, et son désir même cause sa peine, en lui rendant insupportables ses propres actes dont l’obéissance lui fera une obligation. Il veut jouir, il aime son repos, il souhaiterait de se faire de cette vie même la vie éternelle, et l’Ordre veut qu’il soit voyageur, et sans cesse le lui rappelle. Dès qu’il commence à s’attacher à un lieu, où il serait heureux de se fixer pour son plaisir, il reçoit une autre destination. Le voilà encore dans la peine, parce que sa volonté propre vit toujours, toujours prête à dire non mais, s’il ne se soumet pas, il s’expose aux corrections et aux châtiments, prévus par la discipline de l’Ordre. Et c’est ainsi pour lui un continuel tourment.

Tu vois donc combien il se trompe lui-même ! C’est en voulant fuir les peines qu’il s’y précipite, parce que son aveuglement l’empêche de connaître la voie de la véritable obéissance, qui est une voie de vérité, tracée par l’Agneau obéissant, mon Fils unique, qui en a aplani toutes les aspérités. Et le voilà, s’engageant dans la voie du mensonge, croyant y trouver du plaisir, et il n’y rencontre que souffrance et amertume. Et qui donc l’y entraîne ? L’amour, son amour de l’indépendance ! Sur cette mer orageuse, il entend naviguer par ses propres bras en s’en fiant à sa pauvre science personnelle ; il ne veut pas se laisser porter par les bras de l’Ordre ni gouverner par son supérieur. Il est bien. de corps, dans la barque de la religion, mais son esprit est ailleurs. Il l’a désertée par le désir, en n’observant pas les règles et les coutumes de l’Ordre, et en violant les trois vœux qu’il s’est engagé à garder par sa profession religieuse. Le voilà sur cet océan des tempêtes. à la merci des vents contraires, rattaché à la barque par un morceau d’étoffe seulement, par l’habit qu’il porte, puisque son cœur en est absent. Ce n’est pas un religieux, mais un homme vêtu en religieux. Encore est-ce bien un homme ? N’est-ce pas plutôt un être à figure humaine, qui n’est pas vraiment homme, puisque, dans sa vie, il est pire qu’un animal ? Il ne se doute pas qu’il se donne beaucoup plus de peine, à vouloir ramer seul avec ses propres bras, qu’à naviguer avec ceux d’autrui. Il ne se rend pas compte, qu’il est en péril de mort éternelle ; il ne voit pas que, si ce morceau d’étoffe se détachait de la barque, aussitôt cet unique lien rompu par la mort, il n’y aurait plus pour lui de remède ! Non il ne voit rien ! La nuée de l’amour-propre, qui le conduit à la désobéissance, a éteint chez lui la lumière, et ne lui laisse plus apercevoir son malheur. O illusion ! et combien lamentable !

Quels fruits produira cet arbre mauvais, sinon des fruits de mort ? Est-ce que ses racines ne plongent pas dans l’orgueil. est-ce qu’il ne tire pas tout son suc de l’estime et de l’amour de soi-même ? Aussi, tout ce qui en sort, fleurs, feuilles, fruit, rameaux, tout y est gâté, tout y est corrompu. Les trois rameaux qu’il porte, obéissance, pauvreté, continence, ces trois rameaux sont pourris, par la sève empoisonnée que leur envoie le tronc lui-même, une affection mal placée et nourrie d’orgueil. Les feuilles, ce sont ces paroles malséantes et si libertines qu’on les trouverait déplacées, même dans la bouche d’un laïc débauché. A-t-il à annoncer mon Evangile, il s’applique à le faire, sans doute, en un langage distingué mais qui manque de simplicité, parce que son dessein est beaucoup moins de nourrir les âmes du bon grain de ma parole, que de faire admirer les ressources de sa rhétorique. Et les fleurs, les fleurs de cet arbre, quelle odeur fétide elles répandent ! Ce sont toutes ces pensées frivoles, qu’il accueille volontairement, dans lesquelles il se complaît et qu’il entretient avec délices, en se gardant bien d’éviter les lieux et les occasions qui les lui apportent, quand encore il ne les cherche pas lui-même, pour réaliser les désirs qu’elles font naître en lui.

Le voilà dans le péché, ce fruit vénéneux qui tue la vie de la grâce, et donne la mort éternelle. Et quelle infection dans ce fruit, sorti d’une telle fleur ! C’est la désobéissance qui le porte à tout examiner, à tout critiquer, à tout juger en mal, dans la volonté de son supérieur ! C’est l’impureté qui fait ses délices des longues conservations et des entretiens suspects avec les dévotes !

O malheureux ! Tu ne vois donc pas quelle troupe d’enfants sera la conséquence de ces fréquentations, commencées sous couleur de dévotion ! Tu n’as pas voulu pour enfants, les vertus, comme le véritable obéissant ! — Et voilà ce qu’amène la désobéissance !

Présume-t-il que son prélat lui refusera l’autorisation que désire sa volonté perverse, il cherche dès lors à le circonvenir, usant tour à tour de paroles insinuantes ou aigres, flatteuses ou irrévérencieuses jusqu’à l’insolence. De son frère il ne supporte rien. La moindre parole qui lui sera dite, la moindre observation qui lui sera faite le mettront hors de lui-même. C’est alors qu’on lui voit produire ce fruit vénéneux de l’impatience, ces paroles de colère et de haine contre son frère, attribuant à la malveillance ce que celui-ci n’a fait que pour son bien. Tout lui est ainsi une occasion de scandale, tout concourt à lui faire une vie de tristesse, et pour l’âme et pour le corps. Et pourquoi donc tout ce dépit, pour un mot de son frère ? Pourquoi ? parce qu’il a pour lui-même trop de sensuelle complaisance.

Il fuit sa cellule comme la peste. Il a commencé par déserter cette cellule intérieure de la connaissance de soi-même. C’est ce premier abandon qui l’a conduit à la désobéissance, et il ne peut maintenant demeurer dans sa cellule extérieure. On ne le voit guère au réfectoire : il l’évite comme un ennemi personnel, tant qu’il a de quoi suffire à sa propre dépense ; quand il est à court, c’est la nécessité qui l’y amène.

Oh ! combien plus avisés ces obéissants, qui ont voulu observer leur vœu de pauvreté, et ne rien avoir pour leur entretien, afin de demeurer fidèles toujours à cette douce table commune où, dans la paix et la tranquillité, ils trouvent tout à la fois le pain de l’âme et celui du corps. Ils n’ont point le constant souci de chercher à se procurer des mets à leur goût, comme le malheureux qui fuit le réfectoire, parce qu’il n’y trouve rien que d’amer.

Au chœur, il est toujours le dernier entré et le premier sorti. si ses lèvres disent qu’il est près de moi, son cœur est demeuré très loin. Le chapitre, il l’évite volontiers et tant qu’il peut, par peur des pénitences qu’on y donne ; quand il ne peut faire autrement que de s’y trouver, il aimerait autant rencontrer son ennemi mortel ; il a l’esprit troublé, il y éprouve une honte qu’il n’a pas eue, certes, pour enfreindre les observances, et qu’il n’a pas même de commettre le péché mortel. La raison ? la désobéissance ! Il ne connaît pas les saintes veilles de la prière. Il néglige non seulement l’oraison mentale, mais encore, maintes fois, il omettra de dire l’Office qu’il est cependant tenu de réciter. Chez lui, point de charité fraternelle : il n’aime que lui seul, et encore d’un amour bestial où la raison n’a point de part. Si grands sont les maux, si amers les fruits qui tombent sur la tête du désobéissant que la langue humaine ne les saurait dire !

O désobéissance, qui dépouilles l’âme de toute vertu pour la revêtir de tous les vices ! O désobéissance, qui prives l’âme de la lumière de l’obéissance ! Tu lui ôtes la paix pour lui laisser la guerre, tu lui prends la vie pour lui donner la mort ! Tu la jettes hors de la barque des observances de l’Ordre, tu la précipites dans la mer, où elle doit nager seule, à la force des bras, sans l’appui de ceux de la religion ! Tu la couvres de toutes les misères, tu la fais mourir de faim, en la privant du mérite de l’obéissance, qui doit être sa nourriture. Continuellement tu l’abreuves d’amertume, tu lui retires toute consolation, tu la sèvres de toute douceur, tu lui dérobes tout bien, en la livrant à tous les maux. Dès cette vie tu lui fais subir l’apprentissage des cruels tourments. Si elle ne se corrige pas, avant que ne soit déchiré par la mort le pan d’étoffe qui la rattache encore à la barque, c’est toi, ô désobéissance, qui aura conduit cette âme à l’éternelle damnation, en compagnie des démons qui, pour s’être révoltés contre moi, tombèrent du ciel jusqu’au fond des abîmes. O désobéissant, c’est là ton sort, à toi, qui toujours fus rebelle à l’obéissance ! Cette clef qui te devait servir à ouvrir la porte du ciel, tu l’as rejetée loin de toi. C’est la clef de la désobéissance que tu as voulue elle t’a ouvert l’enfer.