Le Disciple de Pantagruel/1875/02

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Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 7-9).

Comment Panurge feist crier à son de trompe, ainsi d’amasser gens pour venir à son service.

CHAPITRE II.


QUAND je vy que ma navire fut toute preste et toute faicte, laquelle estoit grande à merveilles, et non pas si grande du tout que celle que le Roy faict faire au Havre-de-Grace, je feis publier à son de trompe que, s’il y avoit aucuns gentilzcompaignons, gens de faict, qui me voullussent venir servir, que je leur donneroye si bons gaiges qu’ilz se tiendroient pour contens. Incontinent le cry et la publication ouye, se retirèrent par devers moy, en mon navire, cinq cens hommes de tous sorte, essorillez, gens de bien, et banniz.

Et croyez qu’en tous les cinq cens il n’y avoit homme qui eust aureille en teste non plus qu’au fons de la main, non pas, comme ilz disoient, qu’ilz les eussent perdues pour vertu qui fust en eulx, mais à cause qu’ilz s’estoient trouvez, comme ilz maîntenoient, ung jour qui passa par la mer, en l’isle de Brigalaure, là où les charcuytiers et pâtissiers font des saulcisses d’oreilles, lesquelles sont fort bonnes et friandes, à cause qu’elles sont demy de chair et demy de cartilaige, qui est une viande fort exquise : par ce moyen avoient iiz perdu les ances, et estoient tous demourez monnins et sans aureilles comme les cinges.

Au regard de moy, grâce à Dieu, j’en ay encor prés de la moytié d’une, qui m’est un gros et merveilleux honneur, car il appert par là que j’en ay eu aultresfoys, et que Dieu m’a faict et formé homme parfaict comme les aultres, et non pas sans aureilles ; il est bien vray que ce que j’en ay perdu, je l’ay perdu à quatre diverses foys. Car, quand je perdy la moytié de la gauche, ce fut pource que j’estoys trop songneux de me lever au matin pour aller ouyr les matines et la première messe qui se chantoient en l’église.

La seconde foys que je feuz reprins, et que je perdy l’aultre moytié, fut à cause quej’estoye trop friant de sermons, et que j’estoye tousjours devant la chaire du prédicateur, de quoy chascun me blasmoit fort.

La tierce foys, que perdy la moytié de l’aureille dextre fut pource que j’alloye trop souvent à confesse, et que j’y estoye trop embatant, dont je fus lourdement reprins et redargué par messieurs noz maistres, comme ilz ont accoustumé de faire en telz cas.

La quatriesme foys, que je perdy le bout de la demi-aureille dextre, fut à cause que le jour du vendredy de la saincte sepmaine, en allant addorer la vraye croys en la sainte chapelle à Paris, je mis en la bource d’un marchand qui ne me debvoit rien dix escuz d’or, lesquels je ne vouluz pas reprendre quand il les me voulut rebailler ; dequoy les gens s’apperceurent, dont je fuz fort blasmé.

Je croys bien que, si j’eusse esté prebstre, et que j’eusse confessé vérité, qu’il ne m’en fust demouré non plus qu’à mes compaignons ; mais, grâces à Dieu, je rechappay, et fuz quitté pour le bout que j’ay encor, comme il appert. Vela les causes et raisons pour lesquelles j’ay esté ainsi accoustré ; je le vous dis, affin que vous vous donnez garde de tumber en telz inconveniens, et que vous ne faciez pas comme moy, mais que vous vous gardez tousjoufs le mieulx que vous pourrez de bien faire comme j’ay faict, et de rien debagouler, pour les dangiers qui en peuvent advenir.