Le Disciple de Pantagruel/1875/17

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Texte établi par Paul LacroixLibrairie des bibliophiles (p. 42-45).

Comme Panurge fist renverser les Warlouphes, comme l’on faict ung brodequin ou les chausses des femmes et comme son grand pere avait voulu faire paingdre ses armes de trois pedr volans.

CHAPITRE XVII.


OU depuis, nous fusmes quelque temps vagans sur la mer, sans avoir aulcun infortune ; mais tantost aprés nous l’eusmes bien grande et bien merveilleuse, car la tourmente se leva si horrible que nous fusmes jectez entre les Syrtes, qui sont les plus grands et énormes perilz de toute la mer, au moyen desquelz nostre nef fut brisée et rompue en plusieurs endroictz : car, comme nous pensions éviter l’énorme péril de Caribdis, nous tombasmes en celluy de Scilla, auquel nous fusmes si fort agitez des undes de la mer qui s’eslevoient plus hauls, sans comparaison, que nostre navire, de sorte que nous pensions estre tous mors et noyez.

Et lors que je vys que la tourmente ne cessoit point, je priay à mes gens qu’ilz se missent tous en prière et oraison, et qu’ilz jeunassent trois jours et trois nuictz comme ceulx de Ninive : c’est assavoir le premier et le second jour à feu et à sang, et le tiers à fer esmoulu. Cela faict, Dieu, qui n’oublie point ses amys au besoing, voyant que, pour meschans gens, nous estions si gens de bien, nous jecta et preserva hors d’icelluy peril ; parquoy nous tirasmes oultre et fismes racoutrer et calfeutrer nostre navire pour plus grande seureté.

Toutesfois, ignorans du grand péril qui nous estoit encores à advenir, comme vous orrez, nous tirasmes oultre et vinsmes aborder en Pisle des Marganes, en laquelle sont les Warlouphes, qui sont bestes grandes et merveilleuses comme leons. Ilz sont vestuz d’escaille comme sont carpes ; mais elles sont sans comparaison plus grandes et plus dures que le plus dur acier du monde, car elles sont trempées en jus et en sang de cotton et d’estoupes.

Quand elles nous apperceurent là où nous estions sortiz hors de nostre navire, elles vindrent contre nous la gueulle ouverte, grande comme un four à ban, pour nous dévorer et engloutir tous vifz ; parquoy je fis destacher à mes gens toutes leurs haquebuttes et harquebouses contre eulx ; mais tout cela n’y servit de rien, car leur escaille estoit si dure et si espesse que noz bouletz et plombées n’eussent sceu prendre dessus ; parquoy ilz rejaillissoient vers nous.

Lors quand je vy cela, j’eu merveilleusement grand peur ; parquoy je dis à mes gens qu’ilz prinsent couraige, et qu’ilz missent les braz jusques aux espaulles dedans les gueulles desdictz Warlouphes, si avant qu’iz les prinssent par la queue et qu’ils les tournassent le dedans dehors, comme l’on faict les brodequins, ou comme faict une femme sa chausse quand elle chasse aux puces.

Ce que mes gens firent, et moy aussi, à tous ceulx qui vindrent pour nous courir sus, au moyen dequoy nous eschapasmes.

Et ce qui m’en advisa fut pour ce que j’avoys aultresfois ouy compter à mon père grand qu’il avoit faict le cas pareil à ung loup qui vouloit prendre et emporter l’ung de ses petiz enfans là où le bon homme se chauffoit auprès de son feu, du temps des Angloys.

Il me compta aussi qu’il avoit faict une fois ung si gros ped qu’il en avoit faict enfouyr bien trente loups qui couroient de nuict le pays de Beauvoysy, et en admenoient quinze ou seize vaches qu’ilz avoient desrobées et prinses pour butin, lesquelles ilz chassoient devant eulx et par devant ung boys. Et pour icelle vaillance, il voulut faire paingdre en ses armes trois pedz volantz.

Il parla à plusieurs painctres pour faire lesdictes armes, lesquelles il leur déclara, c’est assavoir qu’il vouloit dedans ung escusson le champ de gueulles, et au milieu trois pedz volans. Les painctres luy en firent ung pouriraict qu’il trouva assez bon ; mais la science leur faillit à tous au plus fort de la besongne, car nul d’iceulx painctres ne sceut jamais inventer ne dire de quelle couleur est un ped, ne celluy mestnes qui les vouloit faire paingdre, parquoy l’œuvre demeura imparfaicte.

Et quand il fut mort, il donna charge à ses héritiers de faire paingdre lesdictes armes, ainsi que plus amplement on pourra veoir par son testament.