Le Docteur Herbeau/9

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Le Docteur Herbeau




IX.

La nouvelle de l’abdication du docteur Herbeau en faveur de son fils s’était, en moins d’un jour, répandue dans Saint-Léonard. On en parlait diversement. Les uns approuvaient le docteur ; les autres le blâmaient hautement. On cherchait les motifs de cette détermination soudaine. On savait déjà que le château de Riquemont venait d’échoir au docteur Savenay. La ville entière était aux abois. On se préoccupait surtout du prochain retour du jeune Célestin. On se demandait si la gloire et la puissance de la maison Herbeau refleuriraient dans ce jeune homme, si le vieux docteur, ainsi que l’avait dit Adélaïde, renaîtrait comme le phénix de ses cendres. Les avis étaient partagés. La politique, qui s’envenimait fort à cette époque, mêlait son fiel et son venin à toutes les discussions qui s’entamaient à ce sujet. Le parti libéral tenait pour le docteur Savenay, qui ne se doutait pas d’un si grand honneur ; le parti monarchique, pour le docteur Herbeau, qui le représentait. Les uns prétendaient que les Herbeau étaient une dynastie usée, avec laquelle on devait une bonne fois en finir ; les autres, qu’il n’en était rien, et que les destinées du pays reposaient sur cette famille. Ainsi placées sur ce terrain brûlant, les discussions ne tardaient pas à prendre un caractère d’acharnement difficile à décrire. Chacun personnifiant dans le docteur Herbeau ses haines et ses sympathies politiques, on en arrivait bientôt à se traiter les uns les autres de tyrans et de sans-culottes, de jésuites et de buveurs de sang. Durant la semaine qui précéda l’arrivée de Célestin, on put voir chaque jour des groupes furieux parcourir en tous sens la ville. Comme autrefois à Florence, entre guelfes et gibelins, on s’insultait dans les rues de Saint-Léonard, sur la place et sur les boulevarts, et chaque soir les cafés, transformés en clubs, continuaient les discordes et les querelles de la journée.

Sourd au bruit qui se faisait autour de son nom, le docteur Herbeau vivait retiré dans sa maison et ne recevait que ses amis les plus chers. Vainement quelques fièvres et quelques érysipèles, courtisans du malheur, vinrent le solliciter. Il refusa leurs hommages et les pria d’attendre le retour de son fils. Il était triste et grave. Chose étrange ! ce noble et doux visage que les années avaient à peine sillonné du bout de leurs ailes, se flétrit en moins de quelques jours. Ses yeux s’éteignirent, ses joues se plissèrent, et son front se chargea de rides. Ainsi l’hiver succède brusquement à l’été de la Saint-Martin ; ainsi la nature, un instant rajeunie par les derniers baisers du soleil, s’affaisse en une nuit, se dépouille et s’endort. Toutefois, de même que l’hiver a ses floraisons mystérieuses, le bon Aristide cachait sous ses ennuis une pensée jeune et charmante. Louise habitait en lui comme une perle au fond d’une coupe amère.

Le lendemain de son abdication, il avait reçu par un messager du château une petite boîte qu’accompagnait une lettre ainsi conçue :


« Non, je ne vous accuserai jamais d’ingratitude ou d’indifférence. J’ignore les motifs qui vous ont pu décider ; mais il faut qu’en effet ils soient aussi impérieux que vous le dites, puisque, sachant ce qui se passe dans mon pauvre cœur, vous avez cru devoir m’abandonner et me retirer mon unique appui. Laissez-moi vous dire cependant que vous avez été cruel. Oui, vous avez été cruel pour l’enfant qui vous aime et que vous aimiez. Fallait-il me délaisser ainsi et ne pouviez-vous attendre un peu ? Il me semble que cela vous était facile. Et puis, pourquoi me quitter de la sorte ? Pourquoi ne vous ai-je pas vu avant notre séparation ? Ne dois-je donc plus vous revoir ? Tout ceci est bien étrange, et je ne saurais rien y comprendre. Ma tendresse en souffre et ma raison s’y perd. Ami, quoi qu’il en soit, je me rappellerai toujours avec bonheur et reconnaissance ces deux tristes années qui viennent de s’écouler ; et si désormais vous ne devez être pour moi qu’un souvenir, croyez que ce souvenir me sera éternellement cher.

« Adieu. Je renonce à vous exprimer ma gratitude autrement que par mes larmes dont vous reconnaîtrez la trace. Agréez, pour l’amour de moi, ces objets qui ne peuvent avoir d’autre prix que celui que vous daignerez vous-même y attacher.

« Louise. »


La boîte renfermait une magnifique tabatière de platine russe, qui avait appartenu à Mme de Marsanges. Dans la tabatière se trouvait une petite miniature d’un fini merveilleux, richement montée en épingle, et représentant les traits de Louise quelques années avant son mariage. À cet aspect, le docteur s’était sauvé dans son jardin, et là il avait arrosé de pleurs et de baisers la lettre et le portrait de Louise.

Ce dernier incident d’une liaison brisée ne put toutefois détourner la pensée du docteur de l’avenir de Célestin. Il s’accusait, non sans quelque raison, d’avoir trop négligé cet aimable enfant dans son cœur. À l’idée qu’il allait revoir son fils, le presser dans ses bras, et revivre en lui une nouvelle vie, son ame ne se pouvait défendre de palpiter d’aise et de joie. Il revenait à des sentimens plus calmes et à des tendresses meilleures. Il avait fait acheter par un de ses amis un petit cheval de bonne mine, qui mangeait déjà au râtelier de Colette. Il avait transporté lui-même et mis en ordre dans la chambre de Célestin les livres de sa bibliothèque. De son côté, Adélaïde, tout entière au bonheur de retrouver du même coup son époux et son fils, avait fait trêve à sa passion jalouse, et s’occupait uniquement à préparer la fête du retour. Elle avait décidé que, pour célébrer ce beau jour, les Herbeau donneraient un grand repas à leurs amis et partisans. Le docteur, qui n’avait pas le cœur aux réjouissances, s’y était opposé d’abord ; mais Adélaïde avait tenu bon, disant que, si l’on avait tué le veau gras au retour de l’enfant prodigue, il était juste qu’on en fit au moins autant au retour de l’enfant vertueux, honneur et gloire de sa famille. D’ailleurs c’était le moyen de montrer tout d’abord Célestin au pays, et de remettre publiquement entre ses mains la clientèle de son père. Le docteur s’était rendu à cette dernière raison. On ne pouvait, en effet, pour écraser la calomnie, se trop hâter de mettre en évidence l’esprit, la grace et la noble assurance de ce jeune homme, que Saint-Léonard se rappelait avoir connu simple, timide et rougissant comme une vierge. Mme Herbeau avait juré qu’en ce jour les ennemis de sa maison crèveraient de honte et de dépit. Déjà, de tous les coins des départemens d’alentour, les produits les plus fins et les plus exquis affluaient dans les buffets et dans la cuisine du docteur. Limoges envoyait ses pâtes d’abricots, Tours ses pruneaux, Niort ses carpes d’angélique, la Creuse ses truites saumonnées. Déjà on avait tiré des armoires et des bahuts tout ce luxe de linge, d’argenterie et de vaisselle, que la province n’expose à l’air que dans les grandes solennités. Jeannette, du matin au soir, frottait les meubles et le carreau. C’était un remue-ménage infernal ; mais Mme Herbeau avait la tête à tout. Les lettres d’invitation étaient expédiées ; pour ajouter au lustre de la fête, le docteur venait, à l’instigation de son épouse, d’en adresser une à Mme K…, femme poète de Limoges, qui avait autrefois échangé quelques petits vers avec Célestin, du temps que ce jeune homme courtisait les muses et s’abreuvait des eaux du Permesse. Ce n’est pas que Mme Herbeau affectionnât les bas-bleus en général et Mme K… en particulier ; mais, nourrissant de vieilles rancunes contre la directrice de la poste aux lettres, elle n’avait rien imaginé de mieux pour faire enrager Mme d’Olibès, qui, depuis les vers qu’elle avait adressés à M. Savenay, tenait à Saint-Léonard le sceptre poétique.

On pense bien qu’il n’était bruit dans la ville que des apprêts de ce festin, près duquel le repas des noces de Gamache ne devait plus être qu’une collation frugale. Tous les soirs, on calculait dans chaque maison ce que Mme Herbeau avait acheté le matin au marché. Les libéraux accusaient le docteur d’accaparer les vivres et d’affamer les pauvres ; les républicains criaient aux prodigalités de Lucullus, aux gloutonneries de Trimalcion et aux orgies de Tibère à Caprée.

Enfin il brilla sur le monde et sur Saint-Léonard, ce jour si impatiemment attendu, qui devait ramener le jeune Rodrigue sous le toit de son père ; jour trois fois béni, ainsi qu’avait dit Aristide, qui allait rendre aux deux époux, après cinq ans de séparation, l’unique gage de leur tendresse. Le matin, aux premières blancheurs de l’aube, réveillés tous deux par le sentiment de leur bonheur, ils s’embrassèrent l’un l’autre avec attendrissement. À cette heure solennelle, le docteur Herbeau dépouilla le jeune homme, et ne fut plus qu’époux et père. Ils se levèrent dans la joie de leur cœur, et remercièrent Dieu, qui leur avait permis de vivre jusqu’à cet heureux jour. Jeannette, qui partageait l’allégresse de ses maîtres, vint les embrasser en pleurant et en sanglotant, à ce point que M. et Mme Herbeau ne pouvaient rien y comprendre. — Jeannette, mon enfant, dit le docteur avec bonté, comment donc serez-vous le jour de mon enterrement ? À ces mots, la pauvre jeune fille jeta des cris aigus, voulut s’arracher les cheveux, et l’on eut bien de la peine à la calmer.

On avait reçu, l’avant-veille, une lettre de Célestin, quelques mots seulement par lesquels il annonçait son retour pour le jour indiqué. Deux voitures faisaient le service de Limoges à Saint-Léonard ; l’une arrivait à huit heures du matin, l’autre à quatre heures de l’après-midi. Celle du matin n’ayant déposé que Mme K… à la porte du docteur Herbeau, on n’attendit plus Célestin que par la diligence du soir. Mme K… fut accueillie par les deux époux avec les sentimens de respect et d’admiration dus à son beau talent. C’était une grande femme sur le retour, qui avait le nez rouge.

Dès quatre heures, les conviés commencèrent à se présenter. C’était, à vrai dire, l’élite de la société du pays : les autorités, le clergé, la noblesse. En moins de quelques instans, le salon du docteur Herbeau fut rempli par les personnages les plus éminens de Saint-Léonard et des environs : hommes de choix, femmes élégantes, jeunes filles au cœur palpitant à l’approche de Célestin. Le docteur faisait les honneurs de sa maison avec sa grace accoutumée ; Adélaïde veillait aux soins de la fête. Célestin était le sujet de toutes les conversations ; seulement, dans un angle du salon, un groupe de lettrés, que présidait Mme K…, s’entretenait vivement de beaux-arts et de poésie. On s’y raillait finement des essais de l’école moderne, et Mme K… récitait de temps en temps quelques vers de sa façon qui excitaient le plus vif enthousiasme. Il n’y avait qu’une voix autour d’elle pour la comparer à Corinne improvisant au cap de Misène.

— Vous me flattez, disait-elle en rougissant ; Corinne habite en ces murs ; vous m’offrez un encens qui ne m’appartient pas ; vous volez l’autel de Mme d’Olibès.

À ces mots on se récriait. Qu’était-ce après tout que Mme d’Olibès ? un esprit lyrique sans doute, mais gâté, mais perdu par l’influence des doctrines nouvelles ; on n’en voulait pas d’autre preuve que les vers adressés à M. Savenay. Ces vers, on les récitait en les dénigrant ; on en faisait ressortir avec malignité les tendances romantiques ; on les perçait un à un avec l’aiguille du sarcasme. On effeuillait comme une rose, aux pieds de la Corinne de Limoges, la couronne poétique de la Sapho de Saint-Léonard.

Mais il était près de cinq heures, et la voiture n’arrivait pas. Déjà l’anxiété se peignait sur le visage du docteur. À cinq heures et demie, rien encore ! Tous les estomacs criaient la faim ; on se regardait, on s’interrogeait ; Mme Herbeau était aux champs ; les sauces brûlaient sur les fourneaux, les rôtis desséchaient à la broche. Enfin voilà qu’on entendit tout à coup un roulement sourd, et au bout de quelques minutes, la diligence de Limoges s’arrêta devant la maison. Tous les invités se ruèrent aux fenêtres, tandis que les deux époux se précipitaient vers la porte. Tous les pères et toutes les mères comprennent ce qui dut se passer en cet instant dans ces deux cœurs, qui n’en faisaient qu’un à cette heure.

Une foule d’oisifs, qui guettaient l’arrivée de la voiture, se pressèrent avidement autour des roues et des chevaux. M. et Mme Herbeau se tenaient, pâles de joie, sur le pas de leur porte ; derrière eux, Jeannette pleurait comme une fontaine. Des grappes de têtes curieuses pendaient de toutes les croisées du voisinage.

Deux voyageurs descendirent à reculons de l’impériale de la diligence. Aussitôt qu’il eut mis pied à terre, le premier jeta un bout de cigare qu’il tenait entre ses dents, et s’élançant vers Mme Herbeau :

— Ma tendre mère ! s’écria-t-il en la serrant entre ses bras.

Il la tint long-temps embrassée ; puis se tournant vers le docteur, dont les yeux étaient mouillés de larmes :

— Mon père ! s’écria-t-il.

Et de ses bras entrelacés il l’étouffait à demi sur sa large poitrine.

Durant quelques instans, on n’entendit que ces paroles, entrecoupées de baisers : Mon père ! ma mère ! mon cher fils ! mon enfant bien-aimé !

Spectateur de cette scène attendrissante, un étranger, long et mince, cheveux blond ardent, collier de barbe rouge autour du visage, nez pointu, œil vitreux, se tenait muet, impassible et grave, derrière Célestin.

— Mon père et ma mère, dit enfin le jeune homme en se retournant, permettez que je vous présente mon noble ami, lord Flamborough, qui a bien voulu se décider à venir passer quelques semaines avec nous.

— C’est le plus grand honneur qu’aura reçu notre maison, répondirent à la fois Adélaïde et le docteur.

Lord Flamborough s’inclina sans desserrer les lèvres, sans qu’un imperceptible sourire dérangeât l’immobilité de ses traits.

Cependant l’ivresse des premiers transports dissipée, les deux époux examinaient Célestin d’un air inquiet, et, se regardant l’un l’autre avec stupeur, semblaient se demander si c’était bien là leur enfant. C’est que les cinq années qui venaient de s’écouler l’avaient bien changé. Jeannette, aussitôt qu’elle l’avait aperçu, s’était enfuie dans la cuisine, en refusant de le reconnaître. C’est qu’il était méconnaissable en effet ! Ange aux cheveux dorés, jeune ange rêveur qu’on voyait jadis, à travers les saules bleuâtres, errer sur les bords de la Vienne ; ange aux yeux d’azur, qu’êtes-vous devenu ? Ses cheveux blonds et fins qu’aimait autrefois à soulever la brise, ont bruni et tombent en touffes incultes sur son col et sur ses épaules. Son visage, autrefois blanc comme le camélia et velouté comme la pêche, est enseveli presque tout entier sous une barbe épaisse, panachée et relevée en éventail. L’azur de ses yeux s’est terni ; son front, qu’on aurait pris autrefois pour une lame d’ivoire, ressemble à une feuille de parchemin jauni par le temps. Qu’est devenue cette taille frêle et flexible qu’un coup de vent ployait comme un roseau ? Qu’a-t-il fait de ces mains fines et délicates qu’aurait enviées une duchesse et qui rendaient jalouses les vierges de Saint-Léonard ? On a vu partir le jeune et bel Hylas, et l’on voit revenir Hercule. Son costume n’est pas moins étrange : pantalon collant, bottes montant jusqu’à mi-jambe, à la façon des étudians allemands ; gilet à larges revers qui rappelle les modes d’une époque sanglante ; habit exagéré, chapeau de feutre gris, à poil ras, se terminant en pain de sucre. Lord Flamborough porte un pantalon de nankin trop court, que tire et retient sur la botte une courroie en forme de sous-pied ; habit étriqué ; gilet faisant des efforts inouis pour arriver jusqu’à la ceinture, et mourant, comme Léandre, avant d’avoir touché le rivage.

Ces observations avaient lieu dans la chambre de Célestin, où l’on avait conduit tout d’abord les deux jeunes gens. À peine entré dans cet asile :

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !

s’écria Célestin, et, vidant ses poches, il déposa sur le marbre de la cheminée une pierre à fusil, quelques morceaux de sucre, un briquet, deux gros sous et un étui de bois. Les deux époux l’observaient avec l’étonnement du petit Chaperon rouge qui trouve un loup couché dans le lit de sa mère grand’. — Mon Dieu ! mon fils, que vous avez une grande barbe ! — Mon Dieu ! Célestin, que vous voici étrangement vêtu ! — Mon Dieu ! mon enfant, que vous êtes donc changé ! Célestin souriait dans sa barbe. — Tout change, répondit-il ; si quelques siècles suffisent à renouveler la face du monde, doit-on s’étonner que quelques années aient pu changer la mienne ? Puis il ajouta : — Croyez, mes chers parens, que mon cœur est resté le même. Et il pressa de rechef M. et Mme Herbeau dans ses bras. — Cher fils, dit Adélaïde, qui ne revenait pas de sa stupéfaction, je croyais vous avoir prié de faire un peu de toilette à Limoges. — Tudieu, ma tendre mère ! répliqua le jeune homme à son tour étonné, espériez-vous que j’arriverais déguisé en empereur romain ? Il me semble pourtant que je suis assez présentable, ajouta-t-il en passant ses pouces dans les entournures de son gilet. Durant ce colloque, le docteur Herbeau examinait d’un air distrait les objets que son fils avait déposés sur le marbre de la cheminée. Il prit l’étui de bois et l’ouvrit, pensant y trouver quelque instrument de chirurgie ; mais il n’en tira qu’une horrible pipe culottée. — Vous fumez, mon fils ! s’écria-t-il avec douleur. — Quoi ! mon fils, vous fumez ! répéta la tendre mère consternée. — Autre temps, autres mœurs, dit Célestin sans s’émouvoir. Mais, chère mère, peut-être serait-il convenable d’offrir quelques rafraîchissemens à lord Flamborough ? N’ayant rien bu depuis le dernier relai, nous viderions volontiers un petit verre de vieux rhum. — Ah ! mon fils, s’écria Mme Herbeau en retenant ses pleurs, vous ne buviez autrefois que de l’eau sucrée. À ces mots, s’étant retirée, non sans jeter un regard de défiance sur lord Flamborough, qui se tenait droit, immobile, et n’avait point encore laissé tomber une parole, Adélaïde se réfugia dans la cuisine, où le docteur Herbeau ne tarda pas à la rejoindre. Là, les deux époux se regardèrent l’un l’autre en silence sans oser se communiquer leurs pensées. Enfin les larmes de Mme Herbeau s’ouvrirent un passage, et le bon docteur y mêla les siennes. Jeannette soutenait qu’ils étaient dupes d’un intrigant, que ce n’était point là M. Célestin, et qu’on avait changé leur fils à l’École de Médecine. Ce fut, cette fois, Aristide qui releva la confiance de son épouse. À l’entendre, il n’était pas temps de se désespérer, on ne devait pas se hâter de juger Célestin sur les apparences. Certes, au premier coup d’œil, la forme était rude et l’écorce grossière ; mais sous ces ronces et sous ces épines se cachait sans doute un puits de science. Il était sage et prudent d’attendre. D’ailleurs, Célestin n’affectait peut-être ces manières hardies, ces façons cavalières, que pour échapper aux reproches qu’on lui avait si souvent adressés à propos de sa timidité. Peut-être n’était-ce qu’un jeu ; peut-être enfin le désir de prouver qu’il s’était entièrement débarrassé du malheureux défaut de son jeune âge l’entraînait-il, à son insu, dans un excès contraire. Prompte à s’abuser, comme toutes les mères, Adélaïde convenait qu’Aristide pouvait avoir raison ; mais ce qu’il y avait d’affreux, c’était cette société qu’ils avaient réunie pour assister au triomphe de leur orgueil, et qu’ils allaient rendre témoin de la ruine de leurs espérances. — Et puis, ajoutait Mme Herbeau, qu’est-ce que ce monstre d’Anglais qui nous arrive sans crier gare ? Est-ce donc là ce lord Flamborough dont Célestin nous a tant parlé ? Il s’agissait, vis-à-vis des invités, de faire, comme on dit communément, contre mauvaise fortune bon cœur. Le docteur Herbeau rentra dans le salon, et, le sourire sur les lèvres, il annonça d’abord que lord Flamborough avait daigné accompagner son fils. À ce nom bien connu, un murmure de flatteuse approbation circula dans l’assemblée. — Ces deux messieurs, ajouta le docteur, prient ces dames de vouloir bien les excuser s’ils osent se présenter en habits de voyage. Un peu de toilette devant entraîner beaucoup de temps, lord Flamborough et Célestin ont pensé qu’il était plus convenable de mettre votre indulgence que vos estomacs à l’épreuve. De nouveaux murmures, gages de bienveillance, coururent dans les rangs. — Ah çà ! demanda M. X… en se penchant à l’oreille de son voisin, est-ce que, par hasard, Célestin et lord Flamborough seraient les deux Chinois qui viennent de descendre de l’impériale de la diligence ? — Nous allons bien voir, répondit le voisin. En cet instant, la porte du salon s’ouvrit à deux battans, et Célestin et lord Flamborough entrèrent de front, présentés par Mme Herbeau qui les conduisait chacun par la main. Il y eut dans l’assemblée un mouvement de consternation qu’il n’est pas donné à la parole humaine d’exprimer. Les femmes frissonnèrent d’horreur à la vue de la barbe de Célestin ; les jeunes filles se demandèrent avec confusion si c’était bien là le gracieux compagnon de leur enfance ; les hommes échangèrent à la dérobée des regards significatifs. Toutefois, après un instant de silence et d’hésitation, qui dut sembler un siècle à chaque assistant, on entoura le jeune docteur. Chacun s’empressa de lui faire fête, et ce ne fut, durant quelques minutes, que reconnaissances, accolades et poignées de main. Lord Flamborough eut sa part de ce bon accueil ; mais il fut impossible de lui arracher une parole ni même un sourire. Pour couper court aux impressions fâcheuses, Mme Herbeau se hâta de faire annoncer que le dîner attendait les convives. Ayant pris le bras de lord Flamborough pour passer dans la salle à manger : — Il paraît, milord, dit Adélaïde en lui indiquant une place auprès d’elle, il paraît que vous vous plaisez beaucoup à Montpellier ? — Je m’ennuie partout, répondit froidement l’Anglais. Célestin avait offert son bras à Corinne. — J’espère, monsieur, lui dit-elle, que la science ne vous a pas brouillé avec les neuf sœurs, et que vous faites toujours des verses ? — En médecine, nous disons des vers, répondit Célestin en se mettant à table. Il n’entre ni dans nos goûts ni dans nos idées de donner le menu du dîner, de compter les plats, d’analyser les sauces, d’énumérer les cristaux et de décrire les fourchettes. Ces sortes de nomenclatures sont fort à la mode, mais reviennent de droit aux maîtres-d’hôtel et aux commissaires-priseurs. Nous nous contenterons d’affirmer que la salle à manger du docteur Herbeau offrait un spectacle à ravir tous les sens ; et si l’on veut bien se figurer, rangé autour d’une table magnifiquement servie, tout ce que Saint-Léonard et les environs possédaient de plus marquant dans les arts, dans l’aristocratie et dans les hautes fonctions publiques ; si l’on se représente ces graves personnages émaillés de femmes élégantes et de blanches jeunes filles, semées çà et là comme des roses et des pâquerettes dans une guirlande de fleurs sombres ; enfin, si l’on ajoute à ce tableau déjà magique les verres étincelans à la lueur des bougies, les porcelaines du crû, et, à chaque bout de la nappe, deux vases de fleurs artificielles dans l’un desquels se voyait, sous verre, un bouquet d’oranger, gage de virginité, que Mme Herbeau ne pouvait regarder sans rougir, on ne s’étonnera pas qu’il soit encore question dans le pays de ce somptueux festin qui finit, hélas ! aussi misérablement que celui de Balthazar. Ainsi qu’il arrive toujours, les convives furent d’abord silencieux. À table, il en est de la conversation comme à la guerre d’une bataille. Long-temps les deux armées s’observent, puis on échange de çà de là quelques coups de fusil : bientôt les coups deviennent plus fréquens ; le canon tonne enfin, et la mêlée devient générale. C’est là du moins ce qu’on put observer au dîner du docteur Herbeau. On n’entendit d’abord que le bruit des fourchettes et des assiettes ; on regardait en dessous Célestin et lord Flamborough, qui dévoraient à qui mieux mieux. Puis, quelques mots spirituels du bon docteur partirent de loin en loin, comme des fusées : les esprits s’animèrent ; on riposta de droite et de gauche ; des causeries s’établirent sur tous les points, et vers la fin du premier service la conversation ressembla au bouquet d’un feu d’artifice où soleils, fusées, bombes, pétards et feux de Bengale tournent, éclatent, jaillissent et ruissèlent de toute part et tout à la fois. On parlait de tout et de quelques choses encore. Littérature, poésie, politique, toutes les affaires du jour, toutes les questions palpitantes d’actualité, furent mises sur le tapis, ou plutôt sur la nappe. Célestin se montra d’abord plein de réserve et de convenance, et plus d’une fois un murmure flatteur accueillit ses discours ; plus d’une fois Adélaïde et le docteur tressaillirent d’orgueil et de joie. Cependant les deux époux observaient avec effroi que leur fils buvait outre mesure. Quant à lord Flamborough, il buvait, mangeait, sans s’inquiéter de rien, suppléant, comme la plupart de ses compatriotes, l’esprit par le silence, l’élégance par la gravité, et la distinction par l’impassibilité. Célestin commença par écouter patiemment ce qui se disait autour de lui ; mais, échauffé bientôt par les vins de son père, moins encore que par les opinions tant soit peu surannées qu’il entendait émettre à sa barbe, il se prit à lâcher quelques hérésies qui glacèrent l’assemblée d’épouvante et firent bondir le docteur Herbeau sur sa chaise. Poussé à bout par Mme K…, qui l’avait imprudemment engagé dans une discussion littéraire, Célestin décapita sans respect toutes les gloires du xviie et du xviiie siècle. Pas un autel ne fut respecté, pas un dieu ne resta debout sur son piédestal. Il déclara qu’il tenait Corneille pour un buveur de cidre, Racine pour un faquin, et que l’heure était enfin venue de renouveler le Parnasse. — C’est dans le peuple, s’écria-t-il, dans le peuple et non ailleurs qu’est l’avenir de la poésie. Avec les rois s’en vont les vieilles muses. L’Hélicon, c’est la patrie ; Apollon, c’est la liberté. — Les rois s’en vont ! s’écria-t-on de toutes parts avec indignation. — La patrie ! s’écria l’un. — La liberté ! s’écria l’autre. — Qu’est-ce que cela ? dit un troisième. — Que parlez-vous de vieilles muses ? ajouta Mme K…, rouge de colère ; sachez, monsieur, que les muses ne vieillissent pas. — Au contraire, elles rajeunissent, répliqua Célestin en la regardant d’un air effronté. Ce fut un tohu-bohu épouvantable ; mais le désastre ne devait pas en rester là. Il était impossible qu’une question littéraire ainsi posée n’empiétât pas presque aussitôt sur le terrain de la politique. Nous devons à Célestin la justice de reconnaître qu’il fit des efforts surhumains pour se vaincre et pour se dominer. Contenu par les regards que ne cessaient d’attacher sur lui son père et sa mère, long-temps il essuya, sans broncher, le feu de ses adversaires, se contentant de vider, de remplir et de vider son verre ; mais à la fin, exaspéré et n’en pouvant plus, las de voir égorger sans pitié ses opinions et ses principes, las de voir égorger ses frères, il oublia toute retenue, et le vin aidant à la chose, il éclata tout d’un coup comme un canon chargé à mitraille. Les femmes cachèrent leurs têtes entre leurs mains ; le docteur Herbeau chancela ; Adélaïde faillit s’évanouir, et le curé de Saint-Léonard, regardant Célestin avec douleur, pleura l’enfant religieux et timide qui, le jour de sa première communion, avait édifié toute la paroisse par son recueillement et sa pieuse attitude. Mais Célestin allait toujours ; vainement on murmurait autour de lui ; vainement le docteur s’efforçait de le rappeler à l’ordre ; vainement Mme Herbeau lui lançait des regards à le percer de part en part et à le clouer contre la muraille ; il allait, ainsi qu’un cheval échappé, à travers dix-huit siècles, saccageant la monarchie comme il avait fait du Parnasse : Henri IV, François Ier et Louis XIV allèrent rejoindre Racine et Corneille dans le panier aux chiffons. Il démontra, clair comme le jour, que c’était fini de la royauté, et qu’une aurore nouvelle allait se lever sur le monde ! Le docteur Herbeau suait sang et eau ; Adélaïde adressait sous la table des coups de pied aux jambes de son fils ; de toutes parts on criait à Marat et à Robespierre. Lui cependant allait toujours, ne s’interrompant que pour vider son verre, et reprenant aussitôt l’exposé de ses doctrines, l’œil en feu, le poil hérissé, la bouche écumante. Il flétrit le gouvernement de l’étranger, déchira les traités de 1815, et porta plusieurs toasts au renversement de la tyrannie, à l’expulsion des jésuites et au triomphe de la jeune France. — Il est gentil, Célestin ! dit M. X… à M. de R…, son voisin, vieux gentillâtre limousin, qui avait émigré en 89, et n’était rentré en France qu’avec ses maîtres légitimes. M. de B…, qui avait écouté Célestin sans mot dire, se leva froidement de table et demanda sa canne et son chapeau ; on était à peine au dessert. — Eh quoi ! s’écrièrent à la fois M. et Mme Herbeau, monsieur le chevalier se retire ! — Je fais comme les rois, dit le chevalier en souriant ; il est tard, les chemins sont mauvais, je ne voudrais pas inquiéter ma maison. Recevez mes complimens, docteur, ajouta-t-il en offrant sa main à Aristide ; votre fils est charmant ; Célestin a tenu toutes ses promesses. À ces mots il salua poliment, et s’esquiva sans laisser aux deux époux le temps d’exprimer leurs regrets et leur étonnement. — Il suffit de la voix d’un homme libre, s’écria Célestin, pour mettre en fuite les esclaves. — Vous êtes beaucoup trop libre, mon fils, répliqua le docteur Herbeau, qui étouffait de honte et de colère, et se sentait près d’éclater. Au même instant, le curé de Saint-Léonard se leva, et demanda son chapeau à Jeannette. — Et vous aussi, monsieur le curé ! s’écrièrent les deux époux. — Je vais où m’appelle mon ministère, répondit le vieux pasteur. Ayant dit, il se retira, après avoir jeté sur Célestin un regard rempli de tristesse. — C’est une ouaille égarée, dit-il au docteur, qui l’avait accompagné jusqu’à la porte ; avec le secours de Dieu, nous le ramènerons au bercail. En rentrant dans la salle du festin, le bon Aristide avait les yeux pleins de larmes ; Adélaïde pleurait dans son assiette. Les convives souffraient visiblement ; un sentiment de gêne et d’embarras se trahissait sur tous les visages. Célestin ayant fait trêve à son éloquence, un morne silence, un silence de plomb, plus terrible, plus fatal que l’orage qu’avait soulevé le jeune démagogue, pesait sur l’assemblée tout entière ; lord Flamborough seul continuait de manger d’un appétit imperturbable. Le départ presque simultané du curé de Saint-Léonard et du chevalier de B… avait un peu dégrisé Célestin, qui venait enfin de comprendre qu’il s’était laissé entraîner trop loin. Il fut frappé de l’attitude douloureuse de son père, qui, pareil au roi de Thulé, buvait ses larmes dans son verre. Les regards de Mme Herbeau achevèrent de le ramener à des idées plus calmes. Il essaya donc de réparer le mal autant que faire se pouvait. Il sut ranimer la conversation éteinte ; il s’entretint gravement de poésie avec Mme K…, d’administration avec le percepteur ; il rappela aux jeunes vierges les souvenirs de leur enfance ; il eut plus d’un mot gracieux pour les mères. Puis il parla de Montpellier, de ses études, de son long exil, et de la joie qu’il éprouvait de son retour dans la patrie et dans sa famille. Bien qu’il lui échappât fréquemment des paroles qui éclataient comme des grenades au nez des convives, Célestin parvint, sinon à effacer entièrement, du moins à adoucir les impressions malveillantes qu’il avait fait naître. On respirait plus librement ; on l’écoutait avec un certain charme ; un peu de confiance et de sérénité rentrait dans l’ame des deux époux. On était en plein dessert ; les flacons circulaient ; le vin de Champagne disposait merveilleusement tous les cœurs à la bienveillance ; les yeux s’animaient, les fronts s’illuminaient ; un sourire de béatitude s’épanouissait sur toutes les bouches ; la mousse pétillait dans les cristaux et l’esprit dans tous les discours. Lord Flamborough lui-même avait parlé ; il avait daigné se plaindre de ce que le vin de Champagne n’était pas frappé de glace. Le docteur Herbeau pensa que le moment était propice pour adresser à l’assemblée une petite allocution qu’il avait préparée depuis plusieurs jours ; il sollicita donc l’attention des convives, et lorsqu’il les vit silencieux, recueillis, et comme suspendus à ses lèvres : — Mes amis, mes concitoyens, dit-il en élevant la voix ; près de rentrer dans le repos et de remettre les soins de ma clientèle entre les mains de mon fils, j’éprouve, à cette heure solennelle, le besoin de vous remercier des honorables sympathies que vous m’avez témoignées durant ma longue carrière. (Mouvement dans l’assemblée.) Les sentimens d’estime et d’affection dont vous m’avez entouré m’ont récompensé bien au-delà de mes faibles mérites, et s’il m’est permis d’espérer que quelques regrets m’accompagneront dans ma retraite, j’aurai touché le but le plus cher de mes ambitions. (Murmures d’assentiment.) Il est cependant, messieurs, un autre prix que j’ose solliciter de votre justice et de votre bonté. (Redoublement d’attention.) Si vous ne pensez pas que durant les vingt-cinq années qui viennent de s’écouler j’aie démérité du pays, si vous croyez au contraire que la vie du docteur Herbeau n’a pas été tout-à-fait inutile, vous reporterez sur le fils les sentimens de haute bienveillance dont vous avez honoré le père ; vous ne dépouillerez pas Célestin de son plus précieux héritage. (Silence, hésitation : l’orateur se trouble.) Célestin est jeune, messieurs, reprit le bon docteur ; comme tous les jeunes gens, il a subi la contagion des idées nouvelles ; mais quelques mois de séjour à Saint-Léonard l’auront bientôt ramené à des opinions plus saines. Je me porte garant de son avenir, je réponds de lui devant Dieu et devant les hommes. Mon fils, votre père n’a jamais failli à sa parole : voudrez-vous le rendre parjure ! (Approbation dans l’assemblée. Célestin caresse sa barbe.) J’en ai la conviction, messieurs, mon fils se montrera digne de votre confiance et de vos suffrages. Un séjour de cinq ans à Montpellier l’a mis à même de faire, en médecine, des études sérieuses. Mes conseils ne lui manqueront pas ; il s’appuiera sur ma vieille expérience ; je dirigerai sa jeunesse et lui rappellerai chaque jour les devoirs de son ministère : heureux et fier de le voir continuer mon œuvre et ajouter quelques bienfaits à ceux que j’ai rendus peut-être ! (Attendrissement général.) Après quelques instans d’agitation, le maire de Saint-Léonard se leva, et s’exprima en ces termes, au milieu d’un religieux silence : — Notre digne ami, nos cœurs tout entiers vous suivront dans votre retraite. Vous avez été, pendant vingt-cinq ans, le dieu sauveur de notre ville et de nos campagnes. Votre probité, vos talens, votre esprit, votre caractère et votre amour du bien public, laisseront parmi nous des souvenirs qui ne s’effaceront jamais. Vos concitoyens vous expriment ici, par ma voix, leur reconnaissance. (Émotion universelle ; le bon docteur essuie ses yeux.) Que votre fils suive l’exemple de vos vertus et de vos mérites, que Célestin nous rende son père : à ce titre, il ne trouvera parmi nous qu’estime, appui et bienveillance. (Applaudissemens.) Le maire s’étant assis, Célestin se leva à son tour et prit la parole. Lord Flamborough s’était endormi.

« Messieurs et chers concitoyens,

« Je ne chercherai pas à vous exprimer le bonheur que je ressens à me voir au milieu de vous. Pour comprendre ma joie, il faudrait être dans le secret de ce que j’ai souffert durant les cinq années d’exil que je viens d’endurer. La patrie n’est pas un vain mot ; lorsque j’ai aperçu de loin le clocher de Saint-Léonard, mon cœur s’est troublé, et mes yeux se sont mouillés de douces larmes. (Mouvement.) Je suis bien profondément touché de l’accueil flatteur que j’ai reçu de vous ; qu’il me soit permis de le dire, je crois l’avoir déjà mérité. (Marques d’étonnement.) Oui, répéta Célestin avec une noble assurance, je crois l’avoir déjà mérité par les études opiniâtres auxquelles je me suis livré durant de longues années, à cette unique fin de vous apporter les bienfaits de mes découvertes. C’est pour vous, pour vous seuls, que j’ai pâli dans le travail, pour vous que j’ai brûlé mon sang dans les veilles. Pendant cinq ans, messieurs, privé des baisers de ma mère, j’ai fouillé chaque jour, chaque nuit, à toute heure, le grand mystère de la science ; mes belles années s’y sont consumées ; mais à force de plonger dans l’abîme, une fois j’en suis sorti vainqueur. (Murmures d’approbation ; triomphe des deux époux.) J’ai cru m’apercevoir, messieurs, poursuivit Célestin, que les opinions politiques et littéraires que j’ai professées devant vous n’avaient pas entièrement conquis votre suffrage. Demandez ma vie, prenez ma tête ; quant au sacrifice de mes opinions, jamais. Laissez-moi vous dire, d’ailleurs, que vous ne sauriez désormais les proscrire sans une horrible ingratitude, car ce sont elles qui m’ont poussé dans les voies nouvelles de la science ; c’est à elles que je dois et que vous devez la découverte que je vous apporte. (Écoutez, écoutez.) Tout se tient, messieurs ; les arts, la littérature, la science et la politique sont unis par des liens invisibles qu’on ne saurait briser sans arrêter la marche progressive de l’humanité. La politique, les arts, la science et la poésie, grand quadrige humanitaire, marchent ensemble et du même pas. Je sais des gens qui ne consentent à avancer d’un pied qu’à condition qu’ils reculeront de l’autre ; des gens qui concilient le culte du passé avec la religion de l’avenir, poussent au char de la main gauche et le retiennent de la droite, accouplent les institutions d’un peuple libre avec une littérature de tyrans et d’esclaves, et posent effrontément le bonnet de la liberté sur la perruque académique. Moi, messieurs, plus conséquent avec mes principes, je suis allé de la réforme politique à la réforme littéraire, et de là, passant à la science, je me suis convaincu qu’elle devait, elle aussi, subir l’éternelle loi du progrès qui régit le monde, et sortir de l’ornière où elle se trottait depuis quelques milliers de siècles. (Marques de vive curiosité ; Adélaïde frissonne ; le docteur avale un verre d’eau.) Jusqu’à présent, messieurs, on s’était imaginé qu’Hippocrate, ce roi de la routine, avait établi la science médicale sur des bases impérissables. Hier encore, on croyait que Gallien, Avicenne, Boerhaave, Stall, Bordeu, Pinel, Broussais, Bichat, Andral et tous les prétendus savans qui ont étudié l’organisation de l’homme et l’action des corps de la nature sur cette organisation ; on croyait, dis-je, que ces illustres empiriques avaient trouvé quelques vérités lumineuses, et légué à leurs successeurs quelques observations utiles. Profonde erreur qui n’a fait que trop de victimes ! Nous sommes deux ou trois qui venons de découvrir que toutes les formules et tous les aphorismes stéréotypés jusqu’ici par ces maîtres ignorans ou menteurs sont autant de bévues et d’impostures qui doivent à jamais disparaître du livre profané de la science. Que l’humanité entonne donc des chants d’allégresse en signe de délivrance ! La vieille médecine, ce Minotaure qui a dévoré plus d’existences que toutes les pestes d’Orient ; cette vieille empoisonneuse, cette vieille buveuse de sang, l’allopathie, puisqu’il faut l’appeler par son nom, l’allopathie est morte, et l’homœopathie vient de naître ! »

Exprime qui pourra l’effet que produisit cette profession de foi sur les convives en général et sur le docteur Herbeau en particulier. Pour nous, nous devons renoncer à la tâche. Les convives qui venaient d’entendre pour la première fois les mots d’allopathie et d’homœopathie, ne comprenant rien à la chose, se regardaient d’un air étonné. Mais le docteur Herbeau, qui savait qu’une réforme nouvelle venait de surgir du fond de l’Allemagne et menaçait d’envahir la France, que dut-il éprouver, grand Dieu ! en apprenant que son fils était le Mélancthon du Luther de la médecine ? C’est ce que nul ne saurait dire. Il voulut se lever, mais il retomba sur son siége ; il voulut parler, mais la parole mourut sur ses lèvres. Il resta sans voix, sans mouvement, sans haleine, en un mot foudroyé.

— La vieille médecine, messieurs, poursuivit Célestin, s’appliquait à rechercher et à écarter les causes des maladies. Tolle causam ! s’écriait-elle ; et, pour détruire les causes du mal, elle procédait d’après cet axiome : Contraria contrariis curantur. D’après ce principe, plus meurtrier, plus funeste que les boulets ramés et les fusées à la Congrève, elle combattait les irritations par les calmans et les inflammations par les saignées, raisonnant comme un homme qui, voyant sa maison brûler, s’aviserait de jeter de l’eau sur la flamme. Nous autres, nous avons changé tout cela. Nous disons : Similia similibus. Nous irritons les irritations, nous enflammons les inflammations ; pour le guérir, nous doublons le mal du même ; nous le poussons à bout, nous l’aiguillonnons, nous l’exaspérons.

— Décidément, dit M. X… à son voisin, le jeune drôle se moque de ses concitoyens.

— Malheureux ! s’écria le docteur Herbeau, chez qui l’indignation venait enfin de s’ouvrir un passage, il ne vous reste plus qu’à abjurer la religion de vos pères !

— Cela viendra, répondit Célestin avec calme. Il en est de la religion de nos pères comme de leur politique, de leur littérature et de leur médecine ; elle a fait son temps. Je l’ai dit, tout se tient, tout va du même pas. Le christianisme ne suffit plus aux besoins des sociétés modernes ; le ciel de Jéhovah est aussi délabré que l’Olympe. Nous y remédierons. Je sais de source certaine que des dieux nouveaux se préparent.

Ce fut le coup de grace. Mme Herbeau poussa un cri de douleur et d’effroi ; le docteur se frappa le front avec désespoir ; l’assemblée se leva en tumulte ; lord Flamborough se réveilla. Les hommes cherchaient leurs cannes et leurs chapeaux ; les femmes demandaient leurs châles et leurs socques.

— Je supplie l’honorable société, s’écria Célestin, de vouloir bien ne pas se retirer avant d’avoir écouté l’exposé de notre admirable système. La vieille médecine, messieurs, s’était imaginé que les médicamens produisaient d’autant plus d’effet qu’on les administrait à plus fortes doses. Il n’en est rien. Nous autres, nous avons imaginé qu’un remède agit d’autant plus sûrement, qu’il est pris en fraction plus minime et plus exiguë. Nous avons inventé les doses infinitésimales ; nous avons découvert la médicamentation microscopique. Si nous pouvions parvenir à fractionner au-dessous de zéro, l’homœopathie ne laisserait plus rien à désirer : nous y parviendrons, je l’espère. Notre posologie est quelque chose de si merveilleusement simple, que j’avais d’abord refusé d’y croire ; mais mon illustre maître m’ayant donné sa parole d’honneur que tout cela était parfaitement exact, la foi est descendue dans mon cœur. Quoi de plus simple, ô mes concitoyens ! quoi de plus merveilleux en effet ! ajouta Célestin en tirant de sa poche une boîte d’acajou qu’il ouvrit, et dans laquelle étaient rangés, comme des cartouches dans une giberne, des tubes de verre presque imperceptibles. Avez-vous une brancho-pleuro-pneumonie ? une hépatite ? une splénite ? mon père, avec ses vieilles idées, vous criblerait de coups de lancette et de piqûres de sangsues. Moi, je vous fais avaler un de ces globules, si petit, si ténu, que vous ne le verriez pas à la loupe. Cela fait, si le principe vital triomphe, vous ne mourrez pas, et vous gardez tout votre sang, qui est de la chair coulante, comme l’a dit Bordeu, dont je fais d’ailleurs peu de cas. L’homœopathie, messieurs, n’a jamais versé et ne versera jamais une goutte de sang. Nous saignons en dedans, nous autres.

Tout ce que disait Célestin semblait si surprenant, que les convives, près de se retirer, s’étaient arrêtés pour l’entendre. Les deux époux consternés se demandaient si ce n’était pas un rêve.

— Avez-vous une forte migraine ? poursuivit le jeune homme. Je prends un petit tube renfermant une dilution à un décillionième de grain d’extrait de n’importe quoi ; je vous le fais flairer, puis j’en mets une gouttelette invisible dans trois cent cinquante pintes d’eau ; vous en buvez modérément, et, si le principe vital l’emporte sur le principe morbifique, vous n’avez plus mal à la tête. Mon père, lui, vous aurait appliqué une ventouse scarifiée à la nuque, ou vous aurait brûlé les mollets avec des bains synapisés.

Convaincus que Célestin les prenait pour des niais et qu’il se moquait, ne sachant d’ailleurs quelle contenance tenir vis-à-vis de la douleur des deux époux, les amis commencèrent à se glisser furtivement par la porte entr’ouverte. En cet instant, la voiture de Limoges venant à passer, Mme K… salua ses hôtes, et courut se blottir dans la rotonde.

— Messieurs, continua Célestin, il y a en homœopathie des choses vraiment extraordinaires et qui tiennent tout-à-fait du prodige. Ainsi, quelques coups de pilon donnés à une substance médicamenteuse suffisent pour ajouter à sa puissance d’action. Une once d’extrait de quinquina jeté à la source de la Vienne en rendrait les eaux merveilleusement propices à guérir, durant cinq années, toutes les fièvres du département, le frottement de ces eaux sur les cailloux de leur lit et contre les rochers de leurs rivages devant donner au médicament une force incalculable. Malheureusement, ô mes concitoyens, une pareille expérience ne saurait être tentée sans danger, car les remèdes homœopathiques donnant nécessairement la maladie qu’ils sont destinés à guérir, une semblable dilution, faite à la source de la Vienne, procurerait, en un seul jour, une fièvre de tous les diables à tous les riverains qui s’aviseraient d’en boire.

L’orateur s’aperçut, au bout de sa tirade, que tout le monde était parti et qu’il n’avait plus pour auditeurs que son père et lord Flamborough. Adélaïde s’était enfuie dans la cuisine pour y pleurer tout à son aise ; le docteur Herbeau tenait son visage caché entre ses mains ; lord Flamborough bâillait démesurément ; Célestin se mit tranquillement à charger sa pipe.

— Est-ce que nous n’allons pas nous coucher ? demanda l’Anglais au jeune homme.

— Je crois, répondit celui-ci, que nous n’avons rien de mieux à faire. Vous le voyez, milord, ajouta-t-il en se levant ; je ne vous avais pas trompé : la table est bonne, mes parens sont de braves gens, les habitans de Saint-Léonard sont affables et pleins d’esprit ; j’espère que vous n’aurez pas à vous plaindre.

— Le plumpudding manquait, répondit sévèrement le lord, les viandes étaient trop cuites, et l’on avait oublié de chauffer le vin de Bordeaux et de glacer le vin de Champagne.

— À l’avenir, j’y veillerai, milord, répliqua respectueusement Célestin.

À ces mots, ayant allumé son brûle-gueule, il offrit le bras à son hôte, et tous deux s’allèrent reposer des fatigues de leur voyage.

Quand le docteur Herbeau sortit de l’espèce de léthargie dans laquelle il était plongé, et que, relevant la tête, il se vit tout seul devant cette table en désordre dans cette salle à manger déserte, il refusa d’abord de croire à son malheur, et pensa qu’il était le jouet de quelque hallucination infernale. Mais le retour d’Adélaïde éplorée ne lui laissa bientôt plus de doute ni d’espoir. Ils passèrent une partie de la nuit à mêler l’amertume de leurs réflexions. Ils avaient enfin le secret de ces histoires de loups que Célestin absent racontait sans cesse ! Ils comprenaient quel intérêt leur fils avait à les éloigner l’un et l’autre du théâtre de son inconduite ; ils comprenaient tout à cette heure.

— Ah ! je le disais bien, s’écria le docteur avec désespoir ; je disais bien qu’il n’y avait pas de loups entre Castaro et Langogne.

Dès le même soir, tout Saint-Léonard fut instruit de ce qui venait de se passer sous le toit des Herbeau ; les cafés ne fermèrent qu’à dix heures et demie, et jusqu’à minuit des groupes de curieux stationnèrent sur la place et sur les boulevarts.

S’étant endormi vers le matin, le docteur Herbeau rêva que son fils s’était fait médecin homœopathe : songe affreux, qui devait, au réveil, se trouver une réalité.