Le Double miroir du XVIIIe siècle - Chardin et Fragonard

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Le Double miroir du XVIIIe siècle - Chardin et Fragonard
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 171-191).
LE
DOUBLE MIROIR DU XVIIIe SIÈCLE

CHARDIN ET FRAGONARD

Quand on suit, dans le récit de quelque voyageur de la Renaissance, ou de quelque pèlerin en Terre Sainte, les péripéties et les traverses qu’il endura pour parvenir à son but ou pour rentrer dans sa patrie, il arrive fréquemment ceci : qu’après avoir promené son bâton sur une infinité de terres arides et cousu à son camail les coquilles d’une foule de rivages inhospitaliers, après avoir cheminé parmi des peuplades sauvages et monstrueuses qu’il a vues ou dont il a ouï parler : les hommes à tête de chien, la nation des Astomes ou hommes sans bouche, les Thibiens qu’on reconnaît parce qu’ils ont dans un œil une pupille double et dans l’autre une effigie de cheval, les Pygmées en bataille contre les grues, les hommes sans tête et ceux qui n’ont qu’un pied, mais si démesuré qu’il leur sert de parasol ; après avoir enduré la faim des montagnes et la soif des déserts, la captivité chez les Barbaresques, la rencontre des dragons, des gargouilles, des serpens à quatre pieds, tout ce qu’un voyage dans ces temps reculés, aux géographies incertaines, comportait de hasards et de fâcheuses aventures, il se trouve tout d’un coup l’hôte d’un palais enchanté. Est-ce dans une île de l’Archipel, dans quelque Chypre ou dans quelque Famagouste, ou bien dans l’intérieur du continent mystérieux, en Abyssinie ou en Tartarie ? L’amphitryon se nomme-t-il le duc d’Athènes ou de Céphalonie ou bien le Prêtre Jean, chez qui les Anges eux-mêmes font la cuisine et servent à table ? Toujours est-il que la fête est prestigieuse et splendide, soudaine et inattendue, inoubliable et sans lendemain. Le voyageur ne sait où il est, ni à quelle porte il frappe, ni si les gardes qui sont là ne vont pas lui couper le cou. On l’accueille, on s’empresse, on déploie devant lui toutes les ressources et toutes les magies d’une Cour d’Orient, et après quelques heures d’ivresse, d’extase et de repos, il reprend sa route, l’imagination encore toute ravie, ignorant du nom et du lieu où se sont révélées à lui tant de merveilles, inhabile à les décrire, incapable de les retrouver, doutant s’il a rêvé…

Cette aventure, si fréquente dans les voyages du temps des nefs et des Barbaresques, c’est un peu ce qui nous arrive aujourd’hui. Pèlerins de l’art, curieux de toutes ses manifestations et errant dans tous ses domaines, nous avons parcouru depuis quelque temps de bien étranges contrées. Nous avons traversé de singulières épreuves. Dans le plus vaste royaume où notre poursuite inconsidérée de la beauté ait conduit nos pas, nous nous sommes trouvés, dès l’entrée, en présence d’un gigantesque Acéphalobrache, qu’on nous a dit être le principal seigneur du lieu et considéré comme l’incarnation de la Marche, puis d’une foule d’estropiés, ou de figures titubantes, ou de personnes qui nous tournaient obstinément le dos et semblaient faire des efforts inouïs pour échapper à notre vue et rentrer dans les murs ; enfin, d’autres êtres misérables, courbés, ployés, accablés de douleur. De ce royaume de pauvres gens, nous avons passé dans une autre région sur le bord d’un fleuve où la tristesse des visages n’était pas moindre, où tous semblaient oppressés par un cauchemar, et l’atmosphère obscurcie de brouillards et de fumées. Encore tout émus de cette journée de voyage et incommodés de cette poire d’angoisse, nous nous sommes trouvés tout à coup chez un peuple de nains ridicules, parmi lesquels nous avons eu la douleur de reconnaître quelques-uns de nos amis. Les uns se gonflaient comme des montgolfières, les autres se dévidaient comme des écheveaux. Il semblait qu’on se promenât dans un jardin planté de boules panoramas et de quelque côté qu’on se tournât, on se voyait, soi ou ses pareils, soumis aux plus fâcheuses anamorphoses. Sans doute on n’était point tenu d’habiter longtemps ces régions inhospitalières, mais la surprise n’en fut pas moins vive ni l’éblouissement moins éclatant, lorsque nos pas nous ayant amenés aux portes d’un palais gardé par un grand nombre d’hommes d’armes, et notre bâton de pèlerin y ayant frappé mélancoliquement et sans grand espoir, nous y avons été reçus par les plus gracieuses figures et au milieu de la fête la plus enchanteresse que le monde ait imaginée.

Un pacha éblouissant de blancheur répandu sur un divan couleur de tournesol semblait, dès l’entrée, nous accueillir et nous donner audience. Après avoir salué ce vénérable et astucieux mamamouchi, nous étions entourés de jeux divertissans et rapides. Des amoureux beaux comme le jour couraient à qui arriverait premier à une fontaine desservie par de petits Amours. Une danseuse fameuse du nom de Guimard, déguisée en bergère, esquissait un pas nouveau, devant un décor de ruines. De jeunes personnes couchées entre les nuages cramoisis de leurs rideaux dressaient des chiens minuscules, au moyen de gâteaux en forme de couronnes nommés gimblettes, aux voltiges les plus imprévues. Dans les coins des paravens, les Turcs de notre pacha prenaient diverses récréations orientales. Il y avait beaucoup de choses à manger ou à boire dressées sur les buffets ou prêtes sur les nappes. Le palais s’ouvrait aussi sur un parc, où les marchandes de frivolités, les montreurs de marionnettes et les grandes eaux faisaient la joie de groupes multicolores. Et, çà et là, des macaques fort convenablement nippés et doués d’une excellente éducation s’appliquaient à des recherches qui sont, dans nos pays d’Occident, plutôt l’apanage de membres des Académies ; — ce qui prouvait bien que nous étions en plein rêve et fantasmagorie. Le nom de ce palais, nous le sûmes bientôt, était « galerie Georges Petit, » et ceux des ordonnateurs de cette fête Chardin et Fragonard.


Car voici, enfin, de la peinture ! Cela nous était bien dû après tout ce qu’on nous a donné de falsifié ou d’hétéroclite sous ce nom, depuis plusieurs mois que les expositions, les Salons, les collections, les ventes, les rétrospectives se succèdent ou s’accumulent avec une profusion et une obstination quasi diaboliques ! Après tous les essais ou les demi-réussites, après les petites ébauches et les minuscules trouvailles qu’encadraient d’énormes prétentions ; au lieu de ces effets obtenus dans la gêne et la privation, de ces jours de souffrance, de ces fruits dus à la taille artificielle de tout un arbre et à la disparition de ses folles branches, voici la récréation triomphante de deux talens généreux et libres, la pulpe savoureuse d’une matière grasse, profonde, étincelante, toute traversée de vie. Nous sommes aussi loin des Primitifs que des Décadens. Ce ne sont plus des fruits verts, ce ne sont plus des fruits gâtés, ce ne sont plus des fruits forcés : ce sont des fruits mûrs.

Faisons comme le pèlerin du moyen âge, profitons de cette fête. Elle sera courte, et demain il faudra reprendre le bâton de marche à travers les poussières soulevées sur le chemin par les disputes, les crises, les « questions, » les inaugurations, les expositions, les ventes et les « méventes, » au risque d’y rencontrer des êtres de plus en plus privés de ce qu’on considérait jusqu’ici comme nécessaire à la vie : une tête, des bras, la couleur de la chair, l’atmosphère lumineuse, le geste libre et spontané ! Comme le voyageur d’antan, nous ne saurons jamais où aller pour retrouver l’île enchantée où cette fête se donne. Elle fuira devant notre nef, si jamais nous tentons de la rejoindre,


Ainsi que Dèle sur la mer…


Car cette île est purement illusoire. Elle est faite de trois cents morceaux qu’un miracle d’ingéniosité a réunis et soudés un instant sur le même point du globe et qui vont s’émietter dans quelques jours. Ils retourneront celui-ci chez le Roi de la mer, celui-là chez le maître de Potsdam, cet autre au bord du Danube, et ne seront peut-être plus jamais réunis. En sorte que, quand plus tard nous raconterons le voyage que nous y faisons aujourd’hui, nous ne paraîtrons pas plus véridiques, ni parler d’un royaume plus certain que Marco Polo ou Jacques de Vitry, quand ils décrivaient les merveilles d’une halte aux terres lointaines d’un Orient fabuleux, chez le Prêtre Jean…


I

Nous sommes en 1750, au plus beau du règne de Mme de Pompadour, au moment des convulsionnaires, du « vingtième, » de l’assemblée des évêques à Paris, des mutineries militaires, de la grande détresse des campagnes et de l’invention de la place de la Concorde. Voyez ce jouvenceau de quatre pieds onze pouces, à l’œil vif, trottinant dans la rue Princesse. C’est un petit « déraciné, » venu du Midi pour faire fortune à Paris, autrement que dans la ganterie, dans la parfumerie ou dans la pompe à feu. Puisque ce n’est pas non plus dans la politique, il va de soi que c’est dans la peinture. Mais ses premiers pas ne sont pas très décisifs. Il sort, à l’instant, de l’atelier de son maître, homme grave qui a de grosses besicles sur le nez, et un masulipatam autour du cou, et ce maître lui vient de déclarer qu’il renonce à faire de lui quelqu’un. Il n’en est pas, au fond, très fâché, car ce qu’il voyait chez le bonhomme ne l’amusait guère : des pots d’étain, des assiettes de faïence, des mappemondes, des navets, une raie, et les grands jours, les jours de retour de chasse, un lièvre. Mais où aller maintenant ? A quoi pensait-il en tournant au coin de la rue Princesse, et quels rêves roule-t-il dans sa jeune cervelle de Provençal, de pêcheur de lune, prompt comme tous ses compatriotes, à la « regardelle ? » Il peut penser à toutes sortes de choses, mais il y a une chose à laquelle sûrement il ne pense pas ; il y a un rêve qu’il ne fait pas et qui est la chose qui nous occupe en ce moment : plus d’un siècle et demi étant passé, un jour vient où ses travaux et ceux du sévère professeur à grosses besicles qu’il vient de quitter, sont rassemblés, mis bout à bout dans une même « galerie ; » leurs deux noms, réunis dans la bouche de milliers de Parisiens, voltigent inséparables sur cette ville immense quintuplée et augmentée de légions d’étrangers, et une foule, parlant toutes les langues du globe, va droit à leurs peintures comme l’oiseau vole à l’épi chargé de grain, ou l’abeille aux corymbes du lierre. Elle y va dans un rayon de soleil et l’on entend battre ses ailes… Ce petit apprenti s’appelle Fragonard ; le maître qu’il vient de quitter sans esprit de retour, Chardin.

Et les voici, en 1907, rue de Sèze ensemble derechef, rapprochés par la postérité coutumière des réconciliations les plus bizarres et des unions les plus inattendues, habile à faire sonner ensemble des noms et des cloches qui appelaient des fidèles bien divers à des cultes bien différens : Luther et Calvin, Voltaire et Rousseau, Poussin et Le Sueur, Reynolds et Gainsborough, Chardin et Fragonard… Les voici réunis et soudés, mais comme seraient réunis et soudés deux miroirs. Ils se tournent le dos. Ils ne regardent pas les mêmes choses. Ils reflètent tous deux le XVIIIe siècle, avec une extraordinaire intensité, mais l’un en reflète le rêve et l’autre la vie.

Chardin, en effet, né dans la dernière année du XVIIe siècle, et mort dans le rayonnement de l’âge de Marie-Antoinette, travaillant après la contrainte du grand Roi, mais avant la débandade révolutionnaire, a eu le loisir d’observer profondément la physionomie des classes moyennes qui, dans l’art précédent, n’étaient rien, et, dans le sien, comme dans la France du lendemain, devaient être tout. Et Fragonard, né en 1732, et mort l’année de la bataille d’Iéna, a vu de ses yeux la société française, déjà condamnée à disparaître et vaguement consciente de son sort, tendre de toutes ses forces vers l’idéal galant que Watteau, entouré des figurans de sa comédie italienne, lui avait, du bout du doigt de l’arlequin au loup noir, désigné. — Si le mot « siècle » veut dire temps, et si le mot « temps » veut dire manière d’être, il y a une manière d’être, sans doute changeante et mobile, mais au total très définie, une fête qui ne commence pas avant la mort de Louis XIV et qui ne survit pas à la prise de la Bastille, et c’est cette fête, proprement, qu’on appelle le XVIIIe siècle. Chardin avait seize ans quand elle commença, Fragonard en avait cinquante-sept quand elle finit : peu importe jusqu’où il survécut. Ce sont des choses qui n’intéressent que les registres de l’état civil. L’important est que devant les yeux de ces deux hommes la fête du XVIIIe siècle ait passé tout entière et qu’ils en soient le fidèle miroir.

A part cela, tout les sépare. Tout, dans leurs visions d’artiste et dans leurs moyens pour nous les communiquer, est différent, contrasté, antithétique. Non seulement, ils ne disent pas les mêmes choses, mais ils ne parlent pas la même langue. Et cela fait le charme polyphone et dissonant de ce duo paradoxal. Le spectateur le plus insensible aux transitions visuelles et tactiles de la matière colorée éprouve cette impression, fût-ce par le sujet seul. A la galerie Georges Petit, une heure de vie austère alterne continûment avec une heure de plaisir. Le travail à la maison entre des murs tristes et moroses revient immanquablement après chaque fête en plein air. La toilette sévère et soigneusement agencée, même en son négligé, s’aperçoit après chaque déshabillé galant ou désordre de bohème. Une vision complète l’autre.

Ce garçon qui attend que son tricorne soit brossé pour aller à l’école passerait peut-être bien volontiers par la fête de Saint-Cloud qu’il guigne de l’œil. Cette Récureuse regarde un peu du côté de la dame au Billet Doux et cette diligente ménagère qui ravaude une vieille casaque mettrait bien un fourreau, un pouf, des engageantes à triples prétentailles comme la belle dame du cadre d’à côté, pour paraître chez Ramponneau ou aux remparts devant le café Gaussin. Mais entre les deux genres de peintures, il y a, sur tous les points et dans le plus petit détail, une franche antithèse. Chardin et Fragonard ont bien fait de se dire bonsoir rue Princesse, et pour la même raison, on a bien fait de leur dire bonjour, rue de Sèze. Leur dissemblance, qui les fît se quitter, est précisément ce qui fait l’intérêt de les réunir. Dire cette dissemblance sera donc peut-être voir cet intérêt et noter en quoi ils se séparent l’un de l’autre, mieux suivre par quels chemins différens chacun d’eux se rapproche de la nature tout en restant lui-même, de son côté.


II

Fragonard est le type du « déraciné. » C’est un de ces Méridionaux qui estime que le Midi mène à tout pourvu qu’on le quitte et qu’on n’y remette jamais les pieds. Il quitte Grasse dès l’âge de quinze ans et ne s’avise qu’il y a de beaux bois d’orangers dans son pays natal que lorsque son pays d’adoption se couvre des « bois » de la guillotine. Sa peinture est aussi peu provençale que sa vie. Il faut être entièrement dominé par la hantise de la « race » et du « milieu » pour y retrouver des traces du tempérament ou de la nature du Midi. Ses arbres hauts, plafonnans et croulans, sont des arbres du Nord. Ses effets de feuillages bleuissans à de très faibles distances sont des effets des pays de brumes. On les observe en Angleterre : ils sont inconnus en Provence. Watteau, qui était Flamand, les a peints et Fragonard a regardé l’azur de Watteau plus que celui de la Méditerranée. Ses personnages sont moins méridionaux que ceux de Watteau : ils parlent moins avec les doigts, Déraciné, jeune, de sa patrie, il l’est aussi, vieillard, de son idéal. Il imite les Hollandais, puis Vien. Il traverse la Terreur masqué d’oripeaux Spartiates ou phrygiens, lui qui avait manié le loup d’Arlequin, le béret de Mezzetin, et la guitare de Scaramouche, qui avait paru habillé de satin, de soie zinzolin, de dentelles. Déguisé en « homme de la nature, » tantôt plantant des peupliers, tantôt la main tendue pour prêter des sermens non plus à l’Amour éphémère, mais à des constitutions auxquelles il ne comprend rien et qui durent moins encore, le pauvre homme finit par peindre en grisailles des Sénats assemblés pour écouter des oracles ou des Prêtres offrant un sacrifice devant le temple de Janus. Il se renie… Chardin est un autochtone, au contraire, qui pousse dans le terroir des racines de plus en plus profondes. Il ne bouge de Paris. Au début, il peint si bien selon la manière hollandaise que les membres de l’Académie s’y trompent ; mais, peu à peu, à mesure qu’il grandit, il devient davantage un Chardin. Il meurt, ayant produit un fruit auquel on en comparera beaucoup d’autres, mais qui, lui, n’aura pu être comparé à rien.

Les deux maîtres diffèrent autant dans le métier que dans l’art. Chardin travaille lentement, posément, revient sans cesse sur ce qu’il a fait, se cache pour peindre et ne laisse sortir de son atelier ni dessin, ni esquisse, ni recette. Il se borne à dire parfois que « le travail lui coûte infiniment, » et que la peinture est « une île dont il a côtoyé les bords. » — Fragonard travaille avec furie, devant toutes ses élèves dont il retouche les miniatures, jette à tous vents ses esquisses, ne peut jamais attendre que les dessous de sa peinture soient secs pour peindre par-dessus, n’a pas honte de sa facilité, écrit au des d’un portrait, aujourd’hui au Louvre : « peint par Fragonard en 1769, en une heure de temps ! »

L’œil de l’un ne se forme pas du tout comme l’œil de l’autre. Chardin part de la nature morte et arrive, peu à peu, à la nature vivante. Il commence en observant des choses sans anatomie, sans ressort interne, sans mouvement spontané : une bassine, une bouteille, un fruit, c’est-à-dire ce qui se meut, s’étudie et se dessine par l’extérieur, et voici qu’il aboutit, longtemps après, à la figure humaine c’est-à-dire à une chose où la structure interne soutient et détermine tout le dessin. Dans la nature morte, le mouvement et par conséquent la science du mouvement, et par conséquent aussi le trait initial du dessin va du dehors au dedans des choses ; dans la nature vivante, il va du dedans au dehors. De là, une conséquence notable.

Regardez à l’arrière-plan du tableau de la Pourvoyeuse, dont vous avez deux exemplaires ici : cette ménagère qui rentre à la cuisine, embarrassée de deux gros pains et d’un gigot, et qui se décharge des uns sur une armoire en laissant pendre l’autre au bout de sa main gauche. Dans cette arrière-cuisine que nous apercevons par la porte ouverte, il y a une fontaine de cuivre et une dame, peut-être la maîtresse de la maison, en fourreau, qui s’en va. Laquelle est la fontaine, laquelle est la dame, c’est ce qu’en vérité, seul un examen attentif permet de dire. Car elles paraissent aussi dénuées et aussi incapables de mouvement l’une que l’autre.

Fragonard, lui, part tout de suite de la nature vivante et il ne s’astreint jamais à bien regarder ce qui ne remue pas. Il est formé au dessin par l’étude du mouvement dans la rue, au bal, au spectacle, à la promenade ; il saisit le secret ressort de chaque inflexion et sait jeter un corps humain en toutes sortes de divertissantes postures. Aussi ne résiste-t-il jamais au désir de le faire voir. Regardez en effet dans les reproductions de ses œuvres, la Poursuite, les Souvenirs, les Hasards de l’Escarpolette ou encore l’Abandon, qui se trouve ici esquissé en lavis. Non seulement les roseaux, les arbres, les eaux, les rideaux, les étoffes se meuvent, mais les groupes de pierre et de marbre, les Eros et les Dauphins jouent leur rôle actif, ne peuvent se résigner à l’inaction et paraissent des figures vivantes.

Partout s’observe cette différence entre les deux sortes de dessins. Tout ce qui a posé et a posé longtemps devant Chardin est impeccable. Mais ce qui n’a fait que traverser sa toile, comme le chat par exemple, est manqué. Ses chats sont empaillés, ses perroquets aussi ; ils ont beau allonger la patte ou le bec, les huîtres ou les fruits n’ont rien à craindre. Ses singes sont vivans ; seulement ce ne sont pas des singes, mais des gens. Voyez maintenant les petits chiens de Fragonard. Voyez la distance qu’il y a entre le Chat amateur d’huîtres, n° 20, et le pyrame du Billet doux, n° 146, sentinelle avancée des secrets de sa maîtresse, prêt à aboyer si vous approchez. Ses plus petits acteurs remuent, tandis que la figure vivante de Chardin, manifestement née de la nature morte, est frappée d’immobilité.

Comme les deux artistes savent fort bien quel est au juste leur point fort, toutes les figures qu’ils traitent y sont ramenées. Celles de Chardin sont régies par la loi du moindre effort. Celles de Fragonard se prodiguent en efforts inutiles. Les premières, les coudes généralement posés sur les genoux ou sur une table, mesurent exactement leurs gestes à l’objet qu’il leur faut remplir. Cela leur donne un air de sérieux, d’application à leur tâche, et d’ordre qui, même lorsque cette occupation n’a rien d’austère, comme de bâtir un château de cartes ou d’enfler des bouteilles de savon au bout d’une paille, fait penser à quelque devoir professionnel. Pratiquement ou plastiquement, cet air de sérieux tient à ce que tous les mouvemens des figures de Chardin sont en flexion et que les gestes en flexion évoquent nécessairement une âme en réflexion. L’expression psychologique dans une attitude est en raison inverse du carré des distances du centre de la figure à la périphérie des membres, si la tête est à sa place normale, c’est-à-dire plus haut que les pieds. C’est, là, une loi qui régit les attitudes et les inclinaisons en apparence les plus libres. L’artiste ne peut pas plus y échapper que la plume la plus folle ne peut échapper à la loi de la gravitation, ni le lévrier le plus agile bondir hors de son ombre. Vous l’observerez ici, continuellement, en comparant les gestes en extension de Fragonard avec les gestes en flexion de Chardin. Celui-ci, sans le vouloir, peut-être sans le savoir, en a donné une illustration rigoureuse. Aucun de ses gestes n’est développé pour sa grâce ; aucun ne tend à nous montrer mieux une belle taille, une belle main, un jeu de torse, d’épaule ou de col : tous tendent à effectuer leur besogne. Age quod agis, semble être leur devise.

Que font au contraire leurs voisins, les gens de Fragonard ? Rien du tout que montrer qu’ils sont jeunes, bien portans, ardens, sensibles au plaisir, bien découplés, et remuans comme s’ils avaient le diable « emmy le corps. » Ils jouent à tout ce qu’ils font. Ils jouent à l’amour comme au reste et ne le prennent pas davantage au sérieux. Ce n’est pas la chose qu’ils font qui les distingue surtout des gens de Chardin : c’est la manière dont ils la font. Car jouer au toton, par exemple, n’est pas un acte d’une haute portée sociale, ni l’abandon en amour une heure d’agréable divertissement pittoresque. Ce toton, chez un autre que Chardin, pourrait être une scène de délassement ou de frivolité : grâce à l’exacte mesure du mouvement, à la détermination rigoureuse de l’altitude utile, c’est un tableau de calme et de recueillement à ce point qu’on croit entendre sur la table le vrombissement d’un coléoptère. L’Abandon, chez un autre que Fragonard, pourrait être une scène tragique. Grâce au gracieux geste de l’abandonnée, aux mouvemens du Cupidon de la colonne, à la fête luxuriante de toute la nature qui l’entoure, ce n’est même pas une scène de mélancolie. Faut-il s’en plaindre ? Les périphrases, en art comme ailleurs, si elles ont le tort d’affaiblir une idée juste, permettent de présenter les scènes les plus osées comme des harmonies de jolies attitudes indifférentes, en un ballet habilement réglé. Cette imprécision et cette redondance rendent tolérables chez Frago des scènes comme le Nouveau modèle ou l’Escarpolette qui, traitées avec l’application définie de Chardin, seraient choquantes. Ses gens gambadent en poussant le verrou d’une porte ; ils gambadent en ouvrant une armoire, où le personnage qu’ils y trouvent prend si peu sa situation au sérieux qu’il se tient à quatre pour ne pas gambader aussi. La fille poursuivie, dans la Poursuite, ne fuit pas, mais montre le mieux qu’elle peut ses bras et sa taille. Le poursuivant ne poursuit pas, mais fait le plus joli geste qu’il a su trouver dans son répertoire pour offrir des fleurs. Que dire des Gimblettes (n° 88 et 111) ? Personne, voulant réellement donnera manger à son chien s’avisa-t-il jamais d’une périphrase myologique aussi compliquée ? Seul, le Penseur de M. Rodin nous offre, dans l’art moderne, une telle disproportion entre l’effort et le but ! Regardez la scène fameuse du Verrou (n° 201) : ce verrou n’est mis si haut dans la porte que pour montrer comment les acteurs de Frago savent bien se dresser sur la pointe du pied. Aussi est-il peu d’attitudes qu’ils puissent garder longtemps. Les mieux venues sont les plus brèves. Les mieux liées se dénouent. On n’évalue pas à plus d’une seconde la durée des poses dans les Hasards de l’Escarpolette. Tandis que les hôtes de Chardin ne réussissent que les gestes qui durent et peuvent garder indéfiniment ceux qu’ils font.

Même contraste dans la couleur. Chacun d’eux parcourt bien à l’occasion toute la gamme colorée, mais Chardin ne réussit pleinement que lorsque sa dominante est une couleur froide, à un bout du spectre solaire, et il va jusqu’au gris lavande, et Fragonard lorsque c’est à l’autre bout, une couleur chaude, et il touche au cramoisi. Chardin peint dans un rayon d’argent, Fragonard dans un rayon d’or. Chardin fait ses harmonies par des mélanges sur la palette et par des superpositions sur la toile, des glacis. Fragonard obtient les siennes, aussi, par des juxtapositions de tons quasi purs, par des traînées de pâtes et par le mélange optique. Tous les deux tiennent avec raison que les ombres mêmes sont des couleurs, mais Fragonard fait de prime abord l’ombre avec cette couleur même, et Chardin l’ajoute après coup par-dessus, laissant voir le premier ton par transparence. Il l’a dit à Cochin qui l’a transmis à Belle fils, et bien qu’on puisse faire ainsi et ne point faire du tout un Chardin, il est probable qu’en effet quelque chose de sa facture, tient à ce procédé. Tous les deux se servent beaucoup de stilt de grain d’Angleterre (ou laque jaune de nerprun), mais Chardin l’emploie seulement en glacis superficiels pour accorder les teintes, et Fragonard, au contraire, dans les dessous, en guise de bitume, pour faire chanter et blondir sa couleur. Fragonard, enfin, au rebours de Chardin, met des accens partout : il pince jusqu’au sang, il pique, çà et là, les chairs ; il divise sa lumière, avive et secoue continuellement sa matière. En le faisant, il est autant et peut-être plus coloriste que Chardin, mais moins particulier. Il marche d’un bout à l’autre de sa vie entre deux anges, un mauvais ange : Boucher, un bon ange : Watteau. Chardin ne chemine à l’ombre de personne. La qualité de ses blancs qui ne sont jamais blancs, de ses gris qui sont de toutes les couleurs (voir sa Table servie, n° 19), de ses noirs dans l’ombre, de ses tons de framboise éteinte, de brique usée ou de pomme mûre, de ses bleus passés, brisés, près de n’être plus, de ses ombres violâtres touchant au gris-lavande ; le tranquille éclat de ses bleus-gris lumineux comme la plume du goura couronné (voir ses raies ou sa Pourvoyeuse, n° 9) ne se trouvent que dans sa boutique. A peine un ou deux Hollandais en faisaient-ils commerce, mais il n’avait pas vu leurs meilleurs ouvrages, et, à coup sûr, il les dépasse en chimie insidieuse et en apparente simplicité.

Cette simplicité, si elle n’est qu’apparente dans la matière même de Chardin, est réelle dans son décor. Il vous montre toujours un costume qui a existé, qui a été taillé, et solidement cousu pour durer, qui a peiné, qui s’est usé, froissé, fripé, cassé, qui a vécu, qui a tant bien que mal accommodé un être humain capable de joie et de tristesse. Fragonard imagine un costume de fantaisie, souvent emprunté à la Comédie italienne ou à la cour des Valois, que le peintre a drapé lui-même, qui est tout neuf, que l’acteur vient de mettre et qu’il va ôter, une fois sa pirouette finie, qui ne tient à lui que par des ficelles. Défroque de théâtre ou d’atelier, toujours neuve et toujours anachronique, elle n’a jamais le pli de la fonction, mais seulement le chiffonné du travesti. Regardez le tableau de la Gouvernante qui s’appelle ici Mère et son fils (n° 24) : la bonne dame assise en train de vergeter le tricorne du petit garçon, debout, prêt à partir pour l’école. Vous reconnaissez la cornette de la bourgeoise au XVIIIe siècle, la guimpe, la robe de laine retroussée sur la jupe, le tablier. L’enfant a l’habit à paniers, les manches en bottes, la touffe de cheveux serrée en catogan. Chez la jeune fille du Volant, (n° 49), vous reconnaissez pareillement la cornette en papillon et cet étrange corps en forme de gaine où l’on croyait indispensable d’emprisonner les tailles enfantines pour qu’elles ne gauchissent pas. Dans la Petite fille aux Cerises (n° 47), vous retrouvez ce détail de la toilette et les petites engageantes aux manches qui vous montreront une fois de plus que le XVIIIe siècle habillait les petites filles comme leurs mères et n’avait pas imaginé que l’enfant fût digne qu’on lui dédiât un costume spécial. Chez Fragonard, sauf dans le Billet doux où l’on reconnaît le bonnet à la laitière et les manches en éventail, on perdrait son temps à identifier les modes du temps. Elles n’appartiennent qu’à une époque : l’époque du pittoresque, qu’à un pays : l’ « isle de Cythère. » Parfois, comme dans le tableau l’Heureux ménage (n°140), on pourrait se croire au XXe siècle. Les actions de Chardin se passent dans un temps très défini ; celles de Frago sur la scène de tous les temps.

Cette scène tient du théâtre et du parc abandonné. C’est un décor d’opéra qui tend à redevenir sauvage, comme si tout d’un coup, aux yeux stupéfaits du public, les portans se mettaient à croître, les coulisses à se refermer, le gros arbre qui sert de boîte à lettres aux amoureux à pousser de nouvelles branches du côté du soleil. Un vent d’orage souffle sur toute cette féerie décorative et en fait la complice de l’intrigue humaine qui s’y noue. Les grands arbres étendent la bénédiction de leurs bras chargés de feuillages sur les amoureux qui passent. Le soleil traîne et accroche et déchire à toutes les aspérités son suaire d’or. Les ruines s’écroulent juste où il faut pour que l’amour s’y pose. Les orages malins gonflent les paniers et les robes. Les escarpins quittent le bout des pieds. Les coiffes quittent les têtes. Les statues font des signes de connivence et de prudence aux cervelles qui tournoient, et pour cacher au reste du monde le mystère frivole et tendre qui s’accomplit, les lourds jets d’eau montent et foisonnent comme des arbres, tandis que, du haut du ciel, les arbres profus, nombreux et plafonnans s’écroulent et retombent, masse par masse, comme des cascades qui n’arriveraient jamais à toucher le sol…

Dans les scènes d’intérieur, c’est la poésie de la bohème. Tout est sens dessus dessous. L’orage qui, dehors, fauchait les roseaux envahit le logis le mieux clos. Le vent feuillette les partitions. Les gros fauteuils ventrus tombent lourdement sur le dos ; les danseuses tourbillonnent en l’air au bout des bras de leurs danseurs, les cheminées fument et tout le monde se renverse ; les portes s’ouvrent ou les fenêtres pour laisser passer des têtes indiscrètes d’enfans ou d’ânons ; des rafales d’amours passent ; des colombes volent, des chiens aboient. Il traîne toutes sortes de choses par terre et les planchers ne sont pas mieux balayés chez Frago que chez Greuze. Tout se dégrafe et se dénoue. Le soleil lui-même a l’air d’un jongleur entré par une lucarne, qui fait des cabrioles, se cogne partout à tort et à travers et lance aux plus vénérables personnes des pieds de nez.

Tournez-vous vers Chardin : nouvelle antithèse. Chaque intérieur est sobre, en bon état, bien tenu. On sent l’ordre et la régularité. Chacun y est toujours chez soi et non chez les autres. Il pense évidemment, comme ce philosophe du XVIIe siècle, que si chacun restait dans sa chambre, la moitié des maux de l’humanité serait évitée. Le titre d’un de ses tableaux : les Amusemens de la vie privée, est tout un programme. Le soleil même, en entrant chez lui, se fait réservé, discret. Il suit sagement le chemin tracé par les barreaux de la fenêtre, se pose sur l’épaule ou sur le front, salue les principaux personnages et le siège de la pensée, ne dédaigne rien des choses utiles, honore le dévidoir, la pelote, la cafetière, l’applique au coin de la cheminée, le métier à tapisserie, mais ne glorifie rien qui ne soit signe de labeur, d’économie, d’ordre ou de vigilance. S’il était une poésie de la fourmi, on l’éprouverait ici. Mais on sait qu’en France nous avons décidé, une fois pour toutes, qu’il n’y a de poésie que chez les cigales.

A toutes les époques, même quand Chardin et Fragonard ne sont point là pour l’observer, il y a en France ces deux nations, dont l’une a, sans doute, été créée par Dieu pour divertir l’étranger, et l’autre pour le surprendre : telle une musique étourdissante et fantaisiste empêche d’entendre le pas sourd d’une armée. L’étranger qui passe voit la France qui est folle. L’étranger qui demeure découvre la France qui est sage. Celui qui vient rue de Sèze considère, chez un grand artiste, cette fête et cet esprit, ce mouvement et ce bruit, ces chamarrures et cette cavalcade comme l’image de la France : il n’a pas tort. Chez un autre il estime cette vie intime, silencieuse, régulière la plus fréquente : il a raison. Aucune de l’une et l’autre vision n’est fausse. Mais la vérité n’est faite que des deux.


III

Pourquoi cette vérité nous plaît-elle tant à entendre aujourd’hui ? C’est pour la manière dont elle est dite. C’est que les deux témoins ont justement les qualités que nous demandons aujourd’hui à l’historien : le goût de l’observation et le don de la vie. Le plus libre des deux est sans doute Fragonard. C’est l’impressionniste du XVIIIe siècle. Suivons, dès la porte d’entrée de la galerie Georges Petit, la série de ses principales toiles ; sur le panneau de droite, nous voyons dans le Pacha (no 93), dans le portrait de la Dame aux perles et au petit chien, qui est la sœur du peintre (no 91), dans le Billet doux, dans les Marionnettes à Saint-Cloud (no 131) et dans le Portrait de Diderot (no 130), le sacrifice de la ligne à la couleur, la vive coloration des ombres et jusqu’à un certain point, la division du ton, qui sont les trois caractéristiques de l’Impressionnisme. Nous les voyons jointes à quelque chose d’assez moderne aussi : l’esprit du geste, dégagé, non pas toujours de toute affectation, mais du moins de toute pompe. Nous les voyons, enfin, exprimant toute chose avec peu de matière, en des touches très apparentes, comme la récréation d’un magicien ou d’un jongleur, qui opère sous nos yeux, entouré par la foule, sans truquage ni double fond. « Comme c’est simple ! » est la réflexion qui vient à l’esprit de tout le monde et il semble qu’il n’y ait qu’à prendre la brosse pour en faire autant. Encore est-il à peine besoin d’un outil ni d’une couleur, car devant ses lavis surtout et ses sanguines, devant S’il était aussi fidèle ! par exemple, vient aux lèvres le mot, qui est le grand éloge de notre temps : « C’est fait avec rien ! » Ce « rien » évoque un monde de sensations qui se continuent en pensées.

Toutefois, c’est lorsque son œuvre est faite de quelque chose que Fragonard est le plus grand. Regardez le tableau placé au milieu du panneau de droite, les Marionnettes (no 131), reproduisant la moitié du grand tableau la Fête à Saint-Cloud (no 87), mais comme le souvenir ou le désir imagine un spectacle banal, c’est-à-dire infiniment plus beau ! Le soleil en est le grand metteur en scène, le soleil déclinant, dont les rayons obliques, traversant les atmosphères poussiéreuses et vues par transparence, colore chaudement et discrètement à la fois tout ce qui se trouve sur son passage, — comme un roi distribue des faveurs et la gloire. Nous le voyons passer là-bas, du côté des jets d’eau, des marchandes de frivolités, de la foule aux belles toilettes, enflammant tout de son regard. A sa vue tout change, tout grandit, tout se fond dans une apothéose. Ce ne sont pas des brimborions qui pendent à l’étalage, mais des gages d’amour. Ce ne sont pas des badauds qui tournent autour des bassins, mais des demoiselles élues aux destinées immortelles, attendant des cygnes et des Dieux. Ici, tout près, les groupes végètent dans l’ombre. Mais voici que par une sorte d’œil-de-bœuf, ménagé dans l’architecture du feuillage, le soleil envoie un de ses rayons en reconnaissance. Aussitôt, tout flamboie. L’arbre effondré sous le poids des parasites d’en bas et étêté par la foudre, ouvrant ses bras courts et tout penché en avant, reçoit ce rayon en plein cœur. Le rayon touche aussi le théâtre forain, le ventre du Polichinelle qui y culbute, va fouiller les masses épaisses du feuillage, va réveiller un vieux buste de marbre qui dormait sur son haut socle et, frisant tout autour de lui les feuilles, lui compose une éphémère auréole ; il tire de l’obscurité les têtes écarlates des fleurs des massifs ; il distribue encore avant de se retirer quelques faveurs aux lierres qui grimpent et aux aristoloches qui retombent, crible les profondeurs secrètes du parc, et après avoir teinté de blond vénitien les chignons et les cheveux fous, décrit, autour des têtes rieuses des spectatrices, sur l’ombre azurescente des jets d’eau ou smaragdine des futaies, le nimbe d’or des parasols…

Et maintenant, qu’a pour nous plaire l’art de Chardin ? Vous voyez ici, au-dessus de ces Marionnettes de Frago et sous le n° 71 une grande nature morte représentant divers instrumens d’art ou de mathématiques, groupés autour d’un Mercure de Pigalle. Ce tableau, ou un autre tout semblable, et qui ne devait pas être inférieur, passe pour avoir été cédé à un brocanteur en échange d’une planche, par un savetier qui s’en servait pour se défendre les pieds du froid dans son échoppe. Comment répond-il si bien aujourd’hui à notre sentiment d’art ? C’est qu’aujourd’hui, nous ne demandons pas à un artiste, pour être émus, le déploiement, dans son œuvre, de toutes les ressources de la peinture : nous lui demandons seulement de ne point traiter à la légère l’objet qu’il a choisi, si humble soit-il.

Chardin en choisit de très humbles et non pas sans raison. On raconte qu’un jour, se trouvant avec son ami le peintre Aved, dont vous voyez le portrait ici même, intitulé le Souffleur, et sous le n° 1, une dame entra qui voulait, d’Aved, son portrait jusqu’au genou, et qui lui offrait pour cela quatre cents livres. « Aved, disent les Goncourt, trouve la somme trop modique et refuse ; Chardin, habitué à des prix plus modestes, insiste auprès de lui pour qu’il ne laisse pas échapper cette occasion, disant que quatre cents livres sont toujours bonnes à gagner. « Oui, dit Aved, si un portrait était aussi facile à faire qu’un saucisson ! » Chardin, à ce moment-là, était justement occupé à peindre cette Table servie que vous voyez ici sous le n° 19 : une nappe blanchâtre, un broc et une bouteille dans un seau à rafraîchir, deux verres, l’un renversé et l’autre où tremble un rubis liquide, un couteau et, précisément dans un plat d’argent, le saucisson vilipendé par Aved… Piqué du mot de son confrère, Chardin abandonnait la nature morte, et du coup devenait grand peintre de figures.

Quelle que soit l’authenticité de cette anecdote, et quelque démenti que Chardin ait pu lui donner, Aved avait raison. Il n’est pas un artiste qui ne sache qu’il est infiniment plus hasardeux de chercher la vie et la ressemblance d’une figure de femme que celles d’un saucisson.

Une nature morte, c’est un tableau d’objets qui attendent et qui ne sont pas dans la lumière diffuse. Ce sont des choses qu’on pose soi-même et qui gardent indéfiniment la pose, qu’on éclaire soi-même, et qu’on peut éclairer toujours de la même façon. Ils n’ont que les reflets qu’on veut qu’ils aient. Il est vrai que les pattes, le poil, les plumes des modèles retour de chasse, ont des retraits, et que les légumes aqueux fondent jusqu’à ne plus être que des fils ; mais ce sont là de petites difficultés, car il est aisé de renouveler le modèle. L’artiste est maître de son décor, il est l’imprésario de sa troupe, comme dans nul autre genre. De plus, la nature ne peint jamais plus d’un, point de la même couleur. L’homme peint ou crée un objet de la même couleur : une assiette, un gobelet, une nappe, un chaudron peuvent être, sur toute leur étendue, de la même couleur foncière. Elle sera modifiée par la lumière, mais il est maître de la lumière, par les reflets, mais il est maître des reflets : du minuscule incendie allumé sur un gobelet par le feu d’une pomme et de la tempête dans un verre d’eau déchaînée par un rayon. Faire cela et le bien faire comporte des labeurs singuliers et aussi de singulières joies. D’abord, on prend le temps d’admirer tout ce qu’il y a de poésie et d’images du monde dans ces humbles microcosmes. Les Goncourt, dans leurs pages d’ailleurs si belles sur Chardin, écrivent ces lignes extraordinaires : « Jamais peut-être l’enchantement de la peinture matérielle touchant aux choses sans intérêt, les transfigurant par la magie du rendu, ne fut poussé plus loin que chez lui. » C’est la réédition du mot étrange et bien peu esthétique de Pascal. Choses sans intérêt ! Pour qui ? Assurément pas pour un peintre. Il suffit qu’il les regarde pour y trouver autant de jouissances qu’à un glacier et parfois autant d’enseignement. Dans le creux d’une bassine de cuivre, il voit tout le mystère de la réfraction des couleurs et de la lumière, et dans un potiron entr’ouvert sous le jour frisant tout allumé par le soleil, plus d’ors que n’en avaient le carrosse et les laquais de Cendrillon tirés par la fée de la citrouille magique. Un verre à boire, selon ses épaisseurs diverses et son entourage, est ici opaque, là transparent, et à un autre endroit translucide, il l’invite à observer toutes les teintes diverses que prend un même corps selon qu’il renvoie la lumière, par transparence ou bien par réflexion et à jouir d’une infinité de phénomènes, aussi bien que s’il les observait à la voûte du ciel.

Est-ce un fruit qu’il a posé sur la table ? Il suffit qu’il le regarde, l’isole, oublie que la terre en produit des millions de semblables et toute la vulgarité de ce fruit disparaît, car il n’est vulgaire que parce qu’il est abondant. Chaque fruit ainsi élu par l’artiste est le premier fruit aperçu dans le Paradis terrestre. Chaque raisin est celui qui se balançait sous la perche des deux porteurs du pays de Chanaan. Chaque pain est aussi précieux que le pain de proposition placé sur la table d’or par une tribu d’Israël. Si c’est une fleur, c’est la fleur, donnée pour la première fois par la main aimée : elle est aussitôt unique et c’est comme si toutes les fleurs de la même espèce n’avaient jamais été. Le poète n’est pas nécessairement un guide qui vous mène dans un pays inexploré ; c’est celui qui vous fait mieux regarder ce que tout le monde peut voir. Quand Chardin applique religieusement toute son âme à une poire ou à une bouteille, il ne transfigure pas ; il n’idéalise pas : il regarde. Il voit l’arc-en-ciel que met le soleil dans le moindre jet d’eau. Il lui suffit de tout poser dans le jour convenable et l’âme de ces « choses sans intérêt » livre son secret.

La poire, par exemple, qu’il met presque toujours sur le bord de sa table est le type de ces fruits d’arrière-saison dus au long travail d’un arbre noueux, d’un bois dur, d’une branche torse et souffreteuse. Les teintes en sont atténuées, fondues, discrètes. Les gris y dominent. L’aspect en est triste et sent déjà l’hiver. Vous ne trouvez presque jamais Chardin en extase devant les fruits de l’été, les rouges criards et canailles des cerises, la pourpre monotone, épaisse, des framboises, des fraises, des groseilles, l’éclat de ces premiers dons du soleil, sans reflets, sans finesse et sans parfum, sans enveloppe, sans mystère, d’une teinte uniforme et nullement nuancée. Ces fruits rouges que la nature bâcle en quelques jours, ces grossiers rubis dont les arbres sans architecture ou les verdures sans transitions se couvrent comme de joyaux à bon marché n’ont presque aucune valeur pour un œil de peintre, comme ils ne dégagent, quand on les ouvre, aucune pénétrante odeur. Mais quand vient l’automne, paraissent les fruits longuement préparés par la terre pierreuse et par le tronc noueux qui a souffert : les pêches, les poires, les pommes. Ils n’ont pas encore l’écorce dure et défensive, la teinte sombre des fruits de l’hiver, mais ils s’enveloppent déjà d’un voile nuancé, et mesurent la pourpre et l’aven tu ri ne de leurs robes. En même temps, ils répandent le plus subtil, le plus pénétrant et le plus persistant des parfums. Comme ils sont le dernier présent des beaux jours, ils en sont le plus durable. Leur éclat qui ne se révèle pas à la foule, comme des lanternes dans des branches, mais se fond avec des feuilles elles-mêmes éclatantes, ravit le peintre et leur saveur complexe enchante le gourmet. Ils renferment plus de sucs du ciel et de la terre que tous les fruits qui les ont précédés, et, à travers les jours sans couleur et sans chaleur, de l’hiver, ils conservent aux hommes l’or, la caresse et le bienfait des chauds soleils. Peut-on dire, en vérité, que ces modèles de Chardin soient des « choses sans intérêt ? »

Mais prenons un objet plus humble encore, de la fabrication la plus vulgaire et de l’usage le plus commun : une bouteille. Avant de quitter cette galerie, nous la voyons dans le dernier coin, à gauche, enfermée aux cadres ovale ou carré n° 43 et 57. Avant même d’avoir été peinte par Chardin, pour qui donc serait-ce « une chose sans intérêt ? » Pour l’œil et le sentiment de la lumière ? Pour l’âme et le sentiment de l’humanité ? Mais regardons-le, seulement un instant, le flacon de l’ancienne France fermé et cacheté comme un message du passé aux générations futures par des mains qui tinrent peut-être le mousquet à Malplaquet ou à Fontenoy ! Ce n’est pas la maigre bouteille de verre clair, sans mystère et sans âme, au long col septentrional, qui porte, aujourd’hui, indifféremment secouée dans les filets des wagons ou des « limousines, » tous nos pâles breuvages, correcte, et géométrique, semblable exactement à des millions d’autres sorties du même moule, sans un trait individuel, sans un souvenir. C’est, ici, la vieille bouteille française, pansue, mal coiffée, la « bague » mise de travers, toujours une épaule plus haute que l’autre, dissymétrique à plaisir, faite d’une pâte trouble, épaisse, à peine translucide, et qui ne livre pas, d’abord, son secret. Vénérable et comique, avec sa petite collerette portant son nom et son âge, fière de sa vieillesse, fière de son terroir, cachant, aux cavités ombreuses de son cristal, la vertu des soleils éteints et des comètes disparues, elle annonce aux hommes ce qui ne se fait pas en un jour et ce qui ne se fait pas n’importe où, mais ce qui demande la collaboration des années et d’un coin de terre choisi. L’ouvre-t-on, voici que monte des profondeurs du passé le parfum subtil et pénétrant des automnes. Voici que jaillit devant les yeux le rayon qui sut mûrir les grappes et que retentit aux oreilles le chant des vendangeurs, endormis maintenant au pied des coteaux, qui ont cueilli pour nous ce talisman des anciens jours. C’est l’évocation sans artifice des plus éphémères visions du passé ! Pour conserver les images, nous avons bien inventé la photographie, — mais quel pauvre soleil ! Pour fixer les chants, le phonographe, — mais quelle pauvre musique ! Pour garder les parfums des fleurs, les « extraits ; » — mais quel pauvre « bouquet ! » La vieille bouteille toute fruste, faite seulement d’un souffle et de cendres, — comme l’homme même, — est une moins savante machine. Mais elle conserve les choses avec toute leur poésie. Gardienne des soleils qui se sont éteints, des chants qui se sont tus, des parfums qui se sont envolés, elle transmet mystérieusement aux cœurs des vivans la force et la joie, la chanson et la gaieté des cœurs qui ont cessé de battre. Comme la messagère classique des naufragés d’autrefois, elle apporte aux jeunes hommes debout et prêts à partir sur les rivages de la vie, le nom du lieu et du jour où elle fut confiée à l’océan des âges par les générations englouties. Elle leur enseigne le respect des aïeux et le culte du terroir. Elle les fait songer à deux choses : à la Race et à la Patrie. Aux esprits cultivés, son témoignage peut sembler superflu ; mais des millions d’hommes, peu entraînés à réfléchir, n’ont jamais songé au bienfait de la tradition ni au mérite du sol qu’au moment où ils ont débouché une vieille bouteille. Et c’est un de ces modèles de Chardin que les Goncourt appellent « choses sans intérêt ! .. » Il n’était nul besoin de la « transfigurer, » non plus que de transfigurer une poire ou une pêche, ou une vieille faïence pour en faire un objet de repos pour les yeux et de méditation pour l’esprit. Il suffisait de la peindre, mais de la peindre comme elle l’est ici : sans éclat inutile, sans entourage absorbant et avec toute sa densité, sa profondeur, son mystère translucide et noir. Faire les choses comme elles sont : c’est là tout le miracle !

Ainsi le miroir que tient Fragonard reflète la fête et le rêve du XVIIIe siècle ; celui que tient Chardin reflète sa vie obscure et sa réalité. L’un fait dire : Comment pourrais-je le voir ? C’est une région à peine entrevue, qu’on soupçonne possible, mais où l’on n’a jamais pu pénétrer. L’autre montre des pays si familiers qu’on les a toujours habités sans jamais y prendre garde. Il fait dire : Comment n’ai-je pas su le voir ? C’est la fenêtre où l’on a négligé de s’accouder. C’est l’âme près de qui l’on vit depuis des années sans avoir soupçonné son trésor, ni respiré son parfum. C’est le vieux mur sur le chemin où l’on passe tous les jours, incrusté d’émeraudes, de topazes, de lapis-lazulis, que l’on n’a jamais discernés. Un homme vient et nous les fait toucher du doigt et nous les voyons désormais étinceler au soleil. La magie et la puissance de la révélation ne sont pas moindres chez l’un que chez l’autre ; chez l’artiste qui réalise à vos yeux un désir confus de votre âme et chez l’artiste qui incline votre âme vers ce qui, depuis longtemps, est réalisé à vos yeux. Et l’on doit unir dans la même gratitude ces deux bienfaiteurs : celui qui fait voir ce que l’on aime et celui qui fait aimer ce que l’on voit.


ROBERT DE LA SIZERANNE.