Le Dragon Impérial/XII

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Armand Collin et Cie (p. 139-154).

CHAPITRE XII


L’HÉRITIER DU CIEL


La lune monte vers le cœur du ciel nocturne et s’y repose amoureusement.

Sur le lac lentement remué, la brise du soir passe, passe, repasse en baisant l’eau heureuse.

Oh ! quel accord serein résulte de l’union des choses qui sont faites pour s’unir !

Mais les choses qui sont faites pour s’unir s’unissent rarement.


La nuit emplissait la Salle du Repas lorsque Yo-Men-Li, cachée dans les longs plis de la nappe de satin, se réveilla de son évanouissement.

— Où suis-je ? dit-elle en regardant avec effroi l’obscurité. Dans un affreux cachot, sans doute.

Elle tâta le sol, en craignant de poser la main sur une boue humide ou sur quelque reptile flasque. Elle sentit la fraîcheur lisse des dalles d’albâtre et de la soyeuse étoffe qui traînait à terre.

— Que s’est-il passé ? dit-elle. L’empereur était sur son trône de bronze. Calme, il rêvait. Moi, je l’ai frappé d’un sabre aigu. J’avais du sang dans les yeux ; j’avais peine à voir clair. Le Fils du Ciel s’est levé avec un effroyable fracas d’orage ; j’ai pensé que le tonnerre venait défendre l’empereur. Mais ensuite je ne me souviens pas. Pourquoi ne m’a-t-on pas enchaînée ? Pourquoi ne m’a-t-on pas tuée ? Ah ! s’écria-t-elle en se levant brusquement, j’ai entendu le mandarin demander grâce. Le mandarin nous a sans doute trahis. Il faut que j’avertisse Ta-Kiang. Il faut qu’il fuie.

Elle fit quelques pas, les bras étendus.

— Hélas ! dit-elle, comment se diriger, aveugle, dans un lieu inconnu ?

Tout à coup elle poussa un cri étouffé, se rejeta en arrière, puis demeura immobile ; les rapides battements de son sang faisaient à ses oreilles comme un bruit de pas lointains. Qu’avait-elle donc vu ? Sur le sol, une chose informe, phosphorescente, brillait sans éclairer. Et Yo-Men-Li fixait sur cette chose un regard plein d’épouvante.

— Me voilà redevenue une enfant sans courage, dit-elle. J’ai peur, je n’ai plus mon cœur de jeune garçon, je suis une femme qui tremble pour sa vie inutile, et j’oublie Ta-Kiang. Au lieu de courir le prévenir du péril, je reste ici sans souffle. Peut-être dans ce moment des soldats se dirigent vers sa retraite ; ils vont l’arrêter, le tuer. Oh ! quand je devrais mourir, je vaincrai cet effroi qui me glace.

Yo-Men-Li se précipita sur la chose luisante et y posa les mains ; elle faillit s’évanouir en sentant des écailles humides et froides ; cependant elle ne retira pas ses doigts.

— Si c’est un monstre venu de l’empire des Yé-Kiuns, qu’il me dévore tout de suite, pensa-t-elle.

Mais soudain elle s’écria :

— C’est le poisson coupable, le complice de mon crime !

Et elle se recula vivement ; mais le plat d’or que son pied heurta rebondit sur les dalles et un bruit métallique éclata dans l’obscurité.

Yo-Men-Li s’enfuit, égarée.

— Je veux sortir de cette salle, soupira-t-elle, car toutes les terreurs y habitent.

Elle atteignit la muraille et chercha frénétiquement une issue ; un lourd rideau s’écarta sous sa main ; palpitante, elle se précipita hors de la Salle du Repas.

Une clarté presque insensible emplissait la chambre où Yo-Men-Li venait d’entrer ; c’était une lumière vague, indécise, n’éclairant rien, mais blanchissant doucement l’obscurité ; on eût dit de la neige sous une nuit noire : la lune s’était levée et caressait faiblement les fenêtres où s’enchâssaient entre des nervures d’or des coquillages nacrés aux pâles transparences.

Yo-Men-Li avança d’un pas ferme ; mais le claquement de ses semelles sur le sol lui fit peur.

— S’il y avait des hommes dans cette chambre, pensa-t-elle, des hommes endormis qui s’éveilleraient brusquement ! oh ! combien leur effroi serait moins violent que le mien !

Elle retint son souffle et marcha lentement. Parfois elle frôlait le ventre rebondi d’un grand vase de porcelaine ou le rebord d’une balustrade de laque. Soudain le bruit de ses pas s’éteignit ; elle foulait un épais tapis de fourrures : sans s’en apercevoir elle avait pénétré dans une autre salle. Elle s’arrêta, épouvantée : elle voyait de toutes parts, dans les murailles, des yeux flamboyants qui la regardaient avec courroux ; on eût dit d’une troupe innombrable d’affreux oiseaux aux prunelles lumineuses, perchés sur des buissons noirs.

Yo-Men-Li cacha son visage dans sa main.

— J’ai versé le sang du Ciel, murmura-t-elle ; j’ai vu sur la poitrine sacrée une larme rouge au milieu des pierreries ; voici les Pou-Sahs terribles qui demandent vengeance. Oh ! Ta-Kiang ! Ta-Kiang !

Pour calmer son cœur elle pensa au fier regard et au front superbe de celui qu’elle adorait.

Elle releva la tête ; les yeux dans les murailles brillaient toujours. Cependant elle vit un large espace complètement noir. Baissant les paupières et étendant les mains, Yo-Men-Li se dirigea rapidement vers lui. C’était une porte. La jeune fille en écarta les draperies moelleuses, puis elle resta immobile sur le seuil.

La lune éclatait, bleue et claire, de l’autre côté du rideau ; mais ce n’était pas une chambre qu’elle éclairait ; c’était un lac. Yo-Men-Li vit distinctement des roseaux et des bambous se refléter dans l’eau pure, des saules fins y tremper leurs chevelures, et des nénuphars entr’ouvrir leurs coupes blanches à sa surface. Plus loin elle vit un pont léger qui se courbait ; et, auprès des rives, des cormorans dormaient, un pied dans l’eau.

— Il me faudra donc revenir en arrière et traverser de nouveau ces salles effrayantes, dit Yo-Men-Li avec désespoir.

Elle tourna la tête et vit les yeux farouches qui brillaient comme des étoiles rouges.

— Oh ! non ; j’aime mieux mourir tout de suite.

Laissant retomber la draperie, elle descendit la pente de la berge et avança sa tête, qui se refléta dans l’eau.

— Ta-Kiang ! soupira-t-elle.

Et, prise de vertige, elle s’élança, faisant fléchir les roseaux et tomber de clairs diamants qui roulèrent sur le lac. Mais son pied rencontra une surface solide. Le lac n’était qu’un vaste miroir, fait d’acier lumineux.

— Quoi ! dit Yo-Men-Li, l’eau elle-même me repousse et la mort ne veut pas de moi !

Tout affolée par le miracle, elle courait en sanglotant parmi les roseaux et les bambous de satin.

— Il faut pourtant que je sorte du palais ! s’écria-t-elle en s’arrêtant subitement ; il s’agit bien de mourir inutile et criminelle ! il faut sauver Ta-Kiang : ma vie n’est pas à moi.

Elle se dirigea, haletante, vers le petit pont d’albâtre découpé et monta quelques marches où se tordaient des branchages de corail aux fleurs de topaze.

— J’arriverai peut-être dans le jardin impérial, dit-elle.

Elle marcha sans hésitation. Mais, de l’autre côté du pont, elle se retrouva dans l’obscurité. Elle entendit un mugissement sourd, pareil au murmure d’une cascade lente ou aux vibrations lointaines d’un gong.

— Où suis-je ? Hélas ! dans le palais encore, et les soldats sont en marche sans doute, et je n’arriverai pas avant eux, et Ta-Kiang sera perdu !

Elle se mit à pleurer silencieusement, puis une autre terreur l’envahit.

— Je suis peut-être dans la chambre du fils du Ciel ! Si j’allais le voir apparaître avec sa poitrine sanglante et son visage terrible ! Oh ! je mourrais d’épouvante. Je ne veux pas le voir, l’empereur courroucé.

Elle marcha rapidement devant elle. Ses pas légers éveillaient un bruit lourd et profond. Yo-Men-Li crut que toute une armée de guerriers aux cuirasses de bronze s’était levée derrière elle. Elle poussa un cri d’agonie et se mit à courir, éperdue au milieu du tumulte qui grossissait formidablement.

Soudain, en face d’elle, un rideau s’écarta, laissant passer un flot de clarté. Éblouie, la jeune fille chancela. Elle allait tomber sur le rude sol, lorsqu’un bras rapide la saisit et l’emporta.

Quelques instants après, le front baigné d’eau parfumée, le corps enveloppé de fourrures et enfoncé dans des coussins, Yo-Men-Li ouvrit ses yeux encore voilés de larmes et les promena lentement autour d’elle.

Elle se trouvait dans une chambre somptueuse, qu’éclairaient quatre lampes de porphyre posées sur des trépieds de bronze. Les murs, jusqu’à la moitié de leur hauteur, étaient revêtus d’une épaisse couche de laque noir où mille réseaux d’or formaient des cadres irréguliers, et, dans ces cadres, des tortues à la carapace couleur d’azur traînaient de longues queues en fils d’argent, des grues aux pieds grêles poursuivaient des mouches d’émeraude, des oisillons aux ailes écarlates serraient dans leurs griffes d’or des branches transversales. Et des jonques passaient sur des lacs bleus, et des guerriers grimaçaient devant des tigres furibonds. La partie supérieure des murailles était voilée d’un satin pur où des broderies éclataient. Au plafond s’entre-croisaient bizarrement des poutres rouges, vertes, dorées. Yo-Men-Li vit encore, sur un socle de jade vert, deux chiens monstrueux en cuivre jaune ; debout sur leurs pattes de devant, la tête entre les pattes, montrant deux gros yeux de porcelaine, la queue hérissée en un fantastique panache, ils soutenaient sur leurs pattes de derrière une large étagère où bruissaient lumineusement de grandes coupes d’or pleines de pierreries. Entre des portes fermées de lourdes draperies, d’immenses vases de porcelaine rendaient leurs flancs polis ; enfin, au milieu de la chambre, une table de laque rouge déroulait ses formes rares. Elle semblait une ceinture de brocart écarlate qui, laissant à terre un de ses bouts ployé, se lèverait comme un serpent, puis, formant un angle brusque, s’étendrait horizontalement pour redescendre bientôt, et enfin remonter en deux degrés d’escalier dont le dernier, restant suspendu, se terminait par l’enroulement de l’autre bout de la ceinture. Sur le plus haut degré était posé un vase où trempaient de larges pivoines, sur l’autre un plat chargé de fruits mûrs ; la tablette horizontale portait une pierre à broyer, un bâton d’encre, les Quatre Livres et un porte-pinceau taillé dans une pierre fine.

Yo-Men-Li regardait vaguement, sans se rendre compte de ce qu’elle voyait. L’atmosphère doucement tiède de la chambre l’engourdissait. Elle était couchée sur un lit de repos partagé en deux par une petite table à thé ; près d’elle une grande cigogne d’argent laissait pendre de son bec deux lanternes de verre dépoli. La jeune fille, toujours effrayée, considérait ce grand oiseau.

— Es-tu bien ou mal, pauvre petite ? dit une voix à ses pieds. Tu étais si froide tout à l’heure que je t’ai crue morte pour toujours.

Yo-Men-Li tressaillit et baissa la tête vers un jeune homme accroupi non loin d’elle et qui lui souriait.

— Qui es-tu ? dit-elle, tremblante.

— Est-ce que je te fais peur ? dit le jeune homme d’une voix douce. Je suis le prince Ling, quatrième fils du grand Kang-Shi, et je n’ai pas le cœur cruel.

— Le fils de Kang-Shi ! s’écria Yo-Men-Li, en mettant ses mains sur ses yeux.

— Tu ne veux pas me voir ? dit le prince en se dressant. Kang-Shi est un empereur glorieux et bon. Pourquoi ne veux-tu pas voir le fils de Kang-Shi ?

La jeune fille leva sur lui ses beaux yeux sauvages et humides. Le prince Ling paraissait n’avoir pas plus de dix-sept ans. Son visage à l’ovale pur était olivâtre et limpide. Ses longs yeux, pleins de passion, étincelaient fièrement. Sa bouche ressemblait aux pêches d’automne. Il portait une robe de satin jaune brodée d’or, et le Dragon Impérial brillait sur l’étoffe dans des rosaces et des lunes.

— Mais toi-même, qui es-tu, cher petit frère ? reprit le prince, qui regardait en souriant les vêtements menteurs de Yo-Men-Li. Dis-moi pourquoi tu es ainsi vêtue, et pourquoi tu étais à cette heure dans la Salle d’Airain, faisant un tapage si épouvantable ? Ne voulais-tu pas me tuer, comme on a voulu tuer aujourd’hui mon père bien-aimé ?

La jeune fille frissonna ; mais le prince lui riait si doucement qu’un peu rassurée, elle pensa : « Il faut cacher l’émoi de mon cœur et user d’artifice. Ce jeune homme me fera sortir du Palais. »

— Laisse-moi, dit-elle, m’agenouiller devant toi et te rendre l’hommage qui t’est dû.

— Regarde-moi avec des yeux moins sombres : ainsi tu caresseras mon cœur plus agréablement que par un salut.

Yo-Men-Li s’était levée, écartant les fourrures qui l’enveloppaient.

— Je dois m’humilier devant l’Héritier du Ciel, dit-elle, devant le maître futur de l’Empire.

Le jeune homme s’assit sur le lit de repos, et, prenant les mains de Yo-Men-Li, il l’attira près de lui.

— Laisse-moi tenir tes petites mains et parle-moi avec ta douce voix d’oiseau. Je serai plus honoré que si tu frappais le sol de ton front.

Yo-Men-li, frémissante, n’osait pas retirer ses mains.

— Tu ne sais donc pas, adorable amie, continua le prince Ling, que si tu étais entrée ailleurs que chez moi on t’aurait emprisonnée et torturée, pour savoir ce que tu faisais la nuit dans le Palais Sacré ? Je suis bien heureux que le Pou-Sah des rencontres t’ait conduite vers moi. Dis-moi qui tu es, et je serai plus glorieux qu’un immortel.

La jeune fille essaya de se dégager.

— Grand Prince, dit-elle, je ne dois te parler qu’à genoux.

— Oh ! non, dit-il ; si tu te mettais à genoux devant moi j’aurais envie de pleurer, comme si je voyais la claire lune tombée sur la terre. Dis ton nom, je l’écouterai avec recueillement.

Yo-Men-Li était émue et confuse ; jamais on ne lui avait parlé ainsi.

— Si Ta-Kiang me disait cela, pensa-t-elle, je mourrais de délices.

L’Héritier du Ciel attendait, la regardant tendrement.

— Je suis coupable, dit Yo-Men-Li. J’ai voulu, curieuse et sacrilège, voir la Ville Mystérieuse. J’ai revêtu les habits de mon jeune frère ; je me suis introduite dans le Palais à la suite d’un cortège ; mais, juste châtiment de mon crime, je me suis égarée dans la nuit effrayante.

— Chère criminelle ! dit le prince Ling, en caressant doucement le cou de Yo-Men-Li, si un autre que moi savait cela, on ferait bien mal à ce joli cou, pareil au jade laiteux ; moi, pour le punir, je vais le charger d’une lourde chaîne.

Le jeune homme retira de son cou un collier en perles de Tartarie, et le plaça sur les épaules de Yo-Men-Li. Le collier retombait trois fois vers la poitrine de l’enfant. Elle était adorable au milieu de ces fourrures éparses et de ces lueurs de perles, avec son beau visage inquiet et fier.

Le prince la regardait, stupéfait et ravi.

— Comme tu es belle ! disait-il. Je ne peux pas croire que tu sois une femme. Tu es une rou-li. Tu vas disparaître, te changer en oiseau, t’envoler et me laisser seul, pour toujours désespéré. Écoute : mon père veut que je choisisse des épouses, car j’ai dix-sept ans. Chaque matin on conduit vers moi des jeunes filles choisies parmi les plus nobles et les plus belles de l’Empire. Je les regarde avec indifférence. Mon cœur reste froid, et mon père bien-aimé me réprimande. Je n’ai jamais aimé aucune femme ; mais, ce soir, j’ai choisi mon épouse, et demain, à son réveil, mon père sera heureux.

— Non ! dit Yo-Men-Li avec terreur, non, magnanime prince, je ne puis être ton épouse : je suis fiancée depuis longtemps.

— À qui ? à qui ? s’écria le jeune homme en pâlissant. Tu ne peux être fiancée ; tu ne l’es plus, puisque je t’aime ! Personne ne viendra te disputer à moi. Quel est celui qui t’aime ? continua-t-il en fronçant les sourcils, je le tuerai ; si tu ne veux pas dire son nom, j’exterminerai tous les jeunes hommes de l’Empire, et quand nous serons seuls, enfin tu seras libre !

— Je suis fiancée, mais je ne me marierai pas, dit Yo-Men-Li avec un soupir où il y avait des larmes.

Le prince se méprit sur le sens de cette parole.

— Pardon, dit-il avec un regard plein de soumission suppliante. Je t’ai parlé durement, à toi ! Mais tu me disais des choses cruelles. Tu seras mon épouse, la seule, entends-tu bien, et, plus tard, je te ferai impératrice rayonnante, et je t’adorerai sans fin.

— Ta-Kiang, pensait Yo-Men-Li, pourquoi n’as tu pas le cœur de ce jeune homme ?

Le prince avait les yeux humides et souriait.

— Tu ne souffres plus, au moins ? dit-il. Tu es si pâle ! Comme tu as eu peur, pauvre petite, toute seule dans la nuit. Si j’avais su que tu étais dans le palais ! Mais, dis, veux-tu que je te fasse voir les merveilles de la Ville Rouge ? Viens, tu prendras tout ce que tu trouveras beau. Non, tu ne veux pas. Tu es lasse, veux-tu dormir ? Je mettrai mon bras sous ta tête, et je ne bougerai pas.

— Je veux partir, s’écria Yo-Men-Li en se levant brusquement. Grand prince, tu es bon ; indique-moi la route ; fais-moi sortir d’ici !

— Oh ! non, dit le prince avec inquiétude ; tu ne partiras pas. Ta seule présence a bouleversé mon âme. Je suis transformé, comme un ciel noir où se lève la lune. Ne me replonge pas dans l’ombre ; je ne pourrai plus y vivre. Je veux rester éternellement lié à toi, comme la lumière au soleil.

— Laisse-moi partir, dit Yo-Men-Li, fiévreuse ; ma mère mourrait d’inquiétude en ne me voyant pas revenir ; mon père me tuerait à mon retour, et ma mémoire serait déshonorée !

— Non ; car demain des envoyés glorieux iront dire à tes parents que tu vas être l’épouse du prince Ling.

— Nous ne nous sommes pas rencontrés selon les rites, dit la jeune fille ; le Fils du Ciel ne consentira pas à notre mariage.

— Si, méchante enfant ! Mon père ne me laissera pas souffrir, car il m’aime. Mais toi, tu ne m’aimes pas, tu me détestes ; tes regards tombent sur moi froids et courroucés.

— Je t’aimerai si tu me laisses partir.

— M’aimer ? Tu ne m’as même pas appris ton cher nom.

— Mon nom est Yo-Men-Li.

— Yo-Men-Li ! — Beauté faite de Désir et de Mélancolie, — dit le prince en fermant les yeux.

— Montre-moi la route, dit la jeune fille.

— Oh ! mauvaise ! mauvaise ! Tu dis que tu m’aimeras ? dis-tu vrai ? Je ferai ta volonté pour que tes yeux deviennent doux en me regardant. Mais tu ne m’aimeras pas, tu t’enfuiras, tu te cacheras ; je ne te verrai plus et je mourrai de douleur.

Le prince posa son visage dans ses mains ; des larmes coulaient entre ses doigts.

— Non, dit Yo-Men-Li ; je reviendrai, je ferai ce que tu voudras, je t’aimerai, je serai ton esclave.

— Vraiment ? s’écria le prince, tu m’aimeras et tu reviendras vers moi ?

Il la saisit dans ses bras et l’étreignit contre sa poitrine à l’étouffer ; mais Yo-Men-Li se déroba vivement. Le prince s’appuya à la muraille, défaillant.

— Partons, dit la jeune fille.

— Jure-moi que tu reviendras ! soupira-t-il.

— Tu me reverras demain à la dixième heure ; je le jure sur les cercueils de mes ancêtres. D’abord, pensait-elle, il faut sauver Ta-Kiang.

— Attends, dit le prince, mets cette robe d’hermine sur tes épaules, car la nuit est froide ; puis je t’obéirai. Le cœur pâle de tristesse, je te conduirai où tu voudras.

Le prince fit entrer les petites mains de Yo-Men-Li dans les larges manches de la robe d’hermine, et boucla l’agrafe d’or sur la poitrine de l’enfant ; puis il alla dans une chambre voisine, qui était la Salle du Sommeil. Une ouverture ronde percée dans la muraille laissait apercevoir cette chambre, éclairée d’un jour bleuâtre. Le prince Ling reparut bientôt, suivi d’un eunuque vêtu de rouge.

— Ne crains rien, dit-il à Yo-Men-Li, cet homme est moins qu’un chien, car il est muet.

L’eunuque prit les lanternes au bec de la cigogne et ouvrit dans le mur de laque une petite porte invisible.

— Allons, dit Yo-Men-Li.

— Appuie-toi sur moi, dit doucement le prince, je t’en supplie.

Elle posa sa main sur l’épaule du jeune homme. L’eunuque éleva les lanternes et passa devant. Ils s’engagèrent dans une longue galerie contournée, qui déboucha dans un vestibule où se hérissaient des lions et des monstres sculptés.

— Demain, disait le prince, je donnerai une grande fête. Je conduirai vers mon père la belle Yo-Men-Li, et mon père lui sourira.

— Revoir Kang-Shi ! pensait Yo-Men-Li en tremblant.

Ils arrivèrent sur les terrasses, dont la lune changeait l’albâtre en neige. Ils descendirent un grand escalier, sous la clarté douce de la nuit. Le prince tournait la tête pour voir Yo-Men-Li, et appuyait sa joue à la petite main posée sur son épaule. Après avoir franchi la porte du Ciel Serein, ils traversèrent de longues rues, et arrivèrent au rempart. L’eunuque réveilla les soldats, la grande porte fut ouverte, le pont fut abaissé.

— À la dixième heure, demain, dit le prince, tu viendras et tu m’aimeras, n’est-ce pas, Yo-Men-Li ?

— Tu as mon serment, dit-elle.

Le prince l’attira dans ses bras, et, penchant son visage vers le front parfumé de la jeune fille, il le respira longuement comme une fleur précieuse.

— À présent je suis mort, dit-il, tu emportes ma vie. Va, l’eunuque t’éclairera jusqu’à ta maison. Où est-elle ?

— Dans l’Avenue de l’Est.

Le prince fit un signe. L’eunuque lui donna une des lanternes et se mit à marcher devant Yo-Men-Li.

— Je suis fou, disait le prince en les regardant s’éloigner : je laisse partir mon bonheur.