Le Dragon Impérial/XVIII

La bibliothèque libre.
Armand Collin et Cie (p. 211-217).

CHAPITRE XVIII


LES ÂNES NE SAVENT PAS S’ILS PORTENT DE L’OR OU DU FER


Sous ces lunettes, sous cette barbe blanche, oh ! oh ! quel est cet homme ? Vraiment, il reposera bientôt dans la Salle des Ancêtres.

Cependant, si tu lui arrachais ses lunettes et sa barbe, tu verrais

Que ses yeux étincellent comme des rubis et qu’il ne lui manque pas une seule dent.


La Rue de Kou-Toung est une des rues les plus sales et les plus étroites de la Cité Chinoise. Elle est perdue dans ce réseau inextricable de carrefours et de ruelles contenu de chaque côté de l’Avenue du Centre entre le chemin de Cha-Coua et la muraille de la Cité Tartare. Grouillante, encombrée, tapageuse, brillant de mille couleurs violentes, mais si peu large et si traversée d’enseignes que la nuit s’y établit avant le coucher du soleil, elle donne asile à une foule obscure : petits commerçants, bimbelotiers, revendeurs, raccommodeurs de porcelaine, marchands de vieux livres noircis à demi rongés par les rats, fabricants de verroteries, de petits bijoux en métal faux, de bracelets en jade commun ; c’est là aussi que logent, après leur journée terminée, les barbiers ambulants, les cuisiniers, les marchands d’eau, les forgerons en plein vent. Les façades des maisons, construites en briques et en bambou, disparaissent, bariolées d’affiches de toutes sortes, qui sont des satires, des proclamations, des sentences, des maximes, des pièces de vers placardées par un poète dédaigneux des libraires, ou des critiques moqueuses des mœurs, du costume, du visage de quelque grand dignitaire.

Une multitude vulgaire et mal vêtue piétine dans la poussière épaisse de la Rue de Kou-Toung. Des enfants, accroupis sur des tas d’ordures, jouent au prêteur sur gages : le nez chargé d’une paire de lunettes en papier, l’un estime, regarde, retourne avec mépris les trognons de choux que lui présentent ses camarades et discute le nombre de cailloux qu’il prêtera sur les trognons, avec les grimaces d’un vieil usurier. Les marchands et les habitants des maisons passent la plus grande partie de la journée assis devant leur porte sur des nattes de bambous, s’interpellant l’un l’autre, riant bruyamment et assaillant les passants de mille quolibets hardis.

Une des maisons les moins misérables et le plus solidement construites de la Ruelle de Kou-Toung était habitée par un vieux marchand de lanternes retiré depuis longtemps du commerce. Il passait pour riche parmi les gens du quartier, car il possédait une seconde maison en face de celle où il logeait, et en tirait quelques revenus. Son ventre, du reste, avait l’ampleur d’un ventre de mandarin.

Un jour que, les mains derrière le dos, une petite pipe de métal à la bouche, il parlait sentencieusement à ses voisins des réformes à introduire dans la machine gouvernementale, des chances probables de la révolution, des dommages qu’une guerre civile ferait subir au commerce et spécialement aux propriétaires, il vit venir à lui un vieillard courbé par l’âge, le crâne couvert d’un large bonnet de feutre, le visage enfoui dans une barbe blanche, hérissée et ébouriffée, le corps enveloppé d’une robe brune assez misérable. Il était accompagné d’une petite vieille habillée d’affreux chiffons sales, et tous deux mutuellement soutenaient leur faiblesse.

— Salut, salut ! maître, dit le vieillard au propriétaire ventru, en s’inclinant selon les règles.

— Salut, salut ! dit le propriétaire, en se courbant à son tour.

— Je viens de lire les gros caractères d’une annonce ainsi conçue : « Que celui qui veut louer une maison à un prix raisonnable s’adresse à Sin-Tou » ; et l’on me dit que Sin-Tou, c’est toi.

— En effet, je suis Sin-Tou, dit le propriétaire d’un air majestueux, et depuis quelques jours plusieurs personnes se disputent ma maison.

— Ah ! dit le vieillard ; cependant, puisque ton affiche n’est pas retirée, tu n’as pas encore fait choix d’un locataire ; j’espère que, par égard pour mon âge, tu me donneras la préférence.

— Ton âge est en effet vénérable, dit Sin-Tou ; mais, étant pauvre, je ne puis me permettre d’être généreux. Je livrerai ma maison à celui qui m’en offrira le meilleur prix.

— Je suis pauvre aussi, dit le vieillard. Je suis de Kan-Ton, et je me nomme A-Po. Voici la mère de mes trois fils.

Le propriétaire salua la vieille femme.

— Mes trois fils, reprit A-Po, extraient du fer dans les montagnes qui avoisinent Gé-Ol. Chacun d’eux m’envoie un tiers du minerai qu’il récolte chaque jour. Je me charge de le vendre, et c’est ainsi qu’est soutenue ma vieillesse.

— Le fer est d’un bon rapport, dit Sin-Tou ; les riches s’en servent pour rendre non abordables les portes de leurs palais ; ils en font des lions qui ornent leurs jardins et des dragons qui hérissent leurs toitures ; les guerriers ont besoin de sabres et de lances, et le peuple ne peut se passer d’ustensiles solides. Le fer, heureux vieillard, est aussi précieux que l’or.

— Il faudrait pour bien vendre, dit A-Po, avoir l’activité de la jeunesse et l’habitude du commerce. Les grands marchands écrasent les petits ; ils accaparent les débouchés, et lorsqu’on arrive après eux chez les acheteurs, ceux-ci vous répondent : « Nous n’avons besoin de rien. »

— Tu exagères, répondit Sin-Tou. Les grands marchands dédaignent de vendre peu et laissent des chalands aux industriels plus modestes.

— Enfin, où est la maison que tu veux louer ? dit le vieillard.

— C’est celle qui est en face de nous, dit majestueusement Sin-Tou.

— Oh ! oh ! et combien en veux-tu par année ? Elle est dans une rue bien peu aérée et sera bien malsaine pour un homme de mon âge.

— Malsaine ! s’écria le propriétaire ; apprends qu’ainsi abritée du vent et du soleil, elle est fraîche l’été et chaude l’hiver. La rue est peu aérée ! dis-tu. Ne vois-tu pas que la Ruelle des Libraires se croise avec la Ruelle de Kou-Toung, et que ma maison est placée dans un perpétuel courant d’air ?

— Et combien en veux-tu ?

— Mille pièces, dit le propriétaire sans hésiter.

— Mille pièces ! s’écria la vieille femme en ouvrant les bras avec effroi.

— Mille pièces ! répéta le vieillard en tremblotant.

— Pas un tsien de moins, dit Sin-Tou.

— Mais si je louais ta maison, il nous faudrait manger des rats crus et du riz moisi.

— C’est une bonne nourriture, répliqua le propriétaire.

— Et de quoi se compose la maison ? Elle doit être semblable au Palais du Fils du Ciel pour valoir tant de pièces ?

— Elle contient un appartement pour les femmes, une boutique et des caves.

— Les caves sont-elles grandes ? demanda le vieillard.

— Grandes et solidement fermées.

— Je te donne quatre cents pièces de ta maison, car je suis las de courir et de chercher.

— Si tu n’étais pas un homme vénérable, dit le propriétaire, je ne consentirais jamais à ce marché désastreux ; mais, par respect pour ton âge, j’accepte.

— Je te remercie, dit A-Po.

Son épouse lui tendit un sac d’où il tira quatre cents pièces. Sin-Tou, après les avoir comptées lui-même, alla chercher les clefs de la maison ; puis le vieux et la vieille s’éloignèrent en titubant.

Le lendemain, dès le lever du jour, trois ânes pelés qui trébuchaient à chaque pas défilèrent dans la Ruelle de Kou-Toung ; ils étaient chargés de grands sacs gris qui semblaient fort pesants. A-Po tirait les bêtes par une corde et la vieille femme les suivait, armée d’un bambou. Ils s’arrêtèrent devant leur maison, déchargèrent péniblement les ânes et transportèrent un à un les sacs à l’intérieur ; puis ils partirent. Une heure plus tard, ils revinrent avec les ânes non moins chargés. Vingt fois au moins dans la journée la même manœuvre fut répétée, et le soir Sin-Tou, assis devant sa porte, se disait :

— Ce vieillard est plus riche qu’il ne voulait le dire ; il possède beaucoup de ferraille.

Mais, au grand étonnement du propriétaire, les deux vieilles gens n’habitèrent pas la maison. On les voyait seulement venir quelquefois, suivis d’un âne, et peu d’instants après, s’éloigner en emportant un des lourds sacs de fer.