Le Drame contemporain en Angleterre

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LE


DRAME CONTEMPORAIN


EN ANGLETERRE.




M. TALFOURD. – M. MARSTON. – M. HENRI TAYLOR.


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La destinée du théâtre en Angleterre offre certainement matière à plus d’une intéressante réflexion. Que nos voisins aient un génie essentiellement dramatique, tout dans leur littérature en fait foi, depuis leur Shakspeare et leurs comédies du XVIIIe siècle jusqu’à leurs romans et à leurs moindres ballades. De fait, le drame, tel que nous le concevons, me semble de tout point d’origine anglaise. On ne saurait dire qu’il procède de la tragédie grecque, qui n’était guère qu’une épopée scénique. Il ressemble encore moins à l’art classique des Romains, des Italiens ou des Français, et, malgré l’opinion des Schlegel et en général des premiers critiques de l’école romantique, je ne puis admettre qu’il compte parmi ses ancêtres la tragi-comédie chevaleresque de l’Espagne. Sans doute, nous retrouvons dans l’ancien répertoire espagnol un de ses principaux élémens : le mouvement et la passion ; mais, à examiner de près Calderon lui-même, ce qui frappe chez lui, c’est la répétition presque constante de certains masques traditionnels, tels que le jaloux, la camériste, le cavalier amoureux. L’intérêt de ses pièces réside moins dans l’esquisse des caractères que dans les péripéties. Les incidens sont à peu près indépendans de l’individualité des personnages. Le monde que nous ouvre le poète est avant tout le royaume du hasard ; c’est notre monde sublunaire comme il apparaît à la jeunesse, qui, faute de réfléchir et de remonter des effets à leurs multiples causes, n’aperçoit de tous côtés que des caprices du sort et des êtres qui ne sont jamais rétribués suivant leurs œuvres.

Entre un pareil drame et nos pièces à effet, il peut y avoir quelques analogies ; mais la tragédie qu’ont plus ou moins conçue et réalisée les maîtres de la scène contemporaine, les Goethe, les Schiller, les OEhlenschlaeger, etc., n’a certes rien de commun avec lui. Elle serait plutôt son antipode, la peinture d’un monde où chacun est rétribué suivant ses œuvres, la science du cœur humain qui met en présence des personnalités bien tranchées et qui laisse, en quelque sorte, les mobiles et les passions dont elles sont composées se déchaîner les uns contre les autres devant le spectateur, pour qu’il les voie se heurter suivant leurs lois et engendrer, en se heurtant, leurs conséquences naturelles.

La géologie nous parle de grands cataclysmes à la suite desquels la terre a été radicalement, transformée. Un astre, sans doute, avait traversé notre orbite, et ce qui existait a cessé d’être, ce qui n’avait pas puissance d’exister a pris naissance. Il semble, en vérité, qu’une pareille révolution ait eu lieu dans le monde moral. Où sont les anciennes doctrines, les principes éternels de la poétique du siècle passé ? L’idéal de nos pères a pris le nom de banalité. L’école de l’autorité a fait place à celle du sens propre. La déduction et la méthode géométrique ont été remplacées par l’induction et la naïveté. Autrefois, depuis les Romains, la poésie se donnait pour but le beau absolu, immuable et incontestable, et l’art d’y arriver (l’art de produire des chefs-d’œuvre) consistait à concevoir d’abord des règles, un système, et à travailler ensuite ingénieusement à le réaliser. Maintenant la poésie n’est plus qu’un épanchement ; elle consiste à répéter sincèrement, je dirais presque servilement, ce que l’on a vraiment senti, ce qui est une émotion, telle qu’il a plu à la nature de nous la donner. Autrefois poètes et peintres avaient la même ambition. Racine et Michel-Ange voulaient-ils retracer une figure quelconque, ils s’appliquaient à lui enlever tout caractère trop spécial, à la désindividualiser jusqu’à ce qu’elle représentât non plus ce qui pouvait distinguer une variété humaine de toutes les autres variétés analogues, mais tout au contraire ce qui était commun à plusieurs variétés différentes, ce qui constituait les traits génériques d’une grande espèce. Maintenant l’ambition de l’artiste est de préciser. Loin de viser à reproduire l’idée que la masse des hommes se fait de l’homme en général, il vise à accentuer dans tous ses détails l’image particulière qu’un certain être a pu jeter sur son ame à lui. Le drame, pour lui, n’est que la mise en scène de tous les contrastes et de tous les accidens de caractère qu’il a pu découvrir.

Qu’un pareil drame puisse également s’acclimater au midi et au nord de l’Europe, pour y porter les mêmes fruits, je ne le prétends pas ; mais assurément il a fait, dans ces dernières années, le tour de l’Europe, et assurément aussi il est bien issu, par Shakspeare, du génie même de la race anglo-saxonne. Il suffit de mettre le pied sur le sol anglais pour reconnaître autour de soi la société dont il porte l’empreinte. L’esprit positif, qui a fait la grandeur du royaume-uni, n’est-il, pas l’esprit même de Shakspeare, la tendance à examiner de près, à attacher de l’importance à tout, se frotter aux réalités sans système et sans conception préalable, en un mot la tendance diamétralement opposée à celle des natures abstraites, qui réfléchissent au lieu d’observer ? Chez Bacon, chez Wolsey, chez Cromwel, comme chez le commerçant tout absorbé à calculer le profit et la perte, ce qui domine, c’est toujours ce qui est porté si haut chez l’auteur d’Hamlet : la préoccupation du détail, le talent de différencier. Comme chaque orateur au parlement a sa spécialité qu’il fouille dans tous les sens pour la connaître par le menu ; comme chacun s’occupe de son métier et concentre ses énergies ou ses goûts sur un but déterminé, les pensées de ceux qui pensent tendent obstinément à se spécialiser. Autant nous aimons à grouper, autant les Anglais se plaisent à diviser. Le nombre des biographies qui se publient à Londres est à lui seul un lait significatif. Nul diplomate, nul pieux pasteur ne peut mourir sans qu’un patient chroniqueur recueille laborieusement les moindres circonstances de sa vie, et trois gros volumes ne sont pas trop longs, rien que pour apprendre en quoi le défunt différait de tous les autres membres de la famille humaine.

Même au XVIIe et au XVIIIe siècle, alors que l’influence française se faisait le plus sentir en Angleterre, et que les mœurs de cour, les essais de monarchie absolue et sans doute aussi l’âge intellectuel momentanément traversé, par l’esprit anglais, contribuaient le plus à rapprocher de l’art classique les descendans de Shakspeare, il était facile de voir combien les instincts anglo-saxons se sentaient gênés sous l’empire de l’autorité et de la législation du beau absolu. Rien de plus curieux que de lire les pièces empruntées à notre répertoire par les poètes d’alors. En vain Murphy s’efforce-t-il d’imiter le Cocu imaginaire de Molière : chez lui, l’intrigue originale se complique ; elle recherche les effets qui naissent des contrastes. Le Sganarelle cesse de personnifier la jalousie ; il devient une espèce particulière de jaloux, un être chez qui la jalousie se mêle dans de certaines proportions avec d’autres penchans. Le type se fait individualité, l’abstraction se change en réalité.

On sait jusqu’à quel point l’Angleterre a donné libre carrière, à ces instincts depuis le commencement de notre siècle. Il semble qu’après avoir essayé pendant deux cents ans de se plier aux principes de la renaissance, après avoir fait son possible pour respecter ce que son éducation gréco-romaine avait voulu lui apprendre à respecter, elle ait définitivement résolu d’en finir avec une contrainte trop antipathique à sa nature. Shakspeare n’avait été pour elle que la fin du moyen-âge ; maintenant c’est de propos délibéré qu’elle suit sa pente. Dans le roman, elle a tourné le dos aux contes philosophiques, qui prétendaient peindre la raison et le cœur de l’homme de tous les temps et de tous le lieux. Ce qu’elle lui a substitué, les noms de Walter Scott, de Thackeray, de Dickens et de miss Edgeworth suffisent pour nous l’apprendre. Laissant là la poésie systématique, qui mettait sa gloire à paraphraser certains sujets consacrés d’après des règles sacramentelles, ses poètes lyriques, comme autant de quakers, n’ont plus voulu écouter que la voix intérieure qui parlait en eux. En philosophie enfin, elle a repris, avec Carlyle et bien d’autres, les traditions de Luther et de Bacon. L’intelligence, chez elle, ne s’est plus donné d’autre rôle que de constater et exprimer ce qu’elle apercevait, en d’autres termes, de définir des perceptions en les présentant uniquement comme les impressions causées à un être humain par la réalité.

À juger à priori, on serait porté à croire que ce changement de voie n’a pu manquer d’inaugurer une brillante ère dramatique, car, en poésie comme en chimie, analyser, c’est isoler de nouveaux élémens et se préparer ainsi une série de combinaisons jusque-là inconnues. Et cependant, en dépit de la logique, l’Angleterre du XIXe siècle n’a pas fondé d’école théâtrale. L’élément dramatique par excellence, la peinture d’individualités, a pénétré dans le roman, dans la poésie lyrique ; la philosophie elle-même n’a été qu’une mise en scène des phénomènes du sens propre. Le drame, en un mot, a été partout, excepté au théâtre. Que l’on me comprenne bien cependant. Je n’entends pas dire qu’il n’ait point parti de pièces remarquables. Aucun autre pays même n’a peut-être produit autant d’œuvres dramatiques vraiment littéraires, vraiment, empreintes de réflexion, d’étude, de sentiment poétique, j’irais jusqu’à dire d’instinct dramatique. Seulement toutes ces qualités se sont quelque peu perdues dans le vide, et je ne vois pas qu’aucun écrivain ait encore réussi à imaginer ou à faire triompher du moins une forme tragique réellement neuve et viable, une forme qui conciliât la manière de voir et de sentir de notre époque avec les exigences de la scène, qui fût un compromis harmonieux entre les besoins intellectuels des esprits d’élite et les goûts du public : un moyen d’émouvoir la foule en satisfaisant la raison des intelligens.

Cela a lieu d’étonner d’autant plus que, dans ces derniers temps, on a beaucoup parlé du drame légitime (ainsi nomme-t-on en Angleterre le drame sérieux) et des moyens de le faire refleurir. — Suivant le mot du jour, il y a eu une agitation en sa faveur, comme en faveur du free trade. Je n’exagérerai point l’importance de ce mouvement. Nul doute qu’il ait pénétré peu avant, et qu’il ne se soit guère fait sentir au-delà de la petite église des littérateurs. Toujours est-il qu’il a eu le privilège d’exciter des dévouemens obstinés et profonds comme tout ce qui s’empare de l’esprit anglais. La grande poésie dramatique a eu ses patrons influens, ses écrivains voués à son culte pour l’unique amour de lui. Des sociétés shakespeariennes se sont fondées dans le seul but de publier les pièces inédites de l’ancien répertoire, et d’éclairer toutes les questions relatives à ses maîtres. Un auteur d’un talent connus et d’une position respectée, M. Macready, a pris dans des conditions peu favorables la direction de l’un des grands théâtres de Londres. Il a encouragé les auteurs et interprété leurs œuvres. Le parlement lui-même s’est occupé des intérêts, de l’art scénique. Jusqu’en 1840, trois théâtres, Drury-Lane, Covent-Garden et Haymarket, avaient seuls le droit de représenter les pièces en cinq actes et en vers. C’était là un dernier reste de ce système de réglementations qui avait été autrefois la sagesse de l’Europe, le principe de ses corporations comme de ses statuts financiers, et de ses institutions administratives, et religieuses Naturellement tous les avocats du drame légitime se tournèrent contre ce monopole, et leurs réclamations furent écoutées. Le théâtre fut mis au régime de la liberté comme l’agriculture allait bientôt l’être. Depuis lors, neuf ans se sont passés. Qu’est-il résulté de l’émancipation du théâtre, comme de toute cette agitation ? J’ai bien peur qu’elles aient simplement servi à prouver que les causes de la décadence du drame (je parle de la tragédie surtout, et non de la comédie) n’étaient pas exclusivement de celles que pouvaient atteindre des mesures législatives ou des efforts individuels.

Un fait certain, toutefois, c’est que le goût général, en Angleterre, a abandonné l’école de Dryden pour revenir aux poètes du temps d’Élisabeth. La révolution inaugurée par Hazlitt, Coleridge et Charles Lamb a entièrement réussi à détrôner le passé de la veille. Ce qu’elle a tenté de mettre à sa place, dans les premiers jours d’enthousiasme, je ne m’arrêterai pas à en parler. Tout d’abord elle n’a songé qu’à imiter, et cela était naturel. Les réformateurs commencent à peu près uniquement par savoir qu’ils ont une profonde antipathie pour ce qui se fait et se dit autour d’eux, et, avant de trouver en eux-mêmes un moyen d’exprimer ce qu’ils sentent et ce qu’ils aiment, ils exhument d’ordinaire quelque vieille forme littéraire qu’ils adoptent, parce qu’elle ne les choque pas là où les blesse celle de leur temps. Walter Scott traduisit le Goetz de Berlichingen de Goethe, Coleridge donna une remarquable version poétique du Wallenstein de Schiller. Tous deux essayèrent aussi leurs propres forces à des compositions d’où il eût pu sortir quelque chose ; mais ce furent là des tentatives sans continuateurs. Byron était alors en possession du public, et, quoique l’avenir ne dût pas être à lui, ses rivaux étaient comme perdus dans l’ombre. L’un d’eux, celui qu’on en soupçonnerait le moins, Wordsworth lui-même écrivit alors un drame. Au dire de Coleridge, ce n’était rien moins qu’un coup de maître, une étonnante production. Même en faisant la part de l’enthousiasme d’un ami, on pourrait presque affirmer, les yeux fermés, que le poète des lacs n’avait marché dans aucune des voies battues. S’il est un homme qui soit prédestiné par son organisation à ne s’inspirer que de lui-même, cet homme c’est Wordsworth. Concevoir un modèle idéal, d’après ses souvenirs ou ses propres réflexions, lui est radicalement impossible ; il faut qu’il laisse faire ses impressions. Mais peut-être Wordsworth a-t-il senti que son drame ne possédait pas les qualités nécessaires à la scène ; en tout cas, il ne l’a pas publié.

Après les essais assez ambigus et tout passionnés de Byron, après les études un peu systématiques de Johanna Baillie et les tragédies érudites de Croly, la première réputation qui se présente à nous est celle de Sheridan Knowles. Je passe sous silence Sotheby et Maturin, parce que, comme Byron et Croly, ils n’ont pas engendré de postérité. Knowles, leur successeur, a commencé sur de nouveaux frais ; il s’est fait le disciple des premiers romantiques, de Hazlitt et de Lamb. Chez lui, nul regard tourné vers l’Allemagne, nulle velléités de revenir aux erremens du XVIIIe siècle. Il s’est naturalisé sujet de la reine Elisabeth, et c’est dans Shakspeare et Massinger, dans Beaumont et Fletcher, qu’il a étudié le monde, les hommes et l’art théâtral.

Sans contredit M. Knowles est un homme de talent ; il a une veine assez franche de lyrisme et de sentimens tendres, au besoin même il va jusqu’au tragique ; mais son imagination a un faux air de vignette anglaise, et le drame, entre ses mains, n’est guère qu’un mélodrame élégiaque. Il est porté à imaginer une fable plutôt qu’à imaginer des caractères, à chercher des effets et non à concevoir des êtres humains gros d’élémens dramatiques. Ses personnages parlent peu à l’esprit. Dans chaque scène ils sont ce qu’il fallait qu’ils fussent pour que la situation, frappât le plus fort possible. Ils s’exagèrent dans un sens pour s’exagérer ensuite dans un autre, et, au lieu d’avoir une vie à eux, ils apparaissent ainsi trop souvent comme de simples moyens scéniques accolés bout à bout.

Quoi qu’il en soit M. Knowles a l’honneur d’être une date et de représenter une phase marquée de la littérature anglaise ; car, durant tout son règne, on peut dire que, comme lui, le théâtre en général a eu pour trait dominant l’imitation de Shakspeare. Ce sont les doctrinaires shakspeariens qui se sont agités pour remettre en crédit le drame légitime. Ce sont eux (une partie d’entre eux du moins) qui ont fait nombre autour de M. Macready. Tous, il est vrai, n’ont pas eu les mêmes visées. Les uns ont plus spécialement admiré l’ancien répertoire au point de vue de ses qualités scéniques, et ils lui ont surtout demandé le secret des puissantes combinaisons qui entraînent le public d’un théâtre. Les autres, avec un tempérament plus contemplatif se sont surtout épris de la fantaisie et des prestiges pittoresques de la vieille poésie. Ils l’ont sentie en hommes qui avaient plutôt des sensualités d’esprit que de passions, et ils se sont efforcés d’exceller comme elle dans le talent d’enivrer l’imagination.

Au premier abord, on pourrait penser qu’il n’existe aucun lien de parenté entre ces deux écoles ; elles-mêmes le croient certainement, et de l’une à l’autre il y a eu plus d’une escarmouche de préfaces. Un des plus remarquables écrivains du camp de l’imagination, M. Horne, a même lancé un volume de critiques (le Nouvel Esprit du siècle), où il accuse indirectement le drame réaliste de conspirer avec M. Macready pour exclure le grand art de la scène. Malgré ces dissensions toutefois, il n’est pas difficile de reconnaître des deux côtés le même souci des chefs-d’œuvre du passé, la même disposition à en déduire la règle du beau. « Idéalistes et réalistes » ont je ne sais quoi de mort et qui sent l’homme de lettres. Le ton général de leur esprit est tout moderne, cela est certain ; chez les premiers surtout, on rencontre à chaque instant des pensées et des sentimens qui sortent bien du fond de la société anglaise, qui sont bien ce que l’on ne peut sentir et penser que là, avec ses habitudes de patiente analyse ; mais à chaque instant aussi, se montrent la recherche des manières de dire, le désir de rivaliser avec des beautés aimées, et l’on s »aperçoit vite que cette poésie n’est pas l’œuvre des hommes entraînés par le grand courant du jour.

Est-ce bien là un renouvellement, un printemps qui promette un brillant été ? Je ne puis le penser. Ce culte pour l’époque d’Elisabeth a coïncidé avec les prétentions moyen-âge de la peinture allemande, avec le pseudo-catholicisme des puseyistes, avec l’école historique de Savigny. Dans tous ces retours en arrière, je ne saurais m’empêcher de voir de simples accidens, des modes passagères : l’indication que les esprits étaient mécontens de ce qui existait et qu’ils n’avaient pas encore été capables de créer ce qu’il leur fallait. Les aspirations qui se méprennent ainsi sur elles-mêmes ne sont pas rares au lendemain des révolutions.

Si général et si prédominant qu’ait été cet archaïsme, ce serait cependant une erreur et une injustice de croire que son histoire est celle de toute la poésie dramatique de l’Angleterre durant ces dernières années. À côté des parterres de fleurs artificielles et des jardins en serre chaude, il a poussé plus d’une plante vivace, énergiquement nourrie des sucs de la féconde nourrice, l’alma parens rerum. Je ne parlerai pas des habiles, de ceux qui ont écrit surtout en vue du succès, et qui l’ont obtenu. C’est d’une source plus pure que sortent les œuvres capables de dicter la loi à une époque. Pour avoir chance de les rencontrer, il faut se tourner vers les hommes fortement dominés par leur personnalité, vers ceux qui, si grande que puisse être leur soif de popularité, ont en outre une sorte de tyrannie intérieure qui les contraint à ne chercher le succès que d’une certaine manière. De ces hommes, j’en distingue quatre ou cinq parmi les écrivains dramatiques, et trois d’entre eux en particulier me semblent assez bien représenter les principales tendances littéraires qui ont fait scission avec la majorité. Ces trois hommes, ce sont MM. Talfourd, Marston et Henri Taylor.

Avocat distingué, M. Talfourd ne s’est fait poète qu’à ses heures perdues et pour obéir à une passion d’enfance. Son bagage littéraire est peu considérable Il se compose de deux volumes de Souvenirs de vacances, de trois tragédies et de quelques sonnets. Pour lui, la renommée est venue sans se faire attendre bien plus, sans être appelée. En écrivant sa première pièce, il ne s’était point proposé de la faire jouer : il n’avait consulté que ses goûts littéraires. Probablement ce laisser-aller n’a pas peu contribué à donner à son coup d’essai un charme qu’il ne devait pas retrouver par la suite. Ion avait poussé en pleine terre comme les plantes vivaces dont je parlais tout à l’heure. M. Macready comprit la valeur de cette œuvre et décida l’auteur à en permettre la représentation. L’événement ne trompa point l’attente du clairvoyant acteur. Ion fut applaudi, et, entre les pièces modernes, on en citerait peu qui se soient aussi bien maintenues au répertoire.

Quoique ces débuts datent de loin déjà, de 1836, c’est pourtant Ion qu’il faut remonter pour connaître M. Talfourd dans ce qui a fait son succès et ce qui constitue son originalité. Ainsi qu’il nous l’apprend lui-même, la pièce d’Euripide, à laquelle il a emprunté son titre, ne lui a suggéré que la situation principale de son héros, celle d’un enfant trouvé recueilli dans un temple et employé au service du culte. La peste ravage Argos ; ce sont les dieux qui vengent sur la malheureuse ville l’impiété de son roi, et tandis que les vieillards, réfugiés dans le temple d’Apollon, s’entretiennent du courroux céleste, Adraste, au fond de son palais, brave la destinée. Il sait qu’il n’échappera pas à ses coups, mais il veut les attendre au milieu des fêtes. L’oracle cependant a fait connaître son arrêt : Argos ne sera reçue à merci que le jour où la race de ses princes aura été anéantie. Excités par la haine qu’a inspirée la tyrannie d’Adraste, plusieurs jeunes gens jurent de le tuer. « Et moi aussi, je le jure, » s’écrie la douce voix d’un adolescent qui dans l’ombre survient au milieu d’eux. Cet adolescent, c’est Ion, le fils adoptif du grand-prêtre ; Ion, qui ne sait qu’aimer et croire au bien, qui toutes les nuits quittait le temple, jusque-là à l’abri de la contagion, pour aller consoler les mourans, et qui, la veille encore, s’est dévoué à braver la colère d’Adraste pour tenter une dernière fois de l’amener au repentir. Le jeune desservant est fasciné. Dans tout bruit, il entend une voix qui le désigne : il croit reconnaître l’ordre des dieux jusque dans les questions inquiètes de sa bien-aimée, qui a lu ses pensées sur ses traits ; mais, au moment où il s’apprête à obéir à l’injonction du ciel, il apprend qu’Adraste est son père. Tandis qu’il hésite, un des conjurés porte au roi un coup mortel. C’est une autre victime qu’Ion est appelé à immoler. Il est le descendant de la race maudite. Pour qu’Argos soit délivrée du fléau, il faut qu’il périsse, et, devant le peuple rassemblé pour le saluer roi, il s’offre en sacrifice sur l’autel des dieux.

La forme adoptée par le poète n’est point neuve, ou le voit. Ce n’est point là qu’est son originalité. On ne saurait trop dire où elle est, et cependant il y a bien dans l’œuvre entière quelque chose de franc, de non-adultéré, quelque chose que n’ont point les élucubrations de la logique, et que la nature seule peut faire. Ce quelque chose, c’est la personnalité de M. Talfourd, c’est une sorte de recueillement et d’aspiration vers la beauté morale. Le repos est partout. À lire Ion, il semble que l’en respire un bon air, et l’on éprouve quelque chose d’analogue au plaisir que cause la pensée d’une noble action. Tout le caractère du jeune héros est d’une pureté transparente qui attire. On aime à entendre Clémanthe s’écrier, tout en proie à ses inquiétudes :

« C’est près d’Adraste qu’il court. Si le tyran réprouvé périssait par sa main, un noir souvenir pèserait comme un nuage sur son ame délicate, et flétrirait de son ombre le monde de ses riantes pensées. Me rendrai-je au palais ? Parlerai-je… en réclamant sa vie pour prix de mes révélations ? Non, ce n’est jamais le rôle d’une femme que de se laisser entraîner par les pressentimens de sa tendresse à contrarier la fortune de l’homme auquel elle s’attache. Son rôle à elle, c’est d’entrelacer dans la trame de l’existence aimée tout ce qu’elle a de joie à donner. Mon pauvre cœur a trouvé son refuge dans l’amour d’un héros ; son devoir est de se contenir et d’avoir confiance jusqu’à ce qu’il se ranime ou se brise avec le sien. »

Ai-je besoin de le dire toutefois ? une telle amante est bien moderne, bien anglaise ; et l’on est également fort loin d’Athènes quand le jeune desservant répond à ses prières :

« Le ciel m’a appelé, et mon honneur est engagé. Quand ton cœur s’est donné à un pauvre enfant sans amis, tu n’as pas cru aimer en lui un être avili. Il ne doit pas s’avilir, maintenant que ton choix l’a couronné. Tu m’as accordé le droit de réclamer ton appui durant notre voyage à deux, qu’il doive se prolonger jusqu’à la vieillesse ou finir dans une heure, et maintenant je te le demande. C’est à toi de m’encourager et de m’envoyer à mon œuvre, fort de ta libre approbation. — Va, répond Clémanthe, je ne voudrais pas te voir autre que tu es, vivant ou mort. Et si tu devais succomber, je trouverais encore plus de bonheur à être la fiancée de tes froides cendres qu’à briller au milieu des plus magnifiques honneurs : à toi, toujours à toi. »

Ion est le type de la fermeté inébranlable dans la douceur et la conviction ; c’est le sublime de la pureté morale, qui puise sa force dans la bonté et la réflexion, qui sent vivement la vie et ses joies, et qui pourtant est prête à les sacrifier à l’appel du devoir. » Rien de moins antique que cet idéal : l’idéal grec, c’était Achille le fougueux ou Ulysse le rusé. Ce que je dis d’Ion et de Clémanthe, je pourrais le dire d’Adraste et de ses retours attendris vers une époque où il était innocent, où il aimait une femme que son père a fait tuer, où il avait un enfant et des joies dont la perte a fermé à jamais son cœur. Si de tels êtres eussent existé à Athènes, la Grèce, au lieu d’avoir ses idées, sa religion et ses mœurs, eût eu le gouvernement représentatif et la morale de l’Angleterre.

M. Talfourd lui-même a senti tout le désaccord qu’il y avait entre l’ame de ses personnages et leur rôle. « Je ne me le dissimule pas, dit-il dans sa préface, Il est impossible d’obtenir un effet vraisemblable, à moins d’envelopper des Grecs d’une atmosphère de sentimens grecs, de manière à donner une nationalité homogène à toutes les parties du tableau… Produire un tel ensemble était au-dessus de mes forces, et, par pure impuissance, j’ai eu recours à la fatalité et aux agens métaphysiques pour conduire jusqu’bout d’un cinquième acte les caractères ordinaires d’une pièce romantique… Mon œuvre n’est que le fantôme d’une tragédie ; elle n’est point une substance scellée dans le roc vivant de l’humanité ; comme telle, elle ne saurait conserver dans la mémoire des hommes la place que le vrai seul peut occuper. » Je cite avec plaisir ce passage tout empreint d’une si saine raison. Jusqu’à quel point suffit-il pour excuser M. Talfourd ? Que chacun en décide ; toujours est-il que le poète n’a été que trop bon critique. Ce que nous savons, nous le savons, et nul magicien ne nous ferait accepter de nouveau cette antiquité conventionnelle où nos yeux distinguent des fragmens d’époque différente, hurlant de se sentir accouplés. Un jour peut-être, un talent plus audacieux sentira le désir d’étudier la Grèce réelle du passé au point de vue de nos lumières actuelles, et, revêtant de formes palpables les mobiles et les agens spirituel que notre raison pourrait découvrir sous ses dehors, il nous montrera comment s’engendraient les actes et les croyances de ce monde mystérieux où un génie si souple et si facile s’aillait à tant de terreurs enfantines, où des intelligences, sœurs de celles d’Homère et de Phidias, concevaient encore l’univers comme nos paysans, qui, dans le moindre fait qu’ils ne peuvent expliquer, dans une clé perdue et retrouvée, voient soudain l’intervention d’un dieu constamment occupé de leurs affaires de ménage. Certes, il y aurait là un riche thème pour la poésie ; mais M. Talfourd ne l’a pas osé aborder. Pour traiter un sujet grec, il a tâché de croire, comme un Grec, à la fatalité et à la fascination ; comme un Grec aussi, il a recherché la simplicité grandiose ; son désir a été de construire un moment symétrique, un ensemble où l’œil ne pût découvrir aucun autre ensemble secondaire. Jamais ces préoccupations ne l’ont abandonné ; elles reparaissent dans sa seconde pièce, le Captif athénien ; elles reparaissent jusque dans son Massacre de Glencoe, qui n’est moderne que par son sujet, et toujours, en voulant être grec, il ne fait que reprendre les traditions d’Addison et de Racine ; toujours, en reproduisant comme eux les formes et les pratiques de l’antiquité, il donne, comme eux, à la poésie un but auquel Sophocle n’avait jamais songé. Au lieu de représenter naïvement les hommes tels qu’il les a vus autour de lui ou dans la tradition, c’est un idéal qu’il symbolise, c’est le beau tel qu’il le comprend. Son idéal, il est vrai, n’est plus tout-à-fait celui des classiques du dernier siècle. Le beau qui l’attire ne réside pas autant dans les allures cérémonieuses et les procédés aristocratiques : il est davantage dans l’essence même des sentimens représentés ; mais ses conceptions n’ont toujours qu’une vie abstraite et métaphysique. Il a beau avoir de l’ame, du pathétique, parfois même une sensibilité remplie de naturel, comme dans la scène où Ion prend congé de la vie, le système reparaît vite à la scène suivante, Ion n’est pas le type de l’élévation morale ; le type doit être soutenu ; et Ion, au lieu de parler comme un homme, parle comme l’élévation morale sans limites et sans mélange. Ainsi de tous ses autres personnages ; ils ne sont ni des Grecs, ni des Romains, ni aucune espèce d’homme bien définie, ils sont des emblèmes génériques. Dans ses deux dernières pièces surtout, où ne circule plus le souffle qui animait Ion, et où son absence laisse mieux apercevoir le squelette du genre adopté, le factice et l’emphase apparaissent bien à nu. Le style a toujours l’allure solennelle ; c’est encore ce beau langage qui s’applique à éviter la précision, à déguiser ce qu’il veut dire sous des ornemens qui ne servent pas à peindre des nuances pittoresques senties par le poète, et qui sont seulement un usage et un bon ton. L’auteur d’Ion a réussi. La littérature tendue et peut-être l’activité surexcitée de notre époque avait fait sentir le besoin d’un art plus calme : M. Talfourd est venu à son heure, et, grace au charme de ses abstractions, il a plu à peu près comme plaisent ces statues funéraires du moyen-âge, dont la raideur ne traduit que plus énergiquement l’immobilité qui nous frappe dans la mort ; mais, s’il a su être poète malgré le moule où il a versé sa poésie, je ne puis croire que sa tentative ait aucune chance de faire école. Un tel idéalisme a trop peu de chose à apprendre à la raison. Ce n’est pas lui qui peut assouvir surtout l’éternel, esprit d’induction de cette race anglo-saxonne, qui ne se construit jamais un idéal pour s’y arrêter qui va toujours de l’avant, et qui incessamment emploie toutes ses facultés à observer et à se rendre compte de ses observations. D’ailleurs, le beau à la grecque n’a jamais réussi à se naturaliser chez les Germains. Il semble que les grandes lignes du Parthénon ou la majestueuse unité des tragédies athéniennes soient trop vite épuisées pour leur activité curieuse. En poésie comme en architecture, ils ont toujours recherché a complexité ; ils la voient dans la vie ; ils ont besoin de la retrouver dans ses images.

Comme M. Talfourd, M. Marston est un écrivain heureux, dont la première bataille a été une brillante victoire ; comme lui aussi, il a été deviné par M. Macready, qui s’est chargé de lui servir de parrain devant le public. Depuis lors, chacune de ses pièces a fait sensation. La presse n’a cessé de parler de lui comme d’un talent sérieux, et à l’heure qu’il est, maintenant que M. Knowles est une gloire de la veille, on peut le regarder comme le principal champion du drame représenté. Je fais cette distinction, parce qu’en Angleterre il s’écrit bon nombre de drames de cabinet. Dans un certain monde même, on tient à honneur d’être injouable, du moins par le temps qui court. La Fille du Patricien, le coup d’essai de M. Marston, est l’histoire d’un poète d’humble naissance qui s’éprend d’une jeune patricienne, la, fille du comte de Lynterne, et qui, après avoir été orgueilleusement éconduit par le comte, s’en venge en devenant, à force de talent, un des plus grands orateurs du parlement, et en dédaignant a son tour l’alliance du grand seigneur, qu’il a amené à lui offrir sa fille. Plus tard, Mordaunt (ainsi se nomme le poète) découvre que lady Mabel n’avait point été complice de l’affront qui lui a été fait, et quand le comte, pour sauver sa fille mourante, s’abaisse jusqu’à la lui offrir de nouveau, lady Mabel n’a que le temps de lui pardonner.

Si entraînante que fût l’œuvre du jeune poète, le fond, ont le voit, en était assez naïf : c’était simplement la glorification du génie comme on le conçoit à dix-huit ans, c’est-à-dire du génie qui, par cela seul qu’il rêve des vers, est propre à tout, et qu’un monde aveugle écrase de ses dédains. Rapprochés de la Fille du Patricien, les deux autres drames de M. Marston nous le montrent en progrès marqué, mais toujours dans son sentier. Nul talent n’a moins hésité que lui. Dès les premiers jours, il avait deviné sa vocation. Le Coeur et le Monde, tel est le titre de sa seconde pièce ; la première eût pu être appelée le Génie et l’Orgueil nobiliaire. Dans Strathmore, qui vient d’être récemment joué, nous retrouverons encore une antithèse de même nature. Pour lui, concevoir un drame, c’est concevoir la lutte de deux principes. Son instinct poétique est tout manichéen.

Un fragment de sa dernière pièce fera connaître du reste sa manière mieux que toutes les définitions possibles. La position de son héros Strathmore lui a été inspirée par celle de Morton dans les Puritains d’Ecosse de Walter Scott. — Cette fois, quoique le combat moral soit à peu près le même que dans le Coeur et le Monde, le rôle de l’amour est changé ; c’est lui qui fait l’office de tentateur. Fils d’une famille royaliste et amant aimé de la fille d’un jacobite exalté, sir Rupert, Strathmore a été décidé par ses convictions à se joindre aux puritains. Pour obéir à la voix du devoir, il a sacrifié l’espoir d’être uni à celle qu’il aime. Appelé plus tard à juger sir Rupert, qui est accusé d’avoir assassiné un ministre presbytérien, il trouve encore la force de n’écouter que la voix du devoir : il juge suivant sa conscience, et les prières de son amante elle-même ne peuvent l’ébranler. « Que désirez-vous de moi, madame ? lui dit-il en l’apercevant.


« KATHARINE. — Est-ce ainsi que Strathmore parle à Katharine ?

« STRATHMORE – Taisez-vous. Ces noms appartiennent à un monde qui n’est plus ; entre ce monde et le nôtre s’ouvre un abîme qui nous fait étrangers.

« KATHARINE. — Monsieur, méconnaissez-vous le lien de la douleur qui rend frères jusqu’aux étrangers ? Une fille qui veut sauver la vie de son père peut s’adresser au cœur le plus sauvage ; elle frappe et on lui ouvre.

« .STRATHMORE. — Madame, vous ne parlez pas à un cœur sauvage, mais à un cœur brisé.

« KATHARINE. — Ah oui ! brisé de pitié pour lui !… Je le savais bien. Halbert, vous voudriez épargner mon père ; mais ces hommes de sang, vos compagnons, vous enveloppent et forcent votre main, votre main qui s’y refuse, à frapper… Ce n’est pas Strathmore qui, par un double meurtre, voudrait tuer le père, et en lui tuer son enfant.

« STRATHMORE, d’un air distrait. — Non, ce n’est pas Strathmore : Strathmore, cet atome perdu dans l’infini de l’amour, de l’espérance, de la douleur, il est réduit en cendres ; mais sa poussière se rassemble en une forme terrible, qui s’épouvante, d’elle-même et prend le nom de justice.

« KATHARINE. — Non, tu es toujours un homme. Les chagrins des hommes ont amaigri tes joues ; tes yeux sont brûlés faute de larmes humaines, et, tandis que je parle, ils se troublent. Devant eux glisse le souvenir de notre vie passée, de notre amour. Oui, tressaille, et sens que tu es toujours un homme.

« STRATHMORE. — C’est vrai, c’est vrai.

« KATHARINE.- Alors sauve mon père.

« STRATHMORE. — Le puis-je ?

« KATHARINE. -Oui.

« STRATHMORE. — Comprenez-moi bien : c’est son innocence qui doit le sauver… Vos preuves ! vos preuves !

« KATHARINE. — Les voici. Vous étiez son ami, presque son fils.

« STRATHMORE. — Le ciel n’a-t-il point de pitié ?

« KATHARINE. — Ecoutez-moi. Il existe des moyens de le sauver que vous ne pouvez deviner… il nous est possible de déjouer les limiers… D’un moment à l’autre, mon frère peut arriver à la tête d’un corps de troupes…

« STRATHMORE. — Vous ai-je bien entendue ? Trahir les devoirs de ma charge…

« KATHARINE. — Où sceller ton désespoir ?

« STRATHMORE. — Mon désespoir, cela est possible, mais non ma honte. Pourquoi m’avez-vous dit cela ?… »

En vain Katharine s’efforce-t-elle de le retenir, Strathmore veut sortir. Il ne doit pas trahir ses compagnons, il faut qu’il les mette à l’abri d’une surprise.

« KATHARINE. — Vous ne passerez pas !

« STRATHMORE. — Il le faut !

« KATHARINE. — Mes bras sont faibles, ils ne peuvent t’arrêter. – Pourras-tu franchir ces yeux qui ont réfléchi ton amour ? S’ils ont perdu leur éclat, c’est que tu étais leur vie et que tu les as abandonnés. Le moindre présent que j’ai reçu de toi, ils l’ont baigné de plus de larmes qu’il n’en tombait du ciel sur les fleurs que tu me cueillais ; ils ont mouillé tous les mots d’amour que tu m’avais écrits, oui, toi ! et pourtant ils souriaient de ce que chacun d’eux était empreint dans mon cœur, où je te rebaptisais quand les hommes flétrissaient ton nom.

« STRATHMORE. — Il faut que je sorte !

« KATHARINE. — Si tu le peux, sors donc ! Vois, la nature en toi se révolte. Tes pieds sont fixés à la terre, ton visage est de pierre. De ces murailles effrayées jaillit un cri qui perce la voûte du temps, et le passé sort de sa tombe. Ici même, aux côtés du vieillard, tes pieds d’enfant se sont essayés ; près de ce foyer, il te tenait sur ses genoux, badinant de la main avec tes cheveux, la tête inclinée pour écouter tes bégaiemens. Là, près de cette chaise, nous nous sommes agenouillés pour nous fiancer devant lui, tandis que sa voix, une voix de soldat, affaiblie par trop de tendresse, balbutiait sa bénédiction. Allons, de l’audace, accomplis ton œuvre. Debout donc devant le foyer de mon père ! et là, là où il nous a bénis, prononce son arrêt de mort ! (Elle le traîne devant le foyer.)

« STRATHMORE. — Moi ! moi ! (il s’évanouit.) »


M. Marston est là tout entier. Il. ne songe à imiter ni les Grecs ni Shakspeare. Ce qui domine en lui, c’est le sentiment de la passion. Il écrit d’abondance, il est puissant parfois, toujours il intéresse et entraîne ; mais, il faut bien le dire, sa verve tient beaucoup de cette verve juvénile qui saisit soudain parce qu’elle est seulement l’écho de ce que l’on sent à première vue, des impressions que l’on reçoit sans se préoccuper d’étudier de près les choses de la vie. La jeunesse, du reste, se trahit partout chez M. Marston. L’existence, pour lui, est toute entière dans la lutte, dans ce qui séduit l’esprit aventureux et avide d’émotion. Son idéal est celui des peuples jeunes et des natures jeunes : ce n’est point la sagesse qui cherche à concilier entre elles toutes les facultés de notre être, c’est le sacrifice, l’énergie qui brave l’impossible et qui se plaît à dompter la nature, à lui imposer malgré elle la loi d’un généreux orgueil. Si le propre de M. Talfourd est d’être guindé comme un rhéteur, celui de M. Marston serait de manquer de modération, d’être exagéré comme les fougueux jugemens de la vingtième année. Ce n’est point sans motifs que je rapproche ainsi ces deux écrivains ; entre eux, il y a plus d’une analogie. L’un et l’autre recherchent la simplicité et l’unité dans la disposition de leurs œuvres. Chacune de leurs compositions est entièrement consacrée à mettre en relief une seule figure, une seule conception, un seul sentiment. Tous deux, d’ailleurs, sont restés également loin de la tragédie vraiment tirée des entrailles de l’humanité. Ils ne sont point des vivans qui se mêlent aux vivans, qui étudient sans cesse leurs voies et moyens, et en qui retentissent toutes leurs émotions. L’un est au-delà, l’autre en-deçà de la vie. Le premier fait songer au penseur un peu fatigué qui a observé, qui sait, mais qui veut oublier le monde pour s’entretenir de ce qu’il regrette de ne pas avoir rencontré, et pour se faire des visions où il corrige la réalité. Chez le second, on croirait entendre les ébullitions du cœur qui, avant de connaître le monde, le rêve comme il voudrait le trouver, comme il aurait besoin de le trouver pour pouvoir y assouvir à son aise ses exigences et ses appétits. J’appellerais volontiers sa poésie la métaphysique du désir. De M. Talfourd et de M. Marston le plus incorporel serait encore le dernier. Chacun des personnages de M. Talfourd est au moins le résumé de certains traits communs à une vaste classe d’individus humains. Les héros de M. Marton, au contraire ne sont que des principes moraux sous forme d’allégorie. Son Strathmore, par exemple, ne personnifie pas même le sentiment du devoir chez un puritain. Il représente la conscience en général, celle de M. Marston plutôt. Quand Katharine lui dit : « Si tu succombes, je ne pourrai pas même pleurer un héros, que répond-il ? « Katharine, la vie connaît rarement ses héros. La calomnie, comme une poussière, salit le lutteur ; pourtant il persiste, et, à sa mort, le vêtement souillé tombe de son corps fatigué. Sa mémoire prend position sur sa tombe, et le monde s’écrie : Un héros ! » Où est la foi du covenanter ? où est son langage ? où sont toutes les particularités axquelles notre érrudition a besoin de le reconnaître ?

Il faut être juste : M. Marston a fait un pas en avant. Tandis qu’autour de lui les poètes dramatiques semblaient tous plus ou moins convaincus que le drame était tout entier dans les fougueux procédés de l’ancienne tragédie, lui au moins a senti que nos mœurs domestiques et notre vie plus concentrée avaient elles aussi, leurs dévouemens, leurs angoisses et leurs héroïsmes, moins turbulens et moins affichés sans doute que ceux du passé, mais mille fois plus multiformes et aussi dignes de la poésie. C’est un mérite à lui que d’avoir entrevu avec justesse où était ce nouveau drame, c’en est un autre que d’être parvenu à nous intéresser aussi fortement à des phénomènes moraux qui, le plus souvent, ne se trahissent que par des conversations ; mais la justice aussi me force à l’avouer, en lui je n’aperçois pas le tempérament du véritable génie dramatique, dans ses pièces passent et repassent des fantômes qui, à certains égards, peuvent bien être des conceptions originales, je veux dire qui peuvent être comme un commentaire et une traduction que lui-même, M. Marston, a su nous donner du sens attaché de son temps et par sa race aux mots amour et devoir ; mais dans ses pièces on chercherait en vain ce qui, pour la raison de son temps et de sa race, est le signe distinctif du monde de Dieu, l’infime variété et la mêlée de mouvemens contrariés qui résultent du choc d’une multitude d’êtres nettement caractérisés, au nombre desquels il n’y en a pas deux qui se ressemblent, pas un seul qui soit conforme aux types abstraits de nos classifications. Quand bien même il personnifierait tour à tour toutes les qualités bonnes ou mauvaises qui ont reçu une désignation dans notre vocabulaire, on sent qu’il aurait vite épuisé ses ressources. Le propre du vrai poète dramatique, si je ne me trompe, c’est précisément de ne point avoir d’idéal générique, de ne point arrêter d’avance dans son esprit ce qu’est l’amour en général, la vanité en général, mais tout au contraire de rester ouvert à tout, de tout remarquer sans rien juger et sans rien mépriser, en un mot de ne pouvoir rencontrer un objet ou un être quelconque sans que les impressions qu’il en reçoit forment en lui un modèle idéal de cette réalité particulière, une conception spéciale qui est son type à elle seule. Cette faculté du génie qui se fait passif dans ses lectures ou dans son commerce avec les hommes pour être mieux frappé par les moindres étrangetés de caractère, elle manque entièrement à M. Marston. Il est poète lyrique, moraliste passionné ; mais les lois de son intelligence ne sont pas celles des organisations qui ont reçu le don d’être inépuisablement capables, comme la nature, d’engendrer des formes et des combinaisons nouvelles.

En tête de la première édition de la Fille du Patricien, M. Marston avait publié une sorte de manifeste en faveur du drame puisé dans nos mœurs actuelles. Le Nouvel Esprit du siècle, de M. Horne, que j’ai déjà cité, fut probablement une réponse à cette déclaration de principes. Entre eux, ce fut comme une passe d’armes au nom du réalisme et de l’idéalisme. La vérité est-elle, oui ou non, le but de la poésie et de la peinture ? C’est là une question qui, de nos jours, a été longuement débattue, et, à mon sens, une question assez mal posée. Pour chacun, la réalité se compose forcément de ce qu’il voit et sent. Ce que l’on nomme la vérité ne peut donc être qu’une idée, celle que la majorité des hommes se fait des choses, et la seule distinction qu’il soit raisonnablement possible d’établir entre les divers talens, c’est que les uns nous retracent des tableaux où figurent seulement un petit nombre des élémens qui, dans le monde réel, peuvent agir sur nous, tandis que d’autres, les génies, portent en quelque sorte en eux toute l’humanité de leur temps, et résument dans leurs créations toutes les impressions que les hommes et les choses sont susceptibles de faire éprouver à leurs contemporains. À ce point de vue, M. Marston et ses adversaires me semblent avoir été également exclusifs. Pour l’auteur du Coeur et du Monde, la réalité ne consiste guère que dans les passions, le besoin d’aimer et celui de s’illustrer à ses propres yeux. Pour les idéalistes dont j’ai déjà parlé, elle est, comme pour les natures rêveuses dont le plus doux plaisir est de s’émerveiller, une succession de couleurs et de fantômes. En s’appliquant, comme ils l’ont fait, à représenter le surhumain, ou, ce qui n’est plus possible, les bizarreries des siècles passés, ils n’ont su donner à leur monde imaginaire la propriété d’étonner qu’en le mettant en contradiction avec mille observations de notre raison. Idéalistes et réalistes, du reste, ont tous plus ou moins fait comme le savant qui, dans sa méthode naturelle, supprimerait les variétés et les individualités pour ne laisser subsister que les classes et les genres ; bref, ni les uns ni les autres, n’ont reproduit sous ses multiples faces la réalité telle qu’elle est pour l’Angleterre actuelle, avec son insatiable besoin d’analyse et sa tendance à se préoccuper surtout des nuances qui distinguent entre eux les objets.

C’est là ce qu’a parfaitement senti M. Henri Taylor, l’auteur de Philippe d’Artevelde. Ce qu’il dit (dans sa préface) de Byron et de Shelley pourrait, à plus d’un égard, s’appliquer à M. Marston et à l’école de l’imagination. « Le genre de poésie qu’ont mis en honneur les poètes populaires de notre siècle, écrit-il, exercera toujours, une grande fascination sur les lecteurs jeunes, mais je ne puis partager l’opinion de ceux qui voudraient le placer au faîte de l’art. Ce qui caractérisait ces poètes, c’était une grande impressionnabilité et une ardeur passionnée, la profusion des images, la force et la beauté du langage, le tout enveloppé d’une versification particulièrement adroite, particulièrement coulante et pleine de cette espèce de mélodie qui, par ses cadences bien prononcées et faciles, à prévoir, séduit essentiellement les oreilles peu exercées ;… mais où ils ne regardaient pas l’humanité avec des yeux d’observateurs où ils ne considéraient pas comme une partie de leur rôle de mettre à profit ce qu’ils voyaient. Dans leurs idées, la mission de la poésie n’était pas de parcourir les dédales de la vie dans toutes ses catégories et dans toutes ses circonstances vulgaires ou romanesques pour remarquer toute chose, induire et instruire. Au contraire, la mission qu’ils lui donnaient était de se tenir bien loin de tout ce qui est palpable et vrai, de peu s’inquiéter de tout ce qui est rationnel et sage. De fait, presque tous ces écrivains avaient adopté un diapason de langage qui est à peine conciliable avec l’état d’esprit dans lequel un homme peut faire usage de son entendement. » — « Et cependant, ajoute plus loin M. Taylor à la suite de ses remarques sur Byron, on ne saurait dire que rien de mieux ou même d’aussi bien ait paru depuis lors. La poésie du jour ne consiste qu’en une diction poétique, un arrangement de mots indiquant une excitation ou une excitabilité intérieure ; elle s’adresse non aux facultés perceptives, mais aux sensations, et elle se borne à peu près à typifier certains sentimens qu’un être entièrement dénué d’intelligence pourrait éprouver avec une égale intensité… Quant aux disciples de Shelley, ils voudraient transporter le domicile de l’art dans des régions où la raison, loin d’avoir aucune suprématie, n’est qu’une étrangère et une proscrite. Chez eux, il y a comme une idée fixe que nul phénomène ne peut être parfaitement poétique avant d’avoir été décomposé et recomposé de telle sorte qu’il n’apparaisse plus que comme une vision. »

Tant, s’en faut cependant que M. Taylor veuille condamner la poésie à n’être que la science de mettre en vers les interprétations du jugement. « Le poète, répète-t-il, ne saurait avoir trop d’imagination. » Pour compléter sa pensée, on pourrait dire que le génie poétique, à ses yeux, est l’équilibre harmonieux de toutes les facultés, l’état moral de l’homme posé, chez qui l’imagination, et le tempérament passionné ont pour contre-poids la science et le besoin d’observer, et qui, sans s’éprendre follement d’un côté des choses, sans se laisser étourdiment emporter par aucun instinct désordonné, épanche en rhythmes variés, comme la vie, les émotions multiples que causent à une ame impressionnable les perceptions d’un esprit pénétrant et curieux.

Il est bon de le dire tout de suite ; M. Taylor ne s’est pas uniquement adonné à la poésie. Sous le titre de Notes d’après nature et d’Impressions de lecture, il a dernièrement publié deux volumes qui attestent une intelligence habituée à porter de tous côtés sa curiosité et son attention. D’ailleurs, il a pris sa part d’existence positive : il occupe ou a occupé du moins une place dans l’administration, et, en pratiquant ainsi les affaires, il a recueilli les matériaux d’un remarquable traité sur l’homme d’état[1]. L’avant-propos de ce catéchisme administratif est fort caractéristique. M. Taylor nous y annonce qu’il a préféré ne livrer au public que des fragmens décousus, des lambeaux de l’homme d’état tel qu’il le conçoit, plutôt que de compléter par des idées purement tirées de ses réflexions les idées que lui a suggérées son expérience. Cela seul indique assez que la raison dont il revendique les droits n’est pas la logique, la faculté de raisonner et de déduire, mais bien le sens expérimental, la faculté d’observer. Jusque dans ses vers, du reste, il trahit fréquemment, comme nous le verrons, ses antipathies contre la philosophie qui, au lieu de regarder, prétend expliquer, et extrait d’une conception à priori ce qu’elle doit penser de toute chose. Il se plat à emprunter des épigraphes à Bacon, et, avec Carlyle, il me semblerait même un des principaux restaurateurs de l’esprit baconien. Un pareil écrivain, assurément, nous promet une tout autre poésie que celle qui se tisse de rêves et d’instincts dans une cervelle ignorante, et si l’on pouvait craindre que tant de raison laissât peu de place au sentiment et à la fantaisie, on serait promptement rassuré à la seule lecture de la folle chanson qui sert de prélude à son dernier poème. C’est un gardeur de pourceaux qui chante :


« IL a mangé des glands, le pourceau ; il a tant mâché de glands noirs, que sa queue en a frétillé de joie. Et il a cabriolé en l’air, et il s’est roulé par terre, et il a trébuché et chancelé, et il a galopé et glapi comme s’il était saoul de bière ; car vous devez savoir que ce que fait à l’homme le vin ou la bière, les glands noirs le font au cochon. »


Isaac Comnène, la première des études dramatiques de M. Taylor, et la seule dont il ait cherché à faire une pièce représentable, cotoie de fort prés l’histoire, ainsi qu’elle est racontée au chapitre XLVIII du grand ouvrage de Gibbon. Menacé dans sa vie par la jalousie et les soupçons de l’empereur Nicéphore, Isaac Comnène soulève contre lui ses partisans, et, après l’avoir renversé du trône, refuse la couronne pour la donner à son frère Alexis. La légèreté et le besoin de juger, sans prendre la peine d’examiner l’esprit de contradiction et de lutte sans conviction des hommes incapables de vivre en paix, parce qu’ils ne savent pas être honnêtes ; des passions étourdies qui veulent ce qu’il est fou de vouloir, et qui, pour l’obtenir, s’embarrassent et s’égarent dans de vaines finesses, voilà ce que M. Taylor nous a peint dans la Constantinople du Bas- Empire, voilà, pourrais-je ajouter, la Grèce jugée par la raison anglaise. Sous nos yeux s’agite un peuple qui périt par trop d’esprit. La leçon est opportune, et mérite d’être méditée.

En donnant une seconde édition de son œuvre, M. Taylor lui a malheureusement fait subir quelques changemens qui empêchent de saisir aussi bien les origines de son talent. Toutefois, même à travers les retouches, on peut encore retrouver la jeunesse de l’auteur. De tous ses poèmes, Isaac Comnène est celui où les événemens et les caractères se groupent le plus étroitement autour d’une figure en saillie, qui, on le sent, est l’abrégé de ce que le poète admire et veut faire admirer. Dans toute la pièce, il y a comme du prosélytisme.

« Montrez-moi, s’écriait Shakspeare, montrez-moi l’homme qui n’est pas l’esclave de la passion, et je le porterai au fond de mon cœur, oui, dans le cœur de mon cœur. » Cet homme, c’est aussi l’idéal de M. Taylor, le héros que toutes les productions sont consacrées à mettre en lumière sous ses diverses faces, comme sous l’influence des circonstances les plus variées. Déjà, dans Comnène, il esquisse d’une main sûre les qualités qui font le grand chef et lui donnent la puissance de se faire craindre et aimer. Le comte Isaac est prévoyant ; il sait rêver et agir, il profite de tout et rétribue chacun suivant ses œuvres Quoiqu’il porte en lui le deuil d’une femme adorée et perdue, quoique, comme un amoureux berger, il ait écrit sur les rochers du rivage : Hélas ! Irène, même au milieu de ses regrets, il ne se laisse jamais surprendre à l’improviste. Dans sa grande figure apparaît surtout l’homme sincère, qui a une conviction et une direction bien affermie, parce que tout ce qu’il a vu et senti oblige son être à aimer et à affirmer quelque chose. Bien plus, le Comnène du poète nous montre un tel homme au sein d’un chaos comme la Constantinople du Bas-Empire, quand, pour arriver à ses nobles fins, il a à tirer parti et à se garer des élémens d’un pareil monde.


« Vous auriez dû être auprès de moi depuis une heure ! (lui dit Théodora la fille de l’empereur, qui a conçu pour lui une violente passion payée d’un dédain mal déguisé). Où avez-vous été ?

« COMNENE. — Je faisais ma sieste.

« THÉODORA. — vous dormiez ?

« COMNENE. — Pourquoi pas ?

« THÉODORA. — Ce n’est pas pour votre race le moment de dormir. Il y a eu dans la rue du tumulte à réveiller les morts.

« COMNENE. – Il est vrai que des cris ont été poussés dans le Forum. C’est quelque tour de la façon de nos concitoyens. Quand il pleut et que le blé a coulé, vite nous avons un essaim de curieux faquins qui vont nous en découvrir la raison, et qui, l’ayant découverte, la crient par les rues. Voilà l’histoire de tout ce tapage.

« THEODORA. – Quelle qu’en soit l’histoire, il aurait pu vous tenir éveillé, car votre nom en était le refrain.

« COMNENE. — Je le crois sans peine ; c’est moi qui suis aujourd’hui la cause ; demain, ce sera vous, peut-être, si ce n’est, par hasard, votre père. »


À chaque instant reparaît chez Comnène ce même mépris pour la manie d’expliquer, d’interpréter, de découvrir les causes de toute chose. Ecoutons-le s’entretenir avec son frère. – « Le prophète Zend expliquait ainsi le secret originel. Il disait : Quand le principe du bien, la lumière, créa l’homme, le mal le suivit comme son ombre. — Et c’est là la pure et vraie philosophie, l’art de figurer ce que nous ne comprenons pas et de dire qu’une chose est ceci ou cela, comme une autre chose est ceci ou cela, quoique du pourquoi et du comment l’une et l’autre sont ainsi nous ne sachions rien. »

À ces traits, on reconnaît aisément les premières manifestations du génie observateur de M. Taylor, les symptômes de ce même instinct qui soulevait Bacon et Luthier contre la scolastique, contre ces viri opiniosissimi dont le moine saxon parle dans ses Astérisques. Seulement la doctrine du jeune écrivain est encore juvénile pour ainsi dire. Son sentiment ne se rend pas largement compte de lui-même ; il se traduit par des dépits ; il trouve plaisir à s’afficher et à batailler. C’est là sans doute ce ton d’esprit qui a choqué M. Taylor lui-même dans son premier essai, et qu’il a cherché à tempérer. Chez Isaac Comnène, d’ailleurs, le dégoût de la vie se mettait un peu en avant. Le héros avait beau posséder de nobles facultés, c’était plutôt sa mélancolie et son dédain pour les ergoteurs qui lui dictaient ses actes. Depuis lors M. Taylor a marché à pas de géant. Un écrivain anglais, en parlant d’une statue de Henri IV qu’il avait vue à Pau, faisait récemment la remarque que le héros à la française était toujours le héros rodomont. Entre Comnène et Artevelde, il y a à peu près la même différence qu’entre le brave qui met sa bravoure en étalage dans sa mine et l’idéal anglais qui est d’être unassuming de ne pas poser.

Philippe d’Artevelde, qui a fait la haute réputation de M. Taylor, est une chronique dramatique divisée en deux parties, formant chacune une sorte de tragédie complète. Le poème s’ouvre au moment où les Gantois sont réduits à la famine, à la suite de la défaite de Nevèle. Le parti des riches travaille sous main à acheter à tout prix le pardon du comte de Mâle ; le bas peuple est découragé. Van den Bosch (ou Dubois), autrefois serviteur de Jeab Hyons, et maintenant chef des chaperons blancs, s’efforce en vain de maintenir son autorité par la terreur ; il sent qu’il faut un autre homme que lui pour gouverner la ville et la décider à continuer la guerre. C’est alors qu’il songe au fils de Jacques Artevelde, au jeune Philippe, qui jusque-là « avait passé sa vie à muser et à pêcher dans la Lys ; » et qu’il le fait accepter pour chef aux Gantois, dans l’espoir d’exercer sous son nom le pouvoir.

Ce qui saisit dans l’œuvre de M. Taylor, et ce qui décèle tout d’abord l’homme supérieur, c’est la position qu’il a prise pour juger la lutte des communes de Flandre et de leur seigneur. Qu’un écrivain nourri dans notre atmosphère et habitué d’enfance à s’enthousiasmer à priori pour toutes les insurrections, comme à voir en elles les origines de la liberté, se fût passionné pour Philippe d’Artevelde, il n’y eût rien eu là que de très ordinaire. La révolte des Gantois fût devenue pour lui une thèse. Dans son héros, il eût représenté le type du champion de la liberté comme au XVIIIe siècle on représentait le patriote romain, avec tous les attributs du genre. Ainsi fait le commun des martyrs. Que si nous supposons au contraire que l’histoire de Philippe d’Artevelde eût été méditée par un homme animé d’un tout autre esprit, par un homme que son éducation ou ses réflexions eussent dispose à voir dans toute insurrection les menaces d’un chaos en révolte, et dans toutes les formes anciennes de l’autorité les véritables ancêtres de la liberté, les institutrices qui, en pliant le hommes à reconnaître une règle et une nécessité en dehors d’eux-mêmes, les ont rendus capables de vivre librement côte à côte sans se heurter, un tel homme, suivant toute probabilité, n’eût jamais songé à choisir Artevelde pour héros ; il eût seulement aperçu en lui, comme Froissart, « l’ennemi de toute gentillesse, » ou plutôt il n’eût aperçu sous ses traits qu’une idée préconçue : celle qu’il se faisait lui-même d’avance des périls de la force aveugle et désordonnée.

Rien de pareil chez M. Taylor ; il a eu mille yeux comme Argus. La violence, on s’en aperçoit aisément, ne lui est pas sympathique. Il sait que le danger contre lequel on ne saurait s’entourer de trop de précautions n’est pas exclusivement dans l’autorité. Sous les justes griefs des opprimés poussés à l’émeute par les abus du pouvoir, il distingue fort bien les instincts irréfléchis, les enthousiasmes ignorans, les caprices et les passions individuelles, qui s’apprêtent à profiter des digues renversées pour se déchaîner à l’aventure et ramener la barbarie primitive, et cependant M. Taylor n’a pas pris parti les commun insurgées, comme il n’a point cru que leur triomphe importât à la civilisation, il a fait la part égale à chacun ; il est resté calme, presque impassible, en homme qui savait que, pour enfanter l’avenir, il fallait que l’autorité domptât l’esprit d’insubordination, et que l’esprit d’insubordination rappelât à l’autorité que tout ne lui était pas possible. Sans céder en esclave aucune sympathie ou à aucune antipathie, sans se permettre de juger les instrumens dont Dieu se servait pour ses fins, il s’est plu à observer comment en Flandre, au XIVe siècle, les communes et la féodalité préparaient ce que Dieu voulait et ce qui n’était ni le but des communes ni celui des seigneurs.

Je ne suppose point ici à M. Taylor des idées qu’il n’a point, ou du moins je ne fais qu’indiquer ce qui, pour mes yeux, est écrit en gros caractères dans son œuvre. Quand Van den Bosch propose à Artevelde le pouvoir et le voit hésiter, il s’écrie :

« Il fut un temps où il n’était pas à Gand un citoyen qui n’eût été prêt à librement mourir pour la liberté !

« — Tu baptises d’un beau nom ta cause, répond Artevelde ; cela est vrai, se choisir des despotes est encore une liberté, la seule liberté possible pour cette turbulente cité ; la gouverne qui plaît à Dieu ! Et, du temps de mon père, nous étions indépendans, sinon libres ; et la richesse naît de l’indépendance, comme l’affranchissement sort plus ou moins de la richesse… Ta cause pourtant est bonne, je te l’accorde. »

Et plus loin :

« Crois-moi, Pierre, ta manière de mener la ville est trop désordonnée… Ta force se dépense et ne s’augmente pas. Pour t’attacher les misérables et les forcenés, tu leur as livré la dépouille des riches. Les riches, à leur tour, sont devenus misérables et forcenés. Ils te menacent d’une armée, et, comme il ne reste rien à piller, tes bons amis s’en vont.

« VAN DEN Bosch. — Que la malédiction de Dieu les accompagne !

« ARTEVELDE. — Cela est fort probable, ils l’ont portée avec eux de tous côtés pendant ces cinq longues années ; ils l’ont portée avec eux dans la cabane du paysan, ils l’ont portée avec eux dans la boutique du bourgeois. C’était une malédiction errante, qui n’a pas cessé de marcher sur leurs talons, et il est assez à présumer qu’elle demeurera avec eux. »

On reconnaît aisément dans Van den Bosch l’homme qui s’empare du pouvoir le jour de l’émeute, l’homme qui a l’énergie du sang qui frappe par colère, parce qu’il est venu au monde impérieux et agressif. Peu importe à Van den Bosch sur qui ses coups tombent : il ne conçoit d’autre moyen pour gouverner que de se faire craindre. Du moment où paraît Artevelde, la scène change soudain. Aux acclamations des Gantois qui le saluent capitaine, voici comment il répond du haut de son balcon :

« Ainsi soit-il ! Maintenant écoutez bien le premier ordre de votre capitaine. Jusqu’ici, à la moindre mésaventure, il a été d’usage pour plusieurs de réclamer la paix à grands cris ; cela est funeste, cela ébranle le courage des forts… En conséquence, mon plaisir est et je décrète que quiconque parlera seulement de paix, si ce n’est à moi-même et en particulier, sera tenu pour traître et mourra de la mort des traîtres !

« LES BOURGEOIS. — Cela sera, cela sera ! Nous le tuerons sur l’heure !

« ARTEVELDE. — Non pas ! Faites bien attention encore à ceci si un citoyen en tue un autre sans mon autorisation, de vive voix ou par écrit, quand bien même il serait fidèle comme l’acier, et quand même celui qu’il tuerait aurait été faux comme Judas, sa peine sera la mort ! (Silence.) Vous vous taisez. Pourquoi combattons-nous donc ? Pour la liberté ? Mais quelle est la liberté pour laquelle nous combattons ? Serait-ce la liberté de nous entre-tuer ? Alors mieux vaudrait que nous eussions de nouveau Roger d’Auterne, Ie bailli. Non, mes amis, c’est la liberté de choisir notre chef et de n’obéir qu’à lui ! A l’heure qu’il est, c’est moi que vous venez d’élire. Que cette élection soit garante à chacun que nul autre que moi n’osera le juger. Quiconque frappe sans mon ordre, qu’il soit grand ou petit, riche ou pauvre, il mourra. »


Philippe ne tarde pas à compléter son propre portrait. En apprenant qu’il vient d’être nommé capitaine des chaperons blancs, Adrienne Van Merestyn, la jeune fille qu’il devait plus tard épouser, laisse échapper un cri d’effroi.

« Toi qui avais le cœur si bon, dit-elle, c’est toi qui conduiras ces monstres où ils voudront aller.

« ARTEVELDE. — Nullement ; je me propose de les conduire où je voudrai qu’ils aillent.

« ADRIENNE. — Mais ils se retourneront contre toi ; jamais ils n’ont voulu endurer un chef qui contrariât leurs caprices.

« ARTEVELDE. — La patience qu’ils n’ont pas eue, ils auront à l’apprendre de moi…

« ADRIENNE. — Ah ! ils t’égorgeront !

« ARTEVELDE. — Cela se petit, mais j’ai meilleur espoir. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’ils m’égorgeront avant de me faire entrer d’une ligne dans la voie qui n’est pas ma voie.

« ADRIENNE. — Hélas ! était-ce là que les choses devaient en venir, mon Dieu !

« ARTEVELDE. — Tout cela, je l’ai prévu, et les choses n’ont pas tourné plus mal que je ne te l’avais annoncé. Ce qui doit être doit être. Mon sort a été marqué d’avance, car je sens en moi quelque chose qui s’accorde avec ce que j’ai à faire. La carrière qui m’attend s’annonce bien, et je n’ai ni perplexité ni nuage sur les yeux… Les hommes à leur place sont ceux sui savent se tenir debout, et je suis ferme et fort sur mes jambes ; car, quoique dorénavant je doive avoir la tête bourrelée de bien des soucis, mon cœur est toujours léger et dispos, et le seul trouble qui l’atteigne est la crainte que tout ceci n’augure pour toi une existence troublée. »


Comme l’énergie brutale de Van den Bosch prend de mesquines proportions à côté de cette calme résolution du penseur, qui veut que « nul ne puisse se dire moins en sûreté que lui-même, tant qu’il respectera la loi ! » Certes, un semblable héros est loin de ressembler au type consacré. M. Tavlor n’a point imité le jeune homme qui personnifie dans la première femme venue un idéal aimé d’avance, et qu’il est décidé à adorer tel quel. Il a lu l’histoire avec une intelligence virile. Ce qu’il a vu et admiré dans Artevelde, c’est l’homme lui-même, l’homme de génie au milieu des flots soulevés d’une révolution du XIVe siècle, le curieux spectacle de la puissance intellectuelle avec toutes les ressources qu’elle trouve en elle pour dominer les forces qui l’entourent et pour les plier à réaliser sa pensée. Ce qui ressort enfin de ses tableaux, non moins que de l’histoire, c’est que le grand homme, lors même qu’il s’enrôle du côté des masses ameutées, n’a encore de puissance et d’empire sur les événemens que parce qu’il combat pour faire prévaloir le règne de l’ordre et de la prévoyance, parce que son sentiment est l’horreur de l’anarchie, parce qu’il est toujours l’homme dont la nature se révolte contre la licence des instincts aveugles, et qui comprend que pour tous la première nécessité est de se sentir protégés par une règle nettement définie.

Il est admis et passé en axiome que la raison d’Artevelde fut incapable de résister à l’enivrement de la prospérité. À cet égard, nous avons accepté, sans trop l’examiner, l’opinion du vieux Froissart, qui, tel qu’il était, ne pouvait guère concevoir qu’un chef de marchands révoltés eût pu, sans folie, offrir la bataille à la fleur des chevaliers français et à l’acier des lances de Bourdeaux. Trop sage pour juger aussi sévèrement les derniers actes du capitaine de Gand, M. Taylor ne nous l’a pas moins représenté, après sa victoire de Bruges, comme un homme supérieur entraîné à sa perte par une idée exagérée de sa puissance. Peindre ainsi sa décadence après sa grandeur, c’était aborder un dangereux sujet. Il était à craindre que le poète, après avoir incarné dans son héros les causes qui élèvent, n’incarnât ensuite en lui les causes qui font tomber. M. Taylor n’a point donné contre cet écueil. Jusqu’au bout, Artevelde est resté Artevelde. Rien de ce qui était primitivement en lui n’y a été anéanti. Lors même que sa ruine s’apprête, il a toujours son ancienne prévoyance, sa rectitude, son amour de l’ordre, sa pitié pour les souffrances ; il sait tout ce qu’il savait, seulement il sait de plus qu’il a battu à Bruges le comte De Flandre, qu’il a une haute position à défendre, et qu’il a été capable de mener les hommes et de faire triompher ses concitoyens en dépit d’eux-mêmes. Pour le perdre, il suffit que ces souvenirs partagent avec les mobiles de sa jeunesse le gouvernement de son âge mûr. M. Taylor n’a éludé aucune autre des difficultés de son plan. Les premières scènes du poème nous avaient fait voir qu’il avait toute son ame pour aimer ; il sera intéressant de voir comment il aime encore alors que les soucis ont pris leur part de son vaste esprit. Adrienne est morte, et, tandis que le capitaine de Gand est à l’apogée de sa grandeur, les hasards de la guerre font tomber dans son camp une belle étrangère, une Italienne, jadis maîtresse du duc de Bourbon.

Artevelde vient de refuser à Elena la vie d’un prisonnier. « Ne parlons plus de cela, dit-il en s’interrompant brusquement ; le monde prétend que nous nous aimons ; vous le savez sans doute ?

« ELENA. – Monseigneur ?

« ARTEVELDE. — Le monde, partout où sont réunis des hommes et des femmes, est fort prodigue de profondes remarques, et il se plaît à semer des myrtes et des roses sur les tombeaux. Pensez-vous qu’ils puissent y pousser ?

« ELENA. — Monseigneur, veuillez me pardonner ; vos paroles sont des énigmes qu’il m’est impossible de comprendre.

« ARTEVELDE. — En vérité ? Je ne croyais pas avoir ce défaut ; mais il est des momens où l’homme qui aime le moins les phrases perd soudain toute la netteté de son langage. Ses pensées s’égarent dans des labyrinthes de fleurs et d’épines, et elles s’y enfoncent si avant, que c’est grand bonheur quand par momens elles débouchent sur quelque échappée de lumière. Pourtant il ne sera pas dit qu’une fois au moins l’amour ne se sera pas présenté sous son propre nom pour accepter tel accueil qu’il pourra rencontrer.

« ELENA. — J’ai eu bien des peines, monseigneur, je ne voudrais pas aimer de nouveau.

« ARTEVELDE. — J’ai eu mes chagrins, moi aussi. Femme ou homme, nul n’a été plus malheureux que moi, commue nul n’avait trouvé plus de bonheur dans les biens perdus. Chère Elena, la plus chère des créatures vivantes, que mes souffrances passées plaident pour moi, et comprenez leur poids en apprenant la valeur de ce qui m’a été enlevé. C’était une douce créature, que le ciel avait faite pour qu’un homme passât sa vie à aimer et à compter ses perfections. Elle était si calme au milieu des luttes du monde, tant qu’elles ne touchaient pas aux objets de ses affections ! La philosophie eût pu la regarder en face, et, comme un ermite penché sur la source qui étanche sa soif, elle n’aurait aperçu que sa propre sérénité, encore plus sereine et puis céleste. Et pourtant, elle que les creuses ambitions du monde et ses petits soucis, ses piqûres d’insectes, ne parvenaient jamais à troubler, elle était comme une nature toute pétrie de tendresses féminines, et sa vie, de sa source à sa perte, n’a été qu’un flot d’amour. Mais ce ne sont là que des mots.

« ELENA - Monseigneur, ils sont pleins de sens.

« ARTEVELDE. – Non, ils ne disent rien. Ce qu’ils voudraient dire refuse de s’exprimer. C’est quelque chose que ne connaîtra jamais celui qui ne l’a pas connue, quelque chose qui se tait avec elle dans sa tombe. Sa tombe ! Si je pouvais l’en rappeler, sa beauté radieuse n’en sortirait pas plus angélique qu’elle y est entrée. Le cercueil l’a reçue dans toute sa perfection, avant qu’aucune trace du temps, aucune trace de pensée mauvaise l’eût touchée. Seulement la mort l’a pâlie. Je voudrais que vous l’eussiez vue, vivante ou morte.

« ELENA. – Je le voudrais moi aussi, monseigneur ; j’aurais aimé à la contempler, car je puis, tout un jour, regarder ce qui est beau, et la journée me semble encore trop courte.

« ARTEVELDE. — Elle était si belle, qu’elle n’a pas eu besoin de revêtir une autre forme ; mais elle n’est plus, et j’ai surmonté ma douleur. La souffrance et la tristesse ne sont pas moins passagères que la joie, et quoiqu’elles ne nous laissent pas tels qu’elles nous avaient trouvés, pourtant elles nous laissent et passent- Vous me voyez, vous voyez en moi un homme que l’orage a frappé. La fraîcheur de ses premières fleurs est quelque peu flétrie, fanée, mais sa racine n’est pas moins vivace ; il n’a pas cessé de puiser dans la terre ses sucs nourriciers, dans l’air ses forces vivifiantes… Le vide que je portais en moi, ce que j’ai dit peut en partie vous en donner une idée. Comment j’ai espéré le combler, me permettez-vous de vous l’apprendre ?

« ELENA. — Je crains, monseigneur, que vous n’ayez espéré l’impossible.

« ARTEVELDE. — En vérité ! Alors je suis doublement à plaindre Ce que j’ai perdu, ni plaintes, ni prières… ne sauraient me le rendre ; et si cette espérance vivante, qui, comme une violette, s’était épanouie sur la tombe de celle qui est morte… était condamnée à périr, je serais bien réellement un homme dépouillé de tout, un homme que le ciel aurait résolu de détacher de la terre en ne lui laissant que les soucis et les querelles, les troubles, et les anxiétés, les lourds fardeaux de la vie. Est-ce là ma destinée ? S’il en est ainsi, Prononcez ma sentence.

« ELENA. — Ce que j’ai voulu dire, c’est que nulle femme, je le craignais, ne pourrait remplir la place de celle que vous avez perdue !… »

Elena aime Artevelde ; elle ne cherche pas à le lui cacher, et, pleine de trouble elle veut se retirer.

« ARTEVELDE. — Pourquoi ces larmes ? s’écrie Artevelde en cherchant à la retenir.

« ELENA. — Non, laissez-moi sortir, je ne puis vous répondre… Non, non. O Artevelde, pour l’amour de Dieu, laissez-moi partir !

« ARTEVELDE, après un court silence. — La nuit touche au matin. Sans ces masses de nuages éraillés ou la lumière s’arrête comme derrière une colline couronnée d’un sombre rideau de pins, le point du jour serait près de paraître. Oui, j’ai dépensé la moitié d’une nuit d’été. L’ai-je bien employée ? J’ai réussi. Quelle chose peu flatteuse que l’amour d’une femme ! Qu’il vienne comme il voudra, pour le cœur, il vaut un monde ; pour la sagesse, qui le mesure à l’idée que l’homme se fait de ses mérites, que vaut-il ? Rien. Les quelques instans qui me restent sont précieux. Qui est là ? Holà ! Nieuverkerchen ! Quand nous y réfléchissons, comme un amour de femme est peu flatteur ! D’ordinaire, il tombe sur celui qui est le plus à portée et le plus exhaussé. Pour l’obtenir, il n’est besoin ni de la beauté du dehors ni de celle du dedans. Chaque jour voit les meilleures et les plus nobles des créatures féminines de Dieu s’accoupler avec des êtres qui n’ont ni l’un ni l’autre de ces avantages. Le propre de leur amour à elles, c’est de ne savoir distinguer que les gendres, et de rire à la seule idée d’un choix. Holà ! Nieuverkerchen ! Qu’est-ce à dire ? sommes-nous endormis ? Et, quant à moi, le monde dit que Philippe est un homme fameux… Faites entendre aux femmes un pareil refrain ; que n’aimeraient-elles pas ?… holà ! Ellert ! Avec votre permission, il faut pourtant que vous vous éveilliez. (Entre un officier.) Faites dresser une potence sur l’éminence, et que Van Kortz soit pendu au point du jour. Pas de nouvelles de Bulsen ou de Van Muck ? »

Ce n’est point là tout-à-fait le langage de l’amour absolu et sans alliage au moment fortuné d’un premier aveu, et cependant, lorsque, plus tard, l’ancien précepteur de Philippe veut lui faire quitter sa maîtresse, lorsqu’il la représente comme le mauvais génie qui enlève au jeune capitaine la confiance de son armée, et qu’Elena elle-même le supplie de la laisser partir, Artevelde, le même Artevelde répond avec vivacité :

« Arrêtez, Elena, j’ai besoin de vos conseils. Vous, frère Jean, je ne vous blâme point ni ne veux me justifier ; mais, quelque nom que vous donniez à ma faiblesse, le temps de la réparation est passé. Renvoyer maintenant la complice de ma faute serait une nouvelle faute. Après avoir péché avec elle, ce serait pécher contre elle. Quant à l’armée, si sa confiance m’abandonne, qu’elle m’abandonne, je connais ma route, et que ce soient les troupes ou les villes, les métiers ou les prêtres qui s’attaquent à mes amours, sages ou fous, ennemis et amis, peuvent exhaler leurs malédictions et leurs murmures, tempêter et menacer, s’effrayer, soupçonner et admonester : ils ne feront que dépenser en pure perte leur courroux, leur sagesse, leurs paroles et leurs conseils. Je suis ferme et solidement affermi sur mes engagemens d’honneur envers cette belle exilée, et la tempête qui arrache les princes de leurs palais, dût-elle me saisir et me broyer, ne distendra pas même la trame de ce lien si faible qu’il paraisse. Maintenant, aux affaires. Viens ici, mon Elena. Je ne veux pas que tu partes comme une personne suspecte. Reste et entends tout. Mon père, pardonnez à la chaleur de mes paroles, et ne me jugez pas trop obstiné. »


Artevelde est là tout entier. Dans ces seules paroles, on lit en quelque sorte son caractère, son passé et sa fin.

Le dernier poème de M. Taylor, Edwin le beau, nous reporte au Xe siècle, au milieu de la lutte engagée, dans l’Angleterre anglo-saxonne, entre l’esprit monacal et le pouvoir royal appuyé par la partie du clergé qui se refusait encore au célibat. À elle seule, cette œuvre de la maturité du poète demanderait une longue analyse ; De nouveau, M. Taylor y revient à son idée favorite. C’est encore l’homme maître de lui, qu’il nous esquisse sous de nouveaux aspects. Il nous le peint dans le comte Athulf, « dont le haut courage et la joyeuse vivacité cachent une veine de prudence, et dont l’imagination grossit peut-être les dangers qu’il affronte cependant ; » il nous le peint dans le comte Leolf, qui rappelle quelque peu la figure de Comnène ; il nous le peint surtout dans Dunstan, I’Hildebrand de l’Angleterre, l’ardent apôtre de la monarchie catholique universelle, et c’est merveille que de voir comment, sous des influences différentes, le héros se métamorphose et s’individualise. Dunstan est peut-être le plus magnifique tour de force de M. Taylor. Pour un protestant, il était difficile de juger le vieux moine sans tomber dans l’erreur que nous commettons tous chaque jour à l’égard des hommes politiques dont les opinions sont contraires aux nôtres. Par cela seul que l’intérêt ou l’orgueil nous semble les avoir poussés vers la cause qu’ils défendent, nous en concluons qu’ils ne peuvent être sincères. Ils ont eu de l’ambition, donc ils n’ont eu que de l’ambition. M. Sharon Turner lui-même, malgré sa scrupuleuse réserve, n’a pu, dans son Histoire des Anglo-Saxons, pénétrer l’énigme d’un caractère aussi impossible de nos jours que celui de Dunstan. « La vraie piété, remarque-t-il, est modeste, amie de l’ombre et ennemie de l’affectations. » Cet axiome a suffi pour l’égarer. Les actes du fougueux bénédictin ne lui paraissaient pas en harmonie avec ce qu’il regardait comme les conséquences de la vraie piété, et il en a instinctivement conclu que ses actes ne lui avaient pas été dictés par la piété. L’art classique ne raisonnait pas autrement. Il croyait que la dévotion l’amour, le patriotisme, etc…, ne pouvaient manquer de produire invariablement les mêmes résultats, et c’est là ce qui nous a valu ses silhouettes à une face, dont chacune représentait une cause capable de créer à elle seule des effets, et des effets toujours identiques. L’auteur d’Edwin s’est montré bien plus philosophe. L’impression qui semble l’avoir dominé, c’est que l’enthousiasme religieux, le génie, la prudence en un mot, toute tendance humaine peut s’allier à tous les instincts et à toutes les idées dont l’homme est susceptible, même à ceux qui sont à nos yeux le plus incompatibles avec elle. De cette découverte est sortie pour lui la puissance d’imaginer des multitudes de caractères variés… Le Dunstan de M. Taylor est ambitieux, et cependant il est plein de foi ; son ambition a adopté la cause de sa foi, sa foi s’est persuadée que Dieu réclamait ce que tente son ambition. Il est sincère passionnément sincère, et cependant il a recours au mensonge pour faire triompher ce qu’il considère comme la cause sainte. Il a la morale de son temps, la conviction que le but justifie les moyens. Ecoutons-le plutôt : il est dans sa cellule, et il a donné l’ordre à un de ses serviteurs de pousser des hurlemens dans la forêt voisine.


« Et appelles-tu cela une fraude, ô séculier à cervelle étroite ? Prêtre mondain, je te dis que ce n’en est pas une. Chacun de mes actes n’est-il pas une bataille livrée à Satan ? Oui, une bataille et une victoire ! Et qui osera prétendre qu’ils sont des mensonges, ces cris et ces hurlemens qui ne font que traduire aux oreilles vulgaires des vérités, sans cela insaisissables pour elles ? Où est Satan, sa substance, sa vie et son royaume ? Ce n’est point dans l’air, ce n’est point dans les entrailles de la terre, ni dans les feux intérieurs qu’il habite. C’est là, là dans le cœur de l’homme. Et si je l’en arrache, si je le chasse de son domaine, n’ai-je pas réellement accompli ce que le vulgaire comprend par ces cris et ces figures, quand il s’imagine que dans une lutte corporelle j’ai saisi Satan par le groin pour le terrasser ? »


La complexité et la richesse, c’est donc là ce qui distingue les caractères de M. Taylor, c’est là également ce qui frappe dans l’ensemble de ses productions. Si dans un sens il a lui aussi son idéal, cet idéal n’est point une conception générique dont il déduit toutes ses conceptions. C’est l’ensemble de son individualité, de ce qu’il aime comme de ce qu’il voit ; c’est l’image où toutes les énergies qu’il a aperçues dans l’humanité sont harmonieusement combinées suivant les lois qui représentent tout ce qui a pouvoir de l’attirer, de lui paraître normal. Le haut sentiment moral du poète perce ainsi partout ; mais, loin de dicter la loi à son intelligence, il ne sert qu’à en étendre la sphère. Il est seulement comme le point de comparaison qui l’aide à se définit les diverses espèces d’hommes qu’il a rencontrées dans son expérience ou dans ses lectures. Autour des grandes figures d’Artevelde et de Dunstan s’agitent sur la scène un grand nombre d’acteurs de tout rang, et il n’est pas un d’eux qui n’ait sa physionomie distincte. La fatigue que cause d’ordinaire l’habitude de la réflexion n’a point d’ailleurs alourdi la main de l’écrivain. Soit qu’il fasse chanter au fou Grimald la chanson du roi qui portait sa couronne où les abeilles portent leur aiguillon, soit qu’il ressuscite la sibylle anglo-saxonne dont l’ame était comme une hallucination permanente, M. Taylor est aussi à l’aise que lorsqu’il met en scène les natures supérieures où la pensée joue le principal rôle. À côté du chaste amour d’Adrienne pétille la verve sémillante de Claire d’Artevelde, la jeune fille toute de folles boutades dont l’esprit est une ruche d’essaims qui piquent et portent du miel. Van den Bosch blessé est magnifique. La mère d’Edwin, avec sa grossière superstition, n’est pas moins frappante que Dunstan avec son mépris pour cet aveugle instrument de ses desseins. Le jugement d’ailleurs n’a point étouffé les sensibilités de l’imagination. L’auteur d’Artevelde ne retrace pas seulement ce que l’esprit peut percevoir, il a aussi, quoique à un moindre degré, l’expérience de ces émotions indéfinissables qui précèdent l’exercice de toute réflexion, que l’on éprouve avant de savoir pourquoi. Isaac Comnène, visitant la nuit la tombe d’Irène, a, dans ses plaintes, des nuances qui ne pouvaient être devinées que par un homme d’une organisation des plus délicates :

« Je ne m’étais pas agenouillé, dit- il ; je restais debout, regardant d’un œil morne et stupéfié, tandis que la terre tombait à pelletées sur la bière. Quand la fosse fut recouverte, des enfans qui s’étaient amusés à la voir remplir se mirent à courir en traînant derrière eux les pelles et en les faisant sonner sur le sable ; puis le fossoyeur aplatit une dernière fois les mottes du tertre et choqua sa bêche contre une tombe voisine pour en secouer la terre qui s’y était attachée ; il avait l’air satisfait comme un terrassier qui a achevé sa besogne, et moi, à ce bruit, je m’éveillai en sursaut de ma torpeur. »

De pareils traits ne sont pas rares chez M. Taylor. Est-ce à dire cependant qu’il puisse exercer une puissante attraction sur ceux qui sentent plus qu’ils ne pensent ? Ceci est une autre question, et, pour mieux indiquer ce qui manque au poète, j’aurai besoin de jeter un regard en arrière.

C’en est fait ou à peu près de l’école satanique, de cette orgie d’exaltations un peu enfantines, qui avait marqué le commencement de notre siècle. Les petits Prométhées, en Angleterre plus encore que partout, ont été détrônés. La littérature, dans toutes ses branches, atteste maintenant une société où l’individu est mieux contenu à sa place. Aux blasphèmes et aux dépits ont succédé la rêverie et l’instinct de vénération. Comme Luther, les poètes se réjouissent de sentir autour d’eux l’omniprésence du divin inconnu. Peut-être M. Taylor aurait-il lieu de dire que, dans un sens, la poésie n’est pas devenue plus propre pour cela à satisfaire nos besoins intellectuels : en tout cas, elle reflète tout un ordre d’impressions qui n’ont pu éclore que dans un milieu beaucoup plus raisonnable. Les femmes et les enfans ne sont plus les seuls à avoir leurs rimeurs, on ne saurait le nier ; néanmoins il existe une classe d’hommes qui, depuis Byron comme du temps de Byron, a rarement rencontré dans les poèmes et les drames nouveaux la traduction poétisée de ses préoccupations habituelles. Je veux parler des penseurs, de ceux qui lisent et pratiquent les réalités, qui étudient les sciences, l’histoire, la philosophie, qui commentent les hommes du présent par ceux du passé et qui ne sont pas cependant inaccessibles à l’émotion. Eux-mêmes en étaient venus à croire que les plaisirs artistiques n’étaient plus de leur âge. M. Taylor a entrepris de leur donner une poésie faite pour eux, et il y a réussi. On pourrait dire de lui ce qu’on a dit de Dante : que ses vers renferment à l’état latent une théorie et une décision arrêtée sur les plus graves sujets qui aient attiré l’attention de ses contemporains, sur la psychologie comme sur l’esthétique, sur la politique comme sur la philosophie de l’histoire, et pourtant ses vers sont encore une musique qui ne module que des vibrations intérieures. On ne les comprend point, on les sent ; je dois l’ajouter toutefois, ils sont froids, et ce qu’ils remuent en nous, ce ne sont point ces besoins et ces désirs qui font les joies et les douleurs de la vie active. Dans Edwin, il semble que M. Taylor ait déjà dépassé le degré d’activité intellectuelle dont la poésie dramatique peut être l’expression naturelle. Son œuvre n’a plus même de figure centrale. C’est un poème sans héros, une succession de tableaux : jamais l’auteur d’Artevelde n’avait été plus riche en observations, et même plus pittoresque et plus coloriste ; mais l’intérêt passionné a presque disparu. À peine l’écrivain prend-il part aux espoirs et aux craintes de ses personnages ; il les étudie ; les scènes se succèdent pour accentuer un trait de mœurs, exposer un caractère ; souvent, il est vrai, pour faire ressortir un effet artistique de nature à plaire, mais presque toujours un effet qui ne peut être senti sans que l’intelligence soit d’abord intervenue. En général, les essais dramatiques de M. Taylor demandent, pour être goûtés, une certaine tension d’esprit. Si on ne saisit pas la portée de chaque touche et l’intention de chaque mot, on n’est que faiblement entraîné.

Que conclure de tout ceci ? Que l’auteur de Philippe d’Artevelde a été un grand poète, mais que chez lui cet équilibre des facultés dont il parlait a été en partie rompu par la prédominance de la curiosité de l’esprit. Si, sur bien des points, il en sait plus long que Shakspeare, ce qui lui manqué, c’est cette nature ardente du vieux poète, qui semblait gonflé de toutes les passions et des appétences de la race, c’est cette ivresse d’inspiration du vates, qui, comme un oracle, chante des choses qui lui viennent et que sa raison n’avait pas conscience de savoir. Thomas Carlyle a écrit quelque part une page admirable sur ce chaos de folies intérieures dont notre sagesse n’est que la couche habitable et pacifiée ; le monde humain, lui aussi, a son chaos intérieur de forces indomptées qui s’efforcent sans cesse de développer à la fois toutes leurs énergies, et dont tout être vivant, comme toute pensée et toute volonté humaine, ne sont que des manifestations incomplètes, des tentatives imparfaites de conciliation. Cette masse incandescente, d’ardeurs comprimées, Shakspeare la portait en lui. En l’écoutant, on ne croit pas entendre un observateur qui raconte ce qu’il a observé en dehors de lui. Comme des jets de lave, les élémens de toute vitalité semblent faire éruption du fond de son être, et, en s’échappant, ils nous donnent une révélation de l’abîme qui est en nous-mêmes et où nous sentons bouillonner des inconnus qu’une éternité ne suffirait pas à compter. Rarement M. Taylor nous produit cet effet : il a l’intelligence impressionnable. Il semble qu’il connaisse toutes les combinaisons possibles des passions, que toutes les formes sous lesquelles se définissent nos instincts aient laissé une empreinte sur son esprit, en un mot qu’il sache les effets de toutes les causes secrètes, mais qu’il n’ait pas en lui-même ces causes ineffables de tout ce qui peut être. Il est artiste : dans l’homme et dans la nature, il a conscience de l’infini ; seulement il ne le devine qu’en comprenant qu’il ne comprend pas, en se sentant surpris, et sa poésie trop pleine d’intentions ne nous fait pas vivre en esprit comme nous pouvons vivre en réalité, parce qu’elle nous fait trop penser, tandis que dans nos rapports avec le monde réel, pour une heure que nous employons à observer, nous en dépensons dix à sentir à l’aventure.

Ce ne sont point là des reproches que j’adresse à M. Taylor. Si ses écrits peuvent fatiguer l’esprit en le forçant à disséminer son attention et à passer sans cesse d’un examen à un autre examen ; si ses drames ne sont pas de ceux qui prennent, pour ainsi dire, le lecteur où il est et avec ce qu’il sait, pour l’émouvoir ou l’amuser sans lui demander aucun effort de pensée, cela est moins, suivant moi, la faute de l’écrivain que celle des circonstances. D’autres poètes de talent, qui ont su réunir les qualités nécessaires pour exalter un nombreux auditoire, n’ont pu, comme nous l’avons vu, atteindre ce but qu’avec des œuvres bien dépourvues d’ailleurs des hauts mérites qui abondent chez M. Taylor. Ce qui rend si curieux à étudier l’état actuel du théâtre et même de toute la littérature en Angleterre, c’est précisément cette division marquée des auteurs en deux camps, dont chacun, pour agir sur un certain public, parait renoncer à obtenir les suffrages d’une autre partie de la population. Un pareil symptôme mérite d’être remarqué, et il n’est pas le seul qui nous révèle un fait grave ; ce fait, c’est l’abîme qui va chaque jour se creusant entre le développement intellectuel des penseurs et celui des masses, je devrais dire plutôt l’abîme qui, dans chaque portion du domaine de l’activité humaine, sépare de plus en plus les initiés des profanes. Cela est vrai des professions manuelles comme des sciences proprement dites. L’expérience accumulée des siècles exige qu’un homme consacre des années rien qu’à se mettre au courant de ce que ses devanciers savaient avant lui sur la spécialité à laquelle il s’adonne, et par la force des choses il se forme comme une série de corporations nouvelles, dont chacune a ses mystères impénétrables pour toutes les autres. Quelle peut être l’influence de ce mouvement, et que promet-il pour l’avenir du théâtre ? Afin de bien l’apprécier, il est une chose qu’il ne faut pas oublier, c’est que, de toutes les branches de la littérature, le drame représenté est celle où un écrivain a le plus besoin, pour réussir, d’être en rapports d’idées et de sentimens avec son public : Dans l’histoire, le roman, le poème épique même, on peut, jusqu’à un certain point, convertir ses lecteurs, les amener à son point de vue. Le drame n’offre pas ces ressources. C’est à lui que s’applique strictement ce que Keats disait de la poésie, « dont le rôle n’est point d’argumenter, mais de murmurer des résultats. » Les spectateurs arrivent au théâtre ; ils y apportent une certaine manière de concevoir l’amour, l’héroïsme, la vertu, et, si le poète leur représente un amant qui n’agit pas selon les règles de l’amour qu’ils sont accoutumés à concevoir, ils s’indignent ou s’ennuient. À et égard, la position de l’écrivain dramatique n’a pas changé : ce qui a changé seulement, c’est cette population si flottante qu’on nomme le public des théâtres. Tour à tour il s’était composé des écoles, de l’aristocratie, de la haute bourgeoisie. À l’heure qu’il est, en Angleterre comme en France, je crois qu’il est descendu vers les classes moins élevées, et, en Angleterre plus encore qu’en France, les minorités éclairées tendent à délaisser les spectacles. Comment les y ramener, comment plaire à la fois aux penseurs et aux masses ? Telle est la question qui se pose devant l’écrivain dramatique : question terrible ! car si de tout temps les diverses classes ont été en désaccord sur bien des points, il existe, suivant les époques, plus ou moins de sentimens, de besoins et de préoccupations qui comme des courans généraux, parcourent à la fois tous les membres du corps social. Soit aux temps de rénovation religieuse, soit dans les sociétés rudimentaires, où chacun est chargé de sa propre défense, le poète dramatique peut, sans trop de peine, charmer du même coup les érudits et la foule, le riche et le pauvre ; il lui suffit de dramatiser ce qui est le rêve des instincts dominans, et il achète ainsi la liberté et le droit d’être individuel tout à son aise. C’est ce qui avait lieu du temps de Shakspeare ; c’est le contraire qui me semble avoir lieu de nos jours. La subdivision des rôles, l’échange facile des produits du travail, la protection des lois qui délivre l’individu de mille nécessités, toutes ces causes et bien d’autres permettent de plus en plus à chacun de s’absorber dans une idée fixe et de ne développer qu’un côté de son être. Que peut donc faire le poète dramatique ? D’une part, il a devant lui des natures toutes d’instinct, de l’autre des esprits qui ne vivent guère que par le désir d’apprendre ; ici une foule qu’il ne peut émouvoir que par ce qui n’est point neuf, ou du moins par ce qui est simplement une combinaison nouvelle des élémens qu’elle est habituée à se représenter comme composant l’homme ; là des observateurs curieux qu’il ne peut satisfaire qu’à force d’originalité, parce que leur unique occupation, à eux, est d’étudier sans cesse ce que leur sens intérieur leur rapporte vaguement des choses et de chercher sans cesse à s’en rendre compte, en se désespérant de ne jamais pouvoir trouver qu’une traduction incomplète de ces mystérieuses intuitions.

Et que l’on me comprenne bien. Je ne fais pas allusion ici à des coquetteries d’érudition devant lesquelles un drame ne pourrait trouver grace, à moins de leur débiter ce que Niebuhr et Grote ont découvert dans les légendes romaines et grecques. Je veux dire seulement qu’en s’habituant à examiner de près les hommes et le monde, ceux qui ont le temps de réfléchir sont arrivés à saisir mille nuances invisibles pour d’autres, à en pressentir beaucoup plus encore, et à pousser ainsi à l’excès ce que j’ai désigné comme la tendance générale de l’esprit anglais ; je veux dire enfin que, soit qu’il s’agisse d’un épisode de mœurs modernes ou d’une tragédie historique, ils ont besoin, pour y prendre plaisir, de retrouver au moins dans les personnages du poète tous les minutieux agens qu’ils aperçoivent dans les vivans, ou, en d’autres termes, d’y retrouver ce qui ne permet plus aux personnages du poète d’être conformes à l’idée que le public ordinaire se fait des hommes. De tout cela est-il trop audacieux d’induire que peut-être le moment est venu où la poésie scénique, la tragédie du moins, doit abandonner à d’autres branches de la littérature (au poème dramatique par exemple) une partie de son ancien domaine ? Le chimiste qui veut rester à la hauteur de la science se voit contraint à n’écrire que pour les savans ; s’il veut s’adresser aux masses, il ne peut songer à satisfaire les initiés. Sans spéculer sur ce que les siècles lointains réservent au théâtre, je pense que, pour long-temps encore, le poète tragique se trouvera placé dans un semblable dilemme ; je le crois d’autant plus que lui aussi est un savant dont les conceptions sont tenues de résumer toute notre science, sous peine de n’être pour nous que des abstractions et des fantômes incapables d’éveiller nos sympathies. La direction qu’a prise M. Taylor est à elle seule un fait assez significatif. Le plus grand talent dramatique du jour en Angleterre, le seul qui ait su donner au drame une forme vraiment en harmonie avec les lumières de son temps, a désespéré lui-même de rendre ses productions assez émouvantes pour la scène, et, en y adaptant après coup la première partie de son l’effet qu’il a produit sur le public a été loin d’égaler celui d’un mélodrame. Ce n’est pas la première fois, du reste, qu’une tendance excessive à l’analyse n’a pas été favorable au théâtre ; cela s’est vu en Hollande, et après tout il ne serait pas extraordinaire que la tragédie eût la destinée de l’épopée, qui, après Homère et Hésiode, a dû, elle aussi, céder un fragment de son royaume : l’histoire et l’astronomie. Il y a loin de là, d’ailleurs, à l’anéantissement de l’art scénique. Tout en restreignant sa sphère, le drame représenté peut encore prétendre à de hautes qualités littéraires, et, sous la direction d’une opinion publique jalouse et prévoyante, il lui reste surtout un beau rôle à remplir, celui de travailler, sinon à instruire les masses, au moins à stimuler leur intelligence sans trop exciter leurs passions.


J. MILSAND.

  1. M. Taylor a encore publié un petit volume de poésies, the Eve of the Conquest.