Le Drame macédonien/04

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Le Drame macédonien
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 599-624).
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LE
DRAME MACEDONIEN

IV.[1]
LA BATAILLE D’ARBÉLES.


I

La soumission de la Phénicie et de l’Égypte avait employé tout entière l’année 332 avant Jésus-Christ ; dès les premiers jours du printemps de l’année 331, Alexandre croit devoir reporter son regard vigilant vers l’Asie. Sur tout le littoral phénicien, de Myriandre à Gaza, nul indice de malaise ou de mécontentement ; les précautions ont été trop bien prises ; dans une seule province, dans la Cœlésyrie, confiée par le vieux Parménion à Andromachus, la turbulence des enfans d’Israël est venue donner aux populations un fâcheux exemple ; Andromachus a été brûlé vif par les Samaritains. Le châtiment ne se fait pas attendre. Une seule révolte sur tant de conquêtes ! c’est assurément moins qu’on ne devait craindre. Le danger n’est pas en Syrie, il n’est pas même dans la Paphlagonie, que soumet en ce moment Galas, dans la Lycaonie, que contient. Antigone ; dans Milet, dont Balacre interdit l’approche aux vaisseaux de Pharnabaze : il est au cœur du Péloponèse. Alexandre a bien fait, quand il a consacré dans le temple de Minerve les dépouilles des Perses au nom de tous les Grecs, d’ajouter : « à l’exception des Lacédémoniens ; » Sparte ne veut point avoir part à ces offrandes fastueuses qui proclament bien moins la gloire de la Grèce que son asservissement. Que vient faire le roi Agis à Siphante, où Pharnabaze et Autophradatès ont conduit leur flotte encore composée de cent vaisseaux ? Agis vient solliciter des satrapes de Darius un subside et un renfort de troupes. À ce prix, il promet de soulever la Crète et de mettre sur pied les armées du Péloponèse. Voilà bien le peuple de Lycurgue, ce peuple « lent dans ses entreprises, » que nous ont dépeint sous des traits ineffaçables Thucydide et Xénophon ! Il arrive toujours trop tard. A peine la trière d’Agis a-t-elle jeté l’ancre que survient la nouvelle de la bataille d’Issus. La défection éclate sur-le-champ de toutes parts ; les îles et les vaisseaux se portent à l’envi du côté du vainqueur. Agis et Autophradatès éperdus courent vers Halicarnasse ; Pharnabaze vole à Chio. Le satrape a mis dans cette île le pouvoir aux mains de l’oligarchie ; il vient défendre son œuvre. Apollonidès, Phisinus, Mégarée, investis par ses soins de la tyrannie, n’exerçaient leur autorité absolue qu’au profit de Darius, mais les habitans de Chio ont déjà secoué un joug qui leur pèse. Pharnabazs entre au port sans soupçonner le changement qui s’est opéré, il est à l’instant saisi par les insurgés et jeté dans les fers. L’Athénien Charès occupait Mitylène avec deux mille Perses ; il en est chassé par la multitude. A Méthymne également, à Ténédos, la démocratie a relevé la tête. Le tyran de Méthymne se réfugie à Chio ; il y partage le sort de Pharnabaze. Antipater triomphe sans avoir eu besoin de combattre ; les vaisseaux que les révoltés ont enlevés aux Perses se rangent sous ses ordres et viennent grossir sa flotte. Maître de la mer, le vice-roi de la Macédoine dirige Amphotère sur Cos ; il fait partir Hégéloque, avec les prisonniers qu’on lui a livrés, pour l’Égypte. Issus a tout calmé ; Issus a replacé la Grèce aux pieds d’Alexandre.

Qu’importent au fils de Philippe les vaisseaux qu’Antipater lui envoie ? Il n’a plus besoin, en ce moment, de vaisseaux ; ce qu’il lui faut, ce sont des soldats. Pour l’exécution des plans qu’il médite, Alexandre est bien résolu à épuiser d’hommes et l’Épire, et la Thrace, et la Macédoine ; il tient surtout à dépeupler la Grèce. Plus il demandera de renforts aux Grecs, moins il craindra de les voir, par quelque transport soudain, méconnaître sa suprématie. En fait de flotte, il va rendre à Antipater plus qu’Antipater ne lui a donné. L’Archipel infesté de pirates n’a-t-il pas droit à sa sollicitude aussi bien que le reste du monde ? Les Cypriotes et les Phéniciens reçoivent l’ordre d’équiper cent vaisseaux ; Amphotère joint ces cent vaisseaux aux soixante trières qu’il a conduites dans les eaux de Cos et reprend immédiatement la route des Cyclades. Quand il traversait l’Hellespont, Alexandre n’était encore que le capitaine d’une armée d’aventure ; le consentement unanime des peuples l’a fait roi aujourd’hui de toutes les parties de l’empire d’où s’est retiré Darius. L’administration seule a changé de mains ; les habitans ne s’aperçoivent guère qu’à l’allègement soudain du fardeau qu’ils ont changé de maître. La personne même de Darius semble s’être évanouie avec sa puissance. Au fond de quelles provinces l’infortuné monarque est-il allé cacher sa honte et sa défaite ? Alexandre s’évertue en vain à le découvrir ; c’est un point d’honneur, chez les Perses de garder le secret du prince. Tout à coup le bruit de levées lointaines arrive jusqu’en Égypte. Alexandre était déjà sur la route de Cyrène ; peut-être allait-il pousser jusqu’à Carthage, quand il apprend que les Bactriens, les Sogdiens, les Saces et les Massagètes se sont mis en marche. Tous les peuples de l’extrême Orient accourent au rendez-vous qui leur a été donné sous les murs de Babylone. Alexandre quitte l’Égypte et revient précipitamment à Tyr. Il en repart au mois de juillet de l’année 331. Son armée se compose de quarante mille fantassins et de sept mille cavaliers. Les Grecs ne mettent jamais en mouvement de grandes masses ; leurs troupes en revanche comptent peu de non-valeurs.

Bien qu’un vaste désert sépare la côte de Syrie des bords de l’Euphrate, il est facile de contourner cette région désolée et d’atteindre par le nord le gué de Thapsaque. L’armée de Cyrus le Jeune arriva de Myriandre à Thapsaque en douze étapes, après avoir parcouru environ 358 kilomètres, — 29 kilomètres par jour ; — les privations ne commencèrent que sur la rive gauche du fleuve. L’Euphrate n’avait arrêté ni Sargin venant de Khorsabad, ni Nabuchodonosor parti de Babylone. Un seul souverain de Ninive a franchi vingt-deux fois dans le cours de son règne l’insuffisant boulevard de la Chaldée. Le fleuve qui prend naissance au pied des monts de l’Arménie n’opposera donc jamais qu’un obstacle peu sérieux à l’invasion. C’est sans doute un très large fleuve, débitant un très gros volume d’eau, puisqu’à Bir même, bien au-dessus de Thapsaque et de Kerkémish, on a pu le comparer « au Rhône devant Lyon ; » mais le lit de l’Euphrate est généralement embarrassé de bancs de sables ; les kéleks qui le descendent ne sont encore comme au temps d’Hérodote, que des radeaux soutenus par des outres. Les soldats de Cyrus le Jeune traversèrent l’Euphrate à Thapsaque, sans que l’eau leur montât plus haut que la poitrine. La circonstance, il est vrai, fut exceptionnelle ; les habitans déclarèrent que jamais jusqu’à ce jour l’Euphrate n’avait été guéable et n’avait pu se traverser sans bateaux. Moins favorisé que Cyrus, Alexandre dut se préparer à jeter deux ponts sur le fleuve. La rapidité de sa marche déconcertait par bonheur l’ennemi ; — les Macédoniens atteignirent les rives de l’Euphrate en onze jours. — Cyrus trouva tous les bateaux brûlés ; Alexandre semble avoir rencontré devant Thapsaque même les barques dont il se servit pour effectuer son passage. Napoléon n’a fait qu’imiter le roi de Macédoine, quand « il a battu, suivant l’expression des soldats de l’armée d’Italie, l’ennemi avec ses jambes. »

Darius avait eu près de dix-huit mois pour se mettre en mesure de tenter une seconde fois la fortune. Son armée, lorsque les Bactriens, les Scythes et les peuples compris sous la dénomination de peuples de l’Inde l’eurent rejointe, se trouva deux fois plus nombreuse qu’elle ne l’avait été aux jours du premier choc. Darius ne se dissimulait pas cependant la faiblesse de son infanterie ; il essaya de lui donner plus de solidité en lui faisant distribuer des épées et des boucliers : les fantassins d’Issus ne possédaient pour toute arme offensive que des épieux ou des javelots. Changer l’armement est fort bien ; il faudrait pouvoir du même coup changer l’instruction et la tactique. Sous le règne de Louis XV, on munit sans peine nos fusils de la baguette d’acier ; on troubla beaucoup nos soldats quand on entreprit de les faire manœuvrer de prime-saut à la prussienne. Darius n’était que trop fondé à mettre en doute l’efficacité de son innombrable pédaille, il pouvait au contraire faire grand fond sur sa cavalerie. « Les chevaux des Chaldéens sont plus légers que les léopards et plus rapides que les loups qui courent dans les ténèbres. » Cavaliers et chevaux se présentaient d’ailleurs bardés de fer, ou, pour mieux dire, couverts de minces plaques de métal cousues les unes à côté des autres. Ces lames imbriquées à la façon des tuiles qui recouvrent nos toits formaient une sorte de cuirasse écailleuse impénétrable à la flèche, si elle ne l’était pas complètement à l’épée. On allait donc voir entrer enfin en lice ces terribles Scythes que nul conquérant n’avait jusqu’alors réussi à dompter. Leur contenance féroce, leur poil hérissé, leurs longs cheveux épars, ne pouvaient manquer de faire quelque impression sur l’ennemi qui les verrait pour la première fois. Un peuple qui vit à cheval et qui ne connaît d’autre industrie que le pillage est éminemment propre aux reconnaissances rapides, aux surprises de jour ou de nuit. Darius s’était porté de Babylone vers les lieux où jadis s’élevait Ninive ; il avait mis deux fleuves, — l’Euphrate et le Tigre, — entre Alexandre et lui. Par surcroît de précaution, il employa sa cavalerie légère à ravager et à incendier tout le pays qui séparait encore les deux armées. Mazée, avec 6,000 chevaux, fut chargé de défendre le passage de l’Euphrate, à l’endroit où les armées ont pris l’habitude de franchir ce fleuve, au-dessus du confluent du Khaboras. Le satrape trouva les Macédoniens déjà occupés à jeter leurs ponts. Après une démonstration insignifiante, il prit le parti de se retirer ; en quelques heures, toute l’armée d’Alexandre se montra rassemblée sur l’autre rive. Si le Rhin était aussi accommodant que l’Euphrate, César n’eût jamais songé à écrire la phrase grosse d’orages que des siècles de combats devaient graver en traits de feu et de sang au cœur des Gaules : Germant sunt qui trans Rhenum incolunt !

Alexandre n’avait point encore eu de nouvelles certaines de Darius ; ses coureurs lui amenèrent enfin quelques prisonniers. On interroge ces captifs, on les presse et on apprend, non sans étonnement, que Darius a déjà dépassé la ville d’Arbèles, qu’il y a laissé ses bagages et qu’il s’est empressé de jeter un pont sur le Lycus, — le grand Zab. — Le monarque vaincu vient de son propre mouvement au-devant de son vainqueur ; il affecte l’offensive et est évidemment résolu à s’en rapporter au sort des armes. L’armée perse a mis cinq jours à traverser le fleuve ; on peut juger par ce seul renseignement de la multitude qu’on aura bientôt à combattre.

Le grand Zab, affluent du Tigre, n’est pas un cours d’eau insignifiant : le baron Félix de Beaujour le compare à la Durance, et le lieutenant Heudde, de la marine des Indes, qui le traversa au mois de mars de l’année 1820, lui donne un cours profond et rapide, avec 300 pieds anglais au moins de largeur. Le Lycus franchi, Darius s’est avancé de 15 kilomètres encore vers le nord-ouest pour se rapprocher de la rive gauche du Tigre. Il a fini par déployer son immense armée sur les bords d’une petite rivière appelée le Boumade, dans la vaste plaine de Gaugamèle, — la maison du chameau. Le terrain est en vérité bien choisi ; l’espace, cette fois, ne fera pas défaut au torrent ; les cavaliers pourront fournir de belles charges sur la vaste arène. Darius a pris soin d’en faire disparaître les inégalités. Ce n’est pas seulement pour sa cavalerie que le roi des Perses a voulu aplanir le chemin, c’est surtout à ses chars de guerre qu’il prépare une surface unie. Le char de guerre, Homère nous l’a décrit et tous les bas-reliefs assyriens nous le montrent ; en leur qualité de colons phéniciens, les Carthaginois l’ont souvent fait rouler avec son imposant fracas dans les champs de la Libye. Darius a deux cents chars hérissés de faux et de piques. En avant du timon se projettent deux fers de lance aigus, de chaque côté du joug s’étendent de longues lames tranchantes, sous l’essieu même apparaît, semblable aux chasse-neiges de nos locomotives, tout un arsenal meurtrier destiné à raser la terre. Que ces deux cents chars ouvrent seulement la brèche dans l’épaisse phalange d’Alexandre, quinze éléphans les suivent prêts à l’élargir. Toute la contrée fumait des ravages de l’incendie ; la destruction heureusement avait été trop hâtive pour être complète. Les monceaux de blé ne brûlèrent qu’au sommet, les toits des habitations s’écroulèrent sur des amas de provisions que les Grecs eurent la satisfaction de retrouver intactes. On marcha en avant, poussant devant soi sans relâche les bandes qui continuaient de dévaster le pays. Ces bandes ne tenaient nulle part, mais il était impossible de les joindre et de s’opposer à leurs ravages. De Thapsaque au gué d’Eski-Mossoul, sur le Tigre, on compte environ 320 kilomètres ; pareille distance ne se parcourt pas en moins de quinze étapes. Pour se porter avec ses bagages d’un fleuve à l’autre, l’armée grecque suivit probablement la vallée creusée par le Khaboras, large affluent qui se jette dans l’Euphrate à quelques lieues au-dessous de Thapsaque, au gué de Kerkémish ; tout fait présumer qu’elle traversa le Khaboras, non loin de sa source, au-delà du château actuel de Khabour. Il lui fallut ensuite longer la rive droite de l’Hermas pour gagner une des routes qui conduisent aujourd’hui les caravanes d’Orfa ou celles de Nisibin à Mossoul.

L’Euphrate ne ressemble guère à ce farouche Araxe dont nous parle le poète : il ne s’indigne point pour un ou deux ponts qu’on lui impose ; n’essayez pas d’assujettir vos barques ou d’affermir vos pilotis sur le Tigre. Nul fleuve en Orient ne roule sur son lit de graviers et de pierres polies un flot plus impétueux. Le Tigre a la rapidité de la flèche ; son nom même l’indique, car il lui vient d’un mot qui signifie flèche en Perse. La vitesse de son cours, de Mossoul à Bagdad, est évaluée à près de 6 milles marins à l’heure. Les compagnons de Xénophon renoncèrent à passer ce torrent à gué. Serrés entre le Tigre et les monts des Carduques, ils jugèrent impossible de recommencer là ce qu’ils avaient fait à Thapsaque. Le fleuve était tellement profond qu’une pique y disparaissait tout entière. Un gué n’est aujourd’hui réputé praticable pour la cavalerie que lorsque la profondeur n’excède pas 1m,20 ; au delà de 0m,90, l’infanterie peut se trouver en danger ; 0m,70 suffisent pour arrêter de l’artillerie. Alexandre envoya quelques cavaliers sonder le passage ; les chevaux eurent bientôt de l’eau jusqu’au poitrail. Arrivés au milieu du fleuve, l’eau leur monta jusqu’au cou ; ils n’en réussirent pas moins à prendre pied sur la rive opposée sans qu’un seul d’entre eux eût été entraîné par le courant. L’opération était périlleuse. Qui eût osé dans l’armée d’Alexandre la déclarer d’avance impraticable ? On se prépara sur-le-champ à la tenter. Le roi voulut marcher en personne à la tête de l’infanterie. Montrant de la main le gué à ses soldats, il descendit le premier dans le fleuve. Sur l’autre bord on apercevait au loin la cavalerie de Mazée. Si le lieutenant de Darius eût fait preuve en ce jour de plus de résolution, les Macédoniens auraient probablement payé cher leur audace. Mazée ne mit ses troupes en mouvement que lorsqu’une portion notable de l’armée ennemie garnissait déjà la rive orientale. Les fantassins grecs s’avançaient lentement, de l’eau jusqu’aux aisselles ; une ligne de cavalerie rangée en amont divisait le courant et en rompait l’effort ; une autre ligne de cavaliers s’étendait en aval, prête à secourir les soldats qui seraient emportés vers le bas du fleuve. Entre la double haie, hoplites et peltastes se suivaient à la file ; plus d’un trébucha sans doute sur les pierres glissantes dont le fond sablonneux était semé, aucun ne périt ; il n’y eut de perdu que quelques bagages. Jamais Alexandre n’eut mieux sujet de remercier les dieux. Ce passage du Tigre est un fait unique dans l’histoire : ni César, ni Napoléon, ni même Annibal, que je sache, n’ont rien accompli d’aussi téméraire.

Un millier de cavaliers perses, conduits par Satropatès, s’étaient rapprochés ; ils regardaient indécis le rivage se couvrir peu à peu de soldats. Alexandre appelle Ariston, le chef des Péoniens : « Va ! lui dit-il, et dissipe cette troupe qui nous observe. » Ariston part à fond de train ; il court droit à Satropatès, l’atteint de sa lance à la gorge et lui fait tourner bride. Satropatès s’est réfugié au milieu de ses escadrons ; là encore il retrouve le Péonien ardent à la poursuite. Indifférent aux traits dont on l’accable, Ariston ne se détourne pas pour frapper d’obscurs ennemis, il n’en veut qu’au chef dont sa lance a déjà goûté le sang. En un clin d’œil Satropatès est renversé de cheval ; Ariston saute à terre et d’un coup de sabre abat la tête du Perse ; puis il remonte lestement en selle et revient au galop jeter ce hideux trophée aux pieds du roi. De pareils faits d’armes sont toujours d’un favorable augure ; ils ont souvent précédé nos grandes batailles.


II

Alexandre s’est arrêté pour reprendre haleine après avoir franchi l’Euphrate ; il fait halte également sur les bords du Tigre. Ces pauses sont inévitables à la suite de toute marche forcée. La troupe la plus solide n’a-t-elle pas ses traînards, ses écloppés, ses malades ? On conçoit malaisément une aussi longue route parcourue sans bases d’opérations successives : la force de résistance du soldat grec explique seule pareille dérogation aux règles élémentaires de la guerre. Les lieutenans d’Alexandre ne se croyaient plus cependant tenus de taire leurs inquiétudes ; Parménion, entre autres, ne cessait d’engager son jeune roi à considérer quelles pourraient être les conséquences d’une défaite. L’armée venait de laisser derrière elle deux grands fleuves : trahie par la fortune, elle ne les repasserait pas. Il lui faudrait se jeter, comme les Dix-Mille, dans le pays des Carduques et chercher à gagner les ports du Pont-Euxin à travers les montagnes de l’Arménie.

« On se fait une idée peu juste, disait à Sainte-Hélène l’empereur Napoléon, de la force d’âme nécessaire pour livrer, avec une pleine méditation de ses conséquences, une de ces grandes batailles d’où vont dépendre le sort d’une armée, d’un pays, la possession d’un trône. Aussi trouve-t-on rarement des généraux empressés à donner bataille. Ils prennent bien leur position, s’établissent, méditent leurs combinaisons, mais là commencent leurs indécisions. Rien de plus difficile et pourtant de plus précieux que de savoir se décider. »

Il m’a été conté qu’à la veille de la journée d’Isly, de cette brillante et glorieuse journée qui nous transporte d’un bond en plein moyen âge, une grande émotion régna dans le camp français ; l’alarme générale rencontra des interprètes parmi les officiers mêmes qu’on aurait le moins soupçonnés de pouvoir ouvrir leur âme au découragement. Ce furent les plus habiles et les plus expérimentés qui se montrèrent, en cette occasion, les plus ingénieux à peindre la situation sous de sombres couleurs. Semblable phénomène s’est produit dans l’armée de Crimée avant le débarquement d’Old-Fort.. Les raisons spécieuses ne manquèrent pas alors pour déconseiller une entreprise qui prenait tous les caractères d’une aventure. La guerre, quand on l’envisage dans son ensemble, peut-elle être jamais autre chose ? Si le fils de Paul Ier, à qui l’empereur Napoléon ne demandait que le sacrifice de l’alliance anglaise, eût consenti à traiter à Moscou, l’expédition de Russie n’eût-elle pas été la consécration éclatante de notre ascendant ? Les historiens ne célébreraient-ils pas aujourd’hui à l’envi l’exécution de ce plan gigantesque ? Fortune 1 que nous te devons de grâces quand tu nous secondes, et à quelles puériles critiques tu nous livres quand tu nous abandonnes ! Sans doute il est des campagnes dont le succès, par un concours inouï de circonstances, a tout à coup revêtu l’apparence de la précision mathématique ; il n’aurait fallu qu’un grain de sable pour faire dérailler tous ces savans calculs. Les vainqueurs infaillibles n’existent pas ; seulement, quand le destin hésite, il est bon qu’un Condé ou un Alexandre intervienne. La fougue d’un héros peut faire violence au sort ; la profondeur pédantesque des tacticiens se laisse aisément déconcerter par la fortune. Si le général Bonaparte n’eût pas, de sa personne, entraîné ses soldats sur la chaussée d’Arcole, toutes ses combinaisons s’écroulaient comme un château de cartes sous le feu de l’artillerie autrichienne. Blücher lui-même n’a-t-il pas eu l’insigne et fatal honneur de faire échec au vainqueur de l’Europe ? Qu’opposa cet obscur champion à l’incomparable capitaine dont l’apprentissage s’était fait dans plus de vingt batailles rangées ? Il lui opposa une incroyable rapidité de mouvemens et l’obstination de son courage. Blücher fut, comme Alexandre, un grand général de cavalerie. La cavalerie n’est donc pas pour le commandement en chef une si mauvaise école ; les nécessités mêmes de son service lui donnent l’habitude de l’audace et de l’impétuosité. Les survivans de l’armée de Crimée n’ont pas oublié, j’en suis sûr, le combat de Taguin et le général d’Allonville.

Alexandre était impétueux ; il le fut constamment sur le champ de bataille, la vue de l’ennemi l’enivrait. Sous la tente il mûrissait avec plus de calme ses plans de campagne ; les lieutenans qui l’entouraient, moins bouillans que leur maître, n’ont cependant jamais fait fléchir sa pensée : Alexandre savait mieux qu’eux ce qu’il pouvait demander à ses soldats. Voilà le grand art, le véritable secret des triomphes décisifs ! Tous les états-majors du monde ne remplaceront jamais l’ascendant d’un chef adoré. Tracez des itinéraires sur vos cartes, multipliez les ordres de marche, préparez dans votre froid labeur les concentrations, les mouvemens tour-nans ; tout cela ne prévaudra pas à l’heure suprême sur l’enthousiasme confiant qu’inspire à ses troupes le général sacré par une longue série de victoires. On ne gagne pas les batailles en chambre ; il faut le feu du ciel pour animer nos statues d’argile ; la stratégie aligne les bataillons, l’idolâtrie guerrière leur donne la vie et le mouvement.

Il transpire toujours quelque chose des débats irrésolus des conseils. Une inquiétude sourde régnait dans l’armée grecque ; le moindre incident devait prêter un corps à ces appréhensions. Après une halte de deux jours, les troupes avaient reçu l’ordre de se préparer au départ pour le lendemain, lorsque survint une éclipse de lune. Le 20 septembre de l’année 331 avant Jésus-Christ, suivant les calculs autorisés de M. le lieutenant de vaisseau Baills de la marine française, l’éclipse dut commencer à huit heures douze minutes du soir et se terminer à onze heures quarante-six minutes. La disparition de l’astre fut totale et la lune demeura cachée pendant un peu plus d’une heure. Le flambeau de la nuit ne pouvait se voiler sans raison. Le présage est interprété comme un blâme des dieux par la peur. Une sédition semblait imminente ; toute multitude heureusement passe avec une facilité merveilleuse de la crainte à l’espoir, de l’irritation aveugle à la soumission la plus complète, quand on sait incliner du côté favorable l’instinct superstitieux qui sommeille parfois, mais ne s’éteint jamais tout à fait au cœur de l’homme. L’approche des grandes épreuves a surtout le don de le réveiller. Alexandre fit proclamer par les prêtres égyptiens que ce n’était pas l’astre des Grecs, favoris du soleil, qui pâlissait ; protectrice des Perses, la lune se couvrait d’un manteau funèbre pour leur annoncer la fin de leur puissance. Rassurée par l’explication plausible qui lui est fournie, l’armée ne demande plus qu’à marcher. On abat les tentes et l’on se dirige, avec une foi plus ardente que jamais dans l’heureuse issue du conflit, à travers le district d’Aturia, sur le camp de Darius. Les Grecs laissaient ainsi le Tigre sur leur droite, à leur gauche les montagnes des Gordiens et celles des Carduques. Ils étaient en pleine Assyrie, à 184 kilomètres environ de la ville d’Arbèles, à 74 des rives du Boumade. Le quatrième jour, les éclaireurs des deux armées se rencontrent ; Alexandre, à la tête de l’agéma et d’une compagnie d’hétaires, pousse vigoureusement un parti de cavalerie ennemie, réussit à l’atteindre, lui tue plusieurs hommes et ramène à son camp de nombreux prisonniers. L’heure critique approche : Darius n’est plus qu’à une journée environ de marche, à 27 kilomètres. Les batailles rangées, ces batailles d’où dépend le destin des empires, ne se livrent pas sans quelque préparation. On se précipite sur l’ennemi qui fuit, on prend le temps d’aiguiser ses armes quand on doit aborder des lignes encore intactes. Alexandre juge nécessaire de donner à ses troupes quatre jours de repos avant de les conduire dans la plaine de Gaugamèle. Bien que son armée soit peu encombrée de bagages, elle en a encore trop pour aller à l’ennemi ; un camp retranché est établi à la hâte, on y laissera les malades et les équipages.

Depuis le départ de Tyr, Alexandre traînait à sa suite la famille de Darius. Il lui semblait qu’il n’y aurait pas de place assez forte, de lieutenant assez sûr pour qu’il osât leur confier la garde de pareils captifs. Pourquoi, sourd aux conseils que lui donnait, avec une véhémence souvent importune, le vieux Parménion, n’acceptait-il pas plutôt la magnifique rançon qu’à diverses reprises Darius lui avait offerte ? Pourquoi ? Parce qu’il était Alexandre. Était-ce en s’enrichissant des dépouilles des Achéménides, ’en emportant même un lambeau de l’empire, qu’il donnerait la paix, une paix ferme et durable au monde ? Alexandre était résolu à poser sur son front la tiare droite, parce qu’il n’entrevoyait pas d’autre moyen de rassembler sous le même sceptre des peuples dont l’antagonisme eût éternisé la vieille querelle. Il ne fallait donc pas que Darius, le jour où le sort des armes l’aurait renversé du trône, pût, à défaut d’un fils en âge de ceindre l’épée, trouver un successeur tout prêt dans un gendre. La politique est impitoyable, — c’est son droit, — mais quand il lui arrive de broyer, en passant, sous son char, quelque innocente et vertueuse existence, on aurait tort de croire qu’elle laisse tout à fait sans remords le cœur de l’homme d’état ou l’âme du conquérant. L’épouse de Darius, Statira, était une princesse d’une rare beauté. Alexandre jusqu’alors avait fui plutôt que recherché l’occasion de la voir. Je n’ai jamais lu la Morale d’Aristote, j’ai souvent médité en revanche l’éloquent précis que nous en a donné l’érudit traducteur de ce philosophe. « Aristote, nous dit M. Barthélémy Saint-Hilaire, se passe de Dieu : il confond le bien et le bonheur… Il ne s’inquiète en rien de la vie future, parce qu’il n’y croit pas, non plus qu’à une âme immortelle… pour lui, le principe qui sent et pense en nous est le même que celui qui nourrit notre corps et qui fait végéter la plante. » Faut-il s’étonner qu’imbu d’une telle doctrine, « Aristote ne juge un acte bon qu’autant que cet acte est profitable ? » Le sage de Stagyre valait peut-être mieux que sa philosophie, — cela se voit souvent, — à coup sûr, son élève avait des vertus que semblables leçons, lui auraient difficilement inspirées. Appelez don du ciel ou grâce efficace, comme il vous plaira, cet heureux penchant de certaines natures qui leur tient lieu des préceptes salutaires et les incline, sans qu’ils aient besoin de se consulter, aux résolutions généreuses, toujours est-il qu’au milieu des enivremens de la jeunesse et de la victoire, Alexandre oublia un instant les exemples d’Achille pour devenir le précurseur du chevalier sans peur et sans reproche. L’empereur Napoléon s’étonne des éloges donnés à la continence de Scipion ; il ne veut pas qu’on loue le jeune et brillant vainqueur d’avoir su résister à la tentation d’un désir brutal, le triomphe lui paraît trop facile. Aurait-il refusé son admiration à la chevaleresque prudence d’Alexandre ? Scipion se défend aisément, je l’accorde, de l’attrait auquel n’eût probablement point cédé sans rougir le dernier valet de l’armée ; Alexandre prend soin de tenir à l’écart le charme plus périlleux qui pouvait s’infiltrer dans son cœur à la faveur de la pitié et de la sympathie. J’aime à croire que Quinte-Curce n’a rien inventé, qu’il nous a fidèlement transmis ce que des témoins contemporains avaient consigné dans leurs mémoires : si Quinte-Curce s’était permis de glisser un pareil roman au sein de sa longue et véridique histoire, je crois, en vérité, que je n’aurais pas le courage de le lui reprocher, car Virgile, « le doux Virgile » de Victor Hugo, n’a jamais rien écrit de plus touchant.

Les fatigues de la marche avaient été excessives, même pour les princesses qui suivaient les troupes en chariot. On ne fait pas au cœur de l’été, entre le trente-quatrième et le trente-dixième degré de latitude, un millier de kilomètres dans l’espace de quinze jours sans que les constitutions les plus robustes en ressentent quelque atteinte ; comment imaginer que de jeunes princesses habituées à la tranquille et fastueuse existence des palais supporteront impunément cette épreuve ? L’armée grecque était enfin arrivée à portée de l’ennemi ; les troupes harassées commençaient à dresser leurs tentes, quand un eunuque accourt : « La reine se meurt, dit-il. » Deficere eam nuntiat et vix spiritum ducere. — Alexandre, à ces mots, se lève ; un autre messager paraît : « La reine est morte. » Ce n’est pas Bossuet, c’est Quinte-Curce que nous entendons ; je me crois obligé d’en prévenir le lecteur. — « Elle est tombée entre les bras de sa belle-mère et de ses jeunes filles, puis tout d’un coup, brusquement, s’est éteinte. Inter socrus et virginum filiarum manus collapsa erat, deinde et exstincta. » — Alexandre laisse échapper un long gémissement et vole à la tente de ses royales captives. Un douloureux spectacle l’y attendait : La mère de Darius, Sysigambis, assise sur la terre nue, contemplait d’un œil morne le corps inanimé de la malheureuse princesse. Les deux jeunes filles s’étaient réfugiées dans ses bras, seul asile qui leur fût laissé. Sisygambis les tenait pressées sur son sein, cherchant à les calmer, refoulant ses larmes pour essuyer les leurs, pendant que, devant elle, son petit-fils Ochus, trop jeune encore pour comprendre l’étendue de la perte qu’il venait défaire, interrogeait d’un sourire inquiet cette immense douleur, ne soupçonnant pas que le plus malheureux, en ce triste jour, c’était lui. Alexandre ne peut retenir ses sanglots : il venait apporter des consolations ; on est obligé de lui en offrir. La main qui a couché tant de Perses dans la tombe est baignée de pleurs, mais de pleurs moins amers que ceux du vieux Priam. « Et maintenant, dit Achille, n’oublions pas le repas du soir ! Niobé elle-même n’a pas négligé ce soin quand six filles florissantes de jeunesse lui furent ravies en un jour. » Achille et Niobé à la bonne heure ! mais non pas Alexandre. Il fut impossible d’obtenir du héros qu’il acceptât la moindre nourriture avant que les honneurs funèbres eussent été rendus à la reine. Ce capitaine que tant de soucis devaient assiéger, ce roi qui va jouer sur un coup de dé son trône et, plus que son trône, sa gloire et sa vie, trouve encore le loisir de donner des ordres pour que la coutume des Perses soit religieusement observée dans ses moindres détails. Le pieux appareil qui eût accompagné les dépouilles mortelles de Statira, si les dieux l’eussent ravie à son époux dans Persépolis, ne leur manqua pas au milieu du camp ennemi. Respecter la mort, c’est honorer celui de qui nous tenons la vie, de celui qui ne manifeste jamais mieux sa puissance que dans ces terribles momens où il rappelle à lui, sans l’absorber, l’étincelle un moment absente. — Je dis : sans l’absorber, — car je hais d’instinct le mot cruel de Mme Roland : « Nature, ouvre ton sein ! » S’évanouir dans le gouffre est un avenir peu consolant, pour les cœurs même les plus désabusés.

A la faveur de l’émotion générale, un des eunuques prisonniers parvint à s’échapper et réussit à gagner le camp de Darius. Le roi des Perses apprit à la fois et la mort de la reine et la généreuse conduite d’Alexandre. Faut-il croire que, touché de tant de noblesse, il ait alors renouvelé ses propositions de paix, qu’oublieux des excitations impies dont Alexandre pouvait lui montrer la preuve, il ait osé offrir à ce conquérant qu’il avait vainement tenté de faire disparaître par le poignard ou par le poison, la main de sa propre fille, de la princesse depuis longtemps promise à Mazée ? Ce serait donc, si les rapports d’Arrien et de Quinte-Curce sont fidèles, la troisième fois que le malheureux monarque aurait fait appel à la modération du vainqueur. Naguère il proposait le fleuve Halys pour limite ; maintenant il se déclare prêt à céder toute la contrée qui s’étend entre l’Hellespont et l’Euphrate. Pour otage il laissera son fils, pour rançon de sa mère et de ses deux jeunes filles, il offre 30,000 talens d’or. Dix députés ont été chargés de convaincre Alexandre : « C’est chose périlleuse, lui disent-ils, qu’un trop grand état ; les navires qui dépassent les dimensions habituelles deviennent difficiles à manœuvrer. » L’argument eût peut-être touché un pilote ; j’y aurais, pour ma part, probablement prêté quelque attention. Parménion l’appuya de tout son pouvoir ; il était d’avis de se contenter d’un empire qui aurait pour frontières le Danube en Europe et l’Euphrate en Asie. Quel souverain avait jamais possédé pareille étendue de pays ? Le raisonnement semble juste ; Louis XIV et Napoléon ont dû plus d’une fois l’entendre murmurer à leur oreille. Réfléchissons pourtant ! Les conquêtes n’ont-elles pas leur fatalité ? Les Parthes ont assez troublé les Romains dans la possession de leurs provinces asiatiques pour que nous puissions apprécier aujourd’hui l’immense intérêt qu’avait Alexandre à ne pas admettre un partage qui mettait d’un côté les provinces les plus opulentes et de l’autre les populations les plus belliqueuses. Alexandre a servi de texte à bien des déclamations ; si vous voulez rester équitable envers sa mémoire, faites-le juger par ses pairs ! Que les deux Chatham et leurs héritiers directs le condamnent, je renonce sur-le-champ à le défendre. « S’il fût demeuré paisible dans la Macédoine, nous dit Bossuet, la grandeur de son empire n’aurait pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfans le royaume de ses pères. » Est-ce pour ce but mesquin que le ciel suscite le génie ? Je ne reconnais pas là, je l’avoue, la hauteur de vues habituelle à l’aigle de Meaux. Le besoin mal dissimulé de faire la leçon à Louis XIV fait oublier à l’illustre orateur que le temps a manqué au fils de Philippe pour achever son œuvre. Ce n’est pas « parce qu’il avait été trop puissant qu’Alexandre fut la cause de la perte de tous les siens ; » c’est parce qu’il est mort à trente-deux ans. « Le fruit de tant de conquêtes » n’a pas été seulement l’anarchie ; l’unité du monde ancien et la diffusion de la civilisation grecque n’ont pas laissé d’avoir leur influence sur les rapides et nécessaires progrès du christianisme. Ne blâmons donc pas trop légèrement les héros d’avoir, en messagers fidèles, obéi jusqu’au bout à leur mission. « La part de la providence est bien plus grande encore dans le destin des empires que dans le destin des individus. » Le commentateur éminent d’Aristote n’a jamais mieux dit.

Alexandre repoussa de nouveau les offres de Darius. Ce monarque qui, à la tête d’une armée de plus d’un million d’hommes, demandait encore à traiter, laissait voir sa faiblesse ou donnait à soupçonner sa perfidie ; il n’eût pas fallu être Alexandre pour s’y tromper. Différer, — dilatar, disent les Espagnols, — a été plus d’une fois la politique de la Porte ottomane ; ce fut, de tout temps, celle des Asiatiques. Le jeune conquérant avait eu trop de peine jusqu’alors à nourrir ses troupes pour les compromettre dans les vains délais de fausses négociations. La situation commandait aussi bien, en l’année 331 avant Jésus-Christ, une solution prompte sur les rives du Tigre, qu’à la veille du terrible hiver de 1812, sous les murs de Moscou. Alexandre le comprit et, mieux inspiré que ses lieutenans, il déjoua sur l’heure, par sa réponse hautaine, l’astucieux calcul auquel une ambition vulgaire eût pu se laisser prendre. Darius n’avait plus qu’à se préparer à livrer bataille.


III

Le 1er octobre de l’année 331 avant notre ère, Alexandre vint occuper, à 11 kilomètres environ des lignes de Darius, une de ces éminences coniques dont est parsemée la plaine d’Arbèles, collines uniformes « qu’on croirait faites de main d’homme et qui ne sont probablement que d’énormes amas de débris accumulés. » De ce poste élevé on eût dû apercevoir toute l’armée ennemie, mais un épais brouillard flottait encore dans l’air et ne laissait entrevoir que par intervalles des groupes confus dont il était impossible de discerner exactement l’ordonnance. La brume peu à peu se dissipe sous les rayons d’un soleil d’automne, et l’armée de Darius apparaît enfin déployée en ordre de bataille, couvrant de ses rangs pressés un immense espace, De l’infanterie et de la cavalerie confondues, « d’énormes carrés d’une prodigieuse profondeur » rangés sur deux lignes parallèles, tel est l’aspect que présente cette multitude évaluée par Arrien à plus d’un million d’hommes. 40,000 cavaliers, 15 éléphans et 200 chars armés de faux sont distribués en avant du front de bandière. Alexandre fait fortifier son camp par des retranchemens et par des palissades ; Darius attend le choc, ses chevaux sellés, ses bataillons à leurs postes de combat. La nuit vient sans que la position des deux armées se soit modifiée. Alexandre avait reconnu le champ de bataille, offert des sacrifices aux dieux, donné ses derniers ordres ; il se retira dans sa tente.

Le tigre affamé a de longs bâillemens : Homère nous a représenté Ulysse s’agitant sur sa couche, se retournant en tout sens, trouvant trop lent à naître le jour que sa pensée a marqué pour le meurtre des prétendans ; il n’a pas craint de comparer le fils de Laërte au rustre qui, « après avoir bourré de et de graisse les entrailles de la victime, allume le brasier, en excite la flamme et n’impose qu’avec peine silence aux cris de son estomac. » Je m’étonnerais que les paupières d’Alexandre se soient plus aisément fermées que les yeux d’Ulysse. La soif de la vengeance, l’avide désir de la gloire et l’amour effréné du boudin doivent avoir des effets analogues sur la nature humaine. « Patiente encore, ô mon cœur ! » Les membres du héros peu à peu se détendent, et un doux assoupissement s’empare de lui. L’aube avait depuis longtemps paru qu’Alexandre dormait encore d’un sommeil profond, « Il n’y a pas là, nous dit l’empereur Napoléon qui savait dormir aussi bien que veiller, matière à étonnement. » L’empereur peut avoir le droit de ne pas s’étonner ; je n’admettrais pas que les capitaines de second ordre se permissent de trouver la chose aussi simple. Dormir paisiblement et dormir à propos ! mais c’est ce qu’il y a de plus difficile à la guerre ! Le temps cependant pressait : les troupes, debout dès l’aurore, avaient pris leur repas ; Alexandre seul pouvait les mettre en mouvement. Parménion se charge d’aller éveiller le roi. « Il fait grand jour, lui dit-il, et l’armée impatiente réclame ta présence. » Alexandre, lui aussi, était impatient de vaincre ; seulement il savait, quand il s’est abandonné au sommeil, que la victoire ne pouvait plus désormais lui échapper. S’il eût conservé à cet égard quelques doutes, toute sa force d’âme ne lui aurait pas procuré le repos, et Parménion n’eût pas eu besoin de l’appeler trois fois par son nom. Quand Mazée brûlait les campagnes, quand l’armée grecque était exposée à manquer de vivres dans les plus fertiles plaines du monde, le vainqueur d’Issus, le conquérant de la Syrie et de l’Égypte avait, n’en doutons pas, le sommeil plus léger. Darius en face, un combat décisif sous la main, c’était la guerre ramenée aux proportions d’une lutte en champ clos ; l’anxiété faisait place à l’excitation joyeuse et la nature reprenait ses droits. Le roi se lève et sort de sa tente ; le soldat qui l’acclame lit sur son visage rayonnant d’allégresse le succès de la journée.

Toute l’armée d’Alexandre, nous l’avons déjà dit, ne dépassait pas 7,000 chevaux et 40,000 hommes de pied. Distinguons dans cet effectif deux corps principaux entièrement composés de Macédoniens : la phalange d’abord, l’agéma ensuite. La phalange comprenait 16,384 piquiers armés de la longue sarisse. Lorsqu’elle était rangée sur 16 hommes de hauteur, avec les intervalles de 6 pieds entre chaque rang et entre chaque homme, cette troupe d’élite, qui n’a eu d’analogue que l’infanterie suisse, déployait un front de 2 kilomètres environ d’étendue. L’agéma était un mélange d’infanterie et de cavalerie ; 8 escadrons d’hétaires, à 150 chevaux par escadron, avaient pour complément 3,000 hypaspistes, gens de pied, dont l’armement différait peu de celui des hoplites grecs. Autour de ce fort noyau se groupaient près de 8,000 peltastes armés à la légère ; les argyraspides, avec leur bouclier d’argent affectant la forme d’une feuille de lierre, étaient des peltastes. Sur les flancs de l’armée et lui servant souvent d’éclaireurs voltigeaient les archers agriens, les frondeurs et les Thraces. Les Péoniens et les Thessaliens, troupe à cheval moins lourde, sans être moins redoutable, que la cavalerie de l’agéma, flanquaient une des ailes quand les hétaires se chargeaient de couvrir l’autre. Pour la souplesse et l’agilité, cette cavalerie légère n’avait pas son égale au monde. La bataille d’Issus venait d’apprendre aux Grecs que l’infanterie de Darius était peu à craindre ; elle leur avait, en revanche, laissé un certain respect pour la cavalerie perse. Des hommes et des chevaux bardés de fer ont une quantité de mouvement à laquelle il ne suffit pas d’opposer la dextérité ou la vitesse. De l’aveu des Anglais eux-mêmes, un de leurs meilleurs régimens de dragons fut, à la bataille de Waterloo, trois fois repoussé par « les cuirassiers de Bonaparte. » Quand le terrain se prête aux charges à fond, il faut beaucoup compter avec la cavalerie, et le terrain, aux champs de Gaugamèle, nous l’avons déjà fait remarquer, ne laissait rien à désirer sous le rapport de l’étendue et de la nature du sol.

Au signal d’Alexandre, les palissades du camp sont abattues, l’armée grecque sort de ses retranchemens et se forme en bataille dans la plaine. Les dispositions à prendre sont connues d’avance : la phalange en masse va se placer au centre. Son flanc droit est protégé par la cavalerie des hétaires que commande Clitus et par les escadrons de Philotas ; les argyraspides, sous les ordres de Nicanor, garderont son flanc gauche. En arrière se tient Amyntas avec la réserve. Pour donner à cette seconde ligne plus de consistance, Alexandre, aux trois corps de Cœnus, d’Oreste et de Lynceste, a jugé bon de joindre les troupes étrangères confiées à Polysperchon. L’infanterie de Cratère et les cavaliers thessaliens, soutenus par toute la cavalerie des alliés, constituent l’aile gauche, où commande Parménton. Alexandre a voulu se réserver le commandement de l’aile droite ; c’est de ce côté qu’il trouvera Darius.

La gauche de l’armée perse opposait aux hétaïres 14,000 cavaliers venus de la Bactriane, de l’Arachosie, de la Susiane et du pays des Massagètes. Son but était de déborder l’armée macédonienne. Alexandre déjoue cet espoir en appuyant obliquement sur la droite. Il se rapprochait ainsi des montagnes et, par cette marche diagonale que Darius n’avait pas prévue, évitait un terrain semé quelques jours auparavant de chausse-trapes : innocent stratagème qui lui fut, s’il faut en croire Quinte-Curce, dénoncé la veille de la bataille par un transfuge. Dès que la manœuvre d’Alexandre se dessine, les Perses à leur tour inclinent davantage vers la gauche. La cavalerie scythe engage la première l’action avec les éclaireurs qui devancent le gros des hétaires. Au même moment, Darius lance ses chars armés de faux contre la phalange. Lorsque Voltaire conseillait à la grande Catherine d’imiter sur ce point l’exemple de Darius Codoman et de faucher à l’assyrienne les bataillons du sultan Moustapha, il n’avait pas les détails de la bataille d’Arbèles bien présens à l’esprit et faisait, je ne crains pas de le dire, un puéril emprunt à l’antiquité. J’espère que mes flottilles renouvelées des Grecs révéleront chez moi un esprit plus pratique. Les Agriens font pleuvoir sur les conducteurs de chars une grêle de traits, es frondeurs les accablent de pierres ; ni les uns ni les autres n’arrêtent l’avalanche. Mais les rangs des Macédoniens se sont subitement ouverts ; quelques soldats seulement, trop lents à se garer, sont blessés par les piques qui prolongent les timons ou par les faux qui débordent les essieux.

Nous n’avons eu jusqu’ici que les préludes du combat. Voici enfin l’année tout entière de Darius qui s’ébranle. Ne va-t-elle pas noyer la petite troupe d’Alexandre dans les flots de poussière qu’elle soulève ? On dirait l’émeute d’une grande ville se ruant sur la ligne trop mince de baïonnettes qui s’efforce de la contenir. En ce moment, la mêlée sévit à l’aile droite, les Bactriens sont venus prêter main-forte aux Scythes. La troupe d’Arétès cède au choc et cherche un abri derrière la seconde ligne. Les Perses poursuivent cette cavalerie, qui se retire en désordre, et continuent de la charger avec fureur. Alexandre indigné se jette au milieu de ses soldats, leur prodigue les exhortations, les reproches et finit par les ramener à l’ennemi. L’échauffourée calmée, il retourne à la colonne massive des hétaïres. Là un coin formidable n’attend plus que ses ordres. C’est l’heure décisive de la journée. Alexandre donne à la fois le signal et l’exemple. Il fond sur Darius avec de grands cris, suivi de la phalange, qui arrive au pas redoublé. Ainsi Gustave-Adolphe, aux champs de Lutzen, ira au-devant des cuirassiers de Pappenheim. Alexandre pénètre au milieu de l’armée perse et pousse droit au char de Darius. Comme à Issus, un rempart de cavaliers se dresse sur son passage. Dans cette cohue confuse d’hommes et de chevaux, le roi de Macédoine se fraie une voie sanglante ; chaque coup de son épée élargit la brèche, les rangs se renversent les uns sur les autres, les cadavres s’amoncellent, Bucéphale broie sous ses sabots la chair meurtrie. Ce fut alors, dit-on, que le devin Aristandre, vêtu de la blanche tunique des prêtres, portant à la main une branche de laurier, montra aux soldats macédoniens une aigle qui, d’un vol paisible, planait au-dessus de la tête du roi. Ce présage de victoire est salué par mille acclamations ; formée à rangs serrés, bloc hérissé de fer, la phalange tombe alors sur le centre de l’armée perse. Tout ploie à l’instant sous cette effroyable pression ; une foule éperdue a entraîné Darius, les Macédoniens ne trouvent plus devant eux qu’un épais rideau de poussière.

La bataille est gagnée ! Elle est gagnée du moins à l’aile droite, car à l’aile gauche la fortune de la journée demeure encore singulièrement compromise. Mazée, avec sa cavalerie, a fait une charge impétueuse sur le flanc de Parménion ; les Indiens réunis aux Perses ont passé à travers la trouée qu’a laissée entre les deux ailes la marche en avant de la phalange. Un flot de cavaliers a pu se faire jour jusqu’aux bagages. Parménion perd la tête ; il ne se croit plus de force à résister seul. Pendant qu’il maudit en secret l’élan irréfléchi d’Alexandre, messagers sur messagers vont par ses ordres réclamer de l’aile droite un prompt secours. Comment ce vétéran des vieilles guerres de Thrace et d’Illyrie en est-il arrivé à manquer à ce point de sang-froid ? Son imagination frappée « s’est fait un tableau. » On sait que l’expression appartient à Napoléon, qui la répète souvent. Parménion a pris, comme le maréchal d’Estrées, un hourrah de uhlans pour une attaque sérieuse ; il a vu Sisygambis et les filles de Darius délivrées, les prisonniers en armes, ses derrières menacés, et, à l’instant même où sa pensée se forge ce prétendu péril, la seconde ligne a déjà fait volte-face, pris les Perses à dos et mis en fuite tout ce qu’elle n’a pas massacré. Mazée lui-même, dont, la grosse cavalerie avait ébranlé l’aile gauche de l’armée grecque, ne sait pas profiter de son avantage. Pourquoi d’ailleurs poursuivrait-il ce passager triomphe ? Un sinistre bruit a glacé le courage des Perses ; Mazée vient d’apprendre la fuite de Darius. Les Thessaliens qu’il presse mollement reviennent plus ardens, plus nombreux à la charge ; Mazée n’essaie même pas de les repousser, il se lance, avec les cavaliers qu’il a pu rallier, à travers la plaine et s’enfuit au galop vers les bords du Tigre. Tous les gués du fleuve lui étaient familiers ; il n’eut donc pas de peine à se dérober aux poursuites. Ce fut lui qui, suivi des débris de l’armée vaincue, apporta le premier dans Babylone la nouvelle de la grande défaite.

Grâce à la retraite de Mazée, Parménion triomphait au moment même où Alexandre recevait les messagers qui l’informaient du danger et des alarmes de son lieutenant. L’aile gauche des Perses était alors en complète déroute ; la confusion même servit à couvrir la fuite de Darius. Des flots de poussière tourbillonnaient dans la plaine. Le terrible Sam, cet ouragan de sable si soudain, qu’on a vu tant de fois ravager la Perse et la Babylonie, a-t-il, le 2 octobre de l’année 331, atteint de son haleine à demi épuisée les champs lointains d’Arbèles ? Je serais tenté de le croire. Perdus au sein de ténèbres assez épaisses, s’il en faut croire Quinte-Curce, pour dérober aux combattans jusqu’à la clarté du jour, les vainqueurs poussaient devant eux au hasard. L’oreille tendue, ils essayaient parfois de saisir quelque signal lointain, l’écho de la trompette sonnant le ralliement ou la voix des chefs s’efforçant de dominer le tumulte ; rien de distinct n’arrivait jusqu’à eux. Seuls, les plus avancés crurent entendre un instant comme un bruit de rênes qui frappait le flanc des chevaux pressés par leur conducteur ; ce bruit même se perdit bientôt dans l’universel tumulte. C’était l’unique trace que laissait derrière lui le dernier des Achéménides.

Simias, un des commandans de l’agéma, s’arrêta le premier, sur l’avis du désordre où l’attaque de Mazée avait jeté les troupes de Parménion. Alexandre également averti, ne pouvait se résoudre à revenir sur ses pas. « Que Parménion, dit-il, ne s’inquiète pas des bagages ! La victoire nous rendra au centuple ce que nous aurons perdu. » Les instances cependant redoublent : le cœur gonflé de rage, Alexandre cède enfin ; il se résigne à laisser échapper Darius. Il revenait à la tête des hétaires, quand quelques cavaliers accourant à toute bride, lui annoncent que les choses ont brusquement changé de face. Parménion peut se passer de secours ; l’aile gauche de l’armée macédonienne, aussi bien que l’aile droite, n’a plus que des fuyards à poursuivre ou des captifs à ramasser. Alexandre saura-t-il jamais pardonner au vétéran trop facilement troublé la faute à laquelle le roi des Perses doit contre toute attente son salut ? Il accueille sans joie apparente, sans un mot de satisfaction, la nouvelle d’un avantage qui n’aurait pas dû être si longtemps disputé ; les troupes de Parménion n’ont pas montré l’élan que leur roi attendait d’elles. Bernadotte, tu m’as gâté ma journée ! Tout entier au dépit qui le ronge, Alexandre continue sa route, la tête basse et le front soucieux ; aucun des hétaïres qui l’entourent ne se hasarde à rompre le silence.

De quels soudains hasards se compose l’existence d’un soldat ! Il semblait que tout danger eût disparu et qu’il ne restait plus qu’à recueillir les fruits de la victoire ; quelques instans encore et Alexandre allait avoir à subir le plus furieux assaut qui l’ait menacé dans sa vie. Les Indiens et les Perses chassés du camp par les réserves de l’armée macédonienne battaient précipitamment en retraite ; ils se trouvent tout à coup en face de la troupe d’Alexandre. La route leur est barrée ; avec le courage qu’inspire le désespoir, ils songent sur-le-champ à se l’ouvrir. L’ennemi est peu nombreux ; ils en auront facilement raison. Le choc fut terrible. Alexandre lui-même est bientôt entouré ; de sa javeline, il perce le commandant des escadrons indiens, frappe de la même arme le cavalier qui le serre de plus près, porte un coup à droite, un autre coup à gauche, et fait successivement rouler dans la poussière tous les champions qui osent s’attaquer à lui. On ne cite, je crois, qu’une occasion où l’empereur Napoléon ait été obligé de mettre l’épée à la main, — ce fut, si je ne me trompe, après la bataille de Brienne ; — pour Alexandre, ces luttes corps à corps étaient le combat de tous les jours. Soixante hétaïres périrent dans la mêlée ; Éphestion, Cœnus, Ménidas virent couler leur sang par plus d’une blessure. Les barbares finirent par céder ; pour mieux dire, ils cédèrent, dès qu’ils entrevirent la possibilité de fuir. Leur résistance avait coûté aux Macédoniens, si l’on considère surtout la qualité des victimes, la plus grosse perte qu’ils aient subie dans cette journée mémorable. L’armée entière ne perdit pas 300 hommes. Quant aux Perses, on ne sait pas encore aujourd’hui s’il en périt 40,000 ou 80,000 ; les historiens ne s’accordent pas sur le nombre. Arrien n’a pas craint de prononcer le chiffre presque incroyable de 300,000. De toute façon, dispersée ou couchée sur le champ de bataille, l’armée de Darius était anéantie.

Le soir même, Alexandre reprit la poursuite du monarque vaincu ; il dut s’arrêter, après avoir passé le grand Zab, pour faire rafraîchir les chevaux et donner quelques heures d’un repos bien gagné à ses soldats. Pendant ce temps, Parménion s’emparait du camp des barbares, de tout le bagage, des éléphans, des chameaux. Il avait fait manquer la capture de Darius à son maître ; il s’occupait de racheter autant que possible son erreur, en faisant pousser vigoureusement les fuyards par la cavalerie thessalienne. Vers le milieu de la nuit, Alexandre décampa ; le lendemain, il entrait dans Arbèles. Monté sur un cheval rapide, Darius avait traversé cette ville, sans ralentir sa course, abandonnant au vainqueur ses trésors, son char et ses armes. Tout donnait à penser qu’il avait dû, gagner le plateau de la Médie par les défilés du mont Zagros. Une troupe fugitive pouvait sans inconvénient s’engager dans ces montagnes ; une armée dépourvue de moyens de transport n’eût pas trouvé facilement à y vivre. C’est par ce chemin, il est vrai, — le chemin d’Altoun-Koupri à Scherzour, — que les Persans, pour faire la guerre aux Turcs, sont maintes fois descendus dans la vallée du Tigre, mais l’irruption, en pareil cas, a toujours le temps de se préparer ; elle ne fait d’ailleurs que suivre la pente qui la porte dans les contrées fertiles. Tout autres sont les difficultés des troupes qui viennent de la plaine envahir la montagne. Pour pousser jusqu’à Ecbatane, où Darius allait très probablement se rendre, il n’eût pas fallu parcourir, en partant d’Arbèles, moins de 560 kilomètres. C’était se lancer dans une seconde campagne et s’y engager à l’approche de l’hiver. Alexandre avait un soin plus pressant. L’empire perse était à ses pieds ; il fallait qu’il en prît sans tarder possession.


III

Il était peut-être plus facile, en ce moment, d’achever la conquête de l’Asie que de retenir la Grèce dans la soumission. Comment ! après Arbèles ! après tant de places fortes prises d’assaut ! après la Syrie et la riche Égypte subjuguées, il se trouvait encore en Grèce des mécontens pour protester contre les arrêts si éclatans du destin ! Les triomphes répétés d’Alexandre avaient eu un résultat sur lequel les Grecs de Sparte et d’Athènes eux-mêmes ne comptaient pas ; ils venaient de rejeter sur les plages du Péloponèse cette écume de mercenaires sans aveu, sans patrie, qui, ne pouvant plus servir la cause de Darius, ne demandaient pas mieux que de se ranger sous les drapeaux d’Agis. Revenu d’Halicarnasse avec le dernier subside que Darius avait pu lui faire passer, l’infatigable roi de Sparte s’était d’abord porté dans l’île de Crète. Il y obtint de faciles succès ; lorsque la flotte phénicienne, conduite par Amphotère, parut dans la mer Egée, Agis jugea prudent de se replier sur le Péloponèse. Jusqu’au printemps de l’année 330 avant Jésus-Christ, il se contenta d’entretenir en Laconie, en Arcadie, en Béotie, et jusque dans Athènes, une sourde agitation. L’annonce de la victoire d’Arbèles faillit faire tomber les armes de ses mains ; dans toutes les cités grecques, le parti macédonien reprit rapidement le dessus. On n’avait pas oublié d’ailleurs le tyrannique usage que Sparte faisait jadis de son ascendant ; ce n’était pas sous les auspices des pâtres de l’Eurotas que la Grèce eût voulu secouer le joug d’Alexandre. Rendre le pouvoir à l’oligarchie n’avait rien de bien séduisant pour la démocratie athénienne, et, il ne fallait pas se le dissimuler, Sparte triomphante, c’était partout le retour des bannis, partout le rétablissement des harmostes. Entre Alexandre et les héritiers de Lysandre il était permis d’hésiter. Athènes ne bougeait donc pas : Démade et Phocion contenaient par leurs sages conseils la multitude ; Démosthène se taisait, car sa haine contre la Macédoine ne l’aveuglait pas à ce point qu’il ne sût pressentir l’issue d’un soulèvement qui manquerait de l’enthousiasme tout-puissant des anciens jours. La leçon de Chéronée l’avait rendu circonspect.

Tout à coup le bruit se répand que le gouverneur macédonien de la Thrace, Ménon, s’est mis d’accord avec le vieux parti national qui n’a pas cessé d’agiter cette province. L’ambitieux lieutenant caresse-t-il le rêve de poser sur son front la couronne, ou n’obéit-il qu’à une animosité secrète contre Antipater ? Alexandre a fait choix sans doute du plus habile, du plus ferme de ses officiers pour lui confier le soin d’exercer, pendant son absence, l’autorité royale en Macédoine, mais la dureté de ce caractère énergique rend l’obéissance difficile à ceux qui se croyaient de taille à rester les égaux d’un ancien compagnon d’armes. Ménon vient donc de lever l’étendard de la révolte. Antipater a compris le danger de cette défection ; impatient d’étouffer le mal à sa source, il vole en Thrace avec toutes les troupes qui se trouvent sous sa main. La Grèce sent du même coup s’alléger le poids qui comprimait sa poitrine. L’explosion est soudaine et, chose honteuse à dire, ce n’est plus la prudence qui retient Athènes, c’est l’impossibilité d’équiper une flotte sans distraire pour cette dépense l’argent destiné aux théories : les fêtes d’abord, l’indépendance de la Grèce, si la chose est possible, ensuite ! D’autres villes restent neutres, mais en petit nombre : en Achaïe, Pellène ; en Arcadie, Mégalopolis. La neutralité de Mégalopolis se montre même hostile. Ce boulevard élevé par Épaminondas contre la suprématie lacédémonienne a toujours été l’obstacle où sont venues butter les revendications de Sparte. Antipater a pris soin, en s’éloignant, d’y laisser une garnison. Les Éléens, les Achéens, les Arcadiens ont, en revanche, répondu avec empressement à l’appel d’Agis. Le fils d’Archidamus se voit bientôt à la tête d’une armée de 20,000 hommes de pied et de 2,000 chevaux, — grosse armée pour la Grèce et avec laquelle il semble qu’on puisse tout tenter. Un premier avantage remporté sur les Macédoniens, non loin du mont Corax et du Pinde, dans les défilés de l’Étolie, contribue encore à monter les têtes ; Agis se croit déjà sûr du succès. Se rabattant vivement sur l’Arcadie, il va mettre le siège devant Mégalopolis. La place est investie ; pour peu que l’armée de secours se fasse attendre, la reddition de cette clé du Péloponèse est certaine.

Dans ces graves conjonctures, Antipater fit preuve de plus de sang-froid que Parménion n’en avait montré aux champs d’Arbèles. Il expédia sans doute de nombreux courriers à son maître ; il ne songea pas du moins à presser le retour d’Alexandre en Europe. A quoi bon d’ailleurs trahir ainsi un trouble dont le roi de Macédoine se fût plus tard raillé ? Les instances d’Antipater, en pareil cas, ne devaient-elles pas demeurer superflues ? Le vainqueur d’Issus et d’Arbèles ne pouvait avoir pour les avis d’un lieutenant qui tenait de lui seul une autorité révocable la déférence qu’avait eue le roi Agésilas pour les ordres des éphores. Antipater se prépara donc à faire face de son mieux aux difficultés de la situation. La question de Thrace se viderait plus tard ; l’essentiel était de réprimer sur-le-champ le mouvement de la Grèce. Ménon consent à traiter, Antipater accorde sans marchander le prix que le dangereux rebelle veut mettre à sa soumission. L’armée macédonienne est ensuite ramenée à marches forcées sur le théâtre où l’appellent de plus grands débats ; Antipater la grossit en route de tous les contingens des villes alliées qui n’ont pas encore pris parti pour Sparte. Rentré en Macédoine, il fond sur l’Arcadie à la tête de 40,000 hommes.

Depuis près de trois mois Agis tenait la campagne. Peut-être, à la première annonce du retour d’Antipater, eût-il dû se résigner à lever le siège de Mégalopolis ; les gorges du Taygète lui auraient offert un terrain plus favorable à la lutte inégale qu’il allait être forcé d’accepter. Agis paraît avoir compté sur la force de sa position. On n’assiégeait pas alors les villes sans les entourer d’une ligne de circonvallation. Appuyé sur ces retranchemens, maître des hauteurs, le roi de Sparte ne s’effraya pas outre mesure de la supériorité numérique de l’ennemi. Au lieu de décamper, lorsqu’il en était encore temps, il prit le parti d’attendre l’attaque d’Antipater dans ses lignes. Les premiers assauts des Macédoniens furent vigoureusement repousses ; Antipater se vit obligé de faire donner ses réserves. L’armée de Lacédémone commençait à perdre du terrain quand Agis accourt avec la cohorte royale. Tout plie devant ces soldats, les plus braves de la Grèce. L’ennemi découragé redescend précipitamment les pentes qu’il a gravies ; il entraîne à sa suite un vainqueur que le succès enivre. Les conditions du combat vont changer. Arrêtés dans leur fuite par les renforts qu’Antipater leur envoie, les Macédoniens peu à peu se rallient ; des masses considérables se déploient dans la plaine. Pour éviter le danger de voir sa troupe trop faible enveloppée, Agis est obligé de battre lentement en retraite. On l’aperçut longtemps au milieu de la cohorte, la dominant de sa haute taille, resplendissant dans sa superbe armure, se faisant surtout distinguer par la vigueur des coups qu’il portait. A tous ces signes jadis on reconnaissait un roi ; la plupart des traits étaient dirigés contre lui. Agis recevait les uns sur son bouclier, évitait les autres en se baissant soudain, en inclinant adroitement son corps à droite ou à gauche. Un coup de lance lui traversa enfin les deux cuisses. Le sang jaillit de la double blessure avec abondance ; Agis pâlit et s’affaisse. Ses écuyers le relèvent et l’emportent sur son bouclier jusqu’au camp. Privés de leur chef, les Lacédémoniens ne se débandent pas ; ils jonchent le terrain de leurs morts et de leurs blessés, mais ils parviennent enfin à regagner la hauteur. Là ils prennent racine dans le roc et ceux qui sont frappés tombent, sans regarder en arrière, à leur poste. Les Macédoniens arrivaient en foule, portés par cet élan qui accompagne toujours des troupes victorieuses ; les premiers rangs étaient en vain abattus, d’autres soldats venaient à l’instant prendre leur place. Des flots de sang arrosaient le pied des retranchemens ; jamais la Grèce, nous assure Quinte-Curce, ne vit de combat plus acharné. Le soleil de juin brûlait les combattans : les hoplites succombaient sous le poids de leurs armures et leurs bras lassés ne portaient plus que des coups sans vigueur. En pareille occurrence, c’est le nombre inévitablement qui triomphe. Il fallut reculer et abandonner le bord du plateau ; les Macédoniens inondèrent l’étroit espace que l’héroïque phalange défendait depuis le matin. Au bruit du tumulte, Agis se soulève à demi défaillant sur sa couche. Il se fait déposer à terre et essaie de s’affermir sur ses jambes qui fléchissent ; une fois de plus ses forces trahissent son courage. Il tombe sur les genoux. Alors, le casque en tête, le bouclier appuyé au sol, la pique en arrêt, il appelle l’ennemi, le défie et, au milieu de la grêle de traits dont il devient le but, se plaint que, parmi tant de guerriers, aucun n’ose l’attaquer de plus près. Un javelot lui perce enfin la poitrine ; le héros trouve encore la force d’arracher le fer de sa blessure ; sa tête se penche sur son bouclier et il expire en couvrant ses armes de son corps. Admirable héroïsme que notre propre histoire a rendu vraisemblable ! Les mères de Sparte ne sont pas les seules qui aient eu la consolation de pouvoir porter un deuil éternel avec fierté. Ce combat de Mégalopolis fut une rude journée : les plaines de l’Asie n’en avaient pas vu de semblable. 5,300 Lacédémoniens demeurèrent couchés sur le champ de bataille ; 3,500 Macédoniens payèrent de leur vie la victoire. La gloire d’Antipater pouvait faire envie à son maître. Du même coup, Sparte était abattue et la Grèce était pacifiée. Antipater cependant affecta de n’avoir marché contre Agis qu’au nom de la Grèce. Assuré de son ascendant, il convoqua les Grecs en assemblée générale et les chargea de prononcer sur le sort des vaincus. D’un avis unanime, de celui même des Lacédémoniens, qui ne demandèrent pas d’autre grâce, on décida qu’il fallait s’en rapporter au jugement d’Alexandre. C’était incliner tacitement pour la clémence, car personne en Grèce n’ignorait qu’on n’avait jamais fait en vain appel à l’âme généreuse du roi de Macédoine. Quinte-Curce nous montre Antipater inquiet de son triomphe, appréhendant en secret la jalousie qu’il allait inspirer, craignant d’avoir trop fait pour un simple lieutenant. Le vainqueur d’Issus et d’Arbèles fut jaloux, ne le mettons pas en doute ; si grande qu’elle puisse être, l’âme humaine a toujours de ces petitesses. Mais combien le dépit d’Alexandre le rendait injuste envers sa propre gloire ! Qui se souvient aujourd’hui du combat de Mégalopolis, ou qui s’en souvient pour honorer le nom d’Antipater ? Le combat meurtrier n’a laissé derrière lui qu’un nom immortel ; ce nom, c’est celui du vaincu, c’est le nom du roi de Sparte. Pour commander l’admiration du monde, il ne suffit pas, en effet, de gagner des batailles, il faut se montrer grand par ses conceptions ou par son héroïsme. Alexandre et Agis ne sont sans doute pas au même niveau ; le moindre d’entre eux est cependant bien au-dessus d’Antipater.

Je demande d’ailleurs la permission de soumettre à une plus minutieuse analyse la jalousie regrettable d’Alexandre. Le capitaine était fondé à concevoir quelque ombrage d’un succès qui pouvait rabaisser ses propres triomphes ; le roi dut se déclarer bien servi. Des troubles prenant en Grèce une sérieuse consistance le ramenaient forcément en Europe, l’attachaient tout au moins aux rivages de l’Asie. Alexandre avait bien pressenti ce danger et sa prévoyance ne fit pas plus défaut à Antipater que l’activité d’Antipater ne fit défaut au roi. Les flottes, les subsides arrivèrent à temps pour aider le gouverneur de la Macédoine à comprimer la rébellion. Du sein de ses grands projets Alexandre n’avait jamais cessé d’avoir l’œil sur la Grèce. Il se méfiait peut-être en secret d’Antipater, mais il avait laissé près de ce lieutenant suspect Olympias. Les Macédoniens étaient trop attachés au sang de leurs rois pour que l’ambition même la moins scrupuleuse pût se flatter jamais de prévaloir contre le prestige d’une race remontant à Hercule et d’un nom que la victoire venait de porter à l’extrémité du monde. Alexandre vivant, Antipater était donc peu à craindre. La grande habileté du général Malet fut d’avoir compris que, pour soulever les Français, il fallait leur annoncer que Napoléon était mort.

Qui sait si, dans ces temps de doute universel, quelqu’un ne songera pas à me reprocher mon penchant à l’idolâtrie ? Tout ce que j’essaierai de dire pour ma défense, c’est que mon idolâtrie n’est pas banale ; elle ne s’est jamais adressée qu’aux demi-dieux. Le propre du demi-dieu, c’est de ne pas séjourner trop longtemps sur la terre ; l’objet de notre culte doit avoir disparu dans un nuage, avoir été ravi à notre admiration, quand il était encore paré de toutes les grâces d’une éternelle jeunesse. Napoléon atteignit un âge plus avancé qu’Alexandre, mais l’île de Sainte-Hélène l’avait déjà retranché du nombre des humains. De là il apparut, pendant quelques années encore, aux vétérans dont les yeux ne se détournaient jamais de son île, à demi noyé dans cette brume indécise qui enveloppait jadis aux sommets de l’Olympe les divinités de la Grèce. Puis l’image tout à coup s’effaça ; elle s’effaça pour revivre dans les chants des poètes. Notre. Alexandre a retardé d’un siècle la déchéance fatale de la poésie ; les poètes seraient bien ingrats s’ils l’oubliaient.

Voltaire a très judicieusement défini les bornes que ne doit pas dépasser le scepticisme historique. « Je ne veux, dit-il, ni un pyrrhonisme outré, ni une crédulité ridicule. » Ce dont je voudrais, pour ma part, avant, tout me défendre, c’est d’une tendance puérile à prendre le contre-pied de ce qu’on est généralement convenu d’admettre ; on ne me demandera pas cependant, je l’espère, de pousser le scrupule jusqu’à faire violence à une conviction mûrie et sincère ; on aura seulement le droit d’exiger que cette conviction paradoxale, je la justifie : j’essaierai. L’Alexandre dont je viens de raconter les premières campagnes est encore l’Alexandre que tout le monde admire ; celui que je me propose de suivre dans le Farsistan, dans l’Afghanistan, dans les Indes, ne sera plus, aux yeux de la majorité des critiques, qu’un Alexandre gâté par la fortune. Selon mon humble jugement, au contraire, c’est à cette heure seulement que le grand homme commence ; jusque-là nous n’avions eu qu’un héros. La gloire d’Arbèles n’est certes pas médiocre ; elle ne me suffirait pas encore ; Issus, dans ma pensée, répond à Marengo, Arbèles à Austerlitz ; pour inscrire une légende dans la mémoire des peuples, il faut davantage : l’erreur même et le martyre quelquefois n’y nuisent pas.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre, du 15 octobre et du 1er novembre 1880.