Le Fédéraliste/Tome 1/03

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CHAPITRE III


Continuation du même ſujet.



Ce n'eſt pas une obſervation nouvelle, que les Peuples de tous les pays, lorſqu'ils ſont intelligens & éclairés comme les Américains, adoptent rarement, ou conſervent peu de temps des erreurs relativement à leurs intérêts. Cette conſidération doit inſpirer du reſpect pour la haute opinion que les Américains ont ſi invariablement conſervée de l'importance de leur réunion ſous un ſeul Gouvernement fédératif, revêtu d'un pouvoir ſuffiſant ſur tous les points qui intéreſſent l'univerſalité de la Nation. Plus je recherche, plus je conſidère attentivement les raiſons qui ont fait naître cette opinion, plus je ſuis convaincu qu'elles ſont entraînantes & déciſives.

Parmi les objets qui méritent l'attention d'un Peuple libre & ſage, le premier eſt le ſoin de ſa sûreté. La sûreté du Peuple tient à tant de circonſtances & de conſidérations, qu'on ne la peut définir exactement, ſans un grand développement.

Mon intention eſt de ne la conſidérer que relativement au maintien de la paix & de la tranquillité : ſous ce rapport, on peut craindre pour elles les armes ou l'influence des Nations étrangeres ; des diſpoſitions domeſtiques peuvent auſſi la menacer. Je m'occuperai de ces deux ſortes de dangers. Ceux que j'ai placés les premiers en ordre, me paroiſſent auſſi les premiers en importance.

Je commence donc par examiner ſi le Peuple a tort de croire, qu'une Union intime ſous un Gouvernement revêtu, d'un pouvoir ſuffiſant, doit lui inſpirer plus de ſécurité contre les hoſtilités étrangeres, que ſa diviſion. Comme dans tout Etat, le nombre des guerres eſt propotionné à celui des cauſes réelles qui les font naître, ou des prétextes qui les autoriſent, il convient de rechercher ſi, dans le ſyſtême de la diviſion de l'Amérique, ces cauſes ou ces prétextes, ſe reproduiront plus ſouvent que dans celui de ſon Union ; car dans ce cas, il feroit démontré que l'Union eſt le moyen le plus sûr pour maintenir le Peuple en état de paix.

Les juſtes cauſes de guerres ſont le plus ſouvent la violation des traités, ou des attaques directes. L'Amérique a déja formé des traités avec ſix Nations étrangeres, qui ſont toutes, à l'exception de la Pruſſe, des Puiſſances maritimes, en état, par conſéquent, de nous nuire & de nous attaquer. Elle a auſſi un commerce étendu, avec le Portugal, l'Eſpagne, l'Angleterre, & elle a encore avec les deux dernieres les rapports du voiſinage.

Il eſt de la plus haute importance pour la paix de l'Amérique, d'obſerver le droit des gens vis-à-vis de toutes ces Puiſſances ; & il me paroît évident qu'il le ſera plus ponctuellement & plus ſcrupuleuſement par un ſeul Gouvernement national, qu'il ne pourroit l'être par treize Etats ſéparés, ou par trois ou quatre Confédérations indépendantes. Pluſieurs raiſons viennent à l'appui de cette opinion.

Quand un Gouvernement national eſt établi & revêtu d'un ſuffiſant pouvoir, l'élite des hommes du pays non-ſeulement s'efforce de l'aider, mais eſt ordinairement choiſie pour en remplir les principales places. Il n'y a pas une ville, pas un district, pas une portion ſi reſſerrée du territoire, qui ne puiſſe placer des hommes dans l'Aſſemblée de chaque Etat, dans le Sénat, dans le Cours de Juſtice ou dans le Département exécutif ; mais il faudra une réputation bien plus générale, bien plus étendue, relativement aux talens & aux vertus, pour porter un homme dans une place du Gouvernement national : le champ ſera plus vaſte pour le choix, & il n'arrivera jamais de manquer de perſonnes convenables pour en remplir les différentes places, ce qui n'eſt pas ſans exemple dans quelques-uns des Etats. Il réſultera delà que l'Adminiſtration, les Conſeils politiques & les déciſions du Gouvernement national ſur des points contentieux, ſeront plus ſages, plus raiſonnés, tiendront plus à ſyſtême général, que celles des Etats particuliers ; en conſéquence, elles ſeront plus ſatisfaiſantes pour les autres Nations, & plus favorables à notre ſûreté.

Sous le Gouvernement national, les Traités, les articles des Traités, ſeront toujours interprétés dans le même ſens & exécutés de la même maniere. Dans treize Etats, dans trois ou quatre Confédérations les jugemens ſur les mêmes points, ſur les mêmes queſtions ne ſeroient pas toujours d'accord, tant à cauſe de la variété des Tribunaux & des Juges indépendans, établis par des Gouvernemens ſéparés & indépendans, que par la différence des loix locales & des intérêts, dont l'influence détermineroit leurs déciſions. On ne peut trop approuver, à cet égard, la ſageſſe de la Convention qui ſoumet les queſtions de ce genre à la juridiction de Tribunaux établis par le Gouvernement national & reſponſables à lui ſeul.

La conſidération d'un avantage, ou d'une perte actuelle, peut tenter le Gouvernement particulier d'un ou deux Etats, de s'écarter de la bonne foi ou de la juſtice. Ces tentations n'atteignant pas les autres Etats, & conſéquemment n'ayant point, ou du moins ayant peu d'influence ſur le Gouvernement national, reſteront ſans effet ; la bonne foi & la juſtice ſeront reſpectées : la circonſtance du Traité de paix avec l'Angleterre doit ajouter beaucoup de poids à ce raiſonnement.

Si le parti dominant dans un Etat particulier eſt diſpoſé à réſiſter à des tentations de cette nature, comme elles tiennent ordinairement à des circonſtances particulieres à l'Etat qui les éprouve, & que l'intérêt les fait partager à un grand nombre de ſes habitans, le parti dominant peut n'être pas toujours en état de prévenir ou de punir l'injuſtice ; mais le Gouvernement national n'étant jamais expoſé à l'influence de ces circonſtances locales, ne ſera jamais porté à commettre des injuſtices, & ne manquera ni du pouvoir ni de la volonté de prévenir ou de punir celles des autres.

Ainſi loin de craindre que des violations préméditées ou accidentelles des Traités & des Loix des Nations, puiſſent faire naître de juſtes cauſes de guerres ſous un ſeul Gouvernement général, nous devons les appréhender infiniment moins que ſous quelques Gouvernemens particuliers, & à cet égard, le premier favoriſe plus la ſûreté du Peuple.

Quant aux juſtes cauſes de guerres qui reſultent d'attaques directes & de violences contraires aux Loix, il me ſemble qu'un bon Gouvernement national eſt encore le moyen le plus propre à inſpirer une grande ſécurité à cet égard.

Des violences de cette nature ſont plus fréquemment occaſionnées par les paſſions & les intérêts d'une partie que du tout, d'un ou de deux Etats que de l'Union. Nous n'avons jamais vu la guerre avec les Indiens produites par les attaques du Gouvernement fédératif actuel, quelque mal organiſé qu'il ſoit ; & ſouvent des hostilités de leur part ont été provoquées par la conduite imprudente de quelques Etats particuliers, qui, faute d'avoir voulu, ou d'avoir du réprimer ou punir les offenſes, ont livré au carnage pluſieurs habitans innocens.

Le voiſinage de l'Eſpagne & de l'Angleterre expoſe plus immédiatement les Etats limitrophes à des différens avec ces Puiſſances. Les Etats limitrophes ſeront ceux qui, par l'impulſion d'une irritation ſoudraine, par l'appas d'un intérêt, ou le vif reſſentiment d'une injure apparente, ſe porteront plus aiſément à des violences qui pourroient occaſionner la guerre. On ne peut oppoſer à ces dangers un préſervatif plus efficace qu'un Gouvernement national, dont la prudence ne ſera jamais altérée par les paſſions qui agitent les parties immédiatement intéreſſées.

Si le Gouvernement national empêche les plus grand nombre des juſtes cauſes de guerres, il lui ſera auſſi plus facile d'accommoder & terminer à l'amiable les différens qu'il n'auroit pu prévenir. Plus modéré, plus froid dans cette circonſtance comme dans toutes les autres, il agira avec plus de circonſpection que l'Etat intéreſſé à la querelle. L'orgueil des Etats eſt comme celui des hommes ; il les empêche de reconnoître, d'effacer ou de réparer, leurs erreurs ou leurs offenſes. Le Gouvernement national ſera à l'abri de cet orgueil : il procédera avec modération & impartialité à la recherche des moyens les plus propres à faire diſparoître les difficultés qui auront pu s'élever.

En outre une Nation, puiſſante par ſon union, peut faire agréer des explications & des ſatisfactions, qui ſeroient rejettées comme inſuffiſantes, ſi elles étoient offertes par un Etat ou une Confédération inférieure en importance & en pouvoir.

En 1685, les Génois, ayant offenſé Louis XIV, s'efforcèrent de l'appaiſer. Il exigea qu'ils envoyaſſent en France leur Doge ou principal Magiſtrat, accompagné de quatre Sénateurs, pour implorer leur pardon & en recevoir les conditions. Ils ſe ſoumirent par amour pour la paix. Louis XIV auroit-il jamais pu impoſer ou ſubir une pareille humiliation, s'il avoit eu à traiter avec l'Eſpagne ou l'Angleterre, ou toute autre nation puiſſante ?