Le Fédéraliste/Tome 1/05

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CHAPITRE V.


Continuation ſur le même ſujet.



Une lettre de la Reine Anne écrite le premier Juillet au Parlement d'Ecoſſe, nous offre ſur l'importance de l'Union qui ſe formoit alors entre ce Royaume & l'Angleterre, des réflexions dignes de notre attention. Je vais en extraire quelques paſſages. « Une entière & parfaite Union ſera le ſolide fondement d'une paix durable : elle aſſurera votre religion, votre liberté, votre propriété, éteindra les animoſités entre vous, les jalouſies & les différens entre les deux Royaumes ; elle augmentera votre puiſſance, vos richeſſes, votre commerce, & par cette Fédération, l'iſle entière unie par les mêmes affections & délivrée de toute crainte de diverſité d'intérêts, ſe trouvera en état de réſiſter à tous ſes ennemis. Nous vons recommandons inſtamment le calme & l'unanimité dans cette grande & importante affaire, afin d'amener à une heureuſe concluſion, notre Union, le ſeul moyen efficace d'aſſurer notre bohneur préſent & futur, & de déconcerter ennemis, qui vont à coup sûr faire les plus puiſſans efforts pour prévenir ou retarder cette Union ».

Nous remarqué dans le précédent Chapitre, que la foibleſſe & les diſſentions domeſtiques nous attireroient des dangers du dehors, & que rien ne tendroit plus à nous en garantir que l'Union, la puiſſance & un bon Gouvernement dans notre intérieur. Ce ſujet eſt inépuiſable.

L'hiſtoire de la Grande Bretagne eſt celle qui nous a toujours été la plus familiere ; nous y trouvons d'utiles leçons. Nous pouvons profiter de l'expérience de ſes habitans ſans la payer auſſi cher qu'elle leur a coûté. Quoiqu'il paroiſſe contraire aux idées commune, que cette iſle ait pu contenir plus d'une Nation, nous trouvons qu'elle a été, pendant des ſiecles, diviſées en trois Nations conſtamment en guerre l'une contre l'autre. Quoique leur véritable intérêt vis-à-vis des Peuples du continuent fut réellement le même, les artifices & les manœuvres politiques de ces Peuples entretenoient entr'elles le feu d'une éternelle diſcorde, & pendant une longue ſuite d'années, elle ſe cauſerent mutuellement plus de maux, qu'elles en ſe prêterent de ſecours.

Si le Peuple de l'Amérique ſe diviſoit en trois ou quatre Nations, ne lui arriveroit-il pas le même malheur ? ne s'éléveroit-il pas des rivalités ſemblables ? ne les entretiendroit-on pas par les mêmes moyens ? Au lieu de nous trouver unis par les mêmes affections, & ſans craite de diverſité d'intérêt, l'envie & la jalouſie éteindroient bientôt la confiance & l'affection, l'intérêt particulier de chaque Confédération ſubſtitué à l'intérêt général de l'Amérique, deviendroit bientôt l'unique but de notre politique & de notre ambition. Semblables à tant d'autres Nations dont les territoires ſe touchent, nous vivrions toujours dans la guerre ou dans la crainte. Les plus zèlés partiſans de la diviſion en trois ou quatre Confédérations ne peuvent raiſonnablement ſe flatter de maintenir leur puiſſance reſpective dans un parfait équilibre, en ſuppoſant qu'il fût poſſible de l'établir dès le principe. Indépendanmment des circonſtances locales qui tendent à augmenter le pouvoir dans une partie, & à retarder ſes progrès dans une autre, nous devons ſonger aux effets de cette ſupériorité de politique & de l'adminiſtration qui diſtingueroit bientôt le Gouvernement d'une des Confédérations, & détruiroit leur égalité reſpective. En effet, on ne peut préſumer qu'elles ſoient toutes, pendant une longue fuite d'années, douées d'un égal degré de prudence de politique & de prévoyance.

Quel que ſoit le moment, quelle que ſoit la cauſe de la ſupériorité que l'une de ces Nations doit infailliblement acquérir ſur ſes voiſins le même moment la fera enviſager par ſes voiſins avec un œil d'envie & de crainte. Ces paſſions les meneront à favoriſer, ſinon à faire naître tous les événemens qui pourroient tendre à la diminution de ſa puiſſance, à éviter toutes les démarches qui pourroient augmenter ou aſſurer ſa proſpérité. De ſon cîté perdant la confiance en eux, elle s'appercevra bientôt de ces diſpoſitions ennemies, & les partagera. La défiance produit la défiance ; les intentions favorables, les égards ſont bientôt changés en inimitié par ces imputations artificieuſes que la jalouſie exprime ou laiſſe entendre. Le Nord eſt la région la plus favorable à l'accroiſſement de la puiſſance militaire ; & pluſieurs circonſtances me font croire que les Confédérations ſeptentrionales ſeront bientôt infiniment plus formidables que les autres. Bien convaincues de la ſupériorité de leurs forces, elles concevront ſur le Sud de l'Amérique, les mêmes idées, & formeront les mêmes projets qui ont expoſé le Sud de l'Europe à tant d'invaſions & de conquêtes. Les jeunes eſſaims ſortis de la ruche ſeptentrionale, ſeront ſouvent tentés de chercher leur miel dans les champs plus fleuris & ſous le ciel plus tempéré de leurs voiſins délicats & opulens.

Ceux qui voudront réfléchir ſur l'histoire des diviſions & des Confédérations de cette nature ſe convaincront par l'examen, qu'elles n'ont eu & n'auront jamais d'autre rapport mutuel, que la contiguité de leurs territoires ; que loin d'être unies par l'affection & la confiance, elles ſeront en proie à la diſcorde, à la jalouſie, aux ingures reſpectives ; enfin qu'elles ſe placeront dans la ſituation la plus conforme aux vœux de leurs ennemis & ne ſeront redoutable qu'à elles-mêmes.

D'après ces conſidérations, il eſt évident qu'on eſt dans une grande erreur, lorſqu'on imagine qu'il pourroit ſe former entre ces Confédérations, des ligues offenſives & défenſives, & que par la combinaiſon & l'union de leurs volontés, de leurs armes & de leurs reſſources pécuniaires, elles pourroient ſe maintenir en état de défenſe contre leurs ennemis. Quand a-t-on vu les Etats indépendans qui partageoient autrefois l'Angleterre & l'Eſpagne, former de ſemblables alliances, & unir leurs forces entre un ennemi étranger ? Les Confédérations propoſées ſeront des Nations diſtinctes : le commerce de chacune d'entr'elles avec les Etrangers, ſera réglé par des Traités particuliers ; comme leurs productions ſont différentes, elles ne pourront ſe vendre dans les mêmes marchés, & donneront lieu à de différentes Conventions. La diverſité des affaires de commerce produira la diverſité des intérêts, & ne pourra laiſſer à toutes les Confédérations un même degré d'attachement pour les mêmes Nations étrangeres.

La Confédération ſeptentrionale aura peut-être le grand deſir de ſe maintenir en paix & en bonne intelligence avec les Nations à qui la Confédération méridionale ſera la guerre. Une alliance ſi contraire à leurs intérêts ſera donc difficile à former, & plus difficile à maintenir.

Il eſt bien plus vraiſemblable qu'en Amérique, comme en Europe, des Nations voiſines ſoumiſes à l'impulſion d'intérêts oppoſés & de paſſions ennemies, embraſſeront des partis différens. En conſidérant la diſtance qui les ſépare de l'Europe, il leur ſera plus naturel de s'apréhender mutuellement, que de craindre des Nations éloignées, & elles formeront plutôt des alliances avec l'étranger pour ſe défendre les unes contre les autres, que des alliances entr'elles pour ſe défendre de l'Etranger. Nous ne devons pas oublier qu'il eſt plus aiſé de recevoir des flottes étrangères dans nos ports & des armées étrangères ſur notre territoire, que de les déterminer ou de les contraindre à en ſortir. Combien les Romains n'ont-ils point conquis de Nations & changé de Gouvernemens dont ils ſe diſoient les alliés & les protecteurs ?

Que les gens impartiaux jugent maintenant ſi la diviſion de l'Amérique en un nombre quelconque de ſouverainetés indépendantes, tendroit à la garantir des hoſtilités ou de l'influence nuiſible des Nations étrangères.