Le Fantôme (Bourget)/03

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TROISIÈME PARTIE


V. — UNE CONFESSION (Suite)
AUTRES FRAGMENS DU JOURNAL DE MALCLERC

1

Promontogno, 24 août 1892.

… Nous nous sommes arrêtés quelques jours ici, à mi-chemin entre l’Engadine et l’Italie, — cette douce Italie que je m’étais fait une joie de visiter avec Éveline, après avoir tant rêvé autrefois d’y vivre selon mon cœur, et avec Antoinette !… Quelles mélancolies m’y attendent maintenant ? Quelles déceptions ? Quels lancinemens de cette idée fixe qui a commencé de m’obséder ? Qu’aurai-je à écrire sur ce pauvre journal, que je reprends, pour me soulager de tant de silences, en me parlant du moins à moi-même, comme jadis dans d’autres heures ? — Alors, j’étais libre. J’allais, je venais, sans cette sensation d’un cœur si tendre, si dévoué, suspendu à chacun de mes mouvemens. Alors, je pouvais me laisser souffrir sans que ma souffrance eût aussitôt cette répercussion qui la double, sans ce supplice de rendre misérable par ma misère l’innocente enfant à qui j’ai juré protection. C’est une parole donnée, je dois la tenir. Et qu’est-ce que ce mot protéger veut dire, s’il ne signifie pas assumer sur soi toute l’épreuve, porter toute la croix, comme Éveline dirait, elle qui prie, elle qui a, dans les minutes trop dures, un autel où s’agenouiller, un appui d’en haut à implorer ? Moi, je n’ai que moi, et cette vie à deux a cela de particulièrement éprouvant dans une telle crise, que la tendresse inquiète de ma compagne ne me laisse pas me concentrer dans ce « moi, » m’y piéter, m’y raidir. Ses doux yeux, si cruels à leur insu, ont cette inquisition de l’amour jaloux qui veut lire jusqu’au fond de l’être aimé, y découvrir le chagrin caché, le consoler, le partager. À une blessure comme la mienne, et de cette profondeur d’empoisonnement, ce qu’il faudrait, c’est la paix absolue, la totale solitude, qu’aucune main n’essayât de s’en approcher, même pour la panser, et qu’elle saignât, saignât, saignât indéfiniment. Depuis que je me suis assis à ma table pour penser tout haut sur ce cahier, il m’a semblé qu’un peu du sang de la plaie coulait en effet dans cette confession, et j’ai si longtemps hésité à me la permettre, à reprendre ce dangereux journal ! Mais cette comédie de toutes les heures me rendait fou. Il faut que je sois vrai, complètement, férocement vrai avec quelqu’un, ne fût-ce qu’avec moi, et vis-à-vis de ce papier blanc, quand je n’aurais, pour m’abandonner à cette sincérité absolue, qu’un instant comme celui-ci, conquis par un mensonge ! Pour avoir le droit de m’enfermer sous clef dans cette chambre, j’ai dû prétexter une fatigue, le besoin de me reposer. Je sais qu’Éveline est là, dans la pièce voisine, tourmentée de ma souffrance, s’imaginant que je dors, n’osant qu’à peine bouger. Quelle pitié ! Et moi, j’étouffe mes mouvemens, je ne me lève pas, je ne remue pas, de peur qu’elle ne vienne, me sachant éveillé, frapper à ma porte et me demander si je suis mieux, de sa voix qui m’émeut jusqu’aux larmes, et qui me donne envie de me jeter à ses genoux et d’implorer mon pardon… Mon pardon, et de quoi ? Est-on coupable, quand on s’est élancé vers ce que l’on croyait le bonheur avec son âme tout entière, égaré, mais avec tant de bonne foi, par le mirage de l’espérance, trompé, mais si sincèrement, par cette puissante magie du désir qui flotte comme une vapeur entre nous et la réalité ? Un cœur d’homme n’est pas à trente-cinq ans ce qu’il était à vingt-cinq. Une jeune fille de vingt ans et une femme de trente ans ne sont pas le même être. L’amour hors du mariage n’est pas ce qu’il est dans le mariage. Ces vérités me paraissent aujourd’hui bien claires, bien élémentaires. Je ne les ai pas comprises. Je n’ai pas compris davantage que certains secrets pèsent trop sur le cœur. On n’est pas l’heureux mari d’une fille dont on a aimé la mère. On peut aimer cette fille, mais dans un rêve, dans un regret, idéalement, lointainement. Durant mes fiançailles, c’était ainsi, et voilà pourquoi elles ont été possibles. Ces deux visages, celui de la morte et celui de la vivante, si semblables l’un à l’autre, de traits, de regards, d’expressions, se superposaient, se mélangeaient, se confondaient. De ces deux êtres, l’un n’était plus qu’un souvenir. L’autre n’était qu’une espérance. J’étais vis-à-vis d’elles dans ce domaine de l’idée, qu’un abîme sépare du domaine de la possession. C’est dans le passage de l’un à l’autre de ces domaines que j’ai reconnu toute ma folie et sur quel chemin je m’étais engagé, — pas seul, hélas ! — Du jour où Éveline a été vraiment ma femme, le réveil a eu lieu, un réveil aussi brusque, aussi rapide, aussi irrémissible, que l’espèce de sur saut animal dont il a procédé. Avant une certaine minute, Antoinette et Éveline n’étaient qu’une. Depuis cette minute, elles sont deux, et, pour que je pusse être heureux dans un tel mariage, il fallait que cette dualité ne m’apparût jamais, il fallait que cette illusion de ma maîtresse ressuscitée se prolongeât, il fallait… Ah ! Il fallait que je fusse heureux ! Le bonheur seul absout certains actes. On doit en demeurer comme enivré pour supporter de les avoir commis. N’importe qui m’aurait prédit ce qui m’arrive. Je ne l’ai pas prévu.

Quand j’y pense, je me rends compte que j’ai été comme fou durant ces fiançailles. Ce n’était point la jeune et légère griserie habituelle à cette période, qui n’est qu’un point, mais délicieux d’inconnu, une oasis de songe entre une existence achevée et une existence toute neuve. Ma folie à moi était l’ardeur, tragique en son fond, de l’homme qui attend du mariage ce que l’on attend de la passion, une intense exaltation de sa sensibilité, un frisson suprême, un ravissement. Comment y aurais-je vu clair en moi, quand je vivais dans cette déconcertante demi-intimité, toute mélangée de réserve et d’abandon, où la jeune fille demeure si lointaine et si présente, si étrangère et si familière, si près de l’étreinte et si chastement inaccessible ? Et pourtant, à trois reprises, cette folie a été coupée d’un éclair de raison. Par trois fois, j’ai constaté, — j’aurais pu constater, si je l’avais voulu, — que cette identité entre mon ancien amour et le nouveau était illusoire. Par trois fois, j’ai pu prévoir ce qui m’arrive : ce déchirement de mon cœur entre deux émotions qui s’excluent au lieu de se compléter, qui se combattent au lieu de se confondre. Elles s’excluaient déjà, elles se combattaient pendant ces fiançailles, mais dans des profondeurs de ma pensée, où je ne descendais pas. Ces trois épreuves les ont illuminées, ces profondeurs. J’ai fermé mes yeux, — et j’ai passé outre.

La première date de notre retour d’Hyères à Paris. Ce fut ma présentation à M. d’Andiguier, le collectionneur, le vieil ami d’Antoinette, que j’avais eu souvent, depuis ces dix années, l’envie de connaître cet homme, l’envie et la peur !… Je savais par ma pauvre maîtresse qu’elle l’avait choisi comme exécuteur testamentaire. J’en avais conclu jadis qu’au lendemain de la catastrophe toutes mes lettres avaient dû tomber entre ses mains. Elles ne m’avaient pas été renvoyées. Il avait donc dû être chargé, par ce même testament, de les détruire. Je m’étais dit qu’il les avait lues, et une invincible pudeur m’avait toujours retenu d’essayer d’approcher ce dépositaire d’un secret que j’aurais voulu être seul à garder dans mon cœur. Cette appréhension s’était, lors de mes fiançailles, changée en une véritable terreur. Éveline lui avait écrit pour lui annoncer notre engagement. Je m’étais attendu à le voir apparaître à Hyères. Il n’était pas venu. Il avait répondu dans des termes qui me prouvaient ou qu’il n’avait jamais eu mes lettres à sa disposition, ou qu’il les avait brûlées sans les lire. Si un doute me fût resté sur ce point, son accueil l’aurait dissipé. Pourquoi n’ai-je pu y répondre ? Pourquoi cette sympathie m’a-t-elle fait honte subitement ? Pourquoi ai-je éprouvé, sous le regard clair de ce vieillard, cette gêne insurmontable, sinon parce qu’il me représentait ma maîtresse, la mère de ma fiancée, avec une telle réalité ? Pourquoi cette gêne a-t-elle grandi jusqu’à devenir une souffrance, à mesure que se prolongeait cette visite dans ce musée, sinon parce qu’Antoinette m’en avait tant parlé autrefois ? La vue de certaines peintures me la rendait trop vivante, cette Sainte Claire de l’Angelico, par exemple, qui tient son cœur brûlant dans sa main : « C’est ainsi que je voudrais avoir mon portrait fait pour toi… » Je me rappelai tout d’un coup qu’elle m’avait dit cette phrase, un jour, après m’avoir décrit ce tableau, et, l’ayant cherché et trouvé, je me mis à le regarder avec un attendrissement inexprimable. C’était comme si le cœur de nui chère maîtresse eût vraiment brûlé dans la main de la sainte. En ce moment, Éveline s’approchait de moi pour regarder ce panneau qui semblait tant m’intéresser. À peine si je lui laissai le temps d’y poser les yeux. Pourquoi sa présence devant ce tableau, à cette minute, m’était-elle physiquement intolérable, sinon parce qu’elle était la fille de l’autre, et que tout l’être se révolte contre certains mélanges de sensations ?… Quel avertissement ! Et que ne l’ai-je écouté !…

N’en fut-ce pas un autre, et plus significatif, que cette première visite à l’hôtel de la rue de Lisbonne, — où nous habiterons à notre rentrée ? Par quel égarement encore ai-je accepté cette combinaison ? et comme j’en redoute l’accomplissement ! Par bonheur, l’hôtel a été loué à des étrangers jusqu’à l’année dernière, en sorte que, du moins, l’installation n’est pas restée la même que du vivant d’Antoinette ; mais Éveline, durant cette première visite, suppléait à ces changemens par ses souvenirs. Elle me conduisait de chambre en chambre, se rappelant, tout haut, sa vie de petite fille et celle de sa mère, et me les rendant présentes. Je me prêtais à ce jeu de mémoire, avec une curiosité, d’abord émue, qui bientôt devint douloureuse. L’évocation de son existence d’enfant me reportait d’une manière trop précise à mon existence d’amant à la même époque. Je sentais, moi aussi, mes souvenirs renaître et un dédoublement s’accomplir entre les deux femmes. L’image de la mère se détachait, se distinguait de celle de la fille, à chacun des mots d’Éveline. Elle disait : « Je faisais ceci… Maman faisait cela… » et cette hallucination où elles se sont confondues se dissipait. Je les sentais deux, — et deux rivales !… À un moment, et comme nous venions d’entrer dans le petit salon, où Antoinette s’enfermait pour m’écrire, je vis soudain la jeune fille reflétée dans la glace de la cheminée. Le miracle de sa ressemblance avec la morte, qui m’avait jusque-là charmé jusqu’à la fascination, me donna soudain la secousse d’une véritable épouvante. Je crus apercevoir le fantôme d’Antoinette elle-même qui venait nous chasser de cette chambre où elle m’avait tant aimé en pensée. La voix de la vivante, m’appelant par mon nom, et me parlant avec sa confiante amitié, me fit tressaillir, comme une profanation. Je lui dis : « Je ne me sens pas bien, allons-nous-en d’ici… » Et je l’entraînai hors de cette chambre, hors de cette maison, jusqu’à la voiture où son excellente tante nous attendait. J’avais eu la chance que Mme Muriel eût redouté de monter les escaliers et qu’aucune de ses cousines ne fût avec nous. Dois-je dire la chance ? N’eût-il pas mieux valu que quelque témoin assistât à cette scène, que l’attention d’Éveline fût éveillée par quelque remarque, au lieu que, dans son tendre aveuglement, elle n’a eu qu’un souci, celui de ma santé ? Et moi, je n’ai voulu voir là qu’un désarroi passager de mes nerfs, au lieu que cette vision de la morte irritée était l’avant-coureuse des troubles peut-être inguérissables dont je suis maintenant la victime. Si du moins je pouvais être cette victime, sans être en même temps un bourreau !

Et il y a eu un troisième avertissement, le plus solennel, car il me fut donné par un homme vivant, avec une voix vivante. Il me vint du vieil ecclésiastique à qui j’étais venu, sur l’indication de ma fiancée, demander un billet de confession. Le regard de cet abbé Fronteau, qui a baptisé Éveline et connu Antoinette, me causa, dès le premier instant, la même gêne que m’avait causée le regard de M. d’Andiguier. Autour de lui, tout respirait cette atmosphère du renoncement, d’une vie intérieure et tournée uniquement vers les choses de l’âme, qui m’a toujours étrangement impressionné. Je me suis demandé bien souvent si la grande émotion, ce que j’appelais jadis l’émotion sacrée, n’était pas le partage de ceux qui ont vécu ainsi. La pièce où ce prêtre me recevait était une chambre blanchie à la chaux, au sol carrelé, presque une cellule, ornée de quelques gravures de sainteté. Son grand visage ascétique avait, sous ses cheveux gris, une expression d’austérité froide que démentait le feu de ses prunelles noires, d’une fixité et d’une pénétration singulières. Lorsque je lui eus expliqué que je ne me confessais point, n’ayant pas la foi, et les raisons pour lesquelles je tenais cependant à me marier à l’église, il me dit :

— Je ne veux pas peser sur votre conscience. Monsieur, je n’en ai pas le droit. Je désire seulement de vous une promesse, oh ! bien simple. Quand Mlle Duvernay sera devenue Mme Malclerc, vous n’essaierez jamais de vous mettre entre elle et sa vie religieuse ?…

— Je vous le promets, lui répondis-je, et je n’aurai pas beaucoup de mérite à tenir ma parole.

— L’apôtre a écrit que l’homme incroyant sera sanctifié par l’épouse croyante, reprit le prêtre. Si vous observez cet engagement, ce sera le principe de votre retour. Vous ne voyez aujourd’hui dans le mariage qu’un contrat ; vous éprouverez, par vous-même et à l’user, qu’il est un sacrement, et un grand sacrement : Sacramentum hoc magnum est, a dit encore saint Paul. Il procure à ceux qui le reçoivent une grâce spéciale, et dont l’effet est de créer ce qu’un de nos moralistes a si bien appelé une société des cœurs. Remarquez l’expression que j’emploie : créer. Créer ! L’homme ne le pourrait pas sans une grâce. Il s’agit pour les époux, je vous cite toujours l’Écriture, de réaliser le miracle que le Sauveur proclame dans son entretien avec Nicodème : naître à nouveau. Oportet nasci denuo. Il faut que vous naissiez tous les deux à nouveau… Je connais l’enfant que vous avez le bonheur d’épouser, depuis qu’elle est au monde. Elle vous arrive avec une âme toute blanche. Cette naissance à une nouvelle vie s’accomplira, pour elle, sans un effort, sans un regret. Elle n’aura rien à vous cacher de son passé. Je ne connais pas le vôtre. Monsieur, mais, j’en suis bien sûr, du moment où vous vous êtes décidé à ce mariage, vous êtes libre. Ce que mon caractère, mon âge, mon affection profonde pour cette enfant, une longue expérience des misères humaines, — j’ai beaucoup confessé, — m’autorisent à vous dire, c’est ceci : vous ne devez pas avoir aboli le passé uniquement dans les faits, vous devez l’avoir aboli dans votre âme. Ce serait profaner le sacrement et commettre un véritable sacrilège, dont vous seriez un jour terriblement puni, par des voies comme sait en trouver le Dieu dont on ne se joue point : — Deus non irridetur…, — que d’aller à l’autel, je ne dis pas avec des regrets, vous ne pouvez pas en avoir, je dis avec des souvenirs. La destruction absolue, totale, de votre passé, l’ancien homme vraiment mort, enterré, anéanti, voilà le don surnaturel et que votre fiancée vous obtiendra, si vous n’y mettez pas obstacle…

Il y avait, pour moi, dans ces paroles, à qui les citations latines habituelles aux gens d’église donnaient comme un accent liturgique, une signification trop directe, pour qu’elles ne pénétrassent pas, avec l’acuité d’une lame, jusque dans l’arrière-fonds de ma conscience. Le coup d’œil de certains prêtres a-t-il, comme celui de certains médecins, de ces divinations chirurgicales qui vont aussitôt au point malade, à l’abcès caché ? Il était très certain que le digne abbé Fronteau ne connaissait pas mon passé. Il me l’avait dit, et, rien qu’à son regard, je l’avais compris. Il était certain aussi qu’il m’avait parlé comme s’il le connaissait, et avec cette énergie dans la conviction, toujours communicative, fût-on, comme moi, bien persuadé que le surnaturel n’existe pas. Je le quittai, poursuivi dans l’escalier de la maison, puis dans la rue, par les phrases qu’il avait prononcées comme par une prédiction de malheur, attristé aussi par cette nouvelle preuve qu’Éveline, sous ses dehors si pareils à ceux de sa mère, en était si différente. Ce prêtre venait de m’exprimer, en des termes d’une théologie plus abstraite, exactement l’idée que ma fiancée se faisait du mariage. C’était à ce Dieu du catholicisme, sévère et tragique, au Dieu vengeur des irrévocables justices, qu’elle croyait. Par contraste, Antoinette se représenta, avec ses beaux yeux noyés d’extase, et me disant :

— Je n’ai pas peur de Dieu. Car il est amour. Jamais je ne croirai qu’il nous punit d’avoir aimé. Il ne nous punit que de la haine. Quand nous sentons dans notre cœur ce que je sens dans le mien pour toi, nous sommes avec lui, il est avec nous. Quand je lis dans l’Imitation les pages sur l’amour, j’y trouve ce que j’ai là pour toi… Et elle répétait de sa voix profonde les phrases du chapitre de ce livre sur les preuves du véritable amour, qu’elle savait par cœur : — Dilatez-moi dans l’amour, afin que j’apprenne à goûter au fond de mon âme, combien il est doux de se perdre et de se fondre dans l’amour… — Je les redis moi-même à haute voix ces mots d’exaltation, comme pour protester contre le discours sévère que je venais d’entendre. Ils firent battre mon cœur du même battement que jadis, et pourtant je ne pus retenir un frisson de superstitieuse terreur. Si pourtant le prêtre avait raison ? Que serait alors l’avenir de mon mariage, quand je me préparais à aller à l’autel, comme il l’avait dit, non seulement avec des souvenirs, mais rien qu’avec des souvenirs et pour rechercher des souvenirs ?…

Oui, ce furent là trois avertissement et dont chacun avait son sens. Le premier m’avait montré dans mon propre cœur les germes latens des conflits futurs entre les anciennes émotions et les émotions nouvelles. Le second m’avait révélé, dans le cœur de ma fiancée, des souvenirs aussi, à moi qui suis tellement obsédé des miens, ceux de son enfance, toute une personnalité irréductible qui devait nécessairement s’opposer en moi, tôt ou tard, à ma vision de sa mère. Le troisième en avait appelé à mon sens moral. Je n’ai accepté ni les uns ni les autres, quand il m’était permis de me retirer, avant l’engagement irréparable. Il faut tout dire. Ç’avaient été des impressions si fugitives, si rapides ! Pouvais-je deviner qu’elles se développeraient avec cette intimité totale dont j’ai si souvent entendu prétendre qu’elle est le plus puissant principe d’union, celui auquel ne résiste aucun malentendu ? Et pour moi cette intimité fut le principe même de désunion, le réveil subit du songe où je m’étais complu… Cela commença dans le wagon qui nous emmenait loin de Paris, le soir de notre mariage. Nous étions partis à quatre heures, pour être à Auxonne un peu avant minuit. Là, nous devions trouver une voiture qui, en quarante minutes, nous conduirait dans cette petite maison de l’Ouradoux que mon père m’avait laissée, et où j’ai tant joué enfant. Lorsque le train se mit en marche, Éveline, le visage tout ému, se tourna vers moi. D’elle-même, elle vint se tapir contre mon épaule, sans me parler, mais, dans ses yeux, dans son sourire, sur tout son frémissant et joli visage, je pouvais lire l’absolue, l’entière confiance d’un être qui se donne à un autre, qui se met à sa merci, à sa discrétion, et qui n’a pas peur. Il y eut, dans ce silencieux et tendre mouvement, quelque chose de si virginal, une telle innocence émanait d’elle, que le baiser par lequel je lui fermai ses chers yeux bleus était vraiment celui d’un frère, la caresse d’une âme à une âme… Et puis, comme elle était là, si belle et si candide, si fraîche et si naïve, la soie de ses cheveux effleurant ma joue, son jeune buste serré contre ma poitrine, voici que la mémoire des sens, cette mystérieuse et indestructible mémoire qui conserve au plus secret de notre chair le souvenir des baisers donnés et reçus se mit à s’éveiller en moi. Le souvenir de mes lèvres longuement et passionnément promenées sur des traits si pareils à ceux-ci, et celui des bonheurs ressentis dans ces caresses, firent courir dans mes veines une fièvre de désir. Ma bouche commença de descendre de ces paupières palpitantes vers cette adorable bouche entr’ouverte que je voyais sourire dans un sourire si charmant d’ingénuité et d’ignorance. Et, à cette sensation d’ardeur et de volupté, un sentiment vint tout à coup se mêler, irraisonné, inattendu, irrésistible : celui d’un respect presque intimidé devant cette confiance et cette pureté… Au lieu de presser ces lèvres qu’aucun baiser d’amour n’avait jamais touchées, à peine si mes lèvres les effleurèrent. Rien que d’avoir associé, une seconde, à cette enfant, qui ne saurait de la vie que ce que je lui en apprendrais, l’image des voluptés goûtées autrefois auprès de sa mère, venait de me donner l’horreur de moi-même, Ç’avait été comme si je me préparais à lui infliger une souillure. Un frisson de remords tel que je n’en ai jamais connu avait passé entre la fille d’Antoinette et mon désir !…

Cette impression fut si violente dans sa soudaineté que mon bras, qui entourait sa taille, se dégagea. Je m’éloignai d’elle, sous le prétexte de l’installer commodément, paisiblement, pour le voyage. Elle me laissait, avec son même sourire de confiance et d’abandon, lui rendre les petits services d’un Attentif à sa Dame, placer son coussin de cuir sous ses minces épaules, un des tabourets du salon roulant sous ses pieds, disposer sur la table mobile les pièces minuscules de son thé de voyage. Je jouais au jeune mari amoureux, avec un sourire aux lèvres, moi aussi, et au fond de mon cœur une mortelle détresse. Cette identité de visage entre ces deux femmes, qui m’avait troublé, attiré, séduit, jusqu’à l’enchantement, tant que j’en étais demeuré au rêve de la volupté pressentie, imaginée, inéprouvée, allait-elle devenir un élément de douleur et de séparation dans cette existence conjugale dont, moi aussi, j’ignorais tout ? J’avais cru qu’elle était la même que l’existence amoureuse, et la première heure n’était pas finie, que déjà, au lieu de se mélanger à mes émotions d’aujourd’hui pour les redoubler et les attendrir, mes émotions d’autrefois me les avaient paralysées et empoisonnées. Le fantôme d’Antoinette allait-il se glisser entre Éveline et moi comme il s’était glissé entre mes maîtresses de ces dix années et mon étreinte, pour m’empêcher d’être heureux d’une autre joie que celle de jadis ? Seulement ces maîtresses étaient des aventures d’un jour, au lieu que, si mon mariage n’était pas heureux, c’était pour la vie. Cette fusion si profondément souhaitée du passé et du présent, ce renouvellement espéré de l’ancienne extase par la possession de la même femme, la même, mais redevenue vivante et jeune, était-ce donc une chimère ? Et, comme pour me rendre plus perceptible l’antithèse entre ce que je donnais, et ce que je recevais, Éveline me racontait, dans la touchante simplicité d’une enfant heureuse qui sent tout haut, sa joie de fuir loin de Paris, seuls tous les deux, et pour de longs jours :

— Si vous saviez, disait-elle, comme j’ai cru que je tremblerais de partir ainsi seule avec vous, que j’aurais peur de vous déplaire, peur de ne pas vous suffire ?… Et maintenant, il me semble que je n’ai jamais été plus tranquille. Auprès de vous, je me sens dans mon chemin, contente, apaisée, ne désirant rien, ne craignant rien, défendue contre tout, excepté contre l’inévitable. Mais vous êtes jeune, moi aussi, et Dieu, qui a permis que nous nous rencontrions, nous donnera des années…

Le dévouement de son honnête amour me riait dans ses yeux purs. Tandis qu’elle me parlait, il se dégageait de ses gestes, de son attitude, de son accent, une telle grâce d’affection simple ! Cette grâce fut la plus forte, — pour quelques instans. Nous nous mîmes à causer de nos projets d’avenir immédiat. Je lui décrivis la vieille maison où nous passerions cette première semaine, puis celle de la campagne de Dôle où nous rejoindrions ma mère et ma sœur, l’Engadine où nous monterions en août, l’Italie où nous descendrions en septembre. À travers ses questions et mes réponses, le soir tombait… Le gentil enfantillage d’une dînette de pensionnaires que nous improvisâmes tous deux acheva de m’apaiser. Mon trouble devait recommencer aussitôt que je la traiterais non plus comme une camarade, comme une jeune fille, presque comme une sœur, mais comme une femme, comme ma femme… De nouveau, quand la nuit fut tout à fait venue, et que la dernière lueur orangée du couchant se fut effacée au bord du ciel, nous nous retrouvâmes tout près l’un de l’autre, les mains unies, elle blottie contre moi, son souffle mêlé à mon souffle, sa beauté si près de mon désir, et, de nouveau, avec ce désir, l’image des sensations éprouvées avec sa mère s’éleva en moi, et, comme tout à l’heure, ce fut un rejet de toute mon âme en arrière. Le frisson du remords me ressaisit devant cette pureté, que de telles pensées, à cette minute, profanaient sans qu’elle s’en doutât. Je retrouvai l’impossibilité d’associer dans un embrassement celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui, une impossibilité en même temps d’étreindre celle-ci sans me souvenir de l’autre, et, pour répéter le mot terrible, que j’ai eu pourtant le courage de me dire le premier jour, — à quoi cela m’a-t-il servi ? — j’éprouvai, dans toute sa force, dans toute son horreur, la sensation de l’inceste

La sensation de l’inceste ! Était-ce donc là ce que j’avais voulu ? Était-ce vers ce cruel et monstrueux délire, tout mélangé de sensualité et de remords, que je m’étais élancé si avidement, si tendrement, si passionnément, du fond de mes regrets ? Qu’y avait-il de commun entre ce que j’avais rêvé, souhaité, pressenti et ces alternatives de désir et de révolte, — un désir corrompu, dépravé par des réminiscences criminelles, — une révolte tardive et qui me rend plus criminel encore de ne pas l’avoir subie plus tôt ? Il était trop tard pour ces scrupules, trop tard pour être honnête homme ! Par quelle contradiction inexplicable à moi-même, cette ressemblance qui m’avait tant séduit venait-elle tout à coup de me faire mal ?… Aujourd’hui que cette première impression s’est approfondie et renouvelée pendant ces trois mois, je comprends et pourquoi elle n’avait pour ainsi dire pas existé avant ce départ, et pourquoi elle est née avec cette soudaineté et cette violence, dès que nous avons échangé, Éveline et moi, une caresse vraiment passionnée. Je comprends pourquoi cette vieille maison de mon enfance, que j’avais choisie pour y passer, dans la solitude et le recueillement, cette semaine décisive de l’initiation, et où je suis devenu son mari, — à travers quelles émotions ! — me restera désormais dans mon souvenir comme un des endroits au monde où j’ai le plus souffert. C’est que d’être aimé d’une vierge avec toutes les tendresses pudiques, toutes les réserves sacrées d’un tel amour, c’est recevoir quelque chose de si beau, de si délicat, de si adorable, et que, pour mériter ce don sacré, — le prêtre avait raison, — il faut avoir été repétri dans le repentir, dans l’oubli de ce que l’on fut. Il faut être l’homme nouveau, l’homme né une seconde fois dont il parlait. Il faut ne pas se revoir en pensée dans d’autres heures, ne pas comparer, malgré soi, un regard à un regard, la douceur d’un baiser à un autre baiser, — et quand ces regards, quand ces baisers sont ceux de la mère de cette vierge, alors ce rapprochement est abominable ! Ah ! quand on ose ce que j’ai osé, on doit avoir cette implacable audace dans la recherche de la sensation qui trouve un spasme de délice dans ces sacrilèges du

cœur. Est-ce là mon histoire ? Non, non, non, et encore non ! Ce que j’avais rêvé, ce que j’avais demandé de toute la force de mon âme, ce n’était pas de la sensation, c’était de l’émotion ; ce n’était pas du plaisir, c’était du bonheur, c’était d’être aimé et d’aimer dans la douceur, dans l’extase, dans l’abandon, — et j’écris ces lignes en pleurant, et en me cachant de mes larmes pour n’en faire pas verser d’autres… Je viens d’entendre qu’une voix m’appelle à travers la porte, bien doucement, pour savoir si je repose encore. Éveline m’a entendu qui bougeais… Je quitte ce cahier, que je vais cacher et refermer. Et cela encore me fait sentir la misère de notre mariage, où tout doit être silence !

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2

Milan, 4 septembre.

… Quelques journées douces, et celle qui vient de finir très cruelle dans ses dernières heures, avec un sentiment nouveau des conditions d’inévitable douleur qu’enveloppe la situation où je me suis mis, et dire que je ne les ai pas vues ! Après la crise de l’arrivée à Promontogno, j’avais pourtant reconquis mes nerfs. J’avais eu honte de tant laisser voir mon trouble intérieur, devant l’effort constant d’Éveline pour dominer elle-même l’expression de ses inquiétudes à mon égard. Depuis Que nous avons quitté l’Engadine, elle essaie de ne plus m’interroger, quand elle me voit pris auprès d’elle de mes accès de silence et de mélancolie. Nous sommes mariés depuis deux mois, et elle n’a plus l’âme tout ouverte de ses fiançailles. Elle n’est plus l’enfant épanouie du départ. Sa confiance des premiers jours s’est tournée en une appréhension. Elle est moins imprudente, mais à quel prix ! Quand je constate que j’ai déjà usé quelque chose en elle, que je lui ai enlevé, par la seule contagion de ma secrète folie, un peu de sa spontanéité de jeunesse, alors d’autres remords me viennent, qui me rendent mon énergie. À Promontogno, je m’étais repris en main. Je m’étais dit : — Je n’ai pas trouvé dans ce mariage ce que j’en attendais. Je ne pouvais pas l’y trouver. Ce que j’ai voulu n’était pas humain. J’ai été trompé par le mirage de mes souvenirs. Je n’aime pas, je ne pouvais pas aimer Éveline comme j’ai aimé Antoinette, ou plutôt j’ai aimé Antoinette, et j’ai cru qu’elle revivait pour moi dans Éveline, trompé par une illusion sentimentale que la réalité de la vie commune a dissipée. Cette saisissante ressemblance entre elles, qui m’est devenue si douloureuse dans l’intimité physique, m’avait pourtant été douce dans l’intimité morale. Si j’essayais de la reprendre ? J’avais rêvé d’être pour Éveline l’époux-amant : si j’essayais d’être l’époux-ami ? Cette sensation d’inceste qui s’est soudain mêlée à mon désir pour le corrompre, et que je ne peux matériellement pas supporter, je ne la rencontrerai pas sur cet autre chemin. Que j’arrive avec cette enfant à la communion d’esprit, et, si je n’ai pas réalisé tout ce que j’ai désiré, ma part sera encore assez belle. En tous cas, ma vie conjugale sera possible, et je dois tout essayer pour la rendre possible…

Les circonstances s’accordaient à ce projet d’un assagissement, d’un apaisement de nos rapports. Nous allions descendre en Italie. Éveline avait toujours montré une vive curiosité de ce voyage. Je comptais sur les puissantes diversions qu’offre à chaque pas cette terre de beauté pour nous aider à ne plus penser, moi à la secrète misère de ma vie, elle aux passages de mon humeur sur mon front et dans mes yeux. Nous allions avoir ce point d’appui extérieur, où poser nos réflexions et nos entretiens, qui est un si grand bienfait dans de certaines crises. C’est le seul remède au rongement de l’idée fixe. Mon amie, — je me plais à lui donner dans mon cœur ce doux nom, si pareil à ce que je voudrais qu’elle devînt en effet pour moi, — mon amie donc est très intelligente. Elle est instruite, plus instruite que n’était sa mère, et d’une jolie qualité d’instruction, qu’elle doit surtout aux conseils de M. d’Andiguier. Les livres d’histoire et d’esthétique qu’il lui a prêtés, leurs conversations, les promenades qu’ils ont faites ensemble au Louvre, à Cluny, dans les églises, lui ont donné ces connaissances d’art un peu précises qui manquent si souvent aux Françaises. J’ai moi-même, au cours de mes vagabondages, visité presque tous les musées d’Europe. Le terrain d’entente était donc trouvé entre nous. Nous devions étudier ensemble l’art italien, nous intéresser à autre chose qu’à nous-mêmes, nous guérir par une commune éducation de nos esprits. Et, de fait, les quatre jours que nous mîmes à gagner Milan par Chiavenna, l’entrée du lac de Côme, celui de Lugano, et un dernier arrêt à Côme même, furent les meilleurs peut-être que nous ayons eus depuis le départ. Ces basses vallées des Alpes, avec leurs châtaigniers vigoureux où les fruits épineux pâlissaient dans l’intense verdure, — avec leurs violentes rivières qui roulaient leurs flots glauques, pris aux glaciers, — avec leurs lacs à l’horizon, si bleus dans leurs cassures de fjords, — ravirent mon amie d’un enthousiasme où je la retrouvai toute vibrante, toute spontanée. Sa jeune et ardente nature semblait avoir repris sa force d’élan, son élasticité, un moment amortie. Cet enthousiasme s’éleva à son comble à Lugano. Nous y arrivâmes le soir et nous courûmes aussitôt, pour profiter des dernières lueurs du jour, à cette église de Sainte-Marie-des-Anges où Luini a peint un célèbre Crucifiement. Devant la magnificence de cet art si noble et si délicat, d’une robustesse si fine dans sa large manière, Éveline eut le saisissement qu’elle aurait eu devant une apparition. C’était la première grande fresque qu’elle voyait à sa place, dans son atmosphère, dans son décor originel. Instinctivement, elle me prit la main, comme pour m’associer à cette révélation d’une certaine sorte de beauté. Je l’entendis qui murmurait : « Ah ! Je n’ai pas rêvé cela… ! » Et, dans un mouvement adorable de ferveur, faisant comme une gerbe, pour l’offrir là-haut, de toutes les fleurs d’âme qui s’ouvraient en elle, instinctivement encore, elle se mit à genoux. Elle pria pendant quelques minutes, remerciant le Dieu en qui elle croit de lui avoir donné cet instant. Qu’elles me furent douces, à moi aussi, ces quelques minutes ! Qu’elle me fut bonne, cette prière ! L’émotion que j’eus à la regarder, agenouillée sur cette marche en pierre de cette église, à deux pas du chef-d’œuvre du vieux maître, cette émotion, si haute, si tendre, si pure, j’ai pu du moins la goûter pleinement. Cette fois, ce n’était pas une ressemblance qui me faisait sentir, c’était bien Éveline, Éveline seule !

C’est avec elle seule aussi que je me suis promené dans Milan, ces jours-ci, dans cette claire et opulente ville, dont j’ai toujours aimé l’aspect heureux, ses rues dallées, son dôme de marbre, les surprises de pittoresque de ses canaux intérieurs, et celles de ses horizons : la dentelure blanche des hautes Alpes là-bas. Et puis, quels trésors d’un art qui n’est ni celui de la Vénétie, ni celui de la Toscane, et qui les vaut ! Milan, ç’a été pour moi la découverte de l’Italie, et je l’ai vue être cela aussi pour mon amie. Ah ! qu’elle l’était, mon amie, tandis que nous allions d’un musée à une église, d’une chapelle à un palais, moi la conduisant, exerçant sur elle ce tendre despotisme de celui qui sait sur celle qui ignore, guidant ses pas, guidant ses yeux, guidant son cher esprit, lui donnant des joies que, du moins, je partageais avec elle, sans un souvenir, sans un remords, pas même celui d’être infidèle à mon fantôme. C’était, ce monde de belles visions impersonnelles, un monde si différent de celui où Antoinette et moi avons mêlé et brûlé nos cœurs ! Soyez bénies, nobles créations des nobles artistes qui nous avez permis, à Éveline et à moi, de nous sentir si proches l’un de l’autre, si unis dans une même exaltation ! Bénis soient entre tous, les chefs-d’œuvre où elle s’est complu davantage, — béni, ce ; saint Jean de la Brera, si touchant de grâce fière, sous les anneaux de ses cheveux crespelés, et qui tend au Sauveur un calice sur lequel se love un serpent ; — bénie, cette sainte Catherine de San Maurizio, où ce même Luini a représenté la tragique Dame de Challant, agenouillée, les mains jointes, le cou nu sous ses cheveux relevés, attendant le fer que le bourreau soulève d’un geste furieux, et sereine même devant la mort ; — bénie, cette chapelle Portinari, où se voit, dans la coupole, la ronde d’anges modelée par Michelozzo, avec les cloches de fruits, de fleurs et de feuillages qu’ils balancent sur un souple lien d’or ! Bénies, ces étroites salles de la galerie Poldi, dont nous avons tant aimé le charme d’asile, où nous avons passé de longs, d’heureux momens, dans la familiarité des maîtres milanais ! Ils sont si bien représentés là, et par des tableaux si choisis, pas trop grands, bien à portée et comme plus accessibles sur ces murs d’un appartement privé. Je voyais dans les prunelles d’Éveline l’éveil de son intelligence à ces impressions délicates ou sublimes. Je voyais ces belles images entrer en elle, se fixer dans sa pensée, ses souvenirs se faire, l’abeille intérieure composer son miel… À ce spectacle, la paix me gagnait. Il a suffi d’un entretien plus intime pour que cette paix fût de nouveau perdue.

C’était aujourd’hui et encore sur la fin de l’après-midi. Un peu las d’avoir visité plusieurs églises, une entre autres qui porte à son fronton cette devise, — ma devise : Amori et Dolori Sacrum, Consacrée à l’Amour et à la Douleur ! — nous nous promenions sous les arbres du jardin public, presque vide en ce moment. Nous laissions venir à nous, du moins je laissais venir à moi, la tranquillité de ce beau soir transparent et tiède. Nous parlions de nos sensations de ces derniers jours, et, à ce propos, du charme propre aux divins artistes lombards, de cet idéal grave et attendrissant, voluptueux et réfléchi, qui se reconnaît à la grâce mystérieuse de leurs Madones et de leurs Hérodiades, et à la rudesse du type qu’ils donnent au visage de leurs vieillards. Je me rappelai une pensée de Vinci, que j’ai lue autrefois, et je la lui citai en la lui traduisant :

Siccome una giornata bene spesa dà lieto dormire, cosi una vita bene spesa dà lieto morire… Comme une journée bien dépensée donne une joie au sommeil, ainsi une vie bien dépensée donne une joie à la mort… C’est un soir italien, ajoutai-je, cette belle phrase, c’est ce soir. Et c’est aussi la vieillesse de ces vieillards… Je me souviens d’avoir tant admiré cette image, quand je l’ai rencontrée je ne sais où, lors de mon premier séjour en Lombardie, il y a huit ans… Je l’ai apprise par cœur, et vous voyez, après ces huit ans, je ne l’ai pas oubliée.

— Il y a huit ans, fit-elle, j’en avais douze… Puis, songeuse : — Je ne peux pas m’empêcher d’avoir de la mélancolie à me dire que vous avez tant senti, tant connu de choses qui sont si neuves pour moi… Quand vous m’apprenez un détail, même le plus petit, comme celui-ci, qui se rapporte à votre passé, j’en suis tout heureuse. Cela sous arrive si rarement !… Mais oui, continua-t-elle, quand vous causez avec moi, comme ces jours derniers, avec une affection dont je vous suis si reconnaissante, vous me parlez de tout, excepté de vous… Croyez-vous que je ne le remarque pas ?… Ah ! si j’osais !…

— Osez, lui dis-je. L’accent avec lequel elle venait de parler avait touché de nouveau dans mon cœur le point malade. Pourtant je n’aurais pas pu l’arrêter, comme il eût été sage. Elle avait cessé de me questionner sur mes tristesses et mes silences, depuis quelque temps déjà. Pourquoi ? J’allais le savoir, et ce que cette discrétion cachait d’anxiétés passionnées :

— Alors j’oserai…, avait-elle répondu, et me tutoyant, pour se rapprocher encore de moi par cette douce caresse de langage, elle dit : — tu viens d’être si bon, cette semaine, peut-être le seras-tu davantage encore. Plus je suis avec toi, plus je t’aime, et plus je comprends que tu ne te donnes pas tout entier à moi… Ne m’interromps pas. Pour une fois, laisse-moi te parler, comme je pense, complètement, absolument. Oui, je le comprends, et aussi la raison. Si tu as vécu, avant de me connaître, toute cette vie d’intelligence, si riche, et si pleine, tu as aussi vécu une vie d’émotions. Il y a des momens où je me dis que tu en gardes, non pas des regrets, — tu ne m’aurais pas épousée, tu es trop loyal, — mais des souvenirs… J’ai quelquefois le sentiment que tu as éprouvé dans ton existence, un très grand chagrin, que quelque chose ou quelqu’un t’a fait mal, très mal… Dans des heures comme celles de maintenant, où nous sommes si unis, si près l’un de l’autre par le cœur, ne crois-tu pas que tu pourrais me raconter un peu de ta vie ? Puis, une autre fois, un peu davantage ?… Par exemple, — tu vois comme j’ose, dans ce séjour à Milan, il y a huit ans, je voudrais tant savoir, si tu avais, non pas avec toi, — tu ne m’aurais pas fait cela, de me mener dans le même endroit, je le sais, — mais, quelque part, quelqu’un que tu aimais…

— Non, lui répliquai-je, je n’aimais personne…

— Mais, il y a neuf ans, il y a dix ans, il y a onze ans ?… Ou depuis ?… insista-t-elle : J’ai quelquefois une telle impression d’un secret chez toi. C’est comme s’il y avait, dans une maison que nous habiterions, une chambre où tu ne me laisserais jamais entrer… Et, soudain toute tremblante devant mon silence : Ah ! Je t’ai froissé, s’écria-t-elle, je le vois, je le sens… Pardonne-moi, et ne me réponds pas… Puis, d’une voix si profonde : Je suis si maladroite, si gauche ! Je ne sais pas te manier. Mais c’est que je t’aime tant !…

Je l’ai apaisée du mieux que j’ai pu, par des paroles de tendresse, auxquelles elle a cru, — ou fait semblant de croire. J’ai bien deviné, à ses yeux, tout ce soir, qu’elle aussi avait senti ce que je sens, que l’harmonie ne peut exister entre nous que si nous nous taisons sur les choses profondes. Ce rêve d’être l’époux-ami de cette adorable enfant, est-il donc aussi une chimère, comme ce premier rêve d’être son époux-amant ? Mais qu’ai-je donc fait de mon expérience de la vie ? Ne sais-je pas qu’on ne peut jamais être l’ami d’une femme qui vous aime d’amour ? Il y a dans le cœur passionné un besoin de rencontrer ou de communiquer toute l’ardeur dont il est consumé. Avec quel sur instinct cette naïve Éveline, qui ne sait rien de la vie, a deviné l’espèce de pacte fait avec moi-même, mon effort pour faire porter nos conversations sur des objets étrangers à nous deux ! Avec quelle finesse elle a saisi l’occasion favorable pour me ramener dans ce domaine sentimental, où je ne peux pas habiter avec elle ! Le risque est trop grand de réveiller ce qui doit dormir ! Avec quelle sûreté elle a discerné la véritable cause des troubles moraux dont je suis saisi depuis notre mariage ! Comme elle a pressenti mon secret et sa nature ! Qu’ils étaient justes, ces mots : « Quelqu’un, quelque chose, t’a fait trop mal !… » Comme j’ai tressailli intérieurement, quand elle a dit cet « il y a onze ans !… » Oui, il y a onze ans, à cette date, j’étais heureux, bien heureux. Mais avec qui ?… C’était l’époque où, par les légères après-midi de septembre, nous allions, Antoinette et moi, en voiture fermée, jusque dans les bois de Chaville et de Viroflay. Une gerbe de roses, préparée pour elle, emplissait d’un parfum d’amour le coupé qui nous emportait à travers les faubourgs populeux, puis les bois. Les rideaux de soie bleue étaient baissés, juste à la hauteur de son visage. De l’air entrait, qu’elle respirait avec délices, quand nous commencions de rouler sous les branches encore toutes vertes. Nous descendions, et, après avoir marché un peu, nous nous asseyions sous un pin, toujours le même, dans une clairière, moi à ses pieds, elle caressant mes cheveux. Les oiseaux chantaient. Les feuilles frémissaient. Le ciel était bleu, et je regardais ses yeux, que je laissais descendre au fond, tout au fond de mon cœur. C’est qu’alors, je n’avais rien à cacher ! Quand nous causions, jamais Antoinette ne rencontrait en moi la place de silence, le coin fermé, la chambre où l’on n’entre pas, comme a dit Éveline.

— Dieu ! si celle-ci soupçonnait ce que je cache dans la chambre close, et quel fantôme elle y verrait !…

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3

Naples, 7 octobre.

… Mes grandes heures émotionnelles ont toujours été la nuit, quand, couché dans mon lit, je laisse ma pensée s’amplifier en moi, librement, indéfiniment. Elle va, se développant, jusqu’au bord extrême de mon être. Je la sens me dévorer, les idées se présenter avec un relief de choses réelles, les souvenirs grandir sur les souvenirs, toute une architecture de regrets et de désirs, d’espérances et de volontés, qui monte, monte et monte. Je ne dirige plus mon âme. Elle vit d’une vie à elle, indéterminée, démesurée, dont je suis le témoin et la victime. En vain, dans des périodes de troubles profonds, comme ceux d’à présent, ai-je essayé de me débattre, de gouverner ces accès de fièvre imaginative. Ils ont toujours été les plus forts, mais jamais ils ne m’ont envahi avec l’intensité qu’ils ont prise ces dernières semaines. Jamais non plus je n’avais éprouvé, à leur occasion, ce que j’éprouve, étendu dans les ténèbres, sentant ce travail intérieur commencer dans mon esprit, et, à quelques pas, dans la chambre voisine, dont la porte n’est pas fermée, Éveline est endormie. Je me lève parfois pour marcher sur la pointe des pieds jusqu’à cette porte, et m’assurer de son sommeil. J’entends aller et venir son souffle égal, j’entends presque le battement de son cœur. Cœur si jeune, si pur, qui n’a jamais palpité que pour des sentimens simples et vrais ! Et je reviens m’étendre dans mon lit, et je songe, tandis qu’elle dort, que sa destinée se joue en moi, dans ce drame d’émotions contradictoires et indirigeables, dont je suis le théâtre. Ah ! J’aime encore mieux qu’elle dorme, qu’elle goûte du moins l’oubli, et que je sois seul à ressentir, avec une acuité soudain redoublée, toutes les plaies de notre mariage ! Elle ne les soupçonne que déjà trop, mais sans les connaître. La crise est pire, quand je la devine, dans ces ténèbres, éveillée, elle aussi, sachant bien que je ne dors pas, et se retenant de parler, de bouger, presque de respirer, de peur que l’accent de ma voix, si je lui adressais la parole d’une chambre à l’autre, ne lui révélât un de mes mauvais momens. Elle a comme un don de double vue pour les pressentir, ces mauvais momens. Quand je les ai, elle le sait, quelque effort que je fasse pour tromper sa divination. Quand je les ai eus, elle le sait, à quel signe ? À quelle altération, invisible pour tout autre, de ma physionomie, où j’empreins pourtant toute l’affection que j’ai pour elle, de mes yeux qui ne lui envoient que des regards de douceur ? Il n’est pas de regard, il n’est pas d’attitude qui prévale contre cette évidence qu’elle m’a formulée un jour, quand elle m’interrogeait encore, et que je lui jurais ne rien avoir :

— Tu as que tu es mon mari, me répondit-elle, que je suis ta femme, que je t’aime de tout mon cœur, et que tu n’es pas heureux…

L’insomnie de la nuit dernière a été plus terrible que les autres. J’en veux reprendre les pensées, pour bien me convaincre que la résolution, sur laquelle elle s’est terminée, est la seule sage, pour y bien retremper mon courage de la tenir… Éveline s’était endormie presque aussitôt que couchée. J’avais moi-même sommeillé. Le vent, qui avait commencé de se lever la veille au soir et qui faisait maintenant gémir la mer, me réveilla. Je me pris à me ressouvenir de ce mot justement, de cet : « Et tu n’es pas heureux !… » Je me le répétai tout bas, et voici que j’en sentis le profond, l’irrémédiable découragement et l’absolue tendresse, plus encore qu’à l’instant où il avait été prononcé. Il me prenait le cœur comme avec une main. Il me donnait cette défaillance dans l’émotion qui vous met les larmes au bord des yeux, les confidences au bord des lèvres. Hélas ! Quelles confidences ? Je me rappelai alors qu’une fois déjà, l’autre semaine, je m’étais dit : « Si je lui parlais, pourtant ? Si je lui avouais la vérité, toute la vérité, que j’ai connu sa mère jadis, que je l’ai aimée, que c’est là le secret qui pèse sur notre ménage ?… » Oui, je m’étais dit cela, et ceci encore ; — Le projet d’un pareil aveu est insensé, Et pourtant il y a quelque chose de plus insensé que cet aveu : c’est d’avoir épousé cette enfant, et d’être obsédé par le souvenir de l’autre ; c’est d’avoir commis cette action et d’en aggraver encore la faute par les chagrins que mon attitude inflige à une innocente ; c’est de l’aimer assez pour ne pouvoir pas supporter maintenant l’idée de l’abandonner, et pas assez pour oublier ce qui fut. Qui sait si une confession complète ne serait pas ma guérison ? Si elle m’aimait assez pour me pardonner cependant ?… Et, dans mon insomnie, l’heure où j’avais été tenté de mettre ce projet à exécution se représenta. — Nous étions à Florence, alors. C’était par une après-midi d’une douceur délicieuse. Éveline et moi, nous nous promenions dans les avenues du jardin Boboli. Ces terrasses décorées d’urnes et de statues, la beauté des points de vue, le Campanile, le Palais Vieux, le Dôme, les quais de l’Arno découverts à chaque détour, la finesse du ciel au-dessus de nos têtes, la forme des montagnes là-bas, et, par intervalles, dans cette atmosphère, de légers tintement de cloche qui se prolongeaient en vibrations argentines, — tout se réunissait pour donner à cette heure une poésie extraordinaire. Jamais pourtant je ne m’étais senti plus oppressé, plus serré, plus incapable de m’abandonner à des impressions de bonheur. J’avais éprouvé, dans ce décor si idéal, une détresse infinie à voir Éveline, elle aussi, jouir de cette beauté presque tristement, avec ce fond de mélancolie qui ne la quitte plus, sans cet élan de jeunesse heureuse que je lui ai encore vu à Milan. Ô illogisme des situations fausses et d’où rien que de faux ne peut sortir ! Était-ce le moyen de lui rendre cet élan, que de lui dire la vérité sur les causes des passages de tristesse qui l’inquiétaient tant chez moi ? Non, sans doute. Mais c’était le moyen de substituer une crise aiguë et définitive à cette lente et sourde malaria dont nous étions tous deux consumés. Les médecins définissent la maladie : un procédé de la nature pour expulser le principe malfaisant. On dirait qu’il y a dans l’âme un instinct qui la pousse à pratiquer cette méthode sur elle-même, et à chercher la terminaison de ses misères dans des éclats, dussent-ils aboutir à des catastrophes. Et, sous les arbres de ce jardin d’enchantement, j’avais commencé de lui parler de sa mère, moi, qui, d’habitude, déploie toute la diplomatie dont je suis capable pour empêcher que nos conversations ne dérivent de ce côté ! Je lui avais dit, prenant prétexte d’une allusion préalable au musée de M. d’Andiguier, que suggérait naturellement cet horizon Florentin :

— Comment se fait-il que, liée comme elle était avec lui, votre mère n’ait jamais eu l’idée de faire un voyage ici ?…

— Mais maman y est venue, m’avait-elle répondu, avec mon père, l’automne avant leur mariage…

— Et elle n’a jamais pensé à y retourner ?…

— Si, avait-elle repris. Que de fois je l’ai entendue qui interrogeait d’Andiguier, longuement, à chacun de ses retours !…Et puis, elle reculait, à cause de moi. Elle ne voulait pas me quitter, et elle craignait de m’emmener. Je n’étais pas très forte et elle appréhendait pour moi la fatigue, la nourriture d’hôtel, le changement de climat, que sais-je ? L’année avant sa mort, pourtant, elle avait parlé de partir. Nous devions aller avec notre vieil ami. Elle l’a laissé voyager seul… J’étais toute sa vie. Elle m’a tout sacrifié, cela comme le reste… C’est pour moi qu’elle n’a pas voulu se remarier. Et elle était si belle !… Que je voudrais que vous l’eussiez connue, — si belle et si séduisante !… Elle avait dans sa personnalité un charme enlaçant auquel on n’échappait plus quand on l’avait approchée, une façon si douce, si égale de vous traiter, qu’on se sentait auprès d’elle comme dans une atmosphère de sécurité. Elle avait le génie de l’affection, et aucun de ceux pour qui elle a été bonne ne l’a oubliée. Encore maintenant, quand nous parlons d’elle, d’Andiguier et moi, je sens qu’elle lui est aussi présente que si elle venait de nous quitter hier, et à moi de même. Je n’ai qu’à fermer les yeux, et je la vois devant moi, telle que je l’ai embrassée, avant qu’elle ne sortît, le jour du terrible accident… Je vois son regard, ses cheveux, sa bouche, je la vois toute, et ses doigts sur cette bouche, pour m’envoyer un dernier baiser, du seuil de la porte, — vraiment le dernier…

Elle avait fermé à demi ses paupières, en prononçant ces paroles. Elle voyait le fantôme, et moi, je le voyais aussi… Antoinette était là, dans ce jardin, nous regardant tous les deux avec ses prunelles profondes, mais ce n’était pas du même regard. La double existence qu’elle avait rêvée se prolongeait après sa mort, puisqu’on l’évoquant, Éveline tout haut et moi mentalement, à cette seconde, nous évoquions, elle, une mère, la plus dévouée, la plus attentive des mères, et moi, ma maîtresse, la plus passionnée, la plus prenante des maîtresses. Et cependant, cette mère et cette maîtresse étaient bien la même personne. Ce qu’Éveline venait de dire sur ce charme d’enlacement, sur cet art d’aimer et de se faire aimer, ressemblait trop à mon souvenir. Moi aussi, tandis qu’elle me parlait, je m’étais rappelé un dernier baiser, sur le seuil d’une autre porte, quelques jours avant la catastrophe. Et le contraste de nos deux visions m’avait fait sentir, avec une terrassant évidence, l’impossibilité absolue de dire la vérité, ma vérité, à Éveline… Cette impossibilité, je me la suis de nouveau démontrée cette nuit, en repassant par la pensée toute cette scène. — Non, je ne pourrai jamais mêler, sans crime, à la pure image qu’elle retient de sa douce morte, l’autre image, celle de l’amoureuse de mes rendez-vous. Ce serait un crime contre Antoinette, qui a voulu, avec un parti pris si mérité, ce divorce entre la mère et l’amante, précisément pour qu’aucune ombre ne ternît jamais sa mémoire dans les regrets de sa fille. Ce serait un crime envers celle-ci, à qui je n’ai pas le droit d’enlever cela, cette chapelle intime où se retirer pour y revoir sa mère, — et, de même que notre promenade dans le jardin Boboli s’est achevée sans que l’explication ait eu lieu, sans que j’aie dit mon secret, notre vie en commun continuera, coûte que coûte, sans que je le dise. Mais, par instans, qu’il me pèse, et qu’il m’a pesé, cette nuit, dans cette première partie de ma veillée solitaire, au bruit du vent de plus en plus déchaîné ! J’avais peur qu’il n’arrachât Éveline aussi à son repos… Je crus l’entendre qui remuait, et j’allai doucement sans lumière jusque dans l’autre chambre, auprès de son lit. Elle dormait toujours.

Elle dormait, et, même dans ce sommeil, elle m’aimait encore, car, m’étant assis une minute à son chevet, ma main rencontra la sienne, et, sans qu’elle eût repris connaissance, comme devinant à travers ce sommeil que c’était moi, ses doigts serrèrent doucement mes doigts. Ce geste si tendre et si confiant me fit me souvenir d’un autre discours qu’elle m’a tenu, pas plus tard qu’avant-hier au soir. — Nous étions à nous promener en voiture, sur la route du Pausilippe. C’était de nouveau une heure exquise : la lune se levait dans un ciel d’un bleu très sombre et très doux, un bleu de velours, et les belles lignes du golfe se fondaient, s’estompaient dans cette clarté élyséenne. La ville, derrière nous, s’étalait sur le rivage, sonore et illuminée, et, là-bas, sur les pentes du volcan, un peu de lave rouge s’épandait par nappes. La mer frissonnante s’étalait, toute noire par places, et, à d’autres, toute luisante. Des groupes de petits garçons et de petites filles suivaient sans cesse notre victoria en courant. Ils mendiaient, les uns faisant la roue sur leurs mains, comme des acrobates, d’autres lançant des fleurs dans la capote avec une extrême adresse. À leur propos, nous nous mîmes à parler des enfans délaissés, et, tout d’un coup, se tournant vers moi, Éveline me demanda :

— Parmi vos camarades de jeunesse, en avez-vous connu beaucoup qui aient eu des enfans naturels et qui les aient abandonnés ?…

— Quelques-uns, répondis-je, pourquoi ?…

— Parce que cette action me semble la plus monstrueuse que puisse commettre un homme, et que je voudrais comprendre quelles raisons il se donne vis-à-vis de sa conscience…

— Mais beaucoup, répliquai-je, quand ce ne serait que l’incertitude de cette paternité…

— Et quand il n’y a pas d’incertitude ?…

— On s’en crée…, répondis-je, en riant.

— Et comment s’excuse-t-on à ses propres yeux ?…

— On se dit qu’un égarement de jeunesse ne doit pas peser sur toute la vie. On se tient quitte avec un cadeau d’argent à la mère…

— Et on se marie, et on ne parle pas à sa femme ?… Je suis sûre, — et elle était mi-plaisante, mi-rieuse, comme lorsqu’on veut interroger quelqu’un sans l’interroger… — je suis sûre que vous, vous n’auriez pas agi ainsi…

— Je n’ai heureusement pas eu à résoudre le cas, lui répondis-je, et j’ajoutai, en plaisantant à mon tour : J’espère surtout que vous n’allez pas vous faire des imaginations de cette sorte ?…

— Non… dit-elle en me prenant la main, et je compris à cette pression que le ton libre de ma réponse venait de la soulager d’une anxiété. Sa question était une preuve qu’elle continue, je le sais trop bien, même quand elle ne me parle pas, à errer en pensée autour du tourment dont elle sent le mystère en moi. Elle avait entrevu cette hypothèse d’un enfant naturel que je lui aurais caché, elle en avait souffert, sans y croire. Elle en était délivrée, et elle répétait : « Oh ! non ! » ; puis, si tendrement : « Je t’estime trop, vois-tu, pour croire de toi quoi que ce soit de vraiment mal, pour même le concevoir… D’ailleurs, quelle raison aurais-tu de mentir à un être comme moi, qui t’est si, si dévoué, qu’il ne t’en voudrait jamais, jamais de rien ?… Tu serais venu me dire : — J’ai un enfant. — Je t’aurais dit : amène-le-moi, que je l’aime… Et je l’aurais aimé, à cause de toi… Pas sans souffrir un peu, ajouta-t-elle, en hochant sa gracieuse tête, mais souffrir pour quelqu’un, c’est mieux sentir combien on l’aime… Puis, profondément, presque solennellement : — Combien et comment je t’aime, tu ne le sais pas encore. Tu le sauras peut-être un jour, et, si tu ne le sais pas dans cette vie, certainement dans l’autre… Si tu croyais, tu me comprendrais. Il y aura un Jugement dernier, vois-tu, et alors, les plus secrètes actions, les moindres pensées seront visibles. Je suis bien certaine que, dans ce moment-là, tu ne verras rien dans toute ma vie qui ne te fasse m’aimer davantage, et moi aussi, je suis bien certaine que tu ne m’auras rien caché dans la tienne qui puisse me faire moins t’aimer… J’ai si foi en toi !…

J’ai foi en toi ! » — Son instinctif serrement de main, dans son sommeil, me répétait cette affirmation de sa confiance absolue. Je lui rendis cette pression de ses doigts, doucement, pour qu’elle continuât de reposer. Je la quittai, et, de nouveau seul dans ma chambre, la pensée recommença de me dévorer. Je me demandai pourquoi chaque nouveau témoignage de l’estime, presque du culte qu’elle m’a voué me fait cette peine si particulière, la plus insupportable de toutes. Le principe le plus profond de souffrance gît là, exactement là. J’en ai compris la raison, dans cette insomnie, et aussi quel travail s’est accompli en moi durant cet espace de temps, bien court encore, qui me sépare de mes fiançailles. Avant de vivre avec Éveline, dans ce contact de chaque minute, je ne soupçonnais pas qu’il pût exister des âmes comme la sienne, où tout est droiture, transparence, honnêteté, et, en même temps, sensibilité. Il y avait pour moi deux mondes : celui de la vie morale et celui de la vie passionnelle, et je les considérais, dans leur essence, comme inconciliables. Il fallait choisir et j’avais choisi. Je n’avais jamais conçu que toute la pureté de l’un pu être associée à toute l’ardeur de l’autre, que l’on pût tant sentir et demeurer si simple de cœur, garder tant de vertu dans une telle flamme. C’est la radicale contradiction entre son être le plus intime et le mien que des phrases telles que cette phrase sur le Jugement me rendent comme palpable. Alors, et devant la preuve que, dans la naïveté de cette confiance, elle me croit tout semblable à elle, il se fait en moi une révolte… de quoi ?… De mon honneur, tout simplement. L’impression est trop forte de la différence entre l’homme qu’elle voit et l’homme que je suis, trop forte l’évidence de la mauvaise action que j’ai commise en prenant toute la vie d’une créature si intacte, si étrangère à toutes les complications, alors que ces complications sont, pour moi, la façon même de sentir, alors que ce mariage était lui-même, pour moi, la complication suprême. La faute en est toujours à cette ressemblance qui m’a empêché de voir sa personnalité distincte. J’ai cru reconnaître en elle des nuances de cœur toutes pareilles à celles du cœur de sa mère. Et c’est bien vrai qu’elle a de sa mère cette faculté de s’absorber dans son sentiment, cet art aussi de manifester ce sentiment avec tant de finesse, d’en empreindre tous ses gestes, toutes ses pensées. Mais, chez Antoinette, un triste mariage, de longues années de contrainte, des habitudes de reploiement sur elle-même avaient produit des complexités de caractère qui en faisaient ma vraie compagne. Elle était mon âme-femelle, comme elle disait quelquefois elle-même. Ma sensibilité souffrante, qui déjà n’était plus simple, s’appariait à la sienne, si étroitement, si absolument. Si c’était elle que j’eusse épousée et non Éveline, je pourrais, j’en suis sûr, même dans un si étrange mariage, me montrer à elle, lui confesser la vérité de tous mes égaremens, elle reconnaîtrait son cœur dans mon cœur. Elle et moi, nous étions de la même race, de ces âmes avides de sentir, inassouvies d’émotion, de ces esprits impatiens et audacieux qui vont à leur bonheur par-dessus et à travers les lois. Éveline appartient à l’autre race, à celle des âmes d’ordre, de soumission, d’harmonie, qui ne conçoivent même pas l’émotion hors du devoir, qui ne voudraient pas d’un bonheur acheté au prix d’une faute, qui ne pourraient pas en vouloir, car ce bonheur, pour elles, ne serait plus du bonheur. Si la pieuse enfant me voyait tel que je suis, — sous cette lumière qu’elle imagine devoir éclairer les replis les plus cachés, dans ce jour du Jugement, — elle ne me chérirait pas moins, j’en ai la certitude, — on ne se reprend plus, quand on s’est donnée à ce degré, — mais j’ai la certitude aussi que tout son amour deviendrait comme une grande plaie. Je sais cela, et de le savoir est pour moi comme un jugement en effet, comme une condamnation. Cette enfant me fait, par sa seule présence, douter des idées qui ont gouverné toute ma vie. J’ai toujours cru que, jeté sur cette terre, dans un monde qu’il ne comprendra jamais, par une cause qu’il ne connaît point, pour une fin qu’il ignore, l’homme n’avait, durant les quelques années qui lui sont accordées entre deux néans, qu’une seule raison d’être : multiplier, aviver, exalter en lui les sensations véhémentes et profondes, et, comme l’amour les contient toutes à leur plus haute puissance, aimer et être aimé. Auprès d’Éveline, une suggestion à laquelle je résiste en vain me contraint de me demander si, en pensant ainsi, je ne me suis pas trompé. L’idée que j’ai toujours le plus haïe comme la plus mutilante pour l’expérience sentimentale : celle de la responsabilité, s’élève en moi, s’empare de moi. Je me sens responsable vis-à-vis d’elle. J’ai des remords.

Qu’ils étaient aigus, cette nuit, et qu’ils m’ont fait mal ! Comme j’ai senti ce qui constitue l’irréparable misère de ce mariage ! Quand bien même j’aurais retrouvé dans les bras d’Éveline toute l’ivresse que j’ai connue autrefois, quand même j’aurais réalisé avec elle ce programme de l’époux-ami, dont j’ai rêvé un moment, il n’en resterait pas moins que je me suis condamné à ne pouvoir vivre auprès d’elle sans lui mentir, et sur un point qui la touche si profondément. Quoi qu’il arrive, il y aura toujours entre nous cette chose que je ne puis ni m’estimer de lui taire, ni m’estimer de lui dire. Il restera qu’en me faisant aimer d’elle, en prenant son cœur, en prenant sa vie, je lui ai enlevé, et pour toujours, la chance de rencontrer l’homme vraiment digne de recevoir cette foi que je ne mérite pas. Comme j’ai senti cela, cette nuit, de nouveau, que je ne la méritais pas ! Comme je me suis rappelé ma conversation avec l’abbé Fronteau, et sa menaçante et prophétique phrase : dont vous seriez un jour terriblement puni… Le vent continuait de souffler, la mer de gémir J’écoutais encore. Éveline continuait de dormir. Elle ne percevait pas plus la tempête déchaînée au dehors que la tempête déchaînée en moi. L’accord entre le trouble des élémens et mon trouble intérieur était si complet, il y avait dans ce sommeil ignorant d’Éveline à côté de ma veille malheureuse ; un tel symbole de toute notre vie, le souvenir des paroles du vieux prêtre avait tellement ébranlé de nouveau en moi la corde secrète de la mysticité, que je me pris à penser, comme si souvent jadis, aux communications entre les morts et les vivans… Si pourtant tout n’était pas fini après le tombeau ? Si, de l’autre côté de l’ombre impénétrable, les disparus pouvaient nous voir ? S’ils nous gardaient des sentimens ?… J’ai voulu croire, quand j’ai deviné l’amour d’Éveline, qu’Antoinette eût favorisé, qu’elle favorisait cet amour. Si c’était le contraire ? Si cette impossibilité de bonheur était une vengeance de la morte, une possession de mon esprit par son esprit ? Ou, simplement, si mon mariage était, pour elle, dans ces ténèbres où elle est tombée d’une si tragique façon, sans confession, sans repentir, la forme de son supplice éternel ? Si c’était là son enfer, cet enfer auquel croit Éveline, — et elle n’est pas une illuminée ! — auquel croit ce prêtre, — et il est si sage !…

Vers le matin, et quand la blafarde lueur du petit jour commença de se glisser par l’interstice des rideaux, cette exaltation se dissipa. Je passai un costume de chambre et je revins m’asseoir au chevet du lit d’Éveline, toujours sans la réveiller. Accoudé sur la table de nuit, je regardais dans ce crépuscule du matin les traits si délicats dans leur sommeil toujours calme, la minceur de son cou autour duquel s’enroulait la lourde tresse blonde de ses cheveux, l’attache menue de son poignet, tous ces signes d’une grâce presque trop fine, fine jusqu’à la fragilité. Un autre sentiment s’empara de moi, en présence de cette douce enfant endormie, avec une force souveraine. Je me dis que j’avais, dans ce désarroi de ma vie sentimentale et morale, un devoir encore, de quoi m’estimer un peu tout de même, de quoi agir, sinon tout à fait bien, moins mal. Ce devoir consiste à redevenir maître de moi, et à épargner à ma femme, — car enfin, quels que soient mes torts envers elle dans mon passé, ces torts appartiennent au passé, et, dans le présent, elle est ma femme, c’est-à-dire un être qui m’a pris pour soutien, à qui j’ai juré de servir d’appui, — à lui épargner donc les contre-coups d’affolement comme ceux que j’ai traversés dans cette terrible nuit. Il faut que je me ressaisisse, que je tienne enfin ce rôle que je peux tenir, et qui se résume dans cette modeste, mais si nette formule : le chef de la communauté. J’ai mal agi en l’épousant, très mal, plus que mal, criminellement. J’en suis puni par de grandes tortures morales, et c’est justice. Ce qui ne l’est pas, c’est qu’Éveline, qui, elle, n’est coupable de rien, souffre de mes fautes, ou, — j’hésite à écrire ce mot, quand il s’agit de la « pauvre Ante », — des fautes de sa mère. Elle n’en souffrira plus. J’ai pris la résolution de me simplifier le cœur, d’exécuter enfin cet effort sur moi-même que le prêtre me demandait : « Vous ne devez pas avoir aboli le passé uniquement dans les faits, vous devez l’avoir aboli dans votre âme… Vous devez en avoir fini, non pas seulement avec les regrets, mais presque avec les souvenirs… » Ce sont des souvenirs qui m’obsèdent, et que je dois tuer. Il faut que je dise adieu pour toujours à la mémoire d’Antoinette ; que je m’arrache ce passé du cœur pour ne plus y voir qu’Éveline… Pour cela, une reprise de moi-même dans un peu de solitude est nécessaire. Dans cette vie à deux que nous menons, jouant sans cesse l’un sur l’autre, je suis la victime d’impressions trop multiples pour que je puisse me recueillir, me ramasser, me reconstituer dans une volonté enfin redressée. Je me suis décidé à faire, pour cette œuvre de notre salut à tous deux, ce que font les personnes religieuses à la veille des décisions décisives, une véritable retraite. Aujourd’hui même, je parlerai à Éveline. Je lui donnerai, des étrangetés d’humeur où je suis de nouveau tombé, une explication qui, après tout, n’est pas absolument fausse, et à laquelle elle croira. Je prétexterai un état nerveux qui exige que je passe quelques jours tout seul, à portée d’elle, mais séparé d’elle, à Sorrente, par exemple. Cette séparation, en me permettant d’y voir tout à fait clair en moi, et de me tracer une ligne de conduite définitive et précise, marquera une date dans nos rapports. Ma seule crainte est qu’elle n’accepte pas cette nécessité de nous quitter, même pour un temps très court. Ah ! que l’âme de sa mère passe en elle, pour lui faire sentir ce que je ne peux pas lui expliquer !…


Sorrente, nuit du 7 au 8 octobre.
… Éveline ne m’a fait aucune des objections que je redoutais. Elle a vraiment été la fille d’Antoinette, de celle qui me disait : « Appelle-moi, j’apparaîtrai toujours ; — quand tu ne voudras plus, tu ne m’appelleras plus. » — Tandis que je lui expliquais, avec des mots qui s’embarrassaient de plus en plus, mes raisons de la quitter pour quelques jours, elle n’avait dans ses yeux que de l’amour. Et je suis parti. Je suis ici, et elle est là-bas, toute seule dans cette ville étrangère dont les lumières blanchissent le ciel, de l’autre côté du golfe. Je l’ai laissée, j’ai pu la laisser, n’ayant avec elle pour la soigner, si elle souffrait, — car enfin, il y a des maladies subites, — qu’une femme de chambre. Il y a aussi des morts subites. Comment donc a disparu sa mère ?… Je l’ai laissée… Que fait-elle en ce moment ? Que pense-t-elle ? Je la devine, assise à notre balcon, fouillant dans l’espace, comme j’y fouille moi-même, me cherchant dans la distance et se dévorant d’anxiété. Comment ai-je ou la force de monter dans la voiture qui m’a emporté loin d’elle, puis dans le train, puis dans l’autre voiture, alors que chaque tour de roue mettait une nouvelle distance entre nous ? Comment, surtout, me connaissant moi-même, n’ai-je pas compris que je ne supporterais pas cette solitude si près d’elle, avec l’idée qu’elle souffre, qu’elle s’inquiète, qu’elle pleure ? Si elle a cru au prétexte que je lui ai donné, dans quelle anxiété elle doit être ! Si elle n’y a pas cru, dans quelle détresse ! Et moi, ne savais-je pas d’avance que cette tentative de retraite dans ces conditions, au lieu de calmer les lancinemens de l’idée fixe, les exaspérerait ? Cette nuit que je vais passer loin d’elle, la première depuis notre mariage, est à peine commencée, que, déjà, elle m’apparaît comme interminable. Le vent s’est apaisé. Le ciel est rempli d’étoiles. La mer, encore remuée, mais plus douce, palpite avec un soupir étouffé contre les rochers au-dessus desquels ouvrent mes fenêtres, et, dans ce soupir, j’en entends un autre, comme si l’appel du cœur d’Éveline arrivait au mien, porté par ces lames. Chose étrange ! Cette impression de l’avoir abandonnée en proie au chagrin a, pour un moment, tout suspendu en moi de mes autres sentimens. Le fantôme d’Antoinette lui-même a reculé. La pitié que j’ai pour la vivante serait-elle donc ma seule arme contre la pauvre morte, qui, elle, ne peut plus rien sentir ? Cette énergie d’oubli que j’ai rêvé de demander à ma volonté résiderait-elle là, uniquement là ? Ma volonté ? Comme si j’en avais une ! Comme si elle avait jamais été chez moi autre chose que le sentiment le plus fort !… Mais le voilà, ce sentiment le plus fort, avec lequel je peux espérer de vivre et d’aider à vivre. C’est cette pitié. Ah ! Cédons-y ! Abandonnons-nous à ce flot d’inexprimable émotion que le sentiment de sa souffrance me fait jaillir de l’âme, et qui efface tout, qui noie tout… Le reste : souvenirs, regrets, comparaisons, remords, ce sont des idées, un vain et inutile tourbillon d’idées. Ce qui est une réalité, et positive et saignante, c’est sa peine. Ce qui est une réalité, c’est ceci encore, que de la plaindre me fait l’aimer. Il faut qu’elle le sache, il faut qu’elle le voie. Non, je ne resterai pas ici, à essayer de me reprendre. Me reprendre ? Pourquoi l’ai-je voulu ? Pour pouvoir lui donner un peu de bonheur. N’en aura-t-elle pas, quand, demain, elle me verra revenir, n’ayant pas pu supporter même cette courte absence ? Mais les mauvaises heures recommenceront ? Qu’elles recommencent ! Nous en aurons eu une bien douce, celle où je lirai dans ses yeux son ravissement de mon retour, où elle lira dans les miens le repentir fou de mon absence !

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4

Paris, 2 décembre.

… Nous sommes revenus à Paris et Éveline est enceinte. Qu’elle était jolie et touchante de grâce craintive, quand elle m’a annoncé ce grand événement !

— J’en suis si heureuse, m’a-t-elle dit, et pourtant, je devrais avoir peur… Oui, ajouta-t-elle en rougissant, je vais devenir laide, et toi, tu ne vas plus m’aimer du tout…

J’essayai de la rassurer par des paroles d’affection. Je la serrai contre moi avec un tel sur saut de tendresse, et bien vrai ! Elle trahissait tant d’amour, cette crainte que le travail sacré qui allait s’accomplir dans sa chair ne me détachât d’elle, — tant d’amour et si peu de confiance dans l’avenir de notre ménage ! Ai-je mérité qu’elle pensât autrement ? Me suis-je conduit aussitôt de manière à lui persuader qu’elle se trompait ? Ai-je accueilli cette nouvelle de la venue du premier enfant, qui fait l’orgueil du foyer, comme un fondateur de famille, avec cette joie grave et radieuse de courage, qu’une jeune mère est en droit d’attendre d’un père ? Un foyer ? Mais avons-nous un foyer ? En a-t-on un, lorsque la vie en commun n’est pas la vie commune, que la cohabitation n’est pas l’union, que le mari porte en soi tout un domaine de pensées interdit à sa femme, que celle-ci le sait, lorsqu’elle sait aussi que l’enfant qui a tressailli dans son flanc n’est pas né de l’amour, qu’il est né de la pitié ? C’est dans l’émotion de mon retour de Sorrente que ce petit être a été engendré, dans ces heures de repentir attendri et de commisération passionnée. Il n’est pas le fruit de la joie. Il est celui du remords. Il n’est pas un rejeton d’allégresse et d’espérance. C’est l’enfant du mortel délire où m’a jeté le sentiment d’une souffrance que je ne me pardonnais pas d’avoir causée. Que j’ai mêlé de larmes aux baisers par lesquels cette promesse d’âme a été appelée à l’existence ! Cette nuit-là, j’ai vu Éveline elle-même, ravie d’abord jusqu’à l’extase par ce qu’elle prenait pour une folie d’amour, s’assombrir tout à coup entre mes bras, la flamme du bonheur se voiler dans son regard, ses lèvres se détourner de mes lèvres, et comme, bouleversé de cette mélancolie soudaine, je lui disais :

— Tu ne voudras donc jamais croire que je t’aime ?…

— Non, répondit-elle en me mettant la main sur la bouche pour m’empêcher de parler, et avec une profondeur extraordinaire dans ses yeux, tu ne m’aimes pas, tu me plains…

Voilà parmi quelles impressions de son père et de sa mère cet enfant a été créé. Dès qu’Éveline eut prononcé la phrase révélatrice : — Je suis enceinte…, — voilà le souvenir qui a surgi dans mon esprit, et il arrêta net en moi cette fierté instinctive de la race dont j’aurais sans doute été possédé, comme tant de mes amis et les plus indifférens, les plus cyniques. J’imagine qu’un poitrinaire, et qui connaît son état, éprouve, en apprenant que sa femme est grosse, le même étrange sentiment qui m’a saisi à ce moment-là et qui ne m’a plus quitté. Il se demande ce que je n’ai pas cessé de me demander depuis ces dernières semaines : quelle hérédité pèsera sur cet enfant ? C’est la question que je me suis adressée tout de suite et que je m’adresse sans cesse : quels germes de malaise physique et moral aura disposé en lui cette minute où il a été conçu, dans les embrassemens de deux êtres si troublés ? Si c’est un fils, et qu’il me ressemble, lui aurai-je transmis ma misérable âme d’aujourd’hui, incertaine et désorientée, torturée et torturante ? Si c’est une fille, quelle tare d’inquiétude lui aura léguée Éveline, l’Éveline de ces mots si navrés et si tendres : « Tu ne m’aimes pas. Tu me plains ?… » Il y a dans la Bible un passage qui m’est tombé sous les yeux, par hasard, quand j’étais bien jeune, à l’époque de mes premiers heurts contre la vie, et je ne l’ai jamais oublié, tant il s’appliquait dès lors, avec une exactitude saisissante, aux relations entre moi et ceux dont je descends. Il s’agit du prophète Élie, et de son découragement, lorsque, couché sur le sable du désert, dans l’ombre d’un genévrier, il gémit : « J’en ai assez, Seigneur, prends mon âme, je ne suis pas meilleur que mes pères… » Cri si triste, moins triste que celui qui me jaillira du cœur, si je dois voir grandir un enfant qui vaille moins que moi, qui vaux moins que mon père, qui valait moins que ses aînés, puisqu’ils l’ont fait si sain encore, si équilibré, et qu’il m’a fait si malade ! Comment, moi, aurai-je fait mon fils ? Et pourvu que ce soit un fils !… C’est une de mes terreurs que ce ne soit une fille, et que je ne retrouve, dans ses traits, dans ses yeux, dans ses gestes, quand elle grandira, cette identité du type, qui m’a tour à tour tant séduit et tant fait souffrir auprès d’Éveline. Ce serait la tragédie de mon mariage, renouvelée à chaque seconde, incarnée dans cette chair où il y aurait un peu de nos trois chairs, de la chair d’Éveline, de ma chair, de la chair d’Antoinette. Ce serait cette sensation de l’inceste, qui m’obsède, mais perpétuée dans cette enfant, mais allante et venante, indestructible… Et j’ai peur, oui, j’ai peur des mouvemens du cœur qui se soulèveraient en moi. On peut haïr son enfant : c’est horrible, mais cela se rencontre. Que le sort m’épargne cette épreuve !…


Nous faisons si peu un ménage, tout en vivant, en respirant côte à côte, que cette naissance d’une fille, dont je frémis d’horreur par avance, est précisément ce qu’Éveline souhaite avec le plus de passion. Elle ne se doute pas du mal qu’elle me fait, quand, assis tous deux au coin du feu, en tête à tête, il lui arrive de m’entretenir de ses ambitions maternelles. Elle me donne alors, de ses préférences, des raisons si pures, si simples, qui tiennent à sa façon toute droite, toute loyale de comprendre et de sentir la vie :

— Une fille, vois-tu, me disait-elle hier encore, ce sera mon enfance retrouvée et prolongée. Elle sera pour moi ce que j’ai été pour ma mère. Je serai pour elle ce que ma mère a été pour moi. Je retrouverai, à la distance de l’âge et avec les rôles renversés, la même façon de vivre dans la même maison. Je suis si heureuse que cet hôtel n’ait pas été vendu ! J’aime tant l’idée que je dors dans la chambre où maman dormait ! J’aimerai tant l’idée que ma fille dorme dans la chambre où je dormais toute petite ! Je voudrais penser, qu’après moi, elle habitera ici encore. Un fils, je le chérirais bien aussi, mais il me donnerait moins cette impression de la vie continuée, qui m’est si précieuse. Je n’ai pas eu de frère, et j’ai à peine connu mon père. La famille, pour moi, c’est une mère et c’est une fille. Pardon, ajouta-t-elle, en me prenant la main, c’est toi aussi…

Elle venait, une fois de plus, d’apercevoir sur mon visage le reflet du malaise intérieur. Elle l’attribuait à ses paroles. C’était vrai, mais pour des causes si différentes de celles que sa tendresse imagine. Tout ce qu’elle pense de la famille, je le pense également. Cet instinct de continuité, ce besoin d’avoir ses morts tout près de soi, de se mouvoir dans leur atmosphère, ce désir de vivre comme ils ont vécu, de retrouver leur passé dans son présent, et de prolonger, de perpétuer ce passé à travers soi dans l’avenir de ses enfans, ces émotions si nobles, si vraies, sont le ciment des pierres du foyer. Je le sais. Je le sens comme elle ! Le foyer ? Toujours ce même mot qui me hante comme un refrain où se résume la nostalgie de ce que j’entrevois aujourd’hui de si doux, de si profond, de si nourrissant pour le cœur dans le mariage et dans la paternité, et qui m’est refusé. Comment m’associerais-je à ces rêves d’Éveline pour l’avenir de cette petite fille qu’elle voit déjà promener ses jeux et ses rires, ses yeux bleus et ses boucles fauves dans cette chambre qui fut celle d’Antoinette ? Sa vénération fait tout naturellement de sa mère une aïeule. Pour moi, cette mère est une amoureuse, et dont la brûlante sensibilité qui enivra mes vingt-cinq ans me ferait peur à retrouver chez ma fille. Comment respirerais-je dans cette demeure cette atmosphère de vérité qu’y respire Éveline ? Pour elle, cet hôtel où elle a grandi est aussi l’endroit où elle est le plus elle-même. C’est la maison, sa maison, l’asile où elle est libre d’épanouir sa personne, d’avoir ses joies sincères, ses douleurs sincères. Pour moi, habiter ici, c’est mentir, mentir par tous mes regards, mentir par tous mes gestes, par toutes mes attitudes, puisque je ne peux pas dire une seule des idées qu’éveillent en moi tous les aspects de ces pièces où se mouvait ma maîtresse… Quel présage aura été cette première visite où je crus la voir apparaître au fond du petit salon, dans la glace où elle s’est tant mirée sans doute, les matins de nos rendez-vous, pour savoir si elle serait jolie, si elle me plairait ! Comme elle revient dans ces pièces qu’Éveline s’ingénie à rendre pareilles à ce qu’elles étaient autrefois ! Elle y multiplie les portraits de sa mère. Elle veut, dit-elle, avoir toujours cette image devant les yeux, pendant sa grossesse, pour que l’enfant se modèle d’après la beauté de la morte. C’est ainsi que je retrouve Antoinette sans cesse, Antoinette à tous les âges : ici, toute petite fille, et déjà si fine, précocement sensible et délicate, là, plus grande, ailleurs à la veille de son mariage, ailleurs encore après ce mariage, puis à l’époque où elle m’aima, et elle me regarde du fond du passé, elle m’appelle, elle me tente…


Elle me tente ? De quoi ?… D’aller la rejoindre enfin, de rentrer dans la grande nuit où elle repose depuis si longtemps. Il y aura onze années, dans deux jours. Je n’ai qu’à feuilleter les pages de ce cahier, pour retrouver la preuve qu’à cette même date, il y a un an, j’éprouvais déjà une fatigue immense, comme une courbature de tout mon être moral, le sentiment de ma vie finie. C’est l’espérance de galvaniser ce cœur si lassé qui m’a fait me rapprocher d’Éveline, puis l’épouser. Le miracle de résurrection que j’attendais s’est-il accompli ? Hélas ! Ce mariage avec la Sosie de ma lointaine amie n’a ranimé de ce cœur que les portions souffrantes. Les portions heureuses sont demeurées mortes, mortes comme cette amie de ma jeunesse, mortes comme cette jeunesse elle-même. C’est là ce que le fantôme me dit avec les yeux et les sourires de tous ses portraits, surtout du grand pastel ovale qui est dans la chambre à coucher d’Éveline. Je ne veux jamais le regarder, quand j’entre dans cette pièce, et je le regarde, ou plutôt il me regarde toujours… C’est un tableau déjà passé, où les prunelles et la bouche ont seules gardé une intensité de nuances, pour moi hallucinante. Antoinette y est représentée de buste, les épaules et les bras nus, dans un corsage décolleté. La mousseline de soie, couleur de feu, de ce corsage frissonne autour de ces formes fragiles, délicates, presque évaporées, comme déjà immatérielles. Tout le sang de ce corps semble s’être retiré dans la bouche rouge, toute son énergie dans les prunelles bleues. Le lit conjugal, par un sacrilège que je suis seul à savoir, et que je n’aurais pu empêcher que par un crime pire, est à quelques pas du cadre doré où cette bouche en fleur me sourit. Ces belles lèvres remuent, elles me parlent, elles répètent ancienne phrase : « Je voudrais m’en aller ainsi, avant ma première ride, avant ta première lassitude… » Elle est partie comme elle l’avait désiré. Elle avait beau être mère, et tendre mère, un instinct lui disait qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne devait pas vieillir. Cette poésie de la vie de famille, qui est profonde, qui est réelle, ne se concilie pas avec une autre poésie, profonde aussi, réelle aussi, qui était la sienne, qui a été la mienne. Il est des cœurs de spasme et d’exaltation, comme il est des cœurs d’attachement et d’habitude. À ceux-ci, le foyer, la maison, la famille. À eux la durée, à eux ces prolongemens de la vie sentimentale à travers les décadences de la vieillesse qui leur sont des occasions de fidélité, de sérénité et de dévouement. Mais les autres, ceux dont le rêve fut de ramasser toute leur puissance d’émotion dans une minute d’extase suprême, dussent-ils s’y anéantir, ces cœurs excessifs et passionnés, quand ils ont atteint une fois cette extrémité d’ardeur qu’ils ne dépasseront pas, leur aventure à eux est finie, bien finie. C’est là ce que voulait dire Antoinette, c’est le conseil qu’elle me donne du fond de la tombe. Qui me retient d’aller l’y rejoindre ?… Une cartouche, glissée dans une des chambres du revolver que j’ai là, à portée de main…, la pression de mon doigt sur la gâchette, une toute petite pression…, et ce serait la sortie à jamais hors de ce monde où j’ai passé l’âge d’une certaine joie, où je n’ai plus l’âme d’une autre joie, et, l’aurais-je, que les circonstances seraient trop hostiles. Je ne pourrais pas les maîtriser. Ce sont les données mêmes de ma vie qui sont fausses. On ne se construit pas un foyer dans la maison d’une femme dont on fut l’amant et dont on a épousé la fille. Je l’ai cru. Je l’ai espéré. Je l’ai voulu. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai !


Comme je viens de le subir, avec une violence qui m’envahissait comme un vertige, cet attrait de la mort volontaire ! J’en suis séparé de nouveau par cette pitié dont j’ai eu, en Italie, il y a deux mois, une crise si forte. J’ai cru sur le moment pouvoir refaire et ma vie et celle d’Éveline avec cela. J’ai trop éprouvé que c’était encore une chimère. La pitié est un mouvement, un geste de l’âme. Elle peut produire une action déterminée, comme mon retour de Sorrente, inspirer des paroles comme celles que j’ai prononcées alors. Ce n’est pas un état. Ce n’est pas une assise où fonder quoi que ce soit qui dure. Elle s’épuise, cette pitié, avec la douleur qui l’a causée, et on ne la retrouve plus en soi, qu’en recommençant de faire souffrir. Quand je me figure Éveline, entrant dans cette chambre, et me voyant à terre, mort, l’image de sa peine me déchire. Je me dis : il faut que je vive… Ai-je raison ? Ce paroxysme de chagrin que lui infligerait mon suicide, n’est-il pas moins douloureux, moins cruel que cette existence, prolongée des jours et des jours, des années peut-être, sans fusion de nos cœurs, avec l’évidence de cette idée fixe dont je ne peux physiquement pas lui cacher les accès… « Avant la première lassitude, » disait Antoinette, et moi, je dis : « Ah ! partir avant la dernière ! »

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5

Paris, 8 février.

… Le dilemme est là, inéluctable : ou bien il faut dire à ma femme la vérité, toute la vérité, ou bien il faut la quitter, m’en aller. M’en aller ? Où donc, sinon là-bas, au pays d’où l’on ne revient plus ? Tout vaut mieux que cette affreuse vie où chaque jour envenime la plaie cachée, au lieu de l’adoucir. La contradiction foncière sur laquelle pose notre ménage m’est devenue trop pénible. Mes nerfs s’usent à la maintenir et j’en arrive à cet état d’irritation latente où l’on est sans cesse tout voisin de commettre des actes indignes de son propre caractère. Qu’une scène comme celle d’aujourd’hui se reproduise, que celle-ci se fût aggravée seulement, et où en serais-je de cette estime de moi-même, conservée jusqu’ici, malgré tout, parce que je pouvais du moins me rendre une justice : j’avais tout fait pour épargner à Éveline le contre-coup de mes chagrins ? Si elle avait souffert, ç’avait été de me voir souffrir. Jamais je ne m’étais permis cette lâcheté, ce honteux soulagement des consciences tourmentées : faire volontairement mal autour de soi, parce que l’on a mal soi-même. Dans le cas présent, l’iniquité est vraiment trop grande…


Ce qui me mesure le degré de ce désordre mental et presque physique, c’est la ténuité du fait qui a servi de premier principe à cette irritation. J’avais déjeuné dehors, seul, comme cela m’arrive souvent, et sans même donner de prétexte à Éveline, qui, d’ailleurs, ne m’en demande jamais. C’est mon procédé le plus sûr, quand je me sens sous le coup d’une de mes crises d’obsession et que je veux essayer de la conjurer. Je fuis la maison, et je marche, je marche, indéfiniment. D’aller ainsi parmi des foules où je ne connais personne, endort quelquefois l’accès. Vers quatre heures, me sentant mieux, ou croyant me sentir mieux, je suis rentré. Le petit de Montchal était en visite chez Éveline. C’est la seconde fois depuis notre retour que ce garçon vient nous voir. Il avait sans doute voulu déposer simplement des cartes. On lui avait dit que Madame recevait, et il n’avait pas osé ne pas monter. Avais-je même besoin de me donner cette explication pour que la présence de cet ancien candidat à la main de ma femme me laissât parfaitement indifférent ? Être jaloux d’un René de Montchal serait bien ridicule, et, être jaloux de qui que ce soit à propos d’Éveline, simplement odieux, après qu’elle m’a prodigué tant de preuves du dévouement le plus complet que jamais épouse ait donné à son mari. Pourtant, je ressentis, à me trouver face à face avec ce jeune homme, la plus vive contrariété, la moins dissimulée aussi. Il était visible, au premier regard, qu’il avait changé. On ne peut pas dire que ces douze mois l’aient vieilli. Ils l’ont mûri. J’en savais trop bien la cause. Je n’avais qu’à me rappeler la scène de violence entre nous, sur le champ de courses d’Hyères, sa cravache levée sur mon cheval, puis sa visite chez moi, notre explication et la réelle générosité dont il avait fait preuve dans cette circonstance. Il avait aimé Éveline et il avait été extrêmement malheureux de son mariage. Il l’aimait encore, sans espérance. Son attitude, à ce moment même, toute gauche, presque douloureuse de contrainte, le prouvait assez. Le bon goût le plus élémentaire voulait que je n’eusse même pas l’air de m’en apercevoir. Mais une idée s’empara de moi tout d’un coup, qui me rendit pénible et presque cruel de constater ces indices. Avec tous les défauts de sa nature et de son milieu, médiocre d’esprit comme il était, malgré son passé de vulgaires plaisirs, ce jeune homme eût fait pour Éveline un meilleur mari que moi. Ce sentiment qu’il lui garde dans son cœur, sans illusion, sans calcul, c’était du vrai sentiment, quelque chose de sincère, de simple et par conséquent de fort, de quoi bâtir le foyer. Cet humble amoureux évincé était la vivante condamnation de l’anomalie sur laquelle j’ai voulu fonder mon mariage, sans réussir à rien qu’à faire, de la plus adorable enfant, de la plus dévouée, la martyre, — dois-je dire de mon égoïsme ? Est-on égoïste, quand on s’aime si peu soi-même ? — une martyre, en tout cas, et pour laquelle il eût mieux valu rencontrer tout, mais pas ce qu’elle a rencontré. Cette impression fut si profonde que la présence du pauvre garçon me devint littéralement odieuse. À peine si je répondais par des monosyllabes aux phrases de politesse qu’il croyait devoir prononcer. Mon extraordinaire procédé acheva de le décontenancer tout à fait. Il partit enfin, et, une fois seuls, Éveline ne put s’empêcher de me faire, bien doucement, bien timidement, cette remarque :

— Pourquoi avez-vous été si peu gracieux pour M. de Montchal ? J’en étais plus déconcertée encore que lui…

— Je n’ai pas à être gracieux pour quelqu’un qui vient ici vous faire la cour, répondis-je sèchement.

— M. de Montchal vient me faire la cour ? répéta-t-elle, plus étonnée encore qu’émue de cette déraisonnable observation.

— S’il ne vous la fait pas, il vous l’a faite, continuai-je, puisqu’il a voulu vous épouser.

— Sur quel ton vous me dites cela ? reprit-elle ; voyons, vous n’êtes pas jaloux de M. de Montchal ? Ce serait un peu humiliant, vous savez, ajouta-t-elle avec un demi-sourire, et un hochement de tête si joliment mutin.

— Cela prouve que vous êtes comme toutes les femmes, repartis-je, vous rougissez de vos anciennes coquetteries.

— Moi, des coquetteries ? s’écria-t-elle, sérieuse cette fois, et elle répéta : des coquetteries ?…

Il y avait, dans les détestables phrases que je venais de proférer, une méchanceté si gratuite, il était si vil de frapper ainsi ce tendre cœur sans défense ! À la minute même où, pour la première fois, je passais sur elle mon énervement, j’en éprouvai un remords qui, au lieu de m’adoucir, m’irrita davantage encore. Par bonheur, l’entrée dans le petit salon de la bonne Mme Muriel, qui se trouve de passage à Paris, coupa court à cette absurde et odieuse scène. Je profitai de l’occasion qui m’était offerte pour me retirer. J’étais horriblement mécontent de moi-même et j’avais honte, une honte qui se changea en un nouvel accès d’irritation passionnée, lorsque, après une demi-heure, Mme Muriel demanda à me parler :

— Qu’y a-t-il entre Éveline et vous ?… me dit-elle, après s’être excusée de son intervention en des termes très affectueux et pour sa nièce et pour moi. — Oui, insista-t-elle, il y a longtemps que je la trouve préoccupée, inquiète, triste. Ses cousines l’ont remarqué aussi. Aujourd’hui, j’ai vu tout de suite que vous veniez d’avoir avec elle une discussion. Elle n’a jamais voulu me l’avouer, mais vous, Étienne, vous me parlerez… Je l’aime comme si elle était ma fille, vous le savez. Je vous aime comme si vous étiez mon fils… Un jeune ménage a quelquefois des malentendus qu’un peu de confiance dans les parens dissiperait. Ayez cette confiance…

— Mais il n’y a rien, ma tante, je vous assure, lui répondis-je. Depuis notre retour d’Italie, j’avais appréhendé une démarche de ce genre. À maintes reprises j’avais distingué dans les yeux de la tante-mère, comme l’appelle Éveline, ce regard qui annonce une question, qui est une question déjà. J’en avais toujours été gêné. N’avais-je pas été déloyal vis-à-vis de Mme Muriel aussi ? M’eût-elle donné cette nièce qu’elle aimait vraiment, comme une de ses filles, si elle avait tout su ? — Non, répétai-je, il n’y a rien. C’est l’état d’Éveline qui l’éprouve beaucoup et qui la rend un peu nerveuse…

— Comme vous mentez mal, mes pauvres enfans ! fit Mme Muriel, et elle ajouta : Vous refusez de vous ouvrir, vous aussi, Étienne, vous avez tort. Mais, si vous ne vous ouvrez pas à moi, ouvrez-vous à elle…

— Que voulez-vous dire ?… lui demandai-je, tout saisi par la preuve de perspicacité que la bonne dame venait de me donner. C’était, comme tout à l’heure pour le petit de Montchal, l’inconsciente leçon d’une âme toute simple, toute droite, mais par cela même si près des vérités profondes de la vie.

— Je veux dire, répondit-elle, que je vous connais bien tous deux… Quand elle était toute petite, Éveline avait déjà cet instinct : aussitôt qu’elle sentait vivement quelque chose, se refermer, se taire. Et vous, je l’ai trop remarqué, je le vois encore maintenant, vous êtes pareil… Eh bien ! Croyez-en une vieille femme qui vous aime tendrement l’un et l’autre : défiez-vous de vos silences. Ne laissez pas entre vous de malentendus. Expliquez-vous. Racontez-vous. Commencez, Étienne. Vous êtes l’homme d’abord, et c’est à vous de gouverner la barque. Si Éveline est nerveuse, c’est trop justifié dans son état, en effet… Ne vous taisez pas avec elle, et surtout ne la laissez pas se taire. Elle s’y use trop !… »

M’expliquer ? Me raconter ? Avec quels mots ? À quel moment ? Que ce conseil de la mère de famille supposait bien ce que j’aperçois à chaque nouvelle station de mon calvaire, comme la loi même, comme la condition première et dernière de la famille : que l’on n’ait rien au fond de soi d’absolument, d’irrémédiablement inavouable. Mais, quand on le porte sur son cœur, ce poids de l’inavouable, quand on sent à la fois, et avec une égale force, la nécessité de la parole et le devoir du silence, quand on est acculé à ce carrefour : faire tant souffrir en se taisant, faire tant souffrir en parlant, où se tourner ? Quelle issue prendre ? Et, m’y voici arrivé au point d’intersection des deux branches. Ma méchanceté d’aujourd’hui me l’a trop prouvé. Si je continue à vivre sur ce fonds de regrets et de mensonges, d’obsessions et de silences, je deviendrai fou. J’en suis à subir déjà l’assaut de sentimens dont je me serais cru complètement incapable : une répulsion, par instans presque une aversion pour la grossesse d’Éveline, pour son corps déformé, son masque altéré, la souillure de sa chair ! Quelle vilenie ! Et quel contraste, à ne pas en supporter l’amertume, avec ce qu’elle attend, elle, de cette épreuve qu’elle bénit ! Lorsque, après la visite de sa tante, je suis retourné auprès d’elle, je l’ai trouvée toute tremblante de l’injuste colère où elle m’avait vu, ne m’en voulant pas, mais si frémissante, et je lui en ai demandé pardon, je me suis mis à genoux, je lui ai prodigué les mots de tendresse, et elle répondait :

— Tu es si bon ! Quand tu es avec moi connue tu as été tout à l’heure, c’est que tu souffres. Tu vois. Je ne t’interroge plus jamais. Je crois ce que tu m’as dit à Naples. Je veux le croire, et qu’il n’y a là rien que de physique… Si c’était autrement, ce serait trop coupable de ne pas tout faire pour que nous ayons ensemble une harmonie entière… Pense que maintenant nous sommes trois, que nous allons avoir une petite âme à nous, qu’il nous faudra soigner, préserver, comme une fragile plante. Nous ne pouvons y réussir que si nous n’avons rien entre nous, si nous sommes unis, plus unis encore…


J’avais posé ma tête sur ses genoux, tandis qu’elle me parlait. Par un geste d’instinctive amitié, sa main blanche caressait mes cheveux. C’était le geste d’Antoinette, autrefois. J’avais l’âme si brisée, que ce rappel de la douce morte auprès de la douce vivante ne me faisait plus mal. Je me disais, en écoutant la pauvre femme épancher son cœur dans cette plainte et implorer si timidement une franchise dont elle avait besoin comme on a besoin d’air et de lumière dans un cachot fermé, — je me disais qu’elle a raison, que cette œuvre d’éducation à laquelle nous allons être appelés exige l’harmonie entière, que cette harmonie est impossible sans vérité. Je me disais que je lui mentais, à cette seconde même, rien qu’en ayant ma tête sur ses genoux et en évoquant, dans cette attitude, mes anciens abandons ainsi, auprès de l’autre… Et puis, comme, en la regardant, je voyais sa taille élargie, la lourdeur de sa ceinture, la svelte et voluptueuse silhouette de mon fantôme passa soudain dans ma mémoire, et une inexprimable détresse m’envahit… Oh ! M’en aller, m’en aller de cette maison, m’en aller de ces chagrins, m’en aller d’Éveline, — m’en aller de tout, et d’abord de mon cœur !…

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6

Paris, 12 avril.

…Un peu plus près, un peu plus près, chaque jour !… C’est de la mort que je m’approche ainsi, de la délivrance désirée et redoutée à la fois. J’ai tant aimé la vie, et tout dans la vie, jusqu’à ses douleurs, — j’ai tant aimé sentir, qu’encore aujourd’hui, par momens, cet instinct se réveille. La perspective de me dissoudre dans le néant me fait frissonner. C’est un froid de glace qui pénètre jusqu’au plus intime et au plus profond de mon être, jusqu’à ce point dernier par où je dis moi. Et puis, cette impression de froid intense et de frissonnement finit par devenir une espèce de douceur. Mon âme s’y repose de cette fatigue dont l’accable le retour constant des mêmes troubles. Toujours se heurter aux mêmes difficultés, sans dénouement concevable, toujours subir les mêmes crises de conscience et de sensibilité sans issue, quelle misère ! Pour quelques minutes je m’en délivre en habituant ma pensée à la grande pacification suprême. Mes seuls instans de détente intérieure sont ceux où je vaque lentement, minutieusement, aux préparatifs d’un suicide que je sais inévitable, quoique je n’y sois cependant pas tout à fait décidé. Mais que j’en suis séparé par peu de chose ! Entre le coup de pistolet qui terminera la tragédie de ce criminel ménage et la seconde où j’écris ces lignes, que l’épaisseur de volonté qui me reste à réduire est donc petite ! Sans cela, aurais-je accompli le sacrifice que j’ai accompli aujourd’hui ? Aurais-je accepté de détruire enfin cet appartement, conservé intact depuis la mort d’Antoinette, et qui désormais n’est qu’un souvenir, mais un souvenir qu’Éveline du moins ne rencontrera pas, quand je n’y serai plus. Dès l’instant que j’ai eu la force de vouloir cette destruction, j’aurai aussi la force de l’autre destruction. Ce n’est plus le goût de la vie qui m’en sépare, c’est toujours l’idée de la peine que je causerai. Cette idée s’usera aussi. L’acuité de la sensation que j’en avais s’est déjà émoussée. Je suis malade d’âme, si malade, que tout s’efface, s’abolit dans ma conscience, même cela. Après avoir cru aimer Antoinette et Éveline d’un même amour, après les avoir aimées toutes deux, il me semble parfois que ces deux femmes se sont détruites l’une l’autre dans mon cœur, et que je ne peux plus rien sentir ni par l’une ni par l’autre. C’est que je sais trop à présent mon incapacité à penser à l’une sans souffrir de l’autre. Quand je commence à m’attendrir sur Éveline, l’image d’Antoinette s’élève et l’obsession du remords me ressaisit. Quand j’essaie d’évoquer le charme des années d’autrefois et de cet amour qui me fut si cher, c’est l’image d’Éveline qui surgit, et elle m’inflige, de nouveau, le malaise intolérable. C’est comme si je les avais perdues toutes deux, — et je les ai perdues. J’ai perdu Éveline, parce que je ne peux rien lui apporter et rien recevoir d’elle que de la douleur. J’ai perdu Antoinette, — ah ! bien plus que le jour du tragique accident, parce que je ne peux plus, comme alors, m’abîmer, me rouler dans mes souvenirs d’elle ! Après que mon passé m’a empoisonné mon présent, mon présent m’empoisonne mon passé. D’avoir aimé la mère m’a empêché d’aimer la fille, heureusement, simplement, loyalement. D’avoir épousé la fille me rend insupportable d’avoir été l’amant de la mère.


Cette paralysie de ma sensibilité par l’excès d’émotions contraires, je l’ai constatée avec une mélancolie singulière, au cours des démarches que j’ai faites ces jours derniers pour liquider ce petit appartement de l’avenue de Saxe. Même à l’époque de mon mariage, j’ai reculé devant la disparition de ces trois chambres, où rien n’avait bougé. Elles avaient pour moi comme des physionomies de créatures vivantes. Il est vrai de dire qu’en ce moment-là, et dans mon état d’égarement sentimental, je n’ai pas cru faire tort à ma femme en conservant cet asile de mon bonheur d’autrefois. Éveline et Antoinette se confondaient si étroitement dans mon culte, que les reliques de mon ancien amour ne me paraissaient pas hostiles au nouveau. Les conditions étaient d’ailleurs arrangées de telle sorte que je n’avais à craindre aucune complication de l’ordre matériel. L’appartement n’était pas à mon nom. Éveline eût donc appris son existence, je pouvais prétendre que je le louais pour le compte d’un ami. C’eût été un mensonge. J’en ai tant fait. Les concierges, à qui son entretien est confié, n’ont pris cette place que depuis la mort d’Antoinette. Ils ne l’ont donc jamais connue, et, si quelqu’un les interrogeait, ils n’auraient rien à dire, sinon que je suis venu là de temps à autre, m’enfermer pendant des heures, et toujours seul. Mais, depuis que je songe sérieusement à me tuer, je ne veux pas qu’une pareille indication puisse jamais être donnée aux recherches qu’Éveline essaiera de faire sur les causes de ma mort, si je meurs ainsi de ma propre main. J’ai donc arrêté de supprimer pour toujours cette dernière trace de ce qui fut ma meilleure part de joie ici-bas. L’exécution d’un pareil projet, se réduit, en fait, à des actions bien simples, mais que leur brutalité est cruelle avec certaines dispositions du cœur ! Quitter un logement dans des circonstances comme celles où je quittais celui-là, c’est avoir des rapports avec tant de gens dont il est si dur d’associer la personnalité à une besogne que l’on voudrait respectueuse et muette comme une cérémonie pieuse. Discuter un arrangement avec un tapissier pour qu’il emporte tous les objets, romanesquement disposés jadis dans ces pièces que ses ouvriers vont déshonorer, quelle mortelle ironie quand on a dans l’âme tout le tremblement d’un adieu à ses plus doux rêves !… Il y a un an à peine, je ne me serais pas cru capable de procéder à cette profanation, sans un déchirement. Je viens d’y vaquer avec cette espèce de calme automatique qui est celui des survivans dans les apprêts des convois funèbres. Certes, l’opération a été affreuse. Je l’ai accomplie sans hésiter, sans m’y reprendre, et, à la seconde actuelle, je ne dirai pas que cette dispersion de ces chers meubles ne me soit pas très douloureuse, mais je n’ai pas un regret, et je recommencerais demain, si c’était nécessaire, aussi calmement, aussi froidement.

L’affaire a duré doux jours. Le plus pénible fut hier, quand il m’a fallu aller jusqu’à l’appartement et le revoir, après tant de jours. Je me fis conduire en voiture, jusqu’à l’église Saint-François-Xavier. Je laissai là mon coupé et je marchai, comme autrefois, par l’avenue et la place de Breteuil. L’aspect du quartier n’a pas beaucoup changé depuis l’époque où je suivais ces mêmes trottoirs, sous ces mêmes grêles platanes, pour me rendre dans le cher asile. C’est toujours ce même coin, un peu incohérent, du bord du faubourg, avec des bâtisses inégales, d’humbles boutiques, et, à l’horizon, le dôme doré des Invalides, qui prend au couchant des reflets rosés. Une grande construction neuve, à l’angle de la place, dressait ses six étages encore inoccupés. De larges bandes de papier étalaient sur ses vitres ces mots : À louer. Je pensai qu’il y aurait quelque jour, attachés à ces logemens, encore si anonymes, si indifférens, des lambeaux de vie humaine, des espérances, des regrets, des joies, des chagrins ; qu’un amant peut-être viendrait plus tard évoquer devant ces murs, lui aussi, l’image de tendresses pour toujours abolies, et j’éprouvai un accablement de la commune misère qu’augmenta encore l’aspect de la maison où je me rendais. Elle avait trois étages seulement, et quatre fenêtres de façade. Notre appartement était au premier. Ses volets étaient clos. Quand j’y fus entré, et que le concierge eut ouvert les croisées, le jour, tout voilé, tout brouillé, éclaira de la lumière qui convenait vraiment à cette visite l’aspect familier de ces pauvres choses, notre royaume d’amour jadis, — et aujourd’hui !… Je m’étais complu à parer les murs de quelques grandes photographies où étaient reproduits des tableaux aimés par Antoinette, une fête de Watteau, entre autres. Les tons en étaient décolorés, décolorée aussi l’étoffe des rideaux et celle des tentures. L’atmosphère qui flotte dans les pièces abandonnées avait étendu partout ses teintes grisâtres. Le sang me battait dans les tempes et j’étais comme noué. L’idée que je devais ne m’en aller de là qu’après y avoir fait ce que j’avais à y faire tendait tous mes nerfs et m’empêchait de m’abandonner aux rêveries désespérées que j’avais connues dans ces chambres, quand j’y revenais les premiers temps, que je me couchais sur le divan où Antoinette avait tant reposé, et que je me mettais à fondre en larmes. Au lieu de cela, les yeux secs, je commençai, en attendant le marchand que le concierge s’était chargé de trouver, à détruire de mes mains les quelques objets personnels que je ne pouvais pas emporter et que je ne voulais pas vendre. J’avais demandé qu’on allumât trois grands feux dans les trois cheminées de l’appartement. Je pris dans l’armoire la tunique de soie mauve où la forme adorable de son corps se devinait encore. J’en déchirai l’étoffe par longues bandes, que je jetai, les unes après les autres, dans les flammes. Il y avait une paire de fines mules, que je déchirai et brûlai de même ; un châle de dentelles, que je déchirai aussi ; des peignes d’écaille blonde, que je brisai en plusieurs pièces. L’affreuse odeur de brûlé qui se répandit dans l’air me prenait à la gorge, et je continuais à ne pas pleurer. Le marchand arriva parmi ces étranges occupations. J’imagine qu’il se rendit compte des raisons secrètes que j’avais pour me défaire de ce mobilier sur-le-champ, car il m’en offrit roi prix dérisoire que je ne discutai même pas. Il fut convenu que le déménagement serait exécuté le jour même et que je viendrais le lendemain, qui était aujourd’hui, donner un dernier coup d’œil à l’appartement, prendre la quittance du terme à échoir et remettre les clefs.

Et j’y suis allé. J’ai repris ces avenues, par un temps radieux cette fois et dont je n’ai même pas senti l’insulte à ma douleur. Avais-je même de la douleur ? Une espèce d’atonie glacée était en moi. Quand j’arrivai devant la maison, je vis que les volets, maintenant, n’étaient pas refermés. Les vitres sans rideaux révélaient le déménagement accompli. Le marchand était dans la loge, qui me tendit la somme d’argent convenue entre nous. Il me présenta une quittance, que je signai de mon vrai nom, avec l’indifférence d’un homme qui ne cherche à dépister aucune curiosité. J’ai peut-être eu tort, mais que pourrait-on essayer de me faire ? Qu’Éveline sache que j’ai eu, jusqu’à ces derniers temps, un appartement caché, que m’importe ? Ce qui m’importe, c’est qu’elle ne sache jamais qui j’y ai reçu, et cela, ni ce marchand ni personne ne peut le soupçonner, maintenant que le sacrifice est consommé, que j’ai anéanti toutes ces petites choses personnelles, comme je veux, avant d’en finir, brûler aussi ses lettres. Puissé-je trouver pour cette dernière immolation l’énergie que j’ai eue encore pour monter dans l’appartement vide et passer en revue ces pièces où la boue des souliers des déménageurs se voyait sur le parquet, dénudé de son tapis, où des morceaux de l’étoffe des tentures pendaient à des clous, où les débris consumés des objets brûlés la veille noircissaient les foyers des cheminées ! Avant de quitter ce logement, dont je ne repasserai plus jamais le seuil, je vins jusqu’à la chambre à coucher. J’en regardai longtemps les murs vides, comme stupéfié par le subit évanouissement de tout ce décor de mes extases et de mes nostalgies de tant d’années. Puis, comme quelqu’un qui fuit un endroit où il a vu se passer une scène horrible, je sortis de cette maison, fébrilement, hâtivement, sans me retourner. Toujours hâtivement, je me dirigeai par la rue Duroc et la rue Masseran, ces rues le long desquelles j’ai tant de fois reconduit Antoinette, vers l’église Saint-François-Xavier. J’y entrai. J’avisai un tronc pour les pauvres, dans lequel je glissai l’argent que l’acheteur des meubles m’avait remis, et, quand ce fut fait, je sentis qu’entre la mort et moi, il n’y avait plus rien.

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7

Paris, 8 mai.

… J’en suis à la dernière station de mon calvaire. Je vais me tuer. J’ai passé ces nuits-ci à détruire tous les papiers qui ne devaient pas rester après moi. J’ai brûlé ce que je devais brûler. J’ai écrit à M. d’Andiguier la lettre que je devais lui écrire et classé pour lui les feuillets déchirés de ce journal qui peuvent plaider un jour, non pas pour moi, mais pour ma douleur, si la vérité était jamais sue d’Éveline. Je n’ai eu qu’un moment de faiblesse, le dernier, quand je suis allé l’embrasser dans son lit, et que j’ai vu ses yeux et son sourire. Et puis, j’ai regardé le portrait d’Antoinette, de l’autre côté de ce lit. L’évidence des suprêmes, des irrévocables raisons qui me commandent de mourir était là, tout entière, dans ces deux visages, celui de la vivante et celui de la morte, à côté l’un de l’autre. Je leur ai, à cette minute dernière, dit adieu à toutes les deux, en demandant à la Cause inconnue, si cette Cause peut avoir pitié, que ma mort soit l’expiation et que jamais, jamais, la fille ne sache ce que la mère a été pour moi. Encore quelques instans, et je ne sentirai plus… Ah ! quel repos !…