Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XV

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Société d’éditions et de publication (p. 11-14).

II

singulière attitude d’une épingle de nourrice


Sur le plateau, c’est une cohue sans nom. Artistes, machinistes, danseuses, marcheuses, figurants, choristes, abonnés, tout le monde interroge, crie, se bouscule. — « Qu’est-elle devenue ? » — « Elle s’est fait enlever ! » — « C’est le vicomte de Chagny qui l’a emportée ! » — « Non, c’est le comte ! » — « Ah ! voilà Carlotta ! c’est Carlotta qui a fait le coup ! » — « Non ! c’est le fantôme ! »

Et quelques-uns rient, surtout depuis que l’examen attentif des trappes et planchers a fait repousser l’idée d’un accident.

Dans cette foule bruyante, on remarque un groupe de trois personnages qui s’entretiennent à voix basse avec des gestes désespérés. C’est Gabriel, le maître de chant ; Mercier, l’administrateur, et le secrétaire Rémy. Ils se sont retirés dans l’angle d’un tambour qui fait communiquer la scène avec le large couloir du foyer de la danse. Là, derrière d’énormes accessoires, ils parlementent :

« J’ai frappé ! Ils n’ont pas répondu ! Ils ne sont peut-être plus dans le bureau. En tout cas, il est impossible de le savoir ; car ils ont emporté les clefs. »

Ainsi s’exprime le secrétaire Rémy et il n’est point douteux qu’il ne désigne par ces paroles MM. les directeurs. Ceux-ci ont donné l’ordre au dernier entracte de ne venir les déranger sous aucun prétexte. « Ils n’y sont pour personne. »

« Tout de même, s’exclame Gabriel… on n’enlève pas une chanteuse, en pleine scène, tous les jours !…

— Leur avez-vous crié cela ? interroge Mercier.

— J’y retourne », fait Rémy, et, courant, il disparaît.

Là-dessus, le régisseur arrive.

« Eh bien, monsieur Mercier, venez-vous ? Que faites-vous ici tous les deux ? On a besoin de vous, monsieur l’administrateur.

— Je ne veux rien faire ni rien savoir avant l’arrivée du commissaire, déclare Mercier. J’ai envoyé chercher Mifroid. Nous verrons quand il sera là !

— Et moi je vous dis qu’il faut descendre tout de suite au jeu d’orgue.

— Pas avant l’arrivée du commissaire…

— Moi, j’y suis déjà descendu au jeu d’orgue.

— Ah ! et qu’est-ce que vous avez vu ?

— Eh bien, je n’ai vu personne ! Entendez-vous bien, personne !

— Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

— Évidemment, réplique le régisseur, qui se passe avec frénésie les mains dans une toison rebelle. Évidemment ! Mais peut-être que s’il y avait quelqu’un au jeu d’orgue, ce quelqu’un pourrait nous expliquer comment l’obscurité a été faite tout à coup sur la scène. Or, Mauclair n’est nulle part, comprenez-vous ? »

Mauclair était le chef d’éclairage qui dispensait à volonté sur la scène de l’Opéra, le jour et la nuit.

« Mauclair n’est nulle part, répète Mercier ébranlé. Eh bien, et ses aides ?

— Ni Mauclair ni ses aides ! Personne à l’éclairage, je vous dis ! Vous pensez bien, hurle le régisseur, que cette petite ne s’est pas enlevée toute seule ! Il y avait là « un coup monté » qu’il faut savoir… Et les directeurs qui ne sont pas là ?… J’ai défendu qu’on descende à l’éclairage, j’ai mis un pompier devant la niche du jeu d’orgue ! J’ai pas bien fait ?

— Si, si, vous avez bien fait… Et maintenant attendons le commissaire. »

Le régisseur s’éloigne en haussant les épaules, rageur, mâchant des injures à l’adresse de ces « poules mouillées » qui restent tranquillement blotties dans un coin quand tout le théâtre est « sens dessus dessous ».

Tranquilles, Gabriel et Mercier ne l’étaient guère. Seulement, ils avaient reçu une consigne qui les paralysait. On ne devait déranger les directeurs pour aucune raison au monde. Rémy avait enfreint cette consigne et cela ne lui avait point réussi.

Justement, le voici qui revient de sa nouvelle expédition. Sa mine est curieusement effarée.

« Eh bien, vous leur avez parlé ? » interroge Mercier. Rémy répond :

« Moncharmin a fini par m’ouvrir la porte. Les yeux lui sortaient de la tête. J’ai cru qu’il allait me frapper. Je n’ai pas pu placer un mot ; et savez-vous ce qu’il m’a crié : « Avez-vous une épingle de nourrice ? » — Non. — « Eh bien, fichez-moi la paix !… » Je veux lui répliquer qu’il se passe au théâtre un événement inouï… Il clame : « Une épingle de nourrice ? Donnez-moi tout de suite une épingle de nourrice ! » Un garçon de bureau qui l’avait entendu — il criait comme un sourd — accourt avec une épingle de nourrice, la lui donne et aussitôt, Moncharmin me ferme la porte au nez ! Et voilà !

— Et vous n’avez pas pu lui dire : Christine Daaé…

— Eh ! j’aurais voulu vous y voir !… Il écumait… Il ne pensait qu’à son épingle de nourrice… Je crois que, si on ne la lui avait pas apportée sur-le-champ, il serait tombé d’une attaque ! Certainement, tout ceci n’est pas naturel et nos directeurs sont en train de devenir fous !… »

M. le secrétaire Rémy n’est pas content. Il le fait voir :

« Ça ne peut pas durer comme ça ! Je n’ai pas l’habitude d’être traité de la sorte ! »

Tout à coup Gabriel souffle :

« C’est encore un coup du F. de L’O. »

Rémy ricane. Mercier soupire, semble prêt à lâcher une confidence… mais ayant regardé Gabriel qui lui fait signe de se taire, il reste muet.


Cependant, Mercier, qui sent sa responsabilité grandir au fur et à mesure que les minutes s’écoulent et que les directeurs ne se montrent pas, n’y tient plus :

« Eh ! je cours moi-même les relancer », décide-t-il.

Gabriel, subitement très sombre et très grave, l’arrête.

« Pensez à ce que vous faites, Mercier ! S’ils restent dans leur bureau, c’est que, peut-être, c’est nécessaire ! F. de l’O. a plus d’un tour dans son sac ! »

Mais Mercier secoue la tête.

« Tant pis ! J’y vais ! Si on m’avait écouté, il y aurait beau temps qu’on aurait tout dit à la police ! »

Et il part.

« Tout quoi ? demande aussitôt Rémy. Qu’est-ce qu’on aurait dit à la police ? Ah ! vous vous taisez, Gabriel !… Vous aussi, vous êtes dans la confidence ! Eh bien, vous ne feriez pas mal de m’y mettre si vous voulez que je ne crie point que vous devenez tous fous !… Oui, fous, en vérité ! »

Gabriel roule des yeux stupides et affecte de ne rien comprendre à cette « sortie » inconvenante de M. le secrétaire particulier.

« Quelle confidence ? murmure-t-il. Je ne sais ce que vous voulez dire. »

Rémy s’exaspère.

« Ce soir, Richard et Moncharmin, ici même, dans les entractes, avaient des gestes d’aliénés.

— Je n’ai pas remarqué, grogne Gabriel, très ennuyé.

— Vous êtes le seul !… Est-ce que vous croyez que je ne les ai pas vus ?… Et que M. Parabise, le directeur du Crédit Central, ne s’est aperçu de rien ?… Et que M. l’ambassadeur de la Borderie a les yeux dans sa poche ?… Mais, monsieur le maître de chant, tous les abonnés se les montraient du doigt, nos directeurs !

— Qu’est-ce qu’ils ont donc fait, nos directeurs ? demande Gabriel de son air le plus niais.

— Ce qu’ils ont fait ? Mais vous le savez mieux que personne ce qu’ils ont fait !… Vous étiez là !… Et vous les observiez, vous et Mercier !… Et vous étiez les seuls à ne pas rire…

— Je ne comprends pas ! »

Très froid, très « renfermé », Gabriel étend les bras et les laisse retomber, geste qui signifie évidemment qu’il se désintéresse de la question… Rémy continue.

« Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle manie ?… Ils ne veulent plus qu’on les approche, maintenant ?

— Comment ? Ils ne veulent plus qu’on les approche ?

Ils ne veulent pas qu’on les touche ?

— Vraiment, vous avez remarqué qu’ils ne veulent pas qu’on les touche ? Voilà qui est certainement bizarre !

— Vous l’accordez ! Ce n’est pas trop tôt ! Et ils marchent à reculons !

— À reculons ! Vous avez remarqué que nos directeurs marchent à reculons ! Je croyais qu’il n’y avait que les écrevisses qui marchaient à reculons.

— Ne riez pas, Gabriel ! Ne riez pas !

— Je ne ris pas, proteste Gabriel, qui se manifeste sérieux « comme un pape ».

— Pourriez-vous m’expliquer, je vous prie, Gabriel, vous qui êtes l’ami intime de la direction, pourquoi à l’entra’cte du « jardin », devant le foyer, alors que je m’avançais la main tendue vers M. Richard, j’ai entendu M. Moncharmin me dire précipitamment à voix basse : « Éloignez-vous ! Éloignez-vous ! Surtout ne touchez pas à M. le directeur ?… » Suis-je un pestiféré ?

— Incroyable !

— Et quelques instants plus tard, quand M. l’ambassadeur de La Borderie s’est dirigé à son tour vers M. Richard, n’avez-vous pas vu M. Moncharmin se jeter entre eux et ne l’avez-vous pas entendu s’écrier : « Monsieur l’ambassadeur, je vous en conjure, ne touchez pas à M. le directeur ! »

— Effarant !… Et qu’est-ce que faisait Richard pendant ce temps-là ?

— Ce qu’il faisait ? Vous l’avez bien vu ! Il faisait demi-tour, saluait devant lui, alors qu’il n’y avait personne devant lui ! et se retirait « à reculons ».

— À reculons ?

— Et Moncharmin, derrière Richard, avait fait, lui aussi, demi-tour, c’est-à-dire qu’il avait accompli derrière Richard un rapide demi-cercle ; et lui aussi se retirait « à reculons » !… Et ils s’en sont allés comme ça jusqu’à l’escalier de l’administration, à reculons !… à reculons !… Enfin ! s’ils ne sont pas fous, m’expliquerez-vous ce que ça veut dire ?

— Ils répétaient peut-être, indique Gabriel, sans conviction, une figure de ballet ! »

M. le secrétaire Rémy se sent outragé par une aussi vulgaire plaisanterie dans un moment aussi dramatique. Ses yeux se froncent, ses lèvres se pincent. Il se penche à l’oreille de Gabriel.

« Ne faites pas le malin, Gabriel. Il se passe des choses ici dont Mercier et vous pourriez prendre votre part de responsabilité.

— Quoi donc ? interroge Gabriel.

— Christine Daaé n’est point la seule qui ait disparu tout à coup, ce soir.

— Ah ! bah !

— Il n’y a pas de « ah ! bah ! ». Pourriez-vous me dire pourquoi, lorsque la mère Giry est descendue tout à l’heure au foyer, Mercier l’a prise par la main et l’a emmenée dare-dare avec lui ?

— Tiens ! fait Gabriel, je n’ai pas remarqué.

— Vous l’avez si bien remarqué, Gabriel, que vous avez suivi Mercier et la mère Giry, jusqu’au bureau de Mercier, Depuis ce moment, on vous a vus, vous et Mercier, mais on n’a plus revu la mère Giry…

— Croyez-vous donc que nous l’avons mangée ?

— Non ! mais vous l’avez enfermée à double tour dans le bureau, et, quand on passe près de la porte du bureau, savez-vous ce qu’on entend ? On entend ces mots : « Ah ! les bandits ! Ah ! les bandits ! »

À ce moment de cette singulière conversation arrive Mercier, tout essoufflé.

« Voilà ! fait-il d’une voix morne… C’est plus fort que tout… Je leur ai crié : « C’est très grave ! Ouvrez ! C’est moi, Mercier. » J’ai entendu des pas. La porte s’est ouverte et Moncharmin est apparu. Il était très pâle. Il me demanda : « Qu’est-ce que vous voulez ? » Je lui ai répliqué : « On a enlevé Christine Daaé. » Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? « Tant mieux pour elle ! » Et il a refermé la porte en me déposant ceci dans la main. »

Mercier ouvre la main ; Rémy et Gabriel regardent.

« L’épingle de nourrice ! s’écrie Rémy.

— Étrange ! Étrange ! » prononce tout bas Gabriel qui ne peut se retenir de frissonner.

Soudain une voix les fait se retourner tous les trois.

« Pardon, messieurs, pourriez-vous me dire où est Christine Daaé ? »

Malgré la gravité des circonstances, une telle question les eût sans doute fait éclater de rire s’ils n’avaient aperçu une figure si douloureuse qu’ils en eurent pitié tout de suite. C’était le vicomte Raoul de Chagny.