Le Festin de pierre
Cette Pièce, dont les comédiens donnent tous les ans plusieurs Représentations, est la même que feu Mr. de Molière fit jouer en Prose peu de temps avant sa mort. Quelques personnes qui ont tout pouvoir sur moi, m’ayant engagé à la mettre en vers, je me réservai la liberté d’adoucir certaines expressions qui avoient blessé les Scrupuleux. J’ai suivi la Prose dans tout le reste, à l’exception des Scènes du troisième et du cinquième Acte, où j’ai fait parler des Femmes. Ce sont des Scènes ajoutées à cet excellent Original, et dont les défauts ne doivent point être imputés au célèbre Auteur, sous le nom duquel cette Comédie est toujours représentée.
Dom Juan.
Dom Louis, père de Dom Juan.
Elvire, ayant épousé Dom Juan.
Dom Carlos, frère d’Elvire.
Alonse, ami de Dom Carlos.
Thérèse, tante de Léonor.
Léonor, demoiselle de campagne.
Pascale, nourrice de Léonor.
Charlote, paysanne.
Mathurine, autre paysanne.
Pierrot, paysan.
La Ramée, valet de chambre de Dom Juan.
Gusman, domestique d’Elvire.
Sganarelle, valet de Dom Juan.
La Statue du Commandeur.
La Violette, Laquois.
ACTE I
Scène I
Quoi qu’en dise Aristote, et sa docte Cabale,
Le Tabac est divin, il n’est rien qui l’égale.
Et par les fainéants, pour fuir l’oisiveté,
Jamais amusement ne fut mieux inventé.
Ne sauroit-on que dire, on prend la tabatière,
Soudain à gauche, à droit, par devant, par derrière,
Gens de toutes façons, connus et non connus,
Pour y demander part, sont les très bien venus.
Mais c’est peu qu’à donner instruisant la jeunesse,
Le tabac l’accoutume à faire ainsi largesse.
C’est dans la médecine un remède nouveau ;
Il purge, réjouit, conforte le cerveau,
De toute noire humeur promptement le délivre,
Et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre.
Ô tabac, ô tabac, mes plus chères amours !
Mais reprenons un peu notre premier discours.
Si bien, mon cher Gusman, qu’Elvire ta Maîtresse,
Pour Dom Juan mon maître a pris tant de tendresse,
Qu’apprenant son départ, l’excès de son ennui
L’a fait mettre en campagne, et courir après lui ?
Le soin de le chercher est obligeant sans doute,
C’est aimer fortement, mais tout voyage coûte,
Et j’ai peur, s’il te faut expliquer mon souci,
Qu’on l’indemnise mal des frais de celui-ci.
Et la raison encor ? Dis-moi, je te conjure,
D’où te vient une peur de si mauvais augure ?
Ton maître là-dessus t’a-t-il ouvert son cœur ?
T’a-t-il fait remarquer pour nous quelque froideur,
Qui d’un départ si prompt…
Je n’en sais point les causes.
Mais, Gusman, à peu près je vois le train des choses,
Et sans que Dom Juan m’ait rien dit de cela,
Tout franc, je gagerois que l’affaire va là.
Je pourrois me tromper, mais j’ai peine à le croire.
Quoi, ton maître feroit cette tache à sa gloire ?
Il trahiroit Elvire, et d’un crime si bas…
Il est trop jeune encor, il n’oseroit.
Hélas !
Ni d’un si lâche tour l’infamie éternelle,
Ni de sa qualité…
La raison en est belle.
Sa qualité ! C’est là ce qui l’arrêteroit.
Tant de voeux…
Rien pour lui n’est trop chaud ni trop froid.
Voeux, serments, sans scrupule il met tout en usage.
Mais ne songe-t-il pas à l’hymen qui l’engage ?
Croit-il le pouvoir rompre ?
Hé, mon pauvre Gusman,
Tu ne sais pas encor quel homme est Dom Juan.
S’il est ce que tu dis, le moyen de connoître,
De tous les scélérats, le plus grand, le plus traître ?
Le moyen de penser qu’après tant de serments,
Tant de transports d’amour, d’ardeurs, d’empressements,
De protestations des plus passionnées,
De larmes, de soupirs, d’assurances données,
Il ait réduit Elvire à sortir du couvent,
À venir l’épouser, et tout cela, du vent ?
Il s’embarrasse peu de pareilles affaires.
Ce sont des tours d’esprits qui lui sont ordinaires ;
Et si tu connoissois le pèlerin, crois-moi,
Tu ferois peu de fond sur le don de sa foi.
Ce n’est pas que je sache avec pleine assurance,
Que déjà pour Elvire il sait ce que je pense.
Pour un dessein secret en ces lieux appelé,
Depuis son arrivée il ne m’a point parlé ;
Mais par précaution je puis ici te dire,
Qu’il n’est devoirs si saints dont il ne s’ose rire ;
Que c’est un endurci dans la fange plongé,
Un chien, un hérétique, un turc, un enragé ;
Qu’il n’a ni foi ni loi ; que tout ce qui le tente…
Quoi, le Ciel ni l’Enfer n’ont rien qui l’épouvante ?
Bon, parlez-lui du Ciel, il répond d’un souris.
Parlez-lui de l’Enfer, il met le Diable au pis ;
Et parce qu’il est jeune, il croit qu’il est en âge,
Où la vertu sied moins que le libertinage.
Remontrance, reproche, autant de temps perdu.
Il cherche avec ardeur ce qu’il voit défendu,
Et ne refusant rien à Madame Nature,
Il est ce qu’on appelle un Pourceau d’Épicure.
Ainsi ne me dis point, sur sa légèreté,
Qu’Elvire par l’hymen se trouve en sûreté,
C’est peu pour bon contrat qu’il en ait fait la femme,
Pour en venir à bout, et contenter sa flamme,
Avec elle au besoin, par ce même contrat,
Il auroit épousé toi, son chien et son chat.
C’est un piège qu’il tend partout à chaque belle ;
Paysanne, bourgeoise, et dame et demoiselle,
Tout le charme, et d’abord pour leur donner leçon,
Un mariage fait lui semble une chanson.
Toujours objets nouveaux, toujours nouvelles flammes ;
Et si je te disois combien il a de femmes,
Tu serois convaincu que ce n’est pas en vain
Qu’on le croit l’épouseur de tout le genre humain.
Quel abominable homme !
Et plus qu’abominable.
Il se moque de tout, ne craint ni Dieu ni Diable ;
Et je ne doute point, comme il est sans retour,
Qu’il ne soit par la foudre écrasé quelque jour.
Il le mérite bien, et s’il te faut tout dire,
Depuis qu’en le servant je souffre le martyre,
J’en ai vu tant d’horreurs, que j’avoue aujourd’hui,
Qu’il vaudroit mieux cent fois être au Diable qu’à lui.
Que ne le quittes-tu ?
Le quitter ! Comment faire ?
Un grand Seigneur méchant est une étrange affaire.
Vois-tu, si j’avois fui, j’aurois beau me cacher,
Jusque dans l’Enfer même il viendroit me chercher.
La crainte me retient, et ce qui me désole,
C’est qu’il faut avec lui faire souvent l’idole,
Louer ce qu’on déteste, et de peur du bâton,
Approuver ce qu’il fait, et chanter sur son ton.
Je crois dans ce palais le voir qui se promène,
C’est lui. Prends garde au moins…
Ne t’en mets point en peine.
Je t’ai conté sa vie un peu légèrement.
C’est à toi là-dessus de te taire ; autrement…
Ne crains rien.
Scène II
Avec qui parlois-tu ? Pourroit-ce être
Le bonhomme Gusman ? J’ai cru le reconnoître ?
Vous avez fort bien cru, c’étoit lui-même.
Il vient
Demander quelle affaire en ces lieux nous retient ?
Il est un peu surpris de ce que sans rien dire
Vous avez pu si tôt abandonner Elvire.
Que lui fais-tu penser d’un départ si prompt ?
Moi ?
Rien du tout, ce n’est point mon affaire.
Mais toi,
Qu’en penses-tu ?
Je crois, sans trop juger en bête,
Que vous avez encor quelque amourette en tête.
Tu le crois ?
Oui.
Ma foi, tu crois juste, et mon coeur
Pour un objet nouveau sent la plus forte ardeur.
Eh mon Dieu ! J’entrevois d’abord ce qui s’y passe.
Votre cœur n’aime point à demeurer en place,
Et sans lui faire tort sur la fidélité,
C’est le plus grand coureur qui jamais ait été.
Tout est de votre goût, brune ou blonde, n’importe.
Et n’ai-je pas raison d’en user de la sorte ?
Hé monsieur…
Quoi ?
Sans doute ; il est aisé de voir
Que vous avez raison si vous voulez l’avoir ;
Mais si, comme on n’est pas bon juge dans sa cause,
Vous ne le vouliez pas, ce seroit autre chose.
Et bien, je te permets de parler librement.
En ce cas je vous dis très sérieusement,
Qu’on trouve fort vilain qu’allant de belle en belle,
Vous fassiez vanité partout d’être Infidèle.
Quoi, si d’un bel Objet je suis d’abord touché,
Tu veux que pour toujours j’y demeure attaché,
Qu’un éternel amour de ma foi lui réponde,
Et me laisse sans yeux pour le reste du monde ?
Le rare et doux plaisir qui se trouve en aimant,
S’il faut s’ensevelir dans un attachement,
Renoncer pour lui seul à toute autre tendresse,
Et vouloir sottement mourir dès sa jeunesse !
Va crois-moi, la constance étoit bonne jadis,
Où les leçons d’aimer venoient des Amadis ;
Mais à présent, on suit des lois plus naturelles.
On aime sans façon tout ce qu’on voit de belles,
Et l’amour qu’en nos cœurs la première a produit,
N’ôte rien aux appas de celle qui la suit.
Pour moi, qui ne saurois faire l’inexorable,
Je me donne partout où je trouve l’aimable,
Et tout ce qu’une belle a sur moi de pouvoir,
Ne me rend point ailleurs incapable de voir.
Sans me vouloir piquer du nom d’amant fidèle,
J’ai des yeux pour une autre aussi bien que pour elle.
Et dès qu’un beau visage a demandé mon cœur,
Je ne puis me résoudre à l’armer de rigueur.
Ravi de voir qu’il cède à la douce contrainte,
Qui d’abord laisse en lui toute autre flamme éteinte,
Je l’abandonne aux traits dont il aime les coups,
Et si j’en avois cent, je les donnerois tous.
Vous êtes libéral.
Que de douceurs charmantes
Font goûter aux amants les passions naissantes
Si pour chaque beauté je m’enflamme aisément,
Le vrai plaisir d’aimer est dans le changement.
Il consiste à pouvoir, par d’empressés hommages,
Forcer d’un jeune cœur les scrupuleux ombrages,
À désarmer sa crainte, à voir de jour en jour
Par cent petits progrès avancer notre amour ;
À vaincre doucement la pudeur innocente,
Qu’oppose à nos désirs une âme chancelante,
Et la réduire enfin, à force de parler,
À se laisser conduire où nous voulons aller.
Mais quand on a vaincu, la passion expire.
Ne souhaitant plus rien, on n’a plus rien à dire ;
À l’amour satisfait tout son charme est ôté,
Et nous nous endormons dans sa tranquillité,
Si quelque objet nouveau, par sa conquête à faire,
Ne réveille en nos cœurs l’ambition de plaire.
Enfin j’aime en amour les exploits différents ;
Et j’ai sur ce sujet l’ardeur des conquérants,
Qui sans cesse courant de victoire en victoire,
Ne peuvent se résoudre à voir borner leur gloire.
De mes vastes désirs le vol précipité
Par cent objets vaincus ne peut être arrêté.
Je sens mon cœur plus loin capable de s’étendre,
Et je souhaiterois, comme fit Alexandre,
Qu’il fût un autre monde encor à découvrir,
Où je pusse en amour chercher à con quérir.
Comme vous débitez ! Ma foi, je vous admire.
Votre langue…
Qu’as-tu là-dessus à me dire ?
À vous dire ? Moi ? J’ai… mais que dirois-je ? Rien,
Car quoi que vous disiez, vous le tournez si bien,
Que sans avoir raison, il semble à vous entendre,
Qu’on soit quand vous parlez, obligé de se rendre.
J’avois pour disputer des raisons dans l’esprit…
Je veux une autre fois les mettre par écrit.
Avec vous sans cela je n’aurois qu’à me taire,
Vous me brouilleriez tout.
Tu ne saurois mieux faire.
Mais, Monsieur, par hasard, me seroit-il permis
De vous dire qu’à moi, comme à tous vos amis,
Votre genre de vie un tant soit peu fait peine ?
Le fat ! Et quelle vie est-ce donc que je mène ?
Fort bonne, assurément ; mais enfin… quelquefois…
Par exemple, vous voir marier tous les mois.
Est-il rien de plus doux ? Rien qui soit plus capable…
Il est vrai, je conçois cela fort agréable ;
Et c’est, si sans péché j’en avois le pouvoir,
Un divertissement que je voudrois avoir.
Mais sans aucun respect pour les plus saints mystères…
Ne t’embarrasse point, ce sont là mes affaires.
On doit craindre le Ciel, et jamais Libertin
N’a fait encor, dit-on, qu’une méchante fin.
Je hais la remontrance, et quand on s’y hasarde…
Oh, ce n’est pas à vous que j’en fais, Dieu m’en garde,
J’aurois tort de vouloir vous donner des leçons.
Si vous vous égarez, vous avez vos raisons ;
Et quand vous faites mal, comme c’est l’ordinaire,
Du moins vous savez bien qu’il vous plaît de le faire.
Bon cela ; mais il est certains Impertinents,
À droit de fort esprit hardis, entreprenants,
Qui sans savoir pourquoi, traitent de ridicules
Les plus justes motifs des plus sages scrupules,
Et qui font vanité de ne trembler de rien,
Par l’entêtement seul que cela leur sied bien.
Si j’avois par malheur un tel maître ; âme crasse,
Lui dirois-je tout net, le regardant en face,
"Osez-vous bien ainsi braver à tous moments
Ce que l’Enfer pour vous amasse de tourments ?
Un rien, un mirmidon, un petit ver de terre,
Au Ciel impunément croit déclarer la guerre ?
Allez, malheur cent fois à qui vous applaudit.
C’est bien à vous (Je parle au maître que j’ai dit)
À vouloir vous railler des choses les plus saintes,
À secouer le joug des plus louables craintes.
Pour avoir de grands biens et de la qualité,
Une perruque blonde, être propre, ajusté,
Tout en couleur de feu, pensez-vous (Prenez garde.
Ce n’est pas vous au moins que tout ceci regarde.)
Pensez-vous en avoir plus de droit d’éclater
Contre les vérités dont vous osez douter ?
De moi, votre valet, apprenez, je vous prie,
Qu’en vain les libertins de tout font raillerie ;
Que le Ciel tôt ou tard pour leur punition…"
Paix.
Ça voyons. De quoi seroit-il question ?
De te dire en deux mots qu’une flamme nouvelle
Ici, sans t’en parler, m’a fait suivre une belle.
Et n’y craignez-vous rien pour ce Commandeur mort ?
Je l’ai si bien tué, chacun le sait.
D’accord.
On ne peut rien de mieux, et s’il osoit s’en plaindre,
Il auroit tort, mais…
Quoi ?
Ses parents sont à craindre.
Laissons-là tes frayeurs, et songeons seulement
À ce qui me peut faire un destin tout charmant.
Celle qui me réduit à soupirer pour elle,
Est une fiancée aimable, jeune, belle,
Et conduite en ces lieux où j’ai suivi ses pas,
Par l’heureux, à qui sont destinés tant d’appas.
Je la vis par hasard, et j’eus cet avantage,
Dans le temps qu’ils songeoient à faire leur voyage.
Il faut te l’avouer. Jamais jusqu’à ce jour
Je n’ai vu deux amants se montrer tant d’amour.
De leurs cœurs trop unis la tendresse visible,
Me frappant tout à coup, rendit le mien sensible,
Et les voyant céder aux transports les plus doux,
Si je devins amant, je fus amant jaloux.
Oui, je ne pus souffrir sans un dépit extrême,
Qu’ils s’aimassent autant que l’un et l’autre s’aime.
Ce bizarre chagrin alluma mes désirs ;
Je me fis un plaisir de troubler leurs plaisirs,
De rompre adroitement l’étroite intelligence,
Dont mon cœur délicat se faisoit une offense.
N’ayant pu réussir, plus amoureux toujours,
C’est au dernier remède enfin que j’ai recours.
Cet époux prétendu, dont le bonheur me blesse,
Doit aujourd’hui sur mer régaler sa maîtresse.
Sans t’en avoir rien dit, j’ai dans mes intérêts
Quelques gens qu’au besoin nous trouverons tout prêts.
Ils auront une barque, où la belle, enlevée,
Rendra de mon amour la victoire achevée
Ah ! Monsieur.
Heu !
C’est là le prendre comme il faut.
Vous faites bien.
L’amour n’est pas un grand défaut.
Sottise ; il n’est rien tel que de se satisfaire.
La méchante âme !
Allons songer à cette affaire.
Voici l’heure à peu près où ceux… Mais qu’est ceci ?
Tu ne m’avois pas dit qu’Elvire étoit ici.
Savais-je que si tôt vous la verriez paroître ?
Scène III
Don Juan voudra-t-il encor me reconnoître,
Et puis-je me flatter que le soin que j’ai pris…
Madame, à dire vrai, j’en suis un peu surpris.
Rien ne devoit ici presser votre voyage.
J’y viens faire sans doute un méchant personnage,
Et par ce froid accueil, je commence de voir
L’erreur où m’avoit mise un trop crédule espoir.
J’admire ma foiblesse et l’imprudence extrême
Qui m’a fait consentir à me tromper moi-même,
À démentir mes yeux sur une trahison,
Où mon cœur refusoit de croire ma raison.
Oui, pour vous contre moi ma tendresse séduite,
Quoi qu’on pût m’opposer, excusoit votre fuite.
Cent soupçons qui pouvoient alarmer mon amour,
Avaient beau contre vous me parler chaque jour,
À vous justifier toujours trop favorable,
J’en rejetois la voix qui vous rendoit coupable,
Et je ne regardois dans ce trouble odieux,
Que ce qui vous peignoit innocent à mes yeux.
Mais un accueil si froid et si plein de surprise,
M’apprend trop ce qu’il faut que pour vous je me dise.
Je n’ai plus à douter qu’un honteux repentir
Ne vous ait sans rien dire obligé de partir.
J’en veux pourtant, j’en veux, dans mon malheur extrême,
Entendre les raisons de votre bouche même.
Parlez donc, et sachons par où j’ai mérité,
Ce qu’ose contre moi votre infidélité.
Si mon éloignement m’a fait croire infidèle,
J’ai mes raisons, Madame, et voilà Sganarelle,
Qui vous dira pourquoi…
Je le dirai ? Fort bien.
Il sait…
Moi ? S’il vous plaît, Monsieur je ne sais rien.
Et bien, qu’il parle ; il faut souffrir tout pour vous plaire.
Allons, parle à Madame, il ne faut point se taire.
Vous vous moquez, Monsieur.
Puisqu’on le veut ainsi,
Approchez, et voyons ce mystère éclairci.
Quoi, tous deux interdits ! Est-ce là pour confondre…
Tu ne répondras pas ?
Je n’ai rien à répondre.
Veux-tu parler, te dis-je ?
Et bien, allons tout doux.
Madame…
Quoi ?
Monsieur.
Redoute mon courroux.
Madame, un autre monde avec quelque autre chose,
Comme les conquérants, Alexandre, est la cause
Qui nous a fait en hâte, et sans vous dire adieu,
Décamper l’un et l’autre, et venir en ce lieu.
Voilà pour vous, Monsieur, tout ce que je puis faire.
Vous plaît-il, Dom Juan, m’éclaircir ce mystère ?
Madame, à dire vrai, pour ne pas abuser…
Ah, que vous savez peu l’art de déguiser !
Pour un homme de Cour qui doit avec étude
De feindre, de tromper avoir pris l’habitude,
Demeurer interdit, c’est mal faire valoir
La noble effronterie où je vous devrois voir.
Que ne me jurez-vous que vous êtes le même ;
Que vous m’aimez toujours autant que je vous aime,
Et que la seule mort dégageant votre foi,
Rompra l’attachement que vous avez pour moi ?
Que ne me dites-vous qu’une affaire importante
A causé le départ, dont j’ai pris l’épouvante ;
Que si de son secret j’ai lieu de m’offenser,
Vous avez craint les pleurs qu’il m’auroit fait verser
Qu’ici d’un long séjour ne pouvant vous défendre,
Je n’ai qu’à vous quitter, et vous aller attendre ;
Que vous me rejoindrez avec l’empressement,
Qu’a pour ce qu’il adore un véritable amant,
Et qu’éloigné de moi, l’ardeur qui vous enflamme
Vous rend ce qu’est un corps séparé de son âme ?
Voilà par où du moins vous me feriez douter,
D’un oubli que mes feux devroient peu redouter
Madame, puisqu’il faut parler avec franchise,
Apprenez ce qu’en vain mon trouble vous déguise.
Je ne vous dirai point que mes empressements
Vous conservent toujours les mêmes sentiments,
Et que loin de vos yeux, ma juste impatience
Pour le plus grand des maux me fait compter l’absence.
Si j’ai pu me résoudre à fuir, à vous quitter,
Je n’ai pris ce dessein que pour vous éviter.
Non que mon cœur encor, trop touché de vos charmes,
N’ait le même penchant à vous rendre les armes ;
Mais un pressant scrupule à qui j’ai dû céder,
M’ouvrant les yeux de l’âme a su m’intimider,
Et fait voir qu’avec vous, quelque amour qui m’engage,
Je ne puis, sans péché, demeurer davantage.
J’ai fait réflexion que pour vous épouser,
Moi-même trop longtemps j’ai voulu m’abuser ;
Que je vous ai forcée à faire au Ciel l’injure
De rompre en ma faveur une sainte clôture,
Où par des veux sacrés vous aviez entrepris
De garder pour le monde un éternel mépris.
Sur ces réflexions, un repentir sincère
M’a fait appréhender la céleste colère.
J’ai cru que votre hymen trop mal autorisé,
N’étoit pour tous les deux qu’un crime déguisé,
Et que je ne pouvois en éviter les peines,
Qu’en tâchant de vous rendre à vos premières chaînes,
N’en doutez point ; voilà, quoi qu’avec mille ennuis,
Et pourquoi je m’éloigne, et pourquoi je vous fuis.
Par un frivole amour, voudriez-vous, madame,
Combattre le remords qui déchire mon âme,
Et qu’en vous retenant, j’attirasse sur nous
Du Ciel toujours vengeur l’implacable courroux ?
Ah ! Scélérat, ton cœur aussi lâche que traître,
Commence tout entier à se faire connoître
Et ce qui me confond dans tout ce que j’attends,
Je le connois enfin lorsqu’il n’en est plus temps.
Mais sache, à me tromper quand ce cœur s’étudie,
Que ta perte suivra ta noire perfidie,
Et que ce même Ciel, dont tu t’oses railler,
À me venger de toi voudra bien travailler.
Se peut-il qu’il résiste, et que rien ne l’étonne !
Monsieur…
De fausseté je vois qu’on me soupçonne.
Mais Madame…
Il suffit, je t’ai trop écouté.
En ouïr davantage est une lâcheté,
Et quoi qu’on ait à dire, il faut qu’on se surmonte,
Pour ne se faire pas trop expliquer sa honte.
Ne te figure point qu’en reproches en l’air
Mon courroux contre toi veuille ici s’exhaler.
Tout ce qu’il peut avoir d’ardeur, de violence,
Se réserve à mieux faire éclater ma vengeance.
Je te le dis encor, le Ciel armé pour moi
Punira tôt ou tard ton manquement de foi ;
Et si tu ne crains point sa justice blessée,
Crains du moins la fureur d’une femme offensée.
Scène IV
Il ne dit mot, il rêve, et les yeux sur les siens…
Hélas ! Si le remords le pouvoit prendre.
Viens,
Il est temps d’achever l’amoureuse entreprise,
Qui me livre l’objet dont mon âme est éprise.
Suis-moi.
Scène V
Le détestable ! À quel maître maudit
Malgré moi si longtemps mon malheur m’asservit !
ACTE II
Scène I
Notre-dinse, Piarrot, pour les tirer de paine,
Tu t’es là rencontré bian à point.
Oh, marguenne.
Sans nous c’en étoit fait.
Je le crois bian.
Vois-tu ?
Il ne s’en falloit pas l’épaisseur d’un fétu.
Tous deux de se nayer eussiont fait la sottise.
C’est donc l’vent d’a matin…
Aga quien, sans feintise,
Je te vas tout fin drait conter par le menu,
Comme en n’y pensant pas le hasard est venu.
Il aviont bien besoin d’un œil comme le nôtre,
Qui les vît de tout loin, car c’est moi, com’i dit l’autre,
Qui les ai le premier avisés. Tanquia don,
Su le bord de la Mar bian leu prend que j’équion,
Où de tarre Gros-Jean me jetoit une motte,
Tout en batifolant, car com’tu sais, Charlote,
Pour v’nir batifoler Gros-Jean ne charche qu’où,
Et moi par-fouas aussi je batifole itou.
En batifolant donc, j’ai fait l’apercevance
D’un grouillement sugliau, sans voir la différence
De s’qui pouvoit grouiller ; ça grouilloit à tous coups,
Et grouillant, par secousse alloit comme envars nous.
J’étas embarrassé ; s’n’étoit point stratagème,
Et tout com’ je te vois, je voyas ça de même,
Aussi fixiblement, et pis tout d’un coup, quien,
Je voyas qu’après ça je ne voyas pu rien.
"Eh, Gros-Jean, ç’ai-je fait, stan pendant que je somme
À niaiser parmi nous, je pens’que vla des z’Homme,
Qui nagiant tout là-bas. Bon, s’m'a-t-i fait, vrament,
T’auras de queuque chat vu le trépassement ;
T’as la vu’ trouble. Oh bian, ç’ai-je fait, t’as biau dire,
Je n’ai point la vu’ trouble, et s’n'est point jeu pou rire,
C’est là des z’hommes. Point, s’m'a-t-i fait s’n'en est pas,
Piarrot, t’as la barlue. Oh ! j’ai s’que tu voudras,
Ç’ai-je fait, mais gageons que j’n'ai point la barlue,
Et qu’ça qu’en voit là-bas, ç’ai-je fait, qui remue,
C’est des Hommes, vois-tu, qui nageont vars ici.
Gag’ que non, s’m'a-t-i fait. Oh margué, gag’que si,
Dix sous. Oh, s’m'a-t-i fait, je le veux bian, marguenne ;
Quien, mets argent su jeu, vla le mien," Palsanguenne
Je n’ai fait là-dessus l’étourdi ni le fou,
J’ai bravement bouté par tarre mes dix sou,
Quatre pièce tapée, et le restant en double,
Jarnigué, je varrons si j’avons la vu’ trouble.
Ç’ai-je fait, les boutant… plus hardiment enfin
Que si j’eusse avalé queuque varre de vin ;
Car je sis hasardeux moi ; qu’en m’mette en boutade,
Je vas sans tant d’raisons tout à la débandade.
Je savas bian pourtant s’que j’faisas d’en par là,
Queuque gniois ! Enfin donc, j’n'ons pas putôt mis, vla,
Que j’voyons tout à plain com’ deux hommes à la nage
Nous faisions signe ; et moi, sans rien dir’ davantage,
De prendre les z’enjeux. Allons, Gros-Jean, allons,
Ç’ai-je fait, vois-tu pas comme i nous appellons ?
Ils s’vont nayer. Tant mieux, s’m'a-t-i fait, je m’en gausse,
I m’ant fait pardre. À donc le tirant par lé chausse,
J’l'ai si bian sarmonné, qu’à la parfin vars eux
J’avons dans une barque avironné tous deux.
Et pis cahin-caha, j’ons tant fait que le somme
Venus tout contre, et pis j’les avons tiré comme
Il aviont quasi bu déjà pu que de jeu ;
Et pis j’les z’ons cheu nous menés auprès du feu,
Où je l’z'ons vus tout nus sécher leu z’houppelande ;
Et pis il en est v’nu deux autres de leu bande,
Qui s’équiant, vois-tu bian, sauvés tout seul, et pis
Maturine est venue à voir leu biaux z’habits ;
Et pis il l’iont conté qu’al n’étoit pas tant sotte,
Qu’al avoit du malin dans l’œil, et pis, Charlote,
Vla tout com’ça s’est fait pour te l’dire en un mot.
Et ne m’disois-tu pas qu’glien avoit un, Piarrot,
Qu’étoit bien pu mieux fait que tretous ?
C’est le Maître,
Queuque bian gros Monsieu, de pu gros qui puisse être ;
Car i n’a que du d’or par ila, par ici,
Et ceux qui le sarvont sont de Monsieus aussi.
Stan pendant, si je n’eume été là, palsanguenne
Il en tenoit.
Ardé z’un peu.
Jamais marguenne,
Tout gros Monsieu qui l’est, il n’en fut revenu.
Et cheu toi, dis Piarrot, est-il encor tout nu ?
Nannain, tout devant nous qui le regardions faire,
I l’avons rhabillé. Monguieu, combian d’affaire !
J’n'avois vu s’habiller jamais de Courtisans,
Ni leu z’Angingorniaux ; je me pardrois dedans.
Pour les z’y faire entrer comme n’en lé balote !
J’étas tout éboby de voir ça. Quien, Charlote,
Quand i sont habillés, i vous z’ant tout-à-point
De grands cheveux touffus, mais qui ne tenont point
À leu tête, et pis vla tout d’un coup qui l’y passe,
I boutont ça tout comme un bonnet de filasse.
Leu Chemise qu’à voir j’étas tout étourdi,
Ant dé manche où tous deux j’entrerions tout brandi.
En deglieu d’haut-de-chausse, il ant sartaine histoire
Qui ne leu vient que là ; j’auras bian de quoi boire,
Si j’avas tout l’argent dé Lisets de dessu.
Glien a tant, glien a tant, qu’en n’an seroit voir pu.
Il n’ant jusqu’au Colet qui n’va point en darrière,
Et qui leu pend devant bâti d’une manière,
Que je n’te l’sérois dire, et si j’l'ai vu de près.
Il ant au bout dé bras d’autres petits colets,
Aveu des passements faits de dantale blanche,
Qui veniant par le bout faisont le tour dé manche.
I faut que j’aille voir, Piarrot.
Oh, si te plaît,
J’ai queuq’chose à te dire.
Et bian, dis qu’esque c’est ?
Vois-tu, Charlote, i faut qu’aveu toi, com’s'dit l’autre,
Je débonde mon cœur, il irait trop du nôtre,
Quand je somme pour être à nous deux tout de bon,
Si je n’me plaignas pas.
Quemment ? Qu’est-qu’iglia don ?
Iglia que franchement tu me chagraignes l’âme.
Et d’où vient ?
Tastigué, tu dois être ma Femme.
Et tu ne m’aimes pas.
Ah, ah, n’est-ce que ça.
Non, s’n'est qu’ça, stanpendant c’est bian assez, vien ça.
Mon guieu, toujou, Piarrot, tu m’dis la même chose.
Si j’te la dis toujou, c’est toi qu’en est la cause,
Et si tu me faisois queuquefouas autrement,
J’te diras autre chose.
Apprends-moi donc quement,
Tu voudrois que j’te fisse.
Oh, je veux que tu m’aime.
Es-que je n’t'aime pas ?
Non, tu fais tout de même
Que si j’n'avions point fait nos z’accordailles, et si
J’n'ai rien à me reprocher là-dessus, Dieu marci.
Das qui passe un Marcier, tout aussitôt j’t'ajette
Lé pu jolis lacets qui soient dans sa bannette.
Pour t’aller dénicher dé Marle je ne sais z’où
Tous lé jours je m’hasarde à me rompre le cou.
Je fais jouer pour toi lé vielleux z’à ta fête,
Et tout ça, contre un mur c’est me cougné la tête.
J’n'y gagne rien. Vois-tu ? Ça n’est ni biau ni bon,
De n’vouloir pas aimer les gens qui nous z’aimon.
Mon guieu, je t’aime aussi, de quoi te mettre en paine ?
Oui, tu m’aimes, mais c’est d’une belle dégaine.
Qu’es-donc q’tu veux qu’en fasse ?
Oh, je veux que tout haut,
L’en fasse ce qu’en fait pour aimé comme i faut.
J’t'aime aussi comme i faut, pourquoi donc q’tu t’étonnes ?
Non, ça s’voit quand il est, et toujou z’aux parsonnes,
Quand c’est tout d’bon qu’en aime, en leu fait en passant
Mil p’tite singerie ; et sis-je un innocent ?
Margué, je n’veux que voir com’ la grosse Tomasse
Fait au jeune Robain, al n’tient jamais en place,
Tant al n’est assotée, et dès qu’a l’voit passer,
Al n’attend point qui vienne, al s’en court l’agacer ;
Ly jett’son Chapiau bas, et toujou sans reproche
Ly fait exprès queuq’niche, ou baille une taloche :
Et darrainement oncor que su z’un Escabiau
I regardoit danser, al s’en fut bian et biau
Ly tirer de dessous et l’mit à la renvarse.
Jarny vla s’q'c’est qu’aimer, mais margué l’en me barse
Quand dret comme un piquet j’vois q’tu viens te parcher.
Tu n’me dis jamais mot, et j’ai biau tentincher,
En glieu de m’fair’ présent d’une bonne égratineure,
De m’bailler queuquecoup, ou d’voir par aventure
Si j’sis point chatouilleux, tu te grattes lé doigts,
Et t’és-là toujou comme une vray souche de bois.
T’es trop fraide, vois-tu, ventrigué, ça me choque.
C’est me n’imeur, Piarrot ; que veux-tu ?
Tu te moques.
Quand l’en aime les Gens, l’en en baille toujou
Queuq’petit’ signifiance.
Ô cherche donc par où.
S’tu penses qu’à t’aimer queuque autre soit pu prompte,
Va l’aimer, j’te l’accorde.
Et bian, vla pas mon compte ?
Tastigué, s’tu m’aimois, m’dirois-tu ça ?
Pourquoi
M’viens-tu tarabuster toujou l’esprit ?
Dis-moi.
Queu mal t’fais-je à vouloir que tu m’fasses paroître
Un peu pu d’amiquié ?
Va, ça m’viendra peut-être.
Ne me presse point tant, et laisse faire.
Et bien,
Touche donc là, Charlote, et d’bon cœur.
Et bien, quien.
Promets q’tu tâcheras z’a m’aimer davantage.
Est-ce là su Monsieu ?
Oui, le vla.
Queu dommage
Qui l’eût été nayé ! Qui l’est genty !
Je vas
Boire chopaine, aguieu, je ne tarderai pas.
Scène II
Il n’y faut plus penser, c’en est fait, Sganarelle.
La force entre mes bras alloit mettre la Belle,
Lorsque ce coup de vent, difficile à prévoir,
Renversant notre Barque, a trompé mon espoir.
Si par là de mon feu l’espérance est frivole,
L’aimable Paysanne aisément m’en console,
Et c’est une conquête assez pleine d’appas,
Qui dans l’occasion ne m’échappera pas.
Déjà par cent douceurs j’ai jeté dans son âme
Ces dispositions à bien traiter ma flamme
On se plaît à m’entendre, et je puis espérer
Qu’ici je n’aurai pas longtemps à soupirer.
Ah, Monsieur, je frémis à vous entendre dire.
Quoi, des bras de la mort quand le Ciel nous retire,
Au lieu de mériter par quelque amendement,
Les bontés qu’il répand sur nous incessamment ;
Au lieu de renoncer aux folles amourettes,
Qui déjà tant de fois… Paix, Coquin que vous êtes.
Monsieur sait ce qu’il fait, et vous ne savez, vous,
Ce que vous dites.
Ah ! Que vois-je auprès de nous ?
Qu’est-ce ?
Tourne les yeux, Sganarelle, et condamne
La surprise où me met cette autre paysanne.
D’où sort-elle ? Peut-on rien voir de plus charmant ?
Celle-ci vaut bien l’autre, et mieux.
Assurément.
Il faut que je lui parle.
Autre pièce nouvelle.
L’agréable rencontre ! Et d’où me vient, la belle,
L’inespéré bonheur de trouver en ces lieux,
Sous cet habit rustique, un chef-d’œuvre des Cieux ?
Eh ! Monsieur.
Il n’est point un plus joli visage.
Monsieur.
Demeurez-vous, ma belle, en ce village !
Oui, Monsieur.
Votre nom ?
Charlote, à vous servir,
Si j’en étois capable.
Ah, je me sens ravir.
Qu’elle est belle, et qu’au cœur sa vue est dangereuse !
Pour moi…
Vous me rendez, Monsieur, toute honteuse.
Honteuse, d’ouïr dire ici vos vérités !
Sganarelle, as-tu vu jamais tant de beautés ?
Tournez-vous, s’il vous plaît.
Que sa taille est mignonne !
Haussez un peu la tête.
Ah, l’aimable personne
Cette bouche, ces yeux.
Ouvrez-les tout à fait.
Qu’ils sont beaux ! Et vos dents ? Il n’est rien si parfoit.
Ces lèvres ont surtout un vermeil que j’admire,
J’en suis charmé.
Monsieur, cela vous plaît à dire,
Et je ne sais si c’est pour vous railler de moi.
Me railler de vous ! Non, j’ai trop de bonne foi.
Regarde cette main plus blanche que l’ivoire,
Sganarelle, peut-on…
Fi, Monsieur, al est noire
Tout comme je n’sais quoi.
Laissez-la moi baiser.
C’est trop d’honneur pour moi, j’n'os’rais vous refuser.
Mais si j’eus su tout ça devant votre arrivée,
Exprès aveu du son je m’la serois lavée.
Vous n’êtes point encor mariée ?
Oh, non pas,
Mais je dois bientôt l’être au fils du grand Lucas.
Il se nomme Piarrot ; c’est ma Tante Phlipote
Qui nous fait marier.
Quoi, vous, belle Charlote,
D’un simple paysan être la femme ? Non,
Il vous faut autre chose, et je crois tout de bon
Que le Ciel m’a conduit exprès dans ce village,
Pour rompre cet injuste et honteux mariage ;
Car enfin je vous aime, et malgré les jaloux,
Pourvu que je vous plaise, il ne tiendra qu’à vous
Qu’on ne trouve moyen de vous faire paroître
Dans l’éclat des honneurs où vous méritez d’être.
Cet amour est bien prompt, je l’avouerai ; mais quoi ?
Vos beautés tout d’un coup ont triomphé de moi,
Et je vous aime autant, Charlote, en un quart d’heure,
Qu’on aimeroit une autre en six mois.
Oui ?
Je meure,
S’il n’est rien de plus vrai.
Monsieur, je voudrois bien
Que ça fût tout com’ça, car vous n’me dites rien
Qui n’me fasse assé z’aise, et j’aurois bien envie
De n’vous mécroire point, mais j’ai toute ma vie
Entendu dire à ceux qui savont bien s’que c’est,
Qu’i n’est point de Monsieus qui ne soient toujou prêt
À tromper queuque fille, à moins qu’al n’y regarde.
Suis-je de ces gens-là ? Non Charlote.
Il n’a garde.
Le temps vous fera voir comme j’en veux user.
Aussi je n’voudrois pas me laisser abuser.
Voyez-vous, si j’sis pauvre et native au village,
J’ai d’l'honneur tout autant qu’on en ait à mon âge ;
Et pour tout l’or du monde on n’me pourroit tenter,
Si j’pensois qu’en m’aimant l’en me l’voulût ôter.
Je voudrois vous l’ôter, moi ? Ce soupçon m’offense.
Croyez que pour cela j’ai trop de conscience,
Et que si vos appas m’ont su d’abord charmer,
Ce n’est qu’en tout honneur que je vous veux aimer.
Pour vous le faire voir, apprenez que dans l’âme
J’ai formé le dessein de vous faire ma femme.
J’en donne ma parole, et pour vous au besoin
L’homme que vous voyez en sera le témoin.
Vou m’vouriez épousé, moi ?
Cela vous étonne ?
Demandez au témoin que mon amour vous donne,
Il me connoît.
Très fort. Ne craignez rien, allez.
Il vous épousera cent fois si vous voulez.
J’en réponds.
Et bien donc, pour le prix de ma flamme,
Ne consentez-vous pas à devenir ma Femme ?
I faudret à ma tante en dire un petit mot,
Pour qu’al en fût contente, al aime bian Piarrot.
Je dirai ce qu’il faut, et m’en rendrai le Maître.
Touchez-là seulement, pour me faire connoître
Que de votre côté vous voulez bien de moi.
J’n'en veux que trop, mais vous ?
Je vous donne ma foi,
Et deux petits baisers vous vont servir de gage…
Oh Monsieu, attendé qu’j'ons fait le mariage.
Après ça, voyez-vous, je vous baiserai tant
Que vou n’erez qu’à dire.
Ah, me voilà content.
Tout ce que vous voulez, je le veux pour vous plaire,
Donnez-moi seulement votre main.
Pourquoi faire ?
Il faut que cent baisers vous marquent l’intérêt…
Scène III
Tout doucement, Monsieu, tené-vous, si vous plaît.
Vous pourriez v-s-échauffant gagné la purésie.
D’où cet impertinent nous vient-il ?
Oh jarnie,
J’vous dis qu’où vous tegniois, et qu’i n’est pas besoin
Qu’où vegniois courtisé nos Femmes de si loin.
Ah, que de bruit ?
Margué, j’ne no z’émouvons guère,
Pour cé pousseus de Gens.
Piarrot, laisse-le faire.
Quement ? Que je l’laiss’ faire ? Et je ne l’veux pas moi.
Ah !
Parsqu’il est Monsieur, i s’en viendra, je crois,
Caresser à not’barbe ici nos z’accordées.
Pargué, j’en sis d’avis que j’vous l’z'ayons gardées.
Allez v-s-en caresser les vôtres.
Heu ?
Heu ! Margué.
Ne v-s-avisé pas trop de m’frappé. Jarnigué,
Ventrigué, tastigué, voyé z’un peu la chance,
De v-nir battre les gens. S’n'est pas la récompense
De v-s’être allés tantôt sauvé d’être nayé.
J’vous devions laissez boire, i l’est bien employé.
Va, ne te fâche point, Piarrot.
Oh, palsanguène,
Il m’plaît de me fâcher, et t’es une vilaine,
D’endurer qu’en t’cajole.
Il me veut épouser,
Et tu n’te devrois pas si fort colériser.
S’n'est pas s’que tu penses, dea.
Jarny, tu m’es promise.
Ça n’y fait rien, Piarrot, tu n’mas pas encor prise.
S’tu m’aimes comme i faut, s’ras-tu pas tout joyeux
De m’voir Madame ?
Non, j’aimerois cent fois mieux
Te voir crever qu’n'en pas qu’un autre t’eût. Marguenne…
Laiss’moi que je la sois, et n’te mets point en peine.
Je te ferai cheux nous z’apporté des z’oeufs frais,
Du beurre…
Palsangué, je gnien portrai jamais,
Quand tu m’en frais poyer deux fois autant ; acoute,
C’est donc com’ça q’tu fais ? Si j’en eusse eu queuq’doute,
Je m’sras bien ampâché de le tirer de gliau,
Et je gliaurois baillé putôt un chinfreneau,
D’un bon coup d’aviron sur la tête.
Heu ?
Parsonne
N’me fait peur.
Attendez, j’aime assez qu’on raisonne.
Je m’gol arg’ de tout, moi.
Voyons un peu cela.
J’en avons bien vu d’autre.
Houais.
Monsieur, laissez-là
Ce pauvre Diable ; à quoi peut servir de le battre ?
Vous voyez bien qu’il est obstiné comme quatre.
Va, mon pauvre garçon, va-t-en, retire-toi,
Et ne lui dis plus rien.
Et j’li veux dire, moi.
Ah, je vous apprendrai…
Peste, soit du maroufle.
Voilà ta charité.
Je m’ris d’queuq’vent qui souffle,
Et j’m'en vas à ta tante en lâché quatre mots,
Laisse faire.
Scène IV
À la fin il nous laisse en repos,
Et je puis à la joie abandonner mon âme.
Que de ravissements quand vous serez ma Femme !
Sera-t-il un bonheur égal au mien ?
Ah, ah.
Voici l’autre.
Scène IV
Il sort.
Monsieu, qu’es-donc qu’ou faites-là ?
Es’qu’ou parlez d’amour à Charlote ?
Au contraire.
C’est qu’elle m’aime ; et moi, comme je suis sincère,
Je lui dis que déjà vous possédez mon cœur.
Qu’es-donc que vous veut là Maturine ?
Elle a peur
Que je ne vous épouse, et je viens de lui dire
Que je vous l’ai promis.
Quoi, Charlote, es’pou rire.
Tout ce que vous direz ne servira de rien.
Elle me veut aimer.
Maturine, est-il bien
D’empêcher que Monsieu…
Vous voyez qu’elle enrage.
Oh, je n’empêche rien, il m’a déjà…
Je gage
Qu’elle vous soutiendra qu’elle a reçu ma foi.
Je n’pensois pas…
Gageons qu’elle dira de moi,
Que j’aurai fait serment de la prendre pour femme.
Vous v’né-z’un peu trop tard.
Vous le dites.
Tredame.
Pourquoi me disputer ?
Pis q’Monsieu me veut bien…
C’est moi qu’i veut putôt.
Oh, pourtant j’n'en crois rien.
I m’a vu la prumière, et m’la dit ; qu’i réponde.
S’i v-s-a vu la prumière, il m’a vu la seconde,
Et m’veut épousé.
Bon…
Hem ? Que vous ai-je dit ?
C’est moi qu’il épous’ra. Voyé le bel esprit.
N’ai-je pas deviné ? La folle ! Je l’admire.
Si j’n'avons pas raison le vla qu’est pour le dire,
I sait nôte querelle.
Oui, puisqu’i sait sqien est,
Qui nous juge.
Monsieu, jugé nous, si vous plaît.
Laqueule es-parmi nous…
Gageons qu’c'est moi qu’il aime,
Vous z’allé voir.
Tant mieux, vous z’allé voir vous-même.
Dites.
Parlez.
Comment ? Est-ce pour vous moquer ?
Quel besoin avez-vous de me faire expliquer ?
À l’une de vous deux j’ai promis mariage,
J’en demeure d’accord, en faut-il davantage ?
Et chacune de vous dans un débat si prompt,
Ne sait-elle pas bien comme les choses vont ?
Celle à qui je me suis engagé, doit peu craindre
Ce que pour l’étonner l’autre s’obstine à feindre ;
Et tous ces vains propos ne sont qu’à mépriser,
Pourvu que je sois prêt toujours à l’épouser.
Qui va de bonne foi hait les discours frivoles ;
J’ai promis des effets, laissons-là les paroles.
C’est par eux que je songe à vous mettre d’accord,
Et l’on saura bientôt qui de vous deux a tort,
Puisqu’en me mariant je dois faire connoître
Pour laquelle l’amour dans mon cœur a su naître.
Laissez-la se flatter, je n’adore que vous.
Ne la détrompez point, je serai votre Époux.
Il n’est charmes si vifs que n’effacent les vôtres.
Quand on a vu vos yeux, on n’en peut souffrir d’autres.
Une affaire me presse, et je cours l’achever.
Adieu, dans un moment je viens vous retrouver.
Scène VI
C’est moi qui l’y plaît mieux, au moins.
Pourtant, je pense
Que je l’épouserons.
Je plains votre innocence,
Pauvres jeunes brebis, qui pour trop croire un fou,
Vous-mêmes vous jetez dans la gueule du loup.
Croyez-moi toutes deux, ne soyez point si promptes
À vous laisser ainsi duper par de beaux contes.
Songez à vos oisons, c’est le plus assuré.
Scène VII
D’où vient que Sganarelle est ici demeuré ?
Mon Maître n’est qu’un fourbe, et tout ce qu’il débite,
Fadaise, il ne promet que pour aller plus vite.
Parlant de mariage, il cherche à vous tromper.
Il en épouse autant qu’il en peut attraper,
Et…
Cela n’est pas vrai ; si l’on vient vous le dire,
Répondez hardiment qu’on se plaît à médire,
Que mon maître n’est fourbe en aucune action,
Qu’il n’épouse jamais qu’à bonne intention ;
Qu’il n’abuse personne, et que s’il dit qu’il aime…,
Ah ! Tenez, le voilà, sachez-le de lui-même.
Oui ?
Le monde est si plein, Monsieur, de médisants,
Que comme on parle mal surtout des courtisans,
Je leur faisois entendre à toutes deux pour cause,
Que si quelqu’un, de vous leur disoit quelque chose,
Il falloit n’en rien croire, et que de suborneur…
Oui, mon maître est un homme d’honneur ;
Je le garantis tel.
Hon ?
Ce seront des bêtes,
Ceux qui tiendront de lui des discours malhonnêtes.
Scène VIII
Je viens vous avertir, Monsieur, qu’ici pour vous
Il ne fait pas fort bon.
Ah ! Monsieur, sauvons-nous.
Qu’est-ce ?
Dans un moment doivent ici descendre
Douze Hommes à cheval, commandés pour vous prendre.
Ils ont dépeint vos traits à ceux qui me l’ont dit,
Songez à vous.
Scène IX
Pourquoi s’aller perdre à crédit ?
Tirons-nous promptement, Monsieur.
Adieu les belles.
Celle que j’aime aura demain de mes nouvelles.
C’est à moi qui promet, Charlote.
Oh ! C’est à moi.
Scène X
Il faut céder, la force est une étrange loi.
Viens, pour ne risquer rien usons de stratagème,
Tu prendras mes habits.
Moi, Monsieur ?
Oui, toi-même.
Monsieur, vous vous moquez. Comment ? Sous vos habits
M’aller faire tuer ?
Tu mets la chose au pis.
Mais dis-moi, lâche, dis, quand cela devroit être,
N’est-on pas glorieux de mourir pour son maître ?
Serviteur à la gloire. Ô Ciel, fais qu’aujourd’hui,
Sganarelle en fuyant ne soit pas pris pour lui.
ACTE III
Scène I
Avouez qu’au besoin j’ai l’imaginative
Aussi prompte d’aller que personne qui vive.
Votre premier dessein n’étoit point à propos.
Sous ce déguisement j’ai l’esprit en repos.
Après tout, ces habits nous cachent l’un et l’autre
Beaucoup mieux qu’on n’eût pu me cacher sous le vôtre ;
J’en regardois le risque avec quelque souci.
Tout franc ! Il me choquoit.
Te voilà bien ainsi.
Où diable as-tu donc pris ce grotesque équipage ?
Il vient d’un médecin qui l’avoit mis en gage.
Quoique vieux, j’ai donné de l’argent pour l’avoir.
Mais, Monsieur, savez-vous quel en est le pouvoir ?
Il me fait saluer des gens que je rencontre,
Et passer pour docteur partout où je me montre.
Ainsi qu’un habile homme on me vient consulter.
Comment donc ?
Mon savoir va bientôt éclater.
Déjà six paysans, autant de paysannes,
Accoutumés sans doute à parler à des ânes,
M’ont sur différents maux demandé mon avis.
Et qu’as-tu répondu ?
Moi ?
Tu t’es trouvé pris ?
Pas trop. Sans m’étonner, de l’habit que je porte
J’ai soutenu l’honneur, et raisonné de sorte,
Que sur mon ordonnance aucun d’eux n’a douté
Qu’il n’eût entre les mains un trésor de santé.
Et comment as-tu pu bâtir tes ordonnances ?
Ma foi, j’ai ramassé beaucoup d’impertinences.
Mêlé café, opium, rhubarbe, et coetera.
Tout par drachme, et le mal aille comme il pourra.
Que m’importe ?
Fort bien. Ce que tu viens de dire
Me réjouit.
Et si, pour vous faire mieux rire,
Par hasard (car enfin quelquefois, que sait-on ?)
Mes malades venoient à guérir ?
Pourquoi non ?
Les autres médecins que les sages méprisent,
Dupent-ils moins que toi dans tout ce qu’ils nous disent,
Et pour quelques grands mots que nous n’entendons pas,
Ont-ils aux guérisons plus de part que tu n’as.
Crois-moi, tu peux comme eux, quoi qu’on s’en persuade,
Profiter, s’il advient, du bonheur du malade,
Et voir attribuer au seul pouvoir de l’art,
Ce qu’avec la nature aura fait le hasard.
Où, jusqu’où vous poussez votre humeur libertine !
Je ne vous croyois pas impie en Médecine.
Il n’est point parmi nous d’erreur plus grande.
Quoi
Pour un art tout divin vous n’avez point de foi ?
Le café, le séné, ni le vin émétique…
La peste soit le fou.
Vous êtes hérétique,
Monsieur. Songez-vous bien quel bruit depuis un temps,
Fait le vin émétique ?
Oui, pour certaines gens.
Ses miracles partout ont vaincu les scrupules.
Leur force a converti jusqu’aux plus incrédules ;
Et sans aller plus loin, moi qui vous parle, moi,
J’en ai vu des effets si surprenants…
En quoi ?
Tout peut être nié, si la vertu se nie.
Depuis six jours un homme étoit à l’agonie,
Les plus experts docteurs n’y connoissoient plus rien,
Il avoit mis à bout la médecine.
Et bien ?
Recours à l’émétique. Il en prend pour leur plaire.
Soudain…
Le grand miracle ! Il réchappe ?
Au contraire,
Il en meurt.
Merveilleux moyen de le guérir !
Comment ? Depuis six jours il ne pouvoit mourir,
Et dès qu’il en a pris, le voilà qui trépasse.
Vit-on jamais remède avoir plus d’efficace ?
Tu raisonnes fort juste.
Il est vrai, cet habit
Sur le raisonnement m’inspire de l’esprit,
Et si sur certains points où je voudrois vous mettre,
La dispute…
Une fois je veux te la permettre.
Errez en Médecine autant qu’il vous plaira,
La seule faculté s’en scandalisera ;
Mais sur le reste, là, que le cœur se déploie.
Que croyez-vous ?
Je crois ce qu’il faut que je croie.
Bon. Parlons doucement, et sans nous échauffer.
Le Ciel ?
Laissons cela.
C’est fort bien dit. L’Enfer ?
Laissons cela, te dis-je.
Il n’est pas nécessaire,
De vous expliquer mieux, votre réponse est claire.
Malheur si l’esprit fort s’y trouvoit oublié.
Voilà ce que vous sert d’avoir étudié,
Temps perdu. Quant à moi, personne ne peut dire
Que l’on m’ait rien appris, je sais à peine lire,
Et j’ai de l’ignorance à fond ; mais franchement,
Avec mon petit sens, mon petit jugement,
Je vois, je comprends mieux ce que je dois comprendre,
Que vos livres jamais ne pourroient me l’apprendre,
Ce monde où je me trouve, et ce soleil qui luit,
Sont-ce des champignons venus en une nuit ?
Se sont-ils faits tout seuls ? Cette masse de pierre,
Qui s’élève en rocher, ces arbres, cette terre,
Ce Ciel planté là-haut, est-ce que tout cela
S’est bâti de soi-même ? Et vous, seriez-vous là,
Sans votre père, à qui le sien fut nécessaire,
Pour devenir le vôtre ? Ainsi de père en père,
Allant jusqu’au premier, qui veut-on qui l’ait fait,
Ce premier ? Et dans l’Homme, ouvrage si parfoit,
Tous ces os agencés l’un dans l’autre, cette âme,
Ces veines, ce poumon, ce cœur, ce foie… Oh, Dame,
Parlez à votre tour comme les autres font.
Je ne puis disputer si l’on ne m’interrompt.
Vous vous taisez exprès, et c’est belle malice.
Ton raisonnement charme, et j’attends qu’il finisse.
Mon raisonnement est, Monsieur, quoi qu’il en soit,
Que l’Homme est admirable en tout, et qu’on y voit
Certains ingrédients, que, plus on les contemple,
Moins on peut expliquer, d’où vient que… Par exemple,
N’est-il pas merveilleux que je sois ici, moi,
Et qu’en la tête, là, j’aie un je-ne-sais-quoi,
Qui fait qu’en un moment, sans en savoir la cause,
Je pense, s’il le faut, cent différentes choses,
Et ne me mêle point d’ajuster les ressorts
Que ce je-ne-sais-quoi fait mouvoir dans mon corps ?
Je veux lever un doigt, deux, trois, la main entière,
Aller à droit, à gauche, en avant, en arrière…
Ah, Sganarelle, vois. Peut-on sans s’étonner…
Voilà ce qu’il nous faut, Monsieur, pour raisonner.
Vous n’êtes point muet en voyant une belle.
Celle-ci me ravit.
Vraiment.
Que cherche-t-elle ?
Vous devriez déjà l’être allé demander.
Scène II
Quel bien plus grand le Ciel pouvoit-il m’accorder ?
Présenter à mes yeux, dans un lieu si sauvage
La plus belle personne…
Oh, point, Monsieur.
Je gage
Que vous n’avez encor que quatorze ans au plus.
C’est comme il vous les faut.
Quatorze ans ? Je les eus
Le dernier de Juillet.
Ô ma pauvre innocente !
Mais que cherchiez-vous là ?
Des herbes pour ma tante.
C’est pour faire un remède, elle en prend très souvent.
Veut-elle consulter un homme fort savant ?
Monsieur est médecin.
Ce seroit là sa joie.
Où son mal lui tient-il ? Est-ce à la rate ? Au foie ?
Sous des arbres assise, elle prend l’air là-bas.
Allons le savoir d’elle.
Eh, ne nous pressons pas
Qu’elle est propre à causer une flamme amoureuse ?
Il faudra que je sois pourtant religieuse.
Ah quel meurtre ! Et d’où vient ? Est-ce que vous avez
Tant de vocation…
Pas trop, mais vous savez
Qu’on menace une fille, et qu’il faut sans murmure…
C’est cela qui vous tient ?
Et puis, ma tante assure
Que je ne suis point propre au mariage.
Vous ?
Elle se moque ; allez, faites choix d’un époux.
Je vous garantis, moi, s’il faut que j’en réponde,
Propre à vous marier plus que Fille du monde.
Monsieur le médecin s’y connoît, et je veux
Que lui-même…
Voyons. Le cas n’est point douteux.
Mariez-vous, il faut vous mettre deux ensemble ;
Sinon ; il vous viendra mal encombre.
Ah, je tremble,
Et quel mal est-ce là que vous nommez ?
Un mal
Qui confirme en six mois l’humide radical ;
Mal terrible, astringent, vaporeux.
Je suis morte.
Mais surtout qui s’augmente au couvent.
Il n’importe,
On ne laissera pas de m’y mettre.
Et pourquoi ?
À cause de ma Soeur qu’on aime plus que moi,
On la mariera mieux, quand on n’aura plus qu’elle.
Vous êtes pour cela trop aimable et trop belle.
Non, je ne puis souffrir cet excès de rigueur ;
Et dès demain, pour faire enrager votre Soeur,
Je veux vous épouser. En serez-vous contente ?
Hé, mon Dieu, n’allez pas en rien dire à ma Tante.
Sitôt que du Couvent elle voit que je ris,
Deux soufflets me sont sûrs, et ce seroit bien pis,
Si vous alliez pour moi parler de mariage.
Et bien, marions-nous en secret ; je m’engage,
Puisqu’elle vous maltraite, à vous mettre en état
De ne rien craindre d’elle.
Et par un bon Contrat.
Ce n’est point à demi que Monsieur fait les choses.
J’avois, pour fuir l’hymen, d’assez pressantes causes ;
Mais pour vous faire entrer au Couvent malgré vous,
Savoir qu’à la menace on ajoute les coups,
C’est un acte inhumain, dont je me sens coupable,
Si je ne vous épouse.
Il est fort charitable.
Voyez, se marier pour vous ôter l’ennui
D’être Religieuse ; attendez tout de lui.
Si j’osois m’assurer…
C’est une bagatelle,
Que ce qu’il vous promet. Sa bonté naturelle
Va si loin, qu’il est prêt, pour faire trêve aux coups
D’épouser, s’il le faut, votre Tante avec vous.
Ah, qu’il n’en fasse rien ; elle est si dégoûtante…
Mais moi, suis-je assez belle…
Ah Ciel ! Toute charmante.
Quelle douceur pour moi de vivre sous vos lois !
Non, ce qui fait l’hymen n’est point de notre choix ;
J’en suis trop convaincu ; je vous connois à peine,
Et tout à coup je cède à l’amour qui m’entraîne.
Je voudrois qu’il fût vrai, car ma tante, et la peur
Que me fait le couvent…
Ah, connoissez mon cœur.
Voulez-vous que ma foi, pour preuve indubitable ;
Vous fasse le serment le plus épouvantable ?
Que le Ciel…
Je vous crois, ne jurez point.
Et bien ?
Mais pour nous marier, sans que l’on en sût rien,
Si la chose pressoit, comment faudroit-il faire ?
Il faudroit avec moi venir chez un Notaire,
Signer le Mariage, et quand tout seroit fait,
Nous laisserions gronder votre Tante.
En effet,
Quand une chose est faite, elle n’est pas à faire.
Oh, ma Tante et ma Soeur seront bien en colère ;
Car j’aurai pour ma part plus de vingt mille écus,
Bien des gens me l’ont dit.
Vous me rendez confus.
Pensez-vous que ce soit votre bien qui m’engage ?
Ce sont les agréments de ce charmant visage,
Cette bouche, ces yeux. Enfin soyez à moi,
Et je renonce au reste.
Il est de bonne foi.
Vos écus sont pour lui des beautés peu touchantes.
J’ai dans le Bourg voisin une de mes Parentes,
Qui veut qu’on me marie, et qui m’a toujours dit,
Que si quelqu’un m’aimait…
C’est avoir de l’esprit.
Elle envoieroit chercher de bon cœur le notaire.
Si nous allions chez elle ?
Et bien, il le faut faire.
Me voilà prêt, allons.
Mais quoi, seule avec vous ?
Vous avecque moi, c’est suivre votre époux.
Est-ce scrupule à faire après la foi promise ?
Pas trop, mais j’ai toujours…
Vous verrez ma franchise.
Du moins…
Par où faut-il vous mener ?
Par ici.
Mais quel malheur !
Comment ?
Ma Tante que voici…
Le fâcheux contretemps ! Qui diable nous l’amène ?
Ma foi, c’en étoit fait sans cela.
Quelle peine !
Sans rien dire, venez m’attendre ici ce soir,
Je m’y rendrai.
Scène III
Vraiment, j’aime assez à vous voir.
Impudente ; il vous faut parler avec des hommes.
Vous ne savez pas bien, Madame, qui nous sommes.
Est-ce faire du mal, quand c’est à bonne fin ?
Ce monsieur-là m’a dit qu’il étoit Médecin,
Et je lui demandois si pour guérir votre Asthme,
Il ne savoit pas.
Oui ; j’ai certain cataplasme,
Qui posé, lorsqu’on tombe en suffocation,
Facilite aussitôt la respiration.
Eh, mon Dieu, là-dessus j’ai vu les plus habiles,
Leurs Remèdes me sont Remèdes inutiles.
Je le crois. La plupart des plus grands Médecins
Ne sont bons qu’à venir visiter des bassins ;
Mais pour moi qui vais droit au souverain Dictame,
Je guéris de tous maux, et je voudrois, Madame,
Que votre Asthme vous tînt du haut jusques au bas,
Trois jours mon Cataplasme, il n’y paroîtroit pas.
Hélas ! Que vous feriez une admirable cure !
Je parle hardiment, mais ma parole est sûre.
Demandez à Monsieur. Outre l’asthme, il avoit
Un Bolus au côté qui toujours s’élevoit.
Du Diaphragme impur l’humeur trop réunie
Le mettoit tous les ans dix fois à l’agonie.
En huit jours, je vous ai balayé tout cela,
Nettoyé l’impur, et… Regardez, le voilà
Aussi frais, aussi plein de vigueur énergique,
Que s’il n’avoit jamais eu tache d’Asthmatique.
Son teint est frais sans doute, et d’un vif éclatant.
Ça, voyons votre pouls. Il est intermittent ;
La palpitation du poumon s’y dénote.
Quelquefois…
Votre langue. Elle n’est pas tant sotte.
En dessous, levez-là. L’Asthme y paroît marqué.
Ah, si mon cataplasme étoit vite appliqué…
Où donc l’applique-t-on ?
Tout droit sur la partie,
Où la force de l’asthme est le plus départie.
Comme l’obstruction se fait de ce côté,
Il faut, autant qu’on peut, la mettre en liberté ;
Car selon que d’abord la chaleur restringente
A pu se ramasser, la partie est souffrante,
Et laisse à respirer le conduit plus étroit.
Or est-il que le chaud ne vient jamais du froid.
Par conséquent, sitôt que dans une famille,
Vous voyez que le mal prend cours…
Petite fille,
Passez de ce côté.
Ne différez jamais.
Vous viendrez donc ce soir ?
Oui, je vous le promets.
À vous cataplasmer commencez de bonne heure.
En quel lieu faites-vous ici votre demeure ?
Vous voyez ma Maison.
Dans trois heures d’ici,
Prenez dans un oeuf frais de cette poudre-ci,
Et du reste du jour ne parlez à personne.
Voilà jusqu’à demain ce que je vous ordonne,
Je ne manquerai pas à me rendre chez vous.
Venez, vous faites seul mon espoir le plus doux.
Allons, petite fille, aidez-moi.
Ça, ma tante.
Scène IV
Qu’en dites-vous, Monsieur ?
La rencontre est plaisante.
M’érigeant en docteur, j’ai là fort à propos,
Pour amuser la tante, étalé de grands mots.
Où diable as-tu pêché ce jargon ?
Laissez faire.
J’ai servi quelque temps chez un apothicaire.
S’il faut jaser encor, je suis médecin né.
Mais ce tabac en poudre à la vieille donné ?
Sa nièce est fort aimable, et doit ici se rendre
Quand le jour…
Quoi, Monsieur, vous l’y viendrez attendre ?
Oui, sans doute.
Et de là, vous, l’épouseur banal,
Vous irez lui passer un écrit nuptial.
Souffrir, faute d’un mot, qu’elle échappe à ma flamme ?
Quel diable de métier ! Toujours femme sur Femme !
En vain pour moi ton zèle y voit de l’embarras,
Les femmes n’en font point.
Je ne vous comprends pas.
Mille Gens, dont je vois partout qu’on se contente,
En ont souvent trop d’une, et vous en prenez trente !
Je ne me pique pas aussi de les garder ;
Le grand nombre en ce cas pourroit m’incommoder.
Pourquoi ? Vous en feriez un Sérail. Mais je tremble.
Quel cliquetis ? Monsieur, ah !
Trois hommes ensemble
En attaquent un seul, il faut le secourir.
Voilà l’humeur de l’homme. Où s’en va-t-il courir ?
S’aller faire échiner sans qu’il soit nécessaire.
Quels grands coups il allonge ! Il faut le laisser faire.
Le plus sûr cependant est de m’aller cacher.
S’il a besoin de moi, qu’il vienne me chercher.
Scène V
Ces Voleurs par leur fuite ont fait assez connoître
Qu’où votre bras se montre on n’ose plus paroître,
Et je ne puis nier qu’à cet heureux secours,
Si je respire encor, je ne doive mes jours.
Ainsi, Monsieur, souffrez que pour vous rendre grâce…
J’ai fait ce que vous-même auriez fait à ma place,
Et prendre ce parti contre leur lâcheté,
Était plutôt devoir que générosité.
Mais d’où vous êtes-vous attiré leur poursuite ?
Je m’étois par malheur écarté de ma suite.
Ils m’ont rencontré seul, et mon Cheval tué
À leur infâme audace a fort contribué.
Sans vous j’étois perdu.
Vous allez à la ville ?
Non, certains intérêts…
Vous peut-on être utile ?
Cette offre met le comble à ce que je vous dois.
Une affaire d’honneur, très sensible pour moi,
M’oblige dans ces lieux à tenir la campagne.
Je suis à vous, souffrez que je vous accompagne.
Mais puis-je demander, sans me rendre indiscret,
Quel outrage reçu…
Ce n’est plus un secret,
Et je ne dois songer dans le bruit de l’offense,
Qu’à faire, promptement éclater ma vengeance.
Une Soeur, qu’au Couvent j’avois fait élever,
Depuis quatre ou cinq jours s’est laissée enlever.
Un Dom Juan Giron, est l’auteur de l’injure,
Il a pris cette route, au moins on m’en assure,
Et je viens l’y chercher sur ce que j’en ai su.
Et le connoissez-vous ?
Je ne l’ai jamais vu,
Mais j’amène avec moi des Gens qui le connoissent ;
Et par ses actions telles qu’elles paraissent,
Je crois, sans passion, qu’il peut être permis…
N’en dites point de mal, il est de mes amis.
Après un tel aveu j’aurois tort d’en rien dire ;
Mais lorsque mon honneur à la vengeance aspire,
Malgré cette amitié j’ose espérer de vous…
Je sais ce que se doit un si juste courroux,
Et pour vous épargner des peines inutiles,
Quels que soient vos desseins, je les rendrai faciles.
Si d’aimer Dom Juan je ne puis m’empêcher,
C’est sans avoir servi jamais à le cacher.
D’un enlèvement fait avecque trop d’audace
Vous demandez raison, il faut qu’il vous la fasse.
Et comment me la faire ?
Il est homme de cœur,
Vous pouvez là-dessus consulter votre honneur.
Pour se battre avec vous, quand vous aurez su prendre
Le lieu, l’heure, et le jour, il viendra vous attendre.
Vous répondre de lui, c’est vous en dire assez.
Cette assurance est douce à des cœurs offensés.
Mais je vous avouerai que vous devant la vie,
Je ne puis, sans douleur, vous voir de la partie.
Une telle amitié nous a joints jusqu’ici,
Que s’il se bat, il faut que je me batte aussi.
Notre union le veut.
Et c’est dont je soupire.
Faut-il, quand je vous dois le jour que je respire,
Que j’aie à me venger, et qu’il vous soit permis
D’aimer le plus mortel de tous mes Ennemis ?
Scène VI
Fais boire nos Chevaux, et que l’on nous attende.
Par où donc… Mais ô Ciel, que ma surprise est grande !
D’où vient qu’ainsi sur nous vos regards attachés…
Voilà votre ennemi, celui que vous cherchez,
Dom Juan.
DOM-CARLOS.
Dom Juan ?
Oui, je renonce à feindre ;
L’avantage du nombre est peu pour m’y contraindre.
Je suis ce Dom Juan, dont le trépas juré…
Voulez-vous…
Arrêtez ; m’étant seul égaré,
Des Lâches m’ont surpris, et je lui dois la vie
Qui par eux sans son bras m’auroit été ravie.
Dom Juan, vous voyez, malgré tout mon courroux,
Que je vous rends le bien que j’ai reçu de vous.
Jugez par là du reste, et si de mon offense,
Pour payer un bienfoit, je suspends la vengeance,
Croyez que ce délai ne fera qu’augmenter
Le vif ressentiment que j’ai fait éclater.
Je ne demande point qu’ici sans plus attendre
Vous preniez le parti que vous avez à prendre.
Pour m’acquitter vers vous, je veux bien vous laisser,
Quoi que vous résolviez, le loisir d’y penser.
Sur l’outrage reçu, qu’en vain on voudroit taire,
Vous savez quels moyens peuvent me satisfaire.
Il en est de sanglants, il en est de plus doux.
Voyez-les, consultez, le choix dépend de vous.
Mais enfin quel qu’il soit, souvenez-vous, de grâce,
Qu’il faut que mon affront par Dom Juan s’efface,
Que ce seul intérêt m’a conduit en ce lieu,
Que vous m’avez pour lui donné parole. Adieu.
Quoi, Monsieur ?
Suivez-moi.
Faut-il…
Notre querelle
Se doit vider ailleurs.
Scène VII
Holà, ho, Sganarelle,
SGANARELLE, derrière le Théâtre.
Qui va là ?
Viendras-tu ?
Tout à l’heure. Ah, c’est vous.
Coquin, quand je me bats, tu te sauves des coups ?
J’étois allé, Monsieur, ici près, d’où j’arrive.
Cet habit est, je crois, de vertu purgative ;
Le porter, c’est autant qu’avoir pris…
Effronté !
D’un voile honnête au moins couvre ta lâcheté.
D’un vaillant homme mort la gloire se publie ;
Mais j’en fais moins de cas que d’un Poltron en vie.
Sais-tu pour qui mon bras vient de s’employer ?
Non.
Pour un frère d’Elvire.
Un frère ! Tout de bon ?
J’ai regret de nous voir ainsi brouillés ensemble,
Il paroît honnête homme.
Ah, Monsieur, il me semble,
Qu’en rendant un peu plus de justice à sa soeur…
Ma passion dans mon cœur est usée en mon cœur,
Et les Objets nouveaux le rendent si sensible,
Qu’avec l’engagement il est incompatible.
D’ailleurs, ayant pris Femme en vingt lieux différents,
Tu sais pour le secret les détours que je prends.
À ne point éclater toutes je les engage,
Et si l’une en public avoit quelque avantage,
Les autres parleroient, et tout seroit perdu.
Vous pourriez bien alors, Monsieur, être pendu.
Maraud.
Je vous entends, il seroit plus honnête,
Pour vous mieux ennoblir, qu’on vous coupât la tête ;
Mais c’est toujours mourir.
Quel ouvrage nouveau
Vois-je paroître ici ?
Bon, et c’est le tombeau
Où votre Commandeur, qui pour lui le fit faire,
Grâce à vous, gît plus tôt qu’il n’étoit nécessaire.
On ne m’avoit pas dit qu’il fût de ce côté.
Allons le voir.
Pourquoi cette civilité ?
Laissons-le là, Monsieur ; aussi bien il me semble
Que vous ne devez pas être trop bien ensemble.
C’est pour faire la paix que je cherche à le voir,
Et s’il est galant homme, il doit nous recevoir.
Entrons.
Ah ! Que ce marbre est beau ! Ne lui déplaise,
Il s’est là, pour un Mort, logé fort à son aise.
J’admire cette aveugle et sotte vanité.
Un Homme en son vivant se sera contenté
D’un bâtiment fort simple, et le visionnaire
En veut un tout pompeux, quand il n’en a que faire.
Voyez-vous sa Statue, et comme il tient sa main ?
Parbleu, le voilà bon en empereur Romain.
Il me fait quasi peur. Quels regards il nous jette !
C’est pour nous obliger, je pense, à la retraite,
Sans doute qu’à nous voir il prend peu de plaisir.
Si de venir dîner il avoit le loisir,
Je le régalerois. De ma part, Sganarelle,
Va l’en prier.
Lui ?
Cours.
La prière est nouvelle.
Un Mort ! Vous moquez-vous ?
Fais ce que je t’ai dit.
Le pauvre homme, Monsieur, a perdu l’appétit.
Si tu n’y vas…
J’y vais. Que faut-il que je dise ?
Que je l’attends chez moi.
Je ris de ma sottise,
Mais mon maître le veut. Monsieur le Commandeur,
Dom Juan voudroit bien avoir chez lui l’honneur
De vous faire un régal. Y viendrez-vous ?
À l’aide.
Qu’est-ce ? Qu’as-tu ? Dis donc.
Je suis mort sans remède.
La Statue…
Et bien, quoi ? Que veux-tu dire ?
Hélas !
La Statue…
Enfin donc tu ne parleras pas ?
Je parle, et je vous dis, monsieur, que la Statue…
Encor ?
Sa tête…
Et bien ?
Vers moi s’est abattue.
Elle m’a fait…
Coquin !
Si je ne vous dis vrai…
Vous pouvez lui parler pour en faire l’essai.
Peut-être…
Viens, Maraud, puisqu’il faut que j’en rie,
Viens être convaincu de ta poltronnerie,
Prends garde. Commandeur, te rendras-tu chez moi ?
Je t’attends à dîner.
Vous en tenez, ma foi.
Voilà mes esprits forts qui ne veulent rien croire.
Disputons à présent, j’ai gagné la victoire.
Allons, sortons d’ici.
Sortons, je vous promets,
Quand je serai dehors, de n’y rentrer jamais.
ACTE IV
Scène I
Cesse de raisonner sur une bagatelle.
Un faux rapport des yeux n’est pas chose nouvelle,
Et souvent il ne faut qu’une simple vapeur,
Pour faire ce qu’en toi j’imputois à la peur.
La vue en est troublée, et je tiens ridicule…
Quoi, là-dessus encor vous êtes incrédule,
Et ce que de nos yeux, de ces yeux que voilà,
Tous deux nous avons vu, vous le démentez ? Là,
Traitez-moi d’ignorant, d’impertinent, de bête.
Il n’est rien de plus vrai que ce signe de tête,
Et je ne doute point que pour vous convertir,
Le Ciel qui de l’Enfer cherche à vous garantir,
N’ait rendu tout exprès ce dernier témoignage.
Écoute, s’il t’échappe un seul mot davantage
Sur tes moralités, je vais faire venir
Quatre Hommes des plus forts, te bien faire tenir,
Afin qu’un nerf de Boeuf à loisir te réponde.
M’entends-tu ? Dis.
Fort bien, Monsieur, le mieux du monde.
Vous vous expliquez net, c’est là ce qui me plaît.
D’autres ont des détours qu’on ne sait ce que c’est ;
Mais vous, en quatre mots que vous faites entendre,
Vous dites tout, rien n’est si facile à comprendre.
Qu’on me fasse dîner le plutôt qu’on pourra.
Un Siège.
Va savoir quand Monsieur dînera.
Dépêche.
Scène II
Que veut-on ?
C’est Monsieur votre père.
Ah, que cette visite étoit peu nécessaire !
Quels contes de nouveau me vient-il débiter ?
Qu’il a de temps à perdre !
Il le faut écouter.
Ma présence vous choque, et je vois que sans peine
Vous pourriez vous passer d’un Père qui vous gêne.
Tous deux, à dire vrai, par plus d’une raison,
Nous nous incommodons d’une étrange façon ;
Et si vous êtes las d’ouïr mes remontrances,
Je suis bien las aussi de vos extravagances.
Ah ! Que d’aveuglement, quand raisonnant en fous,
Nous voulons que le Ciel soit moins sage que nous :
Quand sur ce qu’il connoît qui nous est nécessaire,
Nos imprudents désirs ne le laissent pas faire,
Et qu’à force de vœux nous tâchons d’obtenir
Ce qui nous est donné souvent pour nous punir !
La naissance d’un Fils fut ma plus forte envie.
Mes souhaits en faisoient tout le bien de ma vie,
Et ce Fils que j’obtiens est le fléau rigoureux
De ces jours que par lui je croyois rendre heureux.
De quel œil, dites-moi, pensez-vous que je voie
Ces commerces honteux qui seuls font votre joie,
Ce scandaleux amas de viles actions
Qu’entassent chaque jour vos folles passions,
Ce long enchaînement de méchantes affaires,
Où du Prince pour vous les grâces nécessaires
Ont épuisé déjà tout ce qu’auprès de lui
Mes services pouvoient m’avoir acquis d’appui ?
Ah Fils ! Indigne Fils ! Quelle est votre bassesse,
D’avoir de vos Aïeux démenti la noblesse !
D’avoir osé ternir par tant de lâchetés
Le glorieux éclat du sang dont vous sortez,
De ce sang que l’Histoire en mille endroits renomme !
Et qu’avez-vous donc fait pour être Gentilhomme ?
Si ce titre ne peut vous être contesté,
Pensez-vous avoir droit d’en tirer vanité,
Et qu’il ait rien en vous qui puisse être estimable,
Quand vos dérèglements l’y rendent méprisable ?
Non, non, de nos Aïeux on a beau faire cas ;
La naissance n’est rien où la vertu n’est pas.
Aussi ne pouvons-nous avoir part à leur gloire,
Qu’autant que nous faisons honneur à leur mémoire.
L’éclat que leur conduite a répandu sur nous,
Des mêmes sentiments nous doit rendre jaloux ;
C’est un engagement dont rien ne nous dispense,
De marcher sur les pas qu’a tracés leur prudence,
D’être à les imiter attachés, prompts, ardents,
Si nous voulons passer pour leurs vrais Descendants.
Ainsi de ce Héros que nos Histoires louent,
Vous descendez en vain lorsqu’ils vous désavouent,
Et que ce qu’ils ont fait et d’illustre et de grand,
N’a pu de votre cœur leur être un sûr garant.
Loin d’être de leur sang, loin que l’on vous en compte,
L’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre honte,
Et c’est comme un Flambeau qui devant vous porté,
Fait de vos actions mieux voir l’indignité.
Enfin si la Noblesse est un précieux titre,
Sachez que la vertu doit en être l’arbitre,
Qu’il n’est point de grands noms qui sans elle obscurcis…
Monsieur, vous seriez mieux si vous parliez assis.
Je ne veux pas m’asseoir, Insolent. J’ai beau dire,
Ma remontrance est vaine, et tu n’en fais que rire.
C’est trop ; si jusqu’ici dans mon cœur malgré moi,
La tendresse de Père a combattu pour toi,
Je l’étouffe ; aussi bien il est temps que j’efface
La honte de te voir déshonorer ma race,
Et qu’arrêtant le cours de tes dérèglements,
Je prévienne du Ciel les justes châtiments.
J’en mourrai, mais je dois mon bras à sa colère.
Scène III
Mourez quand vous voudrez, il ne m’importe guère.
Ah ! Que sur ce jargon, qu’à toute heure j’entends,
Les Pères sont fâcheux qui vivent trop longtemps !
Monsieur…
Quelle sottise à moi quand je l’écoute !
Vous avez tort.
J’ai tort ?
Eh.
J’ai tort ?
Oui sans doute,
Vous avez très grand tort de l’avoir écouté
Avec tant de douceur et tant d’honnêteté.
Le chassant, au milieu de sa sotte harangue,
Vous lui deviez apprendre à mieux régler sa langue.
A-t-on jamais rien vu de plus impertinent ?
Un Père contre un Fils faire l’entreprenant ?
Lui venir dire au nez que l’honneur le convie
À mener dans le monde une louable vie ?
Le faire souvenir qu’étant d’un noble sang,
Il ne devroit rien faire indigne de son rang ?
Les beaux enseignements ! C’est bien ce qu’il doit suivre
Un Homme tel que vous, qui sait comme il faut vivre.
De votre patience on se doit étonner.
Pour moi, je vous l’aurois envoyé promener.
Scène IV
Votre marchand est là, Monsieur.
Qui ?
Ce grand homme,
Peste, un créancier assomme.
De quoi s’avise-t-il d’être si diligent
À venir chez les Gens demander de l’argent ?
Que ne lui disois-tu que Monsieur dîne en Ville ?
Vraiment oui, c’est un home à croire bien facile.
Malgré ce que j’ai dit, il a voulu s’asseoir
Là-dedans pour l’attendre.
Et bien, jusques au soir
Qu’il y demeure.
Non ; fais qu’il entre au contraire.
Je ne tarderai pas longtemps à m’en défaire.
Lorsque des Créanciers cherchent à nous parler
Je trouve qu’il est mal de se faire celer.
Leurs visites ayant une fort juste cause,
Il les faut tout au moins payer de quelque chose,
Et sans leur rien donner, je ne manque jamais
À les faire de moi retourner satisfaits.
Scène V
Bonjour, Monsieur Dimanche. Eh, que ce m’est de joie
De pouvoir… Ne souffrez jamais qu’on vous renvoie.
J’ai bien grondé mes Gens, qui sans doute ont eu tort
De n’avoir pas voulu vous faire entrer d’abord.
Ils ont ordre aujourd’hui de n’ouvrir à personne ;
Mais ce n’est pas pour vous que cet ordre se donne,
Et vous êtes en droit, quand vous venez chez moi,
De n’y trouver jamais rien de fermé.
Je crois,
Monsieur, qu’il…
Les Coquins ! Voyez, laisser attendre
Monsieur Dimanche seul ! Oh, je leur veux apprendre
À connoître les Gens.
Cela n’est rien.
Comment ?
Quand je suis dans ma Chambre, oser effrontément
Dire à Monsieur Dimanche, au meilleur…
Sans colère,
Monsieur, une autre fois ils craindront de le faire.
J’étois venu…
Jamais ils ne font autrement.
Ça, pour Monsieur Dimanche un Siège, promptement.
Je suis dans mon devoir.
Debout ! Que je l’endure !
Non, vous serez assis.
Monsieur, je vous conjure…
Apportez. Je vous aime, et je vous vois d’un œil…
Ôtez-moi ce Pliant, et donnez un Fauteuil.
Je n’ai garde, Monsieur, de…
Je le dis encore.
Au point que je vous aime, et que je vous honore,
Je ne souffrirai point qu’on mette entre nous deux
Aucune différence.
Ah ! Monsieur.
Je le veux.
Allons, asseyez-vous.
Comme le temps empire…
Mettez-vous là.
Monsieur, je n’ai qu’un mot à dire.
J’étois…
Mettez-vous là, vous dis-je.
Je suis bien.
Non, si vous n’êtes là, je n’écouterai rien…
MONSIEUR DIMANCHE s’asseyant dans un fauteuil.
C’est pour vous obéir. Sans le besoin extrême…
Parbleu, Monsieur Dimanche, avouez-le vous-même,
Vous vous portez bien.
Oui, mieux depuis quelques mois
Que je n’avois pas fait. Je suis…
Plus je vous vois,
Plus j’admire sur vous certain vif qui s’épanche.
Quel teint !
Je viens, Monsieur…
Et Madame Dimanche,
Comment se porte-t-elle ?
Assez bien, Dieu merci.
Je viens vous…
Du ménage elle a tout le souci.
C’est une brave femme.
Elle est votre servante.
J’étois…
Elle a bien lieu d’avoir l’âme contente.
Que ses enfants sont beaux ! La petite Louison,
Hem ?
C’est l’enfant gâté, Monsieur, de la maison.
Je…
Rien n’est si joli.
Monsieur, je…
Que je l’aime ?
Et le petit Colin, est-il encor de même ?
Fait-il toujours grand bruit avecque son tambour ?
Oui, Monsieur, on en est tout étourdi tout le jour,
Je venais…
Et Brusquet, est-ce à son ordinaire ?
L’aimable petit chien, pour ne se pouvoir taire ?
Mord-il toujours les gens aux jambes ?
À ravir.
C’est pis que ce n’étoit, nous n’en saurions chevir ;
Et quand il ne voit pas notre petite fille…
Je prends tant d’intérêt en toute la famille,
Qu’on doit peu s’étonner si je m’informe ainsi
De tout l’un après l’autre.
Oh, je vous compte aussi
Parmi ceux qui nous font…
Allons donc, je vous prie,
Touchez, Monsieur Dimanche.
Ah !
Mais sans raillerie.
M’aimez-vous un peu ? Là.
Très humble serviteur.
Parbleu, je suis à vous aussi de tout mon cœur.
Vous me rendez confus. Je…
Pour votre service,
Il n’est rien qu’avec joie en tout temps je ne fisse.
C’est trop d’honneur pour moi ; mais, Monsieur, s’il vous plaît,
Je viens pour…
Et cela, sans aucun intérêt,
Croyez-le.
Je n’ai point mérité cette grâce.
Mais…
Servir mes amis n’a rien qui m’embarrasse.
Si vous…
Monsieur Dimanche, oh ça, de bonne foi,
Vous n’avez point dîné, dînez avecque moi.
Vous voilà tout porté.
Non, Monsieur, une affaire
Me rappelle chez nous, et m’y rend nécessaire.
Vite, allons ma calèche.
Ah ! C’est trop de moitié.
Dépêchons.
Non, Monsieur.
Vous n’irez point à pied.
Monsieur, j’y vais toujours.
La résistance est vaine ;
Vous m’êtes venu voir, je veux qu’on vous remène.
J’avois-là…
Tenez-moi pour votre serviteur.
Je voulais…
Je le suis, et votre débiteur.
Ah ! Monsieur.
Je n’en fais un secret à personne,
Et de ce que je dois j’ai la mémoire bonne.
Si vous me…
Voulez-vous que je descende en bas,
Que je vous reconduise ?
Ah ! Je ne le vaux pas.
Mais…
Embrassez-moi donc. C’est d’une amitié pure,
Qu’une seconde fois ici je vous conjure
D’être persuadé qu’envers et contre tous ;
Il n’est rien qu’au besoin je ne fisse pour vous.
Vous avez en Monsieur un ami véritable,
Un…
De civilités il est vrai qu’il m’accable,
Et j’en suis si confus, que je ne sais comment
Lui pouvoir demander ce qu’il me doit.
Vraiment.
Quand on parle de vous, il ne faut que l’entendre.
Comme lui tous ses Gens ont pour vous le cœur tendre,
Et pour vous le montrer, ah ! Que ne nous vient-on
Donner quelque nasarde, ou des coups de bâton !
Vous verriez de quel air…
Je le crois Sganarelle.
Mais pour lui mille écus sont une bagatelle ;
Et deux mots dits par vous…
Allez, ne craignez rien,
Vous en dût-il vingt mille, il vous les payeroit bien.
Mais vous, vous me devez aussi pour votre compte…
Fi, parler de cela ! N’avez-vous point de honte ?
Comment ?
Ne sais-je pas que je vous dois ?
Si tous…
Allez, Monsieur Dimanche, on vous attend chez vous.
Mais mon argent ?
Et bien, je dois ; qui doit s’oblige.
Je veux…
Ah !
J’entends…
Bon.
Mais…
Fi,
Je…
Fi, vous dis-je.
Scène VI
Nous en voilà défaits.
Et fort civilement.
A-t-il lieu de s’en plaindre ?
Il auroit tort, comment ?
N’ai-je pas…
Ceux qui font les fautes, qu’ils les boivent.
Est-ce aux Gens comme vous à payer ce qu’ils doivent ?
Qu’on sache si bien tôt le dîner sera prêt.
Quoi, vous encor, Madame ? En deux mots, s’il vous plaît.
J’ai hâte.
Dans l’ennui dont mon âme est atteinte,
Vous craignez ma douleur, mais perdez cette crainte.
Je ne viens point ici pleine de ce courroux,
Que je n’ai que trop fait éclater devant vous.
Par un premier hymen une autre vous possède,
On m’a tout éclairci, c’est un mal sans remède,
Et je me ferois tort de vouloir disputer,
Ce que contre les lois je ne puis emporter.
J’ai sans doute à rougir malgré mon innocence,
D’avoir cru mon amour avec tant d’imprudence,
Qu’en vous donnant la main j’ai reçu votre foi,
Sans voir si vous étiez en pouvoir d’être à moi.
Ce dessein avoit beau me sembler téméraire,
Je cherchois le secret par la crainte d’un Frère,
Et le tendre penchant qui me fit tout oser,
Sur vos serments trompeurs servit à m’abuser.
Le crime est pour vous seul, puisque enfin éclaircie,
Je songe à satisfaire à ma gloire noircie,
Et que ne vous pouvant conserver pour Époux,
J’éteins la folle ardeur qui m’attachoit à vous.
Non qu’un juste remords l’étouffe dans mon âme,
Jusques à n’y laisser aucun reste de flamme ;
Mais ce reste n’est plus qu’un amour épuré.
C’est un feu dont pour vous mon cœur est éclairé,
Un feu purgé de tout, une sainte tendresse,
Qu’au commerce des sens nul désir n’intéresse,
Qui n’agit que pour vous.
Ah !
Tu pleures, je crois,
Ton cœur est attendri.
Monsieur, pardonnez-moi.
C’est ce parfoit amour qui m’engage à vous dire
Ce qu’aujourd’hui le Ciel pour votre bien inspire,
Le Ciel dont la bonté cherche à vous secourir,
Prêt à choir dans l’abîme où je vous vois courir.
Oui, Dom Juan, je sais par quel amas de crimes
Vos peines qu’il résout lui semblent légitimes,
Et je viens de sa part vous dire que pour vous
Sa clémence a fait place à son juste courroux ;
Que las de vous attendre, il tient la foudre prête,
Qui depuis si longtemps menace votre tête ;
Qu’il est encor en vous, par un prompt repentir
De trouver les moyens de vous en garantir,
Et que pour éviter un malheur si funeste,
Ce jour, ce jour peut-être est le seul qui vous reste.
Monsieur !
Pour moi, qui lors de mon aveuglement,
Je n’ai plus pour la terre aucun attachement.
Ma retraite est conclue, et c’est là que sans cesse
Mes larmes tâcheront d’effacer ma foiblesse,
Heureuse si je puis par son austérité
Obtenir le pardon de ma crédulité.
Mais dans cette retraite, où l’on meurt à soi-même,
J’aurois, je vous l’avoue, une douleur extrême,
Qu’un homme à qui j’ai cru pouvoir innocemment
De mes plus tendres vœux donner l’empressement,
Devînt par un revers aux méchants redoutable,
Des vengeances du Ciel l’exemple épouvantable.
Monsieur, encor un coup…
De grâce, accordez-moi
Ce que dois mériter l’état où je me vois.
Votre salut fait seul mes plus fortes alarmes.
Ne le refusez point à mes voeux, à mes larmes,
Et si votre intérêt ne vous sauroit toucher,
Au crime en ma faveur daignez vous arracher,
Et m’épargner l’ennui d’avoir pour vous à craindre
Le courroux que jamais le Ciel ne laisse éteindre.
La pauvre femme ?
Enfin si le faux nom d’époux
M’a fait tout oublier pour vous vivre toute à vous,
Si je vous ai fait voir la plus forte tendresse
Qui jamais d’un cœur noble ait été la Maîtresse,
Tout le prix que j’en veux, c’est de vous voir songer
Au bonheur que pour vous je tâche à ménager.
Coeur de Tigre !
Voyez que tout est périssable.
Examinez la peine infaillible au coupable,
Et de votre salut faites-vous une loi,
Ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi.
C’est à ce but qu’il faut que tous vos désirs tendent,
Et ce que de nouveau mes larmes vous demandent.
Si ces larmes sont peu, j’ose vous en presser
Par tout ce qui jamais vous put intéresser.
Après cette prière, adieu, je me retire.
Songez à vous, c’est tout ce que j’avois à dire.
J’ai fort prêté l’oreille à ce pieux discours,
Madame, avecque moi demeurez quelques jours.
Peut-être en me parlant vous me toucherez l’âme.
Demeurer avec vous n’étant point votre Femme !
Je vous ai découvert de grandes vérités.
Dom Juan, craignez tout, si vous n’en profitez.
Scène VII
La laisser partir, sans…
Sais-tu bien, Sganarelle,
Que mon cœur s’est encor presque senti pour elle ?
Ses larmes, son chagrin, sa résolution,
Tout cela m’a fait naître un peu d’émotion.
Dans son air languissant je l’ai trouvée aimable.
Et tout ce qu’elle a dit n’a point été capable…
Vite à dîner.
Fort bien.
Pourquoi me regarder ?
Va, va, je vais bientôt songer à m’amender.
Ma foi, n’en riez point, rien n’est si nécessaire
Que de se convertir.
C’est ce que je veux faire.
Encor vingt ou trente ans des plaisirs les plus doux.
Toujours en joie, et puis, nous penserons à nous.
Voilà des Libertins l’ordinaire langage,
Mais la mort…
Hem.
Qu’on serve. Ah bon, Monsieur, courage.
Grande chère, tandis que nous nous portons bien.
Quelle enflure est-ce là ? Parle, dis, qu’as-tu ?
Rien.
Attends, montre. Sa joue est toute contrefaite,
C’est une fluxion ; qu’on cherche une Lancette.
Le pauvre Garçon ! Vite ; il faut le secourir,
Si cet abcès rentroit, il en pourroit mourir.
Qu’on perce, il est mûr. Ah, Coquin que vous êtes,
Vous osez donc…
Ma foi, sans chercher de défaites,
Je voulois voir, Monsieur, si votre cuisinier
N’avoit pas trop poivré ce ragoût ; le dernier
L’étoit en diable, aussi vous n’en mangeâtes guère.
Puisque la faim te presse, il faut la satisfaire.
Fais-toi donner un siège, et mange avecque moi,
Aussi bien, cela fait, j’aurai besoin de toi.
Mets-toi là.
Volontiers, j’y tiendrai bien ma place.
Mange donc.
Vous serez content ; de votre grâce
Vous m’avez fait partir sans déjeuner, ainsi
J’ai l’appétit, Monsieur, bien ouvert, Dieu merci.
Je le vois.
Quand j’ai faim je mange comme trente.
Tâtez-moi de cela, la sauce est excellente.
Si j’avois ce Chapon je le mènerois loin.
Tout doux, petit compère, il n’en est pas besoin,
Rengainez ! Vertubleu, pour lever les assiettes,
Vous êtes bien soigneux d’en présenter de nettes.
Et vous, Monsieur Picard, trêve de compliment,
Je n’ai point encor soif.
Va, dîne posément.
C’est bien dit.
Chante-moi quelque chanson à boire.
Bientôt, Monsieur, laissons travailler la mâchoire.
Quand j’aurai dit trois mots à chacun de ces plats…
Qui diable frappe ainsi ?
Dis que je n’y suis pas.
Attendez, j’aime mieux l’aller dire moi-même.
Ah, Monsieur !
D’où te vient cette frayeur extrême ?
C’est le…
Quoi ?
Je suis mort.
Veux-tu pas t’expliquer ?
Du faiseur de… tantôt vous pensiez vous moquer.
Avancez, il est là, c’est lui qui vous demande.
Allons le recevoir.
Si j’y vais, qu’on me pende.
Quoi, d’un rien ton courage est sitôt abattu ?
Ah ! Pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?
Scène VIII
Une Chaise, un Couvert. Je te suis redevable.
D’être si ponctuel. Viens te remettre à table.
J’ai mangé comme un Chancre, et je n’ai plus de faim.
Si de t’avoir ici j’eusse été plus certain,
Un repas mieux réglé t’auroit marqué mon zèle.
À boire. À ta santé, Commandeur. Sganarelle,
Je te la porte, allons, qu’on lui donne du Vin.
Bon.
Je ne bois jamais quand il est si matin.
Chante, le Commandeur te voudra bien entendre.
Je suis trop enrhumé.
Laisse-le s’en défendre,
C’en est assez, je suis content de ton repas.
Le temps fuit, la mort vient, et tu n’y penses pas.
Ces avertissements me sont peu nécessaires.
Chantons, une autre fois nous parlerons d’affaires.
Peut-être une autre fois tu le voudras trop tard,
Mais puis que tu veux bien en courir le hasard,
Dans mon Tombeau ce soir à souper je t’engage.
Promets-moi d’y venir, auras-tu ce courage ?
Oui, Sganarelle et moi nous irons.
Moi ? Non pas.
Poltron.
Jamais par jour je ne fais qu’un repas.
Adieu.
Jusqu’à ce soir.
Je t’attends.
Misérable !
Où me veut-il mener ?
J’irai, fût-ce le Diable.
Je veux voir comme on est régalé chez les morts.
Pour cent coups de bâton que n’en suis-je dehors.
ACTE V
Scène I
Ne m’abusez-vous point, et seroit-il possible,
Que votre cœur, ce cœur si longtemps inflexible,
Si longtemps en aveugle au crime abandonné,
Eût rompu les liens dont il fut enchaîné ?
Qu’un pareil changement me va causer de joie ?
Mais encor une fois faut-il que je le croie,
Et se peut-il qu’enfin le Ciel m’ait accordé
Ce qu’avec tant d’ardeur j’ai toujours demandé ?
Oui, Monsieur, ce retour dont j’étois si peu digne,
Nous est de ses bontés un témoignage insigne.
Je ne plus ce Fils, dont les lâches désirs
N’eurent pour seul objet que d’infâmes plaisirs.
Le Ciel, dont la clémence est pour moi sans seconde,
M’a fait voir tout à coup les vains abus du monde.
Tout à coup de sa voix l’attrait victorieux
A pénétré mon âme, et dessillé mes yeux,
Et je vois, par l’effet dont sa grâce est suivie,
Avec autant d’horreur les taches de ma vie,
Que j’eus d’emportement pour tout ce que mes sens
Trouvoient à me flatter d’appas éblouissants.
Quand j’ose rappeler l’excès abominable
Des désordres honteux dont je me sens coupable,
Je frémis et m’étonne, en m’y voyant courir,
Comme le Ciel a pu si longtemps me souffrir,
Comme cent et cent fois il n’a pas sur ma tête
Lancé l’affreux carreau qu’aux méchants il apprête.
L’amour qui tint pour moi son courroux suspendu,
M’apprend à ses bontés quel sacrifice est dû.
Il l’attend, et ne veut que ce cœur infidèle,
Ce cœur jusqu’à ce jour à ses ordres rebelle.
Enfin (et vos soupirs l’ont sans doute obtenu)
De mes égarements me voilà revenu.
Plus de remise, il faut qu’aux yeux de tout le monde,
À mes folles erreurs mon repentir réponde,
Que j’efface, en changeant mes criminels désirs,
L’empressement fatal que j’eus pour les plaisirs,
Et tâche à réparer par une ardeur égale,
Ce que mes passions ont causé de scandale.
C’est à quoi tous mes vœux aujourd’hui sont portés,
Et je devrai beaucoup, Monsieur, à vos bontés,
Si dans le changement où ce retour m’engage,
Vous me daignez choisir quelque saint Personnage,
Qui me servant de Guide, ait soin de me montrer
À bien suivre la route où je m’en vais entrer.
Ah ! Qu’aisément un Fils trouve le cœur d’un Père,
Prêt au moindre remords à calmer sa colère !
Quels que soient les chagrins que par vous j’ai reçus,
Vous vous en repentez, je ne m’en souviens plus.
Tout vous porte à gagner cette grande victoire,
L’intérêt du salut, celui de votre gloire ;
Combattez, et surtout ne vous relâchez pas.
Mais dans cette Campagne, où s’adressent vos pas ?
J’ai sorti de la Ville exprès pour une affaire,
Où dès hier ma présence étoit fort nécessaire,
Et j’ai voulu marcher un moment au retour.
Mon Carrosse m’attend à ce premier détour,
Venez.
Non, aujourd’hui souffrez-moi l’avantage
D’un peu de solitude au prochain Hermitage.
C’est là que retiré, loin du monde et du bruit,
Pour m’offrir mieux au Ciel je veux passer la nuit.
Ma peine y finira ; et tout ce qui m’en peut faire
Dans ce détachement qui m’est si nécessaire,
C’est que pour mes plaisirs je me suis fait prêter
Des sommes que je suis hors d’état d’acquitter.
Faute de rendre, il est des Gens qui me maudissent,
Qui font…
Que là-dessus vos scrupules finissent.
Je paierai tout, mon Fils, et prétends de mon bien
Vous donner…
Ah ! Pour moi je ne demande rien.
Pourvu que par mes pleurs mes fautes réparées…
Ô consolations ! Douceurs inespérées !
Tous mes vœux sont enfin heureusement remplis ;
Grâce aux bontés du Ciel, j’ai retrouvé mon Fils,
Il se rend à la voix qui vers lui le rappelle.
Je cours à votre Mère en porter la nouvelle.
Adieu, prenez courage, et si vous persistez,
N’attendez plus que joie et que prospérités.
Scène II
Monsieur.
Qu’est-ce ?
Ah !
Comment ? Tu pleures ?
C’est de joie
De vous voir embrasser enfin la bonne voie.
Jamais encor, je crois, je n’en ai tant senti.
Ah, quel plaisir ce m’est de vous voir converti !
Le Ciel a bien pour vous exaucé mon envie.
Franchement vous meniez une diable de vie.
Mais à tout Pécheur grâce, il n’en faut plus parler.
L’Hermitage est-il loin où vous voulez aller ?
Eh.
Serait-ce là-bas ? Vers cet endroit sauvage…
La peste le benêt avec son hermitage !
Pourquoi ? Frère Pacôme est un homme de bien,
Et je crois qu’avec lui vous ne perdriez rien.
Parbleu, tu me ravis. Quoi, tu me crois sincère,
Dans un conte forgé pour attraper mon Père ?
Comment ? Vous ne… Monsieur, c’est… où donc allons-nous ?
La belle de tantôt m’a donné rendez-vous.
Voici l’heure, et j’y vais, c’est là mon hermitage.
La retraite sera méritoire. Ah ! J’enrage.
Elle est jolie, oui ?
Mais l’aller chercher si loin ?
Elle m’a touché l’âme, et s’il étoit besoin,
Pour ne la manquer pas, j’irais jusques à Rome.
Belle conversion ! Ah quel Homme, quel Homme !
Vous l’attendez en vain, elle ne viendra pas.
Je crois qu’elle viendra, moi.
Tant pis.
En tout cas,
Ma peine au rendez-vous ne sera point perdue.
C’est où du Commandeur on a mis la Statue ;
Il nous a conviés à souper. On verra
Comment, s’il nous reçoit, il s’en acquittera.
Souper avec un mort ? Tué par vous ?
N’importe.
J’ai promis, sur la peur ma promesse l’emporte.
Et si la Belle vient, et se laisse emmener ?
Oh ma foi, la Statue ira se promener.
Je préfère à tout mort une jeune vivante.
Mais voir une Statue et mouvante et parlante,
N’est-ce pas…
Il est vrai, c’est quelque chose ; en vain
Je ferois là-dessus un jugement certain,
Pour ne s’y point méprendre, il en faut voir la suite.
Cependant, si j’ai feint de changer de conduite ;
Si j’ai dit que j’allois me déchirer le cœur,
D’une vie exemplaire embrasser la rigueur,
C’est un pur stratagème, un ressort nécessaire,
Par où ma Politique éblouissant mon Père,
Me va mettre à couvert de divers embarras,
Dont sans lui mes Amis ne se tireroient pas.
Si l’on s’en inquiète, il obtiendra ma grâce.
Tu vois comme déjà ma première grimace
L’a porté de lui-même à se vouloir charger
Des dettes, dont par lui je vais me dégager.
Mais n’étant point dévot, par quelle effronterie
De la dévotion faire une momerie ?
Il est des gens de bien et vraiment vertueux.
Tout méchant que je suis j’ai du respect pour eux ;
Mais si l’on n’en peut trop élever les mérites,
Parmi ces gens de bien il est mille hypocrites,
Qui ne se contrefont que pour en profiter,
Et pour mes intérêts je veux les imiter.
Ah quel homme, quel homme !
Il n’est rien si commode.
Vois-tu ? L’hypocrisie est un vice à la mode,
Et quand de ses couleurs un vice est revêtu,
Sous l’appui de la mode il passe pour vertu.
Sur tout ce qu’à jouer il est de personnages.
Celui d’Homme de bien a de grands avantages.
C’est un Art grimacier, dont les détours flatteurs
Cachent sous un beau voile un amas d’Imposteurs.
On a beau découvrir que ce n’est que faux zèle,
L’imposture est reçue, on ne peut rien contre elle,
La censure voudroit y mordre vainement.
Contre tout autre vice on parle hautement,
Chacun a liberté d’en faire voir le piège,
Mais pour l’hypocrisie elle a son privilège,
Qui sous le masque adroit d’un visage emprunté,
Lui fait tout entreprendre avec impunité.
Flattant, ceux du Parti, plus qu’aucun redoutable,
On se fait d’un grand corps le membre inséparable.
C’est alors qu’on est sûr de ne succomber pas.
Quiconque en blesse l’un, les a tous sur les bras,
Et ceux même qu’on sait que le Ciel seul occupe,
Des Singes de leurs mœurs sont d’ordinaire dupe.
À quoi que leur malice ait pu se dispenser,
Leur appui leur est sûr, ils ont vu grimacer.
Ah ! Combien j’en connois qui par ce stratagème,
Après avoir vécu dans un désordre extrême,
S’armant du bouclier de la Religion,
Ont rhabillé sans bruit leur dépravation,
Et pris droit, au milieu de tout ce que nous sommes,
D’être sous ce manteau les plus méchants des Hommes.
On a beau les connoître, et savoir ce qu’ils sont,
Trouver lieu de scandale aux intrigues qu’ils ont,
Toujours même crédit. Un maintien doux, honnête,
Quelques roulements d’yeux, des baissements de tête,
Trois ou quatre soupirs mêlés dans un discours,
Sont pour tout rajuster d’un merveilleux secours
C’est sous un tel abri qu’assurant mes affaires,
Je veux de mes Censeurs duper les plus sévères.
Je ne quitterai point mes pratiques d’amour,
J’aurai soin seulement d’éviter le grand jour,
Et saurai, ne voyant en public que des Prudes,
Garder à petit bruit mes douces habitudes.
Si je suis découvert dans mes plaisirs secrets,
Tout le corps en chaleur prendra mes intérêts,
Et sans me remuer, je verrai la cabale
Me mettre hautement à couvert du scandale.
C’est là le vrai moyen d’oser impunément
Permettre à mes désirs un plein emportement.
Des actions d’autrui je ferai le critique,
Médirai saintement, et d’un ton pacifique,
Applaudissant à tout ce qui sera blâmé,
Ne croirai que moi seul digne d’être estimé.
S’il faut que d’intérêt quelque affaire se passe,
Fût-ce veuve, orphelin, point d’accord, point de grâce,
Et pour peu qu’on me choque, ardent à me venger,
Jamais rien au pardon ne pourra m’obliger.
J’aurai tout doucement le zèle charitable
De nourrir une haine irréconciliable ;
Et quand on me viendra porter à la douceur,
Des intérêts du Ciel je ferai le vengeur.
Le prenant pour garant du soin de sa querelle,
J’appuierai de mon cœur la malice infidèle.
Et selon qu’on m’aura plus ou moins respecté,
Je damnerai les Gens de mon autorité.
C’est ainsi que l’on peut, dans le siècle où nous sommes,
Profiter sagement des foiblesses des Hommes,
Et qu’un esprit bien fait, s’il craint les Mécontents,
Se doit accommoder aux vices de son temps.
Qu’entends-je ? C’en est fait, Monsieur, et je le quitte,
Il ne vous manquoit plus que vous faire Hypocrite,
Vous êtes de tout point achevé, je le voi.
Assommez-moi de coups, percez-moi, tuez-moi,
Il faut que je vous parle, il faut que je vous dise,
Tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise ;
Et comme dit fort bien en moindre ou pareil cas,
Un auteur renommé que je ne connois pas,
Un oiseau sur la branche est proprement l’exemple
De l’Homme qu’en Pécheur ici-bas je contemple.
La branche est attachée à l’arbre, qui produit,
Selon qu’il est planté, de bon ou mauvais fruit.
Le Fruit, s’il est mauvais, nuit plus qu’il ne profite ;
Ce qui nuit, vers la mort nous fait aller plus vite ;
La mort est une loi d’un usage important.
Qui peut vivre sans loi, vit en brute ; et partant
Ramassez, ce sont-là preuves indubitables,
Qui font que vous irez, Monsieur, à tous les Diables.
Le beau raisonnement !
Ne vous rendez donc pas,
Soyez damné tout seul, car pour moi je suis las…
N’avois-je pas raison ? Regarde, Sganarelle.
Vient-on au rendez-vous.
Scène III
Que de joie ! Ah ma belle,
Vous voilà ; je tremblois que par quelque embarras
Vous ne puissiez sortir.
Oh point, mais n’est-ce pas
Monsieur le Médecin que je vois là ?
Lui-même.
Il a pris cet habit, mais c’est par stratagème,
Pour certain langoureux chez qui je l’ai mené,
Contre les médecins de tout temps déchaîné.
Il n’en veut voir aucun ; et Monsieur, sans rien dire,
A reconnu son mal dont il ne fait que rire.
Certaine herbe déjà l’a fort diminué.
Ma Tante a pris sa poudre.
A-t-elle éternué ?
Je ne sais, car soudain sans vouloir voir personne,
Elle s’est mise au lit.
La chaleur est fort bonne
Pour ces sortes de maux.
Oh, je crois bien cela.
Et qui donc avec vous nous amenez-vous là ?
C’est ma Nourrice. Ah ! Si vous saviez, elle m’aime…
Vous avez fort bien fait, et ma joie est extrême,
Que quand je vous épouse elle soit caution…
Vous faites-là, Monsieur, une bonne action.
Pour entrer au Couvent la pauvre Créature
Tous les jours de soufflets avoit pleine mesure,
C’étoit pitié.
Bientôt, Dieu merci, la voilà
Exempte en m’épousant de tous ces chagrins-là.
Monsieur…
C’est à mes yeux la plus aimable fille…
Jamais vous n’en pouviez prendre une plus gentille,
Qui vous pût mieux… Enfin traitez-la doucement,
Vous en aurez, Monsieur, bien du contentement.
Je le crois ; mais allons sans tarder davantage,
Dresser tout ce qu’il faut pour notre mariage.
Je veux le faire en forme, et qu’il n’y manque rien.
Eh, vous n’y perdrez pas, ma Fille a de bon bien.
Quand son Père mourut, il avoit des Pistoles
Plus gros…
Ne perdons point le temps à des paroles,
Allons, venez, ma Belle. Ah ! Que j’ai de bonheur !
Vous allez être à moi.
Ce m’est beaucoup d’honneur.
Il cherche à la duper, gardez qu’il ne l’emmène,
C’est un fourbe.
Comment ?
À plus d’une douzaine…
Ah l’honnête Homme ! Allez, votre Fille aujourd’hui
Aurait eu beau chercher pour trouver mieux que lui.
Il a de l’amitié… Croyez-moi qu’une Femme
Sera la bien… et puis il la fera grand’Dame.
Ne nous arrêtons point, ma Belle, j’aurois peur
Que quelqu’un ne survînt.
C’est le plus grand trompeur…
Où donc nous menez-vous ?
Tout droit chez un notaire.
Non, Monsieur, dans le bourg il seroit nécessaire
D’aller chez sa cousine, afin qu’étant témoin
De votre foi donnée…
Il n’en est pas besoin.
Monsieur le médecin et vous, devez suffire.
Sommes-nous pas d’accord ?
Il ne faut plus qu’écrire.
Quand ils auront signé tous deux avecque nous,
Que je vous prends pour Femme, et vous moi pour Époux,
C’est comme si…
Non, non, sa Cousine y doit être.
Fort bien.
Quelque amitié qu’elle est m’est fait paroître,
Si chez elle il n’est pas nécessaire d’aller,
Ne disions rien, peut-être elle voudroit parler.
Oui, quand on veut tenir une affaire secrète,
Moins on a de Témoins, plus la chose est bien faite.
Mon Dieu, tout comme ailleurs, chez elle sans éclat,
Les notaires du bourg dresseront le contrat.
Pourquoi vous défier ? Monsieur a-t-il la mine
D’être un fourbe ? Voyez.
{didascalie|Bas à Pascale. |c}}
Ferme chez la Cousine.
Au hasard de l’entendre enfin nous quereller,
Avançons.
Ce n’est point par là qu’il faut aller.
Vous n’êtes pas encor où vous pensez, beau Sire.
Doublons le pas ensemble, il faut la laisser dire.
Scène IV
Arrête, Dom Juan.
Ah ! Qu’est-ce que je vois ?
Sauvons-nous vite, hélas !
Ma Belle, attendez-moi.
Je ne vous quitte point.
Encor un coup demeure,
Tu résistes en vain.
Voici ma dernière heure,
C’en est fait.
Laisse-moi.
Je suis à vos genoux,
Madame la Statue, ayez pitié de nous.
Je t’attendois ce soir à souper.
Je t’en quitte,
On me demande ailleurs.
Tu n’iras pas si vite,
L’Arrêt en est donné ; tu touches au moment
Où le Ciel va punir ton endurcissement.
Tremble.
Tu me fais tort, quand tu m’en crois capable ;
Je ne sais ce que c’est que trembler.
Détestable !
Je t’ai dit dès tantôt que tu ne songeois pas
Que la mort chaque jour s’avançoit à grands pas.
Au lieu d’y réfléchir, tu retournes au crime,
Et t’ouvres à toute heure abîme sur abîme.
Après avoir en vain si longtemps attendu,
Le Ciel se lasse ; prends, voilà ce qui t’est dû.
Je brûle, et c’est trop tard que mon âme interdite…
Ciel !
Il est englouti, je cours me rendre hermite ;
L’exemple est étonnant pour tous les Scélérats ;
Malheur à qui le voit, et n’en profite pas.