Le Feu/16

La bibliothèque libre.
Le Feu : journal d’une escouade
Flammarion (p. 206-210).
◄  L’Œuf
La Sape  ►


XVI

IDYLLE


— De vrai, me dit Paradis qui était mon voisin de marche, tu m’croiras si tu voudras, mais j’suis éreinté, j’suis surmonté… J’ai jamais eu marre d’une marche comme j’ai de celle-là.

Il tirait le pied et penchait dans le soir son buste carré embarrassé d’un sac dont le profil élargi et compliqué et la hauteur paraissaient fantastiques. À deux reprises, il buta et trébucha.

Paradis est dur. Mais il avait toute la nuit couru dans la tranchée en qualité d’homme de liaison pendant que les autres dormaient, et il avait des raisons d’être rendu.

Aussi grognait-il :

— Quoi ? Ils sont en caoutchouc, ces kilomètres, pas possible autrement.

Et il rehaussait brusquement son sac tous les trois pas, d’un coup de reins, et ça tirait et il soufflait, et tout l’ensemble qu’il formait avec ses paquets ballottait et geignait comme une vieille patache surchargée.

— On arrive, dit un gradé.

Les gradés disent toujours cela, à tout propos. Or – nonobstant cette affirmation du gradé – on arrivait, en effet, dans le village vespéral où les maisons semblaient dessinées à la craie et à gros traits d’encre sur le papier bleuté du ciel, et où la silhouette noire de l’église – au clocher pointu, flanqué de deux tourelles plus fines et plus pointues – était celle d’un grand cyprès.

Mais, quand il fait son entrée dans le village où il doit cantonner, le troupier n’est pas au bout de ses peines. Il est rare que l’escouade ou la section arrivent à se loger dans le local qui leur a été assigné : malentendus et doubles emplois, qui s’embrouillent et se débrouillent sur place, et ce n’est qu’au bout de plusieurs quarts d’heure de tribulations que chacun est mené à son définitif gîte provisoire.

Nous fûmes donc, après les errements habituels, admis à notre cantonnement de nuit : un hangar soutenu par quatre madriers et ayant pour murs les quatre points cardinaux. Mais ce hangar était bien couvert : avantage appréciable. Il était occupé déjà par une carriole et une charrue, à côté desquelles on se casa. Paradis, qui n’avait cessé de maugréer et de geindre pendant l’heure des piétinements et allées et venues, jeta son sac, puis se jeta lui-même à terre, et resta là un bout de temps, assommé, se plaignant qu’il avait les membres sans connaissance et que la semelle de ses pieds lui faisait mal ; et toutes ses coutures aussi, du reste.

Mais voici que la maison dont dépendait le hangar, et qui s’élevait juste devant nos yeux, s’éclaira. Rien n’attire le soldat comme, dans le gris monotone du soir, une fenêtre derrière laquelle il y a l’étoile d’une lampe.

— Si on faisait une virée ! proposa Volpatte.

— Tout de même, dit Paradis.

Il se soulève, se lève. Boitant de fatigue, il se dirige vers la fenêtre dorée qui a fait son apparition dans l’ombre ; puis vers la porte.

Volpatte le suit et moi je viens après.

On entre, et on demande au vieux bonhomme qui nous a ouvert et qui présente une tête clignotante, aussi usée qu’un vieux chapeau, s’il a du vin à vendre.

— Non, répond le vieux en secouant son crâne où un peu d’ouate blanche pousse par places.

— Pas de bière, de café ? quelque chose, quoi…

— Non, mes amis rien de rien. On n’est pas d’ici, on est des réfugiés, vous savez…

— Alors, pisqu’il n’y a rien, mettons-les.

On fait demi-tour. On a tout de même, pendant un moment, profité de la chaleur qui règne dans la pièce, et de la vue de la lampe… Déjà, Volpatte a gagné le seuil et son dos disparaît dans les ténèbres.

Cependant, j’avise une vieille, affaissée au fond d’une chaise, dans l’autre coin de la cuisine et qui a l’air très occupée à un travail.

Je pince le bras de Paradis :

— Voilà la belle du logis. Va lui faire la cour !

Paradis a un geste superbe d’indifférence. Il se fiche pas mal des femmes, depuis un an et demi que toutes celles qu’il voit ne sont pas pour lui. Du reste, quand bien même elles seraient pour lui, il s’en fiche aussi.

— Jeune ou vieille, peuh ! me dit-il en commençant de bâiller.

Par désœuvrement, par paresse de partir, il va à la bonne femme.

— Bonsoir, grand-mère, marmonne-t-il en finissant de bâiller.

— Bonsoir, mes enfants, chevrote la vieille.

De près, on la voit en détail. Elle est ratatinée, pliée et repliée dans ses vieux os, et elle a la figure toute blanche d’un cadran d’horloge.

Et que fait-elle ? Calée entre sa chaise et le bord de la table, elle s’escrime à nettoyer des chaussures. C’est une grosse besogne pour ses mains d’enfant : ses gestes ne sont pas sûrs et elle lance parfois un coup de brosse à côté ; de plus, les chaussures sont fort sales.

Voyant qu’on la considère, elle nous chuchote qu’il lui faut bien cirer, ce soir même, les bottines de sa petite-fille, qui est modiste à la ville, et s’y rend dès le matin.

Paradis s’est penché pour regarder mieux les bottines, et, tout à coup, il tend la main vers elles.

— Laissez ça, grand-mère, j’vas vous les astiquer en trois temps, les p’tits croqu’nots de vot’ jeune fille.

La vieille fait signe que non, en secouant sa tête et ses épaules.

Mais mon Paradis prend d’autorité les chaussures, tandis que la grand-mère, paralysée par sa faiblesse, se débat, et nous montre un fantôme de protestation.

Il a saisi une bottine dans chaque main, il les tient doucement et les contemple un instant, et même on dirait qu’il les serre un peu.

— Sont-elles petites ! fait-il avec une voix qui n’est pas la voix ordinaire qu’il a avec nous.

Il s’est emparé aussi des brosses, et se met à frotter avec ardeur et avec précaution, et je vois que, les yeux fixés sur son travail, il sourit.

Puis, quand la boue est enlevée des bottines, il prend du cirage à l’extrémité de la brosse double pointue, et il les caresse avec, très attentif.

Les chaussures sont fines. Ce sont bien des chaussures de jeune fille coquette : une rangée de petits boutons y brille.

— Il n’en manque pas un, de bouton, me souffle-t-il, et il y a de la fierté dans son accent.

Il n’a plus sommeil, il ne bâille plus. Au contraire, ses lèvres sont serrées ; un rayon jeune et printanier éclaire sa physionomie et, lui qui allait s’endormir, on dirait qu’il vient de s’éveiller.

Et il promène ses doigts, où le cirage a mis du beau noir, sur la tige qui, s’évasant largement du haut, décèle un tout petit peu la forme du bas de la jambe. Ses doigts, si adroits pour cirer, ont tout de même quelque chose de maladroit, tandis qu’il tourne et retourne les souliers, et qu’il leur sourit, et qu’il pense – au fond, au loin – et que la vieille lève les bras en l’air et me prend à témoin.

— Voilà un soldat bien obligeant !

C’est fini. Les bottines sont cirées, et fignolées. Elles miroitent. Plus rien à faire…

Il les pose sur le bord de la table, en faisant bien attention, comme si c’étaient des reliques ; puis, enfin, il en sépare ses mains.

Il ne les quitte pas tout de suite des yeux, il les regarde, puis, baissant le nez, regarde ses brodequins, à lui. Je me souviens qu’en faisant ce rapprochement, ce gros garçon à destinée de héros, de bohémien et de moine, sourit encore une fois de tout son cœur.

… La vieille s’agita dans le fond de sa chaise. Elle avait une idée.

— J’vais lui dire ! Elle vous remerciera, monsieur. Eh ! Joséphine ! cria-t-elle en se retournant dans la direction d’une porte qui était là.

Mais Paradis l’arrêta d’un large geste que je trouvai magnifique.

— Non. C’est pas la peine, l’ancienne, laissez-la où elle est. On s’en va, nous autres. C’est pas la peine, allez !

Il pensait si fort ce qu’il disait que son accent avait de l’autorité, et la vieille, obéissante, s’immobilisa et se tut.

Nous nous en allâmes nous coucher dans le hangar, entre les bras de la charrue qui nous attendait.

Et Paradis se remit alors à bâiller, mais, à la lueur de la chandelle, dans la crèche, un bon moment après, on voyait qu’il lui restait encore du sourire heureux sur la face.