Le Fifre

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LE FIFRE


Un soir, chez mon ami A…, je remarquai dans un coin de sa bibliothèque une petite flûte, un fifre ; j’allais le porter machinalement à mes lèvres quand mon ami me l’enleva vivement des mains. — Est-ce que ton fifre est empoisonné ? demandai-je.

— Peut-être, répondit-il, en tout cas je ne veux plus l’entendre. Il réveille en moi un remords.

— Un remords ? fais-m’en confidence, cela te soulagera.

— À quoi bon ?

Pour toute réponse, je poussai deux fauteuils dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte sur la campagne. En face de nous s’éteignaient insensiblement les rougeurs du couchant. Un air tiède venait par intervalles nous caresser la figure, et l’on entendait le chant lointain d’un cor. Nous nous assîmes, mon ami essuya tendrement la poussière qui recouvrait le fifre, et, le tournant entre ses doigts : — Tu le veux, dit-il, eh bien ! voici l’histoire.

J’avais environ neuf ans. Mes parens étaient morts depuis quelques années déjà. Un frère de ma mère m’avait recueilli sous son toit. Il était chef de musique au 15e léger, — aujourd’hui le 90e de ligne, — et se trouvait en garnison dans une ville de l’est, à Neuf-Brisach, je crois, sans en être bien sûr. Nos souvenirs d’enfance, si fidèles pour de petits détails, sont quelquefois muets pour d’autres plus importans : ainsi je crois voir encore certain fourgon de voyage qui nous transportait ; mais des villes que je traversai dans ce temps-là, je n’ai rien retenu. Mon oncle n’avait pas d’enfans. C’était bien le meilleur des hommes ; de petite taille, vif, un peu bavard, et grand visiteur surtout ; on le rencontrait partout, excepté au logis. Sa femme, ma tante, formait un parfait contraste avec son mari. Grande, bilieuse, sèche, taciturne, ne sortant jamais, elle passait presque tout le jour, et même une partie de la nuit, à lire des romans et à tricoter des bas. Aujourd’hui encore je ne puis comprendre comment deux personnages d’un caractère si différent avaient eu l’idée de se marier. Pourtant il paraît que ma tante avait adoré mon oncle. Si son humeur était rarement charmante, elle n’était jamais trop chagrine cependant ; mais elle savait me dire parfois : — Monsieur mon neveu ! — d’un air et d’un ton qui me faisaient sentir que je n’étais pas précisément le fils de la maison.

Ne pouvant empêcher mon oncle de courir tout le jour, elle se rattrapait bien sur son neveu. Est-il étonnant que je me rappelle si mal le nom de la ville que nous habitions, puisqu’on me défendait de faire un pas hors de la maison ? Depuis le fin matin jusqu’au soir, on me tenait cloué sur ma chaise, devant une petite table guère plus grande que cette vitre, et me voilà lisant, écrivant, et surtout bayant aux mouches, qui me semblaient bien plus spirituelles que mes livres. Ma tante s’était réservé le soin de mon instruction, ne voulant pas m’envoyer à l’école avec les enfans de troupe, qui étaient tous des vauriens, disait-elle. Je ne voyais mon oncle qu’aux heures des repas, et, forcé de rester immobile et silencieux tout le jour à côté de ma tante, je passai une enfance peu gaie. Le bon Dieu, en rappelant trop tôt à lui les parens, fait faire aux fils un sévère apprentissage de la vie.

Je te donne ces détails pour que tu comprennes mieux comment, sevré d’affection démonstrative et des distractions de l’enfance, j’étais devenu sauvage et timide à l’excès. Je ne vivais pas, j’attendais toujours la vie, vaguement entrevue en suivant le vol de mes petites mouches. J’avais pourtant une récréation bien goûtée : je faisais partie de la musique, et j’allais aux répétitions. La musique était ma grande affaire. On m’avait confié le chapeau chinois. Il parait que j’en faisais assez bon usage, car on me gratifiait du surnom de Chinois. Ma tante elle-même m’appelait ainsi, quand elle ne me donnait pas du « monsieur mon neveu : » — Allons, Chinois ta leçon ! — Cela me reporte bien loin !…

Un soir, nous venions de souper, — il me semble que mon passé s’ouvre et que je reviens à ce soir-là. Ce devait être au commencement du printemps, car je crois me rappeler que, pour la première fois de l’année, nous avions soupé sans lumière. Les jours grandissaient. Mon oncle prétextait déjà quelque affaire pour s’esquiver ; ma tante, en robe brune, rangeait tout par la chambre sans mot dire. J’étais accoudé à la fenêtre et je regardais la campagne, comme nous le faisons en ce moment. J’écoutais des claquemens de fouet dont l’écho se brisait contre le mur de la caserne ; je regardais les carrés des jardins entourés de leurs haies reverdissantes ; je suivais le vol des hirondelles nouvellement arrivées et fendant l’air avec des cris joyeux. De partout me venait, ce soir-là, un montant que je ne puis rendre. — Ah ! fus chouez tu fifre ! — Ces mots, prononcés par mon oncle, me rappelèrent brusquement à la réalité, et je regardai dans la chambre. — Il faut te dire que mon oncle était le Français le plus Alsacien de l’Alsace ; par égard pour sa mémoire, je devrais m’interdire de contrefaire son accent. — Il parlait ainsi à un soldat qui se tenait debout près de la porte, son képi à la main, et ses grands yeux, un peu tristes, brillant dans la pénombre.

La vue de ce soldat m’émut vivement, et je fis aussitôt la réflexion qu’il n’avait pas l’air militaire. Était-ce parce qu’il restait la tête découverte, comme un civil, et qu’il n’avait qu’une ombre de barbe ? N’était-ce pas plutôt à cause de ce je ne sais quoi d’un peu gauche et timide dans son maintien ? Je l’ignore, mais, quand mon oncle lui demanda de donner un échantillon de son savoir-faire sur le fifre, je me dis en moi-même : — Celui-là osera-t-il jamais jouer devant ma tante ? — Mon oncle alluma une bougie, entra dans une pièce voisine et en rapporta un fifre.

— Oh ! j’ai mon fifre ! — dit tranquillement le soldat en tirant son instrument de sa poche.

— Il fallait le dire alors ! — répliqua mon oncle d’un ton brusque qui me choqua. Le fantassin, portant la main à son front : — Avec la permission de madame, — fit-il, et il commença. À mesure qu’il jouait, la figure de mon oncle s’éclairait ; il approuvait de la tête et regardait sa femme, comme pour dire : — Entends-tu ? — Mais ma tante n’écoutait guère, ce qui me déplut encore. Tout à coup mon oncle jeta les yeux sur moi, et, me voyant tout ébahi de surprise et d’admiration, — véritablement le fifre me paraissait faire merveille, — il se frappa joyeusement le front et, interrompant le soldat, qui continuait de jouer comme s’il eût été seul au fond d’un bois : — Une idée, fit mon oncle, — je vous reçois dans ma musique, mais à une condition. Toute la journée, j’ai des affaires par-dessus la tête. Je donne des leçons en ville ; bref, je n’ai pas le temps de m’occuper de l’instruction musicale de mon neveu que voilà. Si vous voulez faire partie de ma musique, il faudra lui donner une petite leçon chaque jour. Ça va-t-il, landsmann ? — Il fallait que mon oncle fût content de son idée pour appeler landsmann, c’est-à-dire compatriote, pays, un soldat inconnu, et presque un conscrit encore. — Oui, chef, — répondit simplement ce dernier. — À ce moment, il se passa en moi quelque chose d’étrangement doux. Je me tus, mais ma figure parla pour moi sans doute, car mon oncle, en me regardant, se frottait vivement les mains. Ma tante alors, — je crois que mon oncle lui-même fut étonné de cette attention, lui que rien n’étonnait, — ma tante offrit d’un air agréable une chaise à mon professeur, et lui demanda avec intérêt s’il y avait longtemps qu’il avait quitté ses parens. Je me souviens bien de la réponse, car elle fit une révolution en moi. — Mes parens sont morts; je suis seul. — Eh bien ! dit mon oncle, voilà Chinois, notre neveu, qui se trouve dans le même cas. — Était-ce à son nouvel élève, ou à l’orphelin comme lui, que Lavrard, — ainsi se nommait le soldat, — vint alors donner une poignée de main? — C’en était fait de ma vie passée! J’allais avoir un professeur, un professeur de musique! un professeur pour moi tout seul ! Chaque jour un vivant viendrait prendre la place de ma taciturne tante! Et ce vivant était orphelin comme moi, et il avait déjà toute ma sympathie! Je me sentais bien heureux.

Le lendemain, Lavrard fut reçu dans la musique et me donna ma première leçon.

Ma tante, trouvant que le fifre lui écorchait les oreilles, nous relégua dans la mansarde la plus éloignée. Joyeusement se fit notre installation. Lavrard paraissait aussi content que moi du tête-à-tête. Le rebord d’une petite lucarne nous servait de pupitre, et une solide malle recouverte de peau de chien, — je la vois encore, — nous tenait lieu de sièges.

Nous voilà, pendant les premiers jours, pleins d’ardeur pour les gammes. Mon oncle m’avait un peu familiarisé avec les premiers principes de la musique; mes doigts en savaient quelque chose. Je connaissais donc déjà mes notes, et je fis d’assez rapides progrès avec mon nouveau professeur; mais au bout de quelque temps notre zèle se ralentit de part et d’autre. Nous commencions par jouer le plus fort que nous pouvions, en nous serrant contre la lucarne, pour que ma tante nous pût mieux entendre; puis, insensiblement, nous allions decrescendo, piano, pianissimo, et les fifres étaient bientôt mis de côté pour le reste de la leçon.

Alors quelles bonnes causeries à voix basse, comme si nous eussions craint d’être écoutés! Lavrard me disait qu’il était de loin, de bien loin. Jusqu’à l’époque de la conscription, il avait habité un petit bourg qu’il me dépeignait, «et qui se trouvait situé le long d’un fleuve ou d’une rivière. Il y avait autour d’innombrables coteaux de vignes et des forêts de châtaigniers dont il grillait les châtaignes avec ses camarades, dans les prés, tout en gardant leurs troupeaux. Un pauvre musicien de passage lui avait appris à jouer du fifre, et il s’était perfectionné ensuite tout seul en s’exerçant des journées entières le long des grands bois... Quelquefois la conversation se mourait. Il prenait alors son fifre, jouait des airs de son pays, et moi, transporté par je ne sais quel charme, je croyais entendre des bêlemens de troupeaux entremêlés de chants d’oiseaux. — Ce n’était plus le professeur, ni l’ami, c’était un artiste d’instinct que j’écoutais.

Sa musique était délicieuse, et pourtant j’aimais autant sa causerie. Il savait parler si gentiment aussi, et, avec son air triste, il paraissait si heureux d’avoir rencontré un auditeur qui lui répliquait toujours par : — ensuite? — Je crois le voir encore, les mains croisées sur ses genoux, me disant : — Maintenant à ton tour de causer, petit Chinois ! — Et il m’écoutait avec le même plaisir que j’avais mis à l’entendre.

Nous étions timides et sauvages tous les deux, et pourtant dès la première leçon nous nous étions dit tu. Le vous n’était pas fait pour nous; il eût comme juré de lui à moi, de moi à lui. — As-tu jamais réfléchi à la différence du vous et du tu? Pour moi, le vous choque un peu ma raison, et pourtant mon cœur l’approuve et le trouve sagement inventé. Le vous est la sauvegarde du tu privilégié.

Pour en revenir à Lavrard, jamais nous n’étions las l’un de l’autre, et les leçons semblaient toujours trop courtes à notre gré. Notre amitié grandissait de jour en jour. Quand l’heure accoutumée approchait, j’étais pris régulièrement d’une sorte de fièvre. Mes tempes battaient et, du plus loin que je distinguais son pas, je me sentais rougir de plaisir. Cependant je paraissais lire fort attentivement. La présence de ma tante, devant qui pour rien au monde je n’eusse voulu témoigner mes sentimens, leur donnait un attrait de plus, presque un attrait de fruit défendu. Bientôt la porte s’ouvrait, et, tandis que le professeur échangeait quelques paroles de politesse avec la femme du chef, je rangeais lentement mes livres, comme si je ne faisais que (changer de leçon, l’une valant l’autre. Tantôt je devançais Lavrard à la mansarde, tantôt j’affectais de l’y laisser monter seul, et je ne le suivais que tardivement. — C’était pourtant là une sorte d’hypocrisie; mais aussi ma tante avait une mine si froide et si fermée!

J’avais une peur terrible que mon oncle, me faisant jouer pour juger de mes progrès, ne vînt à congédier le professeur, s’il jugeait les progrès de l’élève insuffisans. Cette crainte me rendit plus appliqué et plus studieux. Aussi eus-je tout le bénéfice de l’épreuve quand, mon oncle m’ayant pris à partie, un jour, je le vis recommencer à peu près la scène de la première visite de Lavrard : — Femme, entends-tu Chinois? Mais félicite donc! — C’était beaucoup demander à ma tante. Pour témoigner cependant qu’elle avait autant de cœur qu’une autre, elle fit l’observation que ce pauvre Lavrard avait peut-être tort de jouer du fifre. — Bien sûr, ajouta-t-elle, ses parens sont morts poitrinaires. — Ces paroles, dont je ne comprenais pas alors le sens, me donnèrent néanmoins à réfléchir sur le moment, puis huit jours après je n’y pensai plus. Je fis, vers ce temps, une découverte moins sombre. Nous feuilletions, Lavrard et moi, des cahiers de musique, et j’en lisais à haute voix les titres. — Quelle bonne tête tu as, petit, me dit-il; comme tu lis couramment l’écriture! — Le beau mérite, répondis-je, c’est de ma propre écriture. — Les yeux de Lavrard s’écarquillèrent. — Quoi! c’est toi qui as écrit cela? Je croyais, moi, que tu commençais seulement à tracer tes lettres. — Je partis d’un éclat de rire d’autant plus franc que je me voyais rehaussé à ses yeux. — Il me regarda longuement, voulut parler, se tut, et je le vis tout à coup rougir. — Jouons, fit-il brusquement en portant le fifre à sa bouche. — Ses doigts tremblaient. Quand nous eûmes joué quelques momens : — Petit, reprit-il, est-ce que tu pourrais écrire une lettre qu’on te dirait? — Je répondis que j’en avais écrit tout seul, je ne sais combien, le jour de l’an. — Quoi ! s’écria-t-il, tu pourrais écrire une lettre, la plier et mettre l’adresse dessus? — Je lui proposai d’en écrire une tout de suite en sa présence. Il parut lutter contre lui-même, mais il se tut de nouveau, et me fit jouer jusqu’à la fin de la leçon.

Le lendemain je lui montrai quelques pages de ma main; il en fut émerveillé, les tournant et les retournant en tout sens. Il m’avoua alors seulement qu’il ne savait pas écrire, ce qui lui faisait grand dépit. — Une lettre ! il pourrait écrire une lettre ! disait-il comme se parlant à lui-même. — Innocent que j’étais, je ne comprenais point l’importance qu’il pouvait attacher à savoir écrire une lettre, et l’insistance avec laquelle il y revenait. Comme il n’avait plus de famille, il ne m’entrait point dans l’esprit que l’on pût écrire à d’autres qu’à ses parens. Je lui proposai d’être son maître d’écriture, et quelques fins de leçon furent en effet consacrées à cela. — Il faut te dire que les leçons de Lavrard étaient à peu près gratuites, et qu’ainsi il pensait, non sans raison, en pouvoir prendre à son aise. J’eus fort peu de succès dans mon enseignement. J’écrivais son nom, puis je lui disais d’écrire le mien. Il n’y voyait que du feu, aussi bien ma méthode laissait-elle fort à désirer. Il renonça bientôt à savoir écrire, et ne voulut même plus en entendre parler. — Brave Lavrard ! maintenant je comprends !

Ne va pas croire au moins que je me sentisse humilié de son ignorance. Tout au contraire, j’étais enchanté de voir ainsi rapprochée la distance d’âge qui seule nous séparait un peu. D’ailleurs n’avait-il pas sur moi l’avantage du talent? N’était-il pas envié par toute notre musique? car je t’assure bien que je n’étais pas le seul admirateur de mon ami. Pour tout le monde, le fifre, sous son souffle, avait une pureté, une fraîcheur, une vie... Oh! tiens, il me semble l’entendre encore... Aux répétitions, tous nous nous taisions quelquefois pour n’écouter que lui, et je me rengorgeais alors, comme si toute cette attention eût été pour moi. Quant à lui, il continuait sa partie sans se douter de rien.

La belle saison était venue. Je ne mettais toujours pas le pied hors de la maison et de la caserne. Lavrard me proposa de faire ensemble des promenades au bois le matin ou le soir. — Mais ma tante? — dis-je en soupirant. Il se chargea d’obtenir sa permission, et, pour y arriver, il redoubla envers elle de délicates attentions. Le prompt succès dépassa notre attente. Quand Lavrard fut reparti, ma tante me dit qu’elle n’avait pas cru devoir rien refuser à un garçon qui lui semblait toujours avoir la mort dans les yeux. Pour moi, je ne compris qu’une chose, c’est qu’on me donnait la clé des champs avec mon ami.

Oh ! les bonnes courses que nous fîmes alors ! Les bois étaient chose toute nouvelle pour moi. De quel pied joyeux nous les parcourions, le matin, quand les derniers arbres s’effaçaient encore dans la brume, ou le soir, lorsque le soleil dardait, au travers des massifs, sa gerbe de rayons! puis quand, le soleil couché, le vert universel brunissait, les troncs des hêtres et des bouleaux semblaient blanchir davantage, et les oiseaux, déjà couchés dans leurs nids, murmuraient leurs derniers couplets, que venait interrompre le sommeil! Lavrard malade?.. ma tante rêvait. Jamais je ne l’avais vu si heureux, si gai. On eût dit qu’il avait retrouvé les grands bois de châtaigniers de son pays natal. Au bout de huit jours, nous avions découvert plus de vingt nids, depuis le nid à peine ébauché, frêle tissu de brins d’herbe ou de crins, jusqu’au nid plein de petits déjà drus et forts. Lavrard avait un don pour trouver des nids. Nous nous contentions d’y regarder, et encore pas trop longtemps, il ne le souffrait point. Jamais nous n’y dérangions rien. Y avait-il des œufs : — N’y touche pas! murmurait-il, nous repasserons quand ils seront éclos. — Et lorsque les petits étaient sortis de la coquille, il sifflait pour leur faire ouvrir le bec, et il y fourrait des vermisseaux. — Quand leur mère reviendra, disait-il, elle sera bien, surprise de voir qu’ils ne l’ont pas attendue pour dîner. — Je me rappelle une de ses expressions qui pourrait peut-être me faire découvrir de quelle province il était. Quand nous trouvions un nid dont les petits avaient pris leur volée, il disait qu’ils s’étaient effourmiés. J’ai retenu ce mot-là, et j’ai oublié le nom de son village !

Une après-midi, nous étions couchés dans une chaude clairière, nous offrant tout entiers aux rayons du soleil. Les cigales chantaient autour de nous, des parcelles de mica brillaient parmi la mousse, l’air frémissait de chaleur. — Oh ! quand mes sept ans seront finis, dit Lavrard tout à coup, et il ajouta, comme se parlant à lui-même : — Je la reverrai! — Qui donc reverras-tu? m’écriai-je. — Ah! fit-il, je te croyais endormi, petit... Parbleu ! quand j’aurai mon congé, je retournerai au pays et je reverrai,... je reverrai ma bourgade, quoi! — Mais puisque tu n’as plus de parens? — On laisse toujours des amis au pays. Il est vrai que tu m’y manqueras, toi, je t’avais oublié. — Je me tus, j’étais blessé de cet oubli, qui me parut une noire ingratitude. Il s’endormit là-dessus. Pour moi, le chagrin me tint éveillé. Tout à coup je vis ses lèvres remuer et je l’entendis prononcer distinctement ce nom : Mariannette. — Ah! ah! Mariannette! m’écriai-je, — et je répétai en riant : Mariannette! — Qu’est-ce que c’est, Chinois? — me demanda d’un ton sévère Lavrard brusquement réveillé. — Puis il ajouta avec vivacité : — Tu mens, je n’ai rien dit ! — J’étais étonné au dernier point. Jamais Lavrard ne m’avait appelé Chinois tout court, jamais il ne m’avait encore traité de menteur, ni parlé sur ce ton d’autorité, et pourtant en quoi avais-je failli? — Durant le retour, il s’efforça de réparer sa brusquerie; mais, tout en faisant indirectement appel à ma discrétion, il cherchait à me persuader que j’avais mal entendu, qu’il n’avait rien dit d’ailleurs, qu’il avait rêvé de sa marraine, et, bref, que je devais me taire. Je compris bien qu’il s’embrouillait; je n’en compris pas davantage.

Laisse-moi te raconter une seule encore de nos joies champêtres, rien qu’une.

Nous passions quelquefois toute une après-midi à pêcher le long d’un ruisseau bordé de peupliers et de vernes. Ces parties de pêche m’ont laissé un aussi doux souvenir que nos courses dans les bois. Dans les bois en somme, c’est toujours la même voûte de verdure, les mêmes innombrables colonnes, quelquefois une clairière avec un large pan de ciel bleu. C’était un peu uniforme, et, sans la présence de mon ami, je me fusse cru prisonnier dans la forêt, comme chez ma tante; je crois même que j’aurais eu peur. Au bord de l’eau, en pleine campagne au contraire, quelles sensations variées et plus gaies : l’eau qui coule, le soleil qui s’y reflète, la terre qui fume et l’air tout embaumé du parfum des plantes aquatiques ! — Nous avions adopté, pour notre campement respectif, deux tonnelles naturelles que formaient de jeunes tiges de vernes, et qui n’avaient chacune qu’une étroite ouverture sur le ruisseau. Elles étaient à une vingtaine de pas de distance, et nous cachaient entièrement l’un à l’autre. Là, assis sur la rive, les pieds pendans entre des touffes de menthe et de myosotis, je tenais d’une main la ligne, et je pétrissais avec délice de l’autre la terre noire, humide et attiédie par la chaleur. A force de regarder couler l’eau, elle finissait par me troubler l’esprit. Je la voyais, s’efforçant d’arracher à la rive de longs rubans verts qu’elle tordait dans ses replis transparens. Ces pauvres rubans n’avaient ni paix ni trêve. Lorsque notre silence s’était prolongé quelque temps ou quand les poissons étaient trop lents à mordre à l’hameçon, Lavrard tirait de sa poche son cher fifre, qui ne le quittait jamais, et tout à coup j’entendais la fraîche musique. Je l’écoutais d’abord, immobile, tout fier d’être seul à en jouir, et persuadé qu’il ne jouait ainsi que pour moi seul ; puis je me glissais dans sa tonnelle et m’allongeais à ses côtés.

Un jour qu’il jouait son air favori, un air triste et langoureux, je me mis à regarder son buste reflété dans l’eau. Pour la première fois alors, je fus frappé de sa maigreur. Ses yeux, qui semblaient toujours vous regarder comme de loin, me parurent démesurément agrandis; les pommettes de ses joues étaient saillantes, et une légère moustache noire, estompant sa lèvre, contribuait à accroître encore la pâleur de son visage. Les paroles funèbres de ma tante me revinrent à l’esprit, j’étais prêt à pleurer quand, s’apercevant que je le regardais dans l’eau comme dans un miroir, Lavrard me sourit comme il savait si bien sourire, puis aussitôt il joua un air de vive et preste bourrée, et j’éclatai de rire.

Quand nos lignes étaient de nouveau enroulées, nos poissons pris, bien enfilés dans une tige de saule : — Et le bouquet ! s’écriait Lavrard. — Et il fallait se mettre à cueillir le bouquet de fleurs qu’on offrait à la tante en rentrant. J’avais eu beau le rendre maintes fois dépositaire de mes griefs domestiques : — C’est égal, petit, me répondait-il toujours, c’est ta tante, vois-tu; ses intentions sont bonnes et tu dois chercher à lui plaire. — Il ne sortait pas de là. C’est en cueillant notre bouquet que je pouvais encore reconnaître combien mon ami avait au cœur une bonté universelle. Il jouissait vraiment de la nature en bon père de famille. Quand il m’arrivait d’arracher des racines avec les fleurs, il me grondait. Il me fallait cueillir les fleurs de préférence sur le pied qui en portait un plus grand nombre. — Ne touche pas à cette fleur, disait-il, elle est toute seule. — Je me rappelle qu’un jour, ayant déchiré l’aile d’une libellule, puis l’ayant lancée au-dessus du ruisseau pour voir comment elle allait se tirer d’affaire, je reçus de lui une taloche. Aujourd’hui j’évite d’écraser un insecte qui passe, et chaque fois je pense à Lavrard.

Mon amitié pour lui était celle d’un plus jeune frère pour son aîné, avec ce je ne sais quoi de plus vif qu’elle tirait de mon libre choix. Elle me rendait jaloux, elle me rendait susceptible. Quant à lui, tout en s’attachant à moi de plus en plus, il devenait fantasque et bizarre comme un enfant malade. On lui passait tout, car il n’y avait pas moyen de se fâcher contre lui, — il était si bon fifre et si bon garçon ! Cette longanimité contribuait, je crois, à augmenter ses caprices. Comme un écolier turbulent se fait mettre à la porte de sa classe pour pouvoir errer en liberté, on eût dit que Lavrard ne cherchait qu’à se faire mettre à la porte du régiment afin de pouvoir courir à son village. Était-ce le mal du pays, ou quoi? Mon oncle lui-même s’en apercevait, et, bien qu’il fût d’un naturel peu endurant, il pardonnait tout à Lavrard en faveur de son talent. — Brave homme, que la terre lui soit légère ! C’était l’artiste le moins jaloux qui fût jamais. Il prônait partout sa fameuse acquisition. De jeunes amateurs s’adressaient à lui pour qu’il décidât Lavrard à leur donner des leçons, et, quoique mon oncle jouât lui-même très passablement du fifre, il les conduisait chez son subordonné et insistait, comme un père l’eût pu faire, pour qu’il consentit à s’enrichir. Vaines prières ! Lavrard ne se souciait pas d’être riche. Sa réputation, son renom, — car toute la ville connaissait et vantait le morceau nommé par excellence le morceau du fifre, — son renom ne l’étonnait ni ne le flattait autrement. C’était une nature de pâtre rêveur et nonchalant : courir les grands bois, passer des jours entiers au bord de l’eau, jouer pour lui seul des airs de son pays, ou en composer d’inspiration, — voilà tout ce qu’il demandait à la vie, — du moins je le croyais.

Et nos plaisirs militaires, dont je ne t’ai pas dit un seul mot ’encore ! — Oh ! les exercices sur le terrain vague touchant la citadelle, ces 2,000 hommes distribués en carrés, en lignes de front, en colonnes serrées, ces officiers et sous-officiers disséminés parmi la plaine, ces cent voix de commandement retentissant sur une étendue d’un kilomètre carré, et la musique éclatant en joyeuses fanfares! Le régiment marchait comme un seul homme entre deux rangées de curieux, précédé par le corps de la musique dont les instrumens étincelaient, je redressais la tête sur le col de ma tunique; le soleil versait des torrens de lumière dans les rues que nous, nous emplissions de torrens d’harmonie, et mon chapeau chinois, comme un bâton de tambour-major, se levait, se baissait à côté de mon ami le fifre !

Un matin, au milieu de sa partie, Lavrard fut pris d’un violent crachement de sang, et nous dûmes le porter à bras à l’hôpital. — Ma tante ne s’était pas trompée.

Je passai plusieurs jours au chevet du lit de mon ami. Cependant le docteur nous rassurait ; quelques semaines d’un repos absolu, et il croyait pouvoir répondre de la guérison. — Je vous ferai donner, ajoutait-il, un congé de convalescence de six mois, que vous irez passer dans votre pays, et vous nous reviendrez après, mieux portant que jamais. — Cette perspective de congé faisait flamber le regard de mon ami. — Tu viendras avec moi au pays, petit, disait-il ; je promettrai à ton oncle de donner en ville, à notre retour, toutes les leçons qu’il voudra pour nous rembourser de nos frais de route. — Nous ne nous entretenions plus que de ce congé. Il était décidé que nous ferions la route partie à pied, partie en voiture, lorsque je serais trop fatigué par la marche. Il y avait tant d’étapes jusqu’à son village !

Malheureusement quelques cas de fièvre contagieuse vinrent justement à se déclarer, et l’entrée de l’hôpital me fut rigoureusement interdite. Durant quinze jours, je fus privé de voir Lavrard, quinze jours pendant lesquels le cœur me manqua. Soir et matin, j’épiais la sortie de l’aide-major : — Eh bien ! docteur? — Il va mieux, il va mieux, me répondait-il. — Les docteurs rassurent toujours, même quand ils n’espèrent plus, — observa ma tante. Mon oncle, et j’en étais bien touché, prenait sa part de mon tourment. Il tenait moins en place que jamais. — L’agitation, nous disait-il, le chassait du logis. — Moi, qui ne sortais pas de la caserne, errant tout le jour aux abords de l’hôpital, le temps me parut désespérément long.

Un soir, un des infirmiers frappa à notre porte. Il venait de la part de Lavrard apporter des complimens à ma tante et s’informer de sa santé. Le malade désirait vivement me voir; on l’avait transporté dans une salle, à l’autre bout de l’hôpital, où il n’y avait pas un seul fiévreux. — Lavrard, continua l’infirmier, espérait de la bonté de ma tante qu’elle ne lui refuserait pas de causer avec son élève pendant quelques instans seulement. — Ma tante me laissa partir.

Je suivis l’infirmier, qui ne me dit mot et me conduisit à travers un dédale de corridors sombres. La nuit était venue. Au bout de dix minutes, il ouvrit doucement une porte et me poussa dans la chambre. A la faible clarté d’une lampe pendue au plafond, je distinguai plusieurs lits, dont quelques-uns occupés par des malades. Je restai immobile au milieu de la pièce, n’osant élever la voix et ne sachant vers quel lit m’avancer. — Petit, murmura-t-on près de moi. — C’était Lavrard. Je le reconnus à peine; sa barbe avait poussé, il avait encore maigri, et ses grands yeux paraissaient encore agrandis. J’étais interdit. — Je te fais donc peur? dit-il. — Je m’assis sur le rebord de son lit. Il regarda quelques momens dans un coin de la chambre sans parler. — Rapproche-toi davantage, fit-il enfin tout bas, j’ai à te confier un secret. — Je me rapprochai. Il se tut encore, puis, plongeant la main sous l’oreiller, il en retira ce fifre. — Je te donne mon fifre, dit-il; prends-en bien soin. Tu en joues passablement, mais fais moins sentir ton souffle... Te voilà un grand garçon et raisonnable. Écoute donc ce que j’ai à te confier; écoute bien, car ça me fatigue de parler longtemps... Si je n’avais pas perdu au tirage, j’allais me marier dans un des bourgs voisins de chez nous; mais j’ai tiré un mauvais numéro, il a fallu partir. Elle m’a promis de m’attendre, et nous devions nous épouser aussitôt mon congé obtenu... Tu as une si belle écriture! tu lui écriras, pas vrai, Petit-Chinois?.. Elle s’appelle Mariannette Touzalin; retiens bien les noms surtout : Mariannette Touzalin. — Il ôta de son cou une petite médaille attachée à un cordon. — Elle m’avait donné cette médaille pour me souvenir d’elle; mets-la dans la lettre, ça lui fera plaisir... Je la garderais volontiers sur moi, mais ils me l’ôteront après, ou bien je craindrais, quand il y aura de la terre dessus, comme c’est Mariannette qui me l’a donnée, que cela ne la fît mourir dans l’an... Écris-lui que je l’ai aimée jusqu’à la fin, et que je lui souhaite une bonne santé toujours... — Puis il m’indiqua l’adresse de Mariannette. — Maintenant, ajouta-t-il, répète tout ce que je t’ai dit et comme tu l’écriras. — Je répétai tout bien exactement, et un bon sourire s’épanouit sur sa maigre figure. — Que diras-tu à la tante en rentrant? Il ne faut pas lui parler de la lettre, n’en parle à personne!.. Dis à la tante que j’ai voulu te donner moi-même mon fifre... Petit, répète l’adresse encore une fois, — et quand je me fus exécuté, — maintenant, fit-il, va-t’en, mon ami... Tu sais, l’avant-dernier trou du fifre est percé une idée trop bas, appuie le doigt dessus légèrement... Sois toujours un brave garçon... aime la tante, va!... Adieu, va-t’en, petit; came fait trop de peine, ne m’embrasse pas. — Je reviendrai, lui dis-je. — Non pas, je ne veux pas que tu reviennes... Va-t’en, mon enfant. — Je fis deux pas dans la chambre. — Petit ! — Je me retournai : sa longue main amaigrie pendait hors de son lit. Je me jetai sur cette main et la couvris de baisers. Ses grands doux yeux étaient noyés de larmes. Je sortis.

Le surlendemain matin, aux sons voilés de toute notre musique, nous le portions en terre, le beau fifre du 15e léger.

Hélas ! au milieu de mes larmes, j’avais totalement oublié le nom du village de Mariannette, et plus jamais il ne me revint à l’esprit. Si j’avais cru pouvoir m’ouvrir à mon oncle, peut-être m’eût-il aidé de ses recherches; mais il s’agissait d’un secret, et j’étais si naïf que je serais mort plutôt que de le confier, même à mon oncle; puis j’espérais toujours un retour de ma mémoire. Peu après nous changeâmes de garnison. Que te dirai-je encore? Je n’écrivis point et je n’envoyai point la médaille... Comprends-tu que ce fifre réveille en moi un remords?


CAMILE FISTIE.