Le Fils de Pierre le Grand/02

La bibliothèque libre.
Le Fils de Pierre le Grand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 295-332).
◄  01
LE
FILS DE PIERRE LE GRAND

II.[1]
LA CAPTURE ET LE RETOUR DU TSARÉVITCH. — L’INQUISITION DE MOSCOU. — LE PROCÈS DE PÉTERSBOURG ET LA MORT D’ALEXIS.


VI.

En entrant le soir dans la baie de Naples, le marin voit deux menaces suspendues sur ces plages enchantées; à sa droite, la fumée rouge du Vésuve ; à sa gauche les feux du château Saint-Elme : deux tristesses que la nature et les hommes ont jetées là-haut, dans ce ciel béni. Des crêtes de la montagne, la morose citadelle couronne et commande la gracieuse cité, comme un casque de pierre au front riant d’une déesse grecque. Les maîtres espagnols et allemands se sont légué tour à tour la vieille geôle qui a gardé tant de prisonniers illustres; prison clémente, semble-t-il, celle qui laisse voir à travers ses grilles la vague lumineuse portée des rochers d’Ischia aux grèves de Sorrente; prison plus cruelle peut-être, celle qui montre à sa victime l’ironie de la mer et de l’espace, le libre infini frémissant du continuel essor des ailes et des voiles. — Ce fut là, après quelques heures passées à la trattoria des Trois-Rois, qu’un carrosse de louage amena le tsarévitch Alexis, par des chemins écartés, le 9 mai 1717. Notre malheureux prince, hôte habituel des forteresses, se tint pour satisfait de sa nouvelle demeure; Saint-Elme devait être encore la meilleure étape de cette étrange destinée ; le fugitif y trouvait, avec la sécurité, un peu de soleil d’Italie pour dorer ses pauvres amours. Dès le surlendemain de son arrivée, Alexis écrit à l’empereur et au chancelier avec de nouvelles effusions de reconnaissance. D’autres lettres étaient destinées au sénat de Pétersbourg et aux évêques de Moscou ; ces imprudentes missives pèseront d’un poids fatal dans la suite de sa vie ; le tsarévitch rappelait à ses amis qu’il était encore de ce monde et leur demandait de ne pas l’oublier.

Kühl rapporta ce courrier à Vienne en venant rendre compte de sa mission au chancelier. Ce secrétaire révéla alors pour la première fois au cabinet impérial le secret du jeune page d’Alexis, Le vieux Schœnborn se divertit fort en l’apprenant ; il écrit au prince Eugène : — « Nos pellerins de Naples sont depuis hier de retour, m’ayant apporté la cy-jointe pour Votre Altesse, après avoir bien et heureusement exécuté les ordres de Sa Majesté Impériale et porté le tout à une entière seurté. Si les grandes occupations, lesquelles Dieu veuille bénir, le permettoient, et si elle le veut, j’enverray mon secrétaire à lui faire entier rapport, qui est asseurément es forme et matière aussi curieux et en plusieurs circonstances aussi drol et aussi digne de risés qu’une chose puisse être. Notre petit page entre autre enfin est avoué femelle, mais sans hyménée, apparement aussi sans hymen, parce que déclarée pour maîtresse et nécessaire à la santé. Le Tyrol s’est trouvé parsemé de plusieurs gens de nation en question et pourveu de passeports de fraîche date de leur maître sous noms empruntés et d’officiers polonais. La sortie a été bien concertée, prompte et secrètement exécutée, ainsi que la délivrance en temps et lieu connu. »

L’avis des ministres impériaux était qu’il fallait désormais répondre d’une façon évasive aux demandes du tsar, ne dire ni oui ni non, et de jouer les questions des agens russes, impuissans à découvrir la retraite actuelle du tsarévitch. Le chancelier était convaincu que ces agens ne surprendraient plus son secret ; son désappointement fut brusque et amer quand, à la fin de juillet, un envoyé du tsar se présenta chez lui avec les réclamations les plus précises. — Voici ce qui s’était passé :

Roumiantzof avait laissé à Vessélovski des indications propres à guider ses recherches ; pourtant le ministre tâtonnait depuis quelques semaines, quand il reçut dans le courant de juillet la visite de son collègue, le résident de Pologne. Ce dernier venait communiquer à l’envoyé moscovite une lettre de l’ambassadeur polonais à Rome ; cette lettre annonçait que le fils du tsar, ce jeune homme dont les aventures faisaient si grand bruit dans le monde diplomatique, se trouvait actuellement à Naples, enfermé au château Saint-Elme. Abraham demanda des instructions le jour même, en mandant à Pierre cette grosse nouvelle. De Spa, où il se trouvait alors, le tsar avait déjà réexpédié à Vienne Roumiantzof, adjoint cette fois à un de ses plus affidés conseillers, Pierre Tolstoï. Tolstoï, « l’homme le plus fourbe et le plus éloquent de toute la Russie, » au témoignage de Cajétan, était le sujet désigné pour une pareille mission; il avait jadis étudié l’art naval à Venise, connaissait l’Italie, parlait la langue de ce pays, et possédait les rares talens diplomatiques que nous allons voir à l’œuvre. Il emportait des instructions détaillées, rédigées de la main de son maître, et une nouvelle lettre autographe pour Charles VI. Aux termes de ces instructions, Tolstoï devait représenter fortement à l’empereur l’injustice des procédés dont on usait vis-à-vis d’un souverain allié et d’un père de famille ; par ce langage résolu, il devait amener la cour de Vienne à s’expliquer clairement, dans une réponse écrite ; s’il ne pouvait obtenir qu’on lui remît le tsarévitch, il devait aussitôt changer ses batteries et solliciter l’autorisation d’entretenir le prisonnier au nom de son père; il ferait valoir alors toutes les raisons qui commandaient à Alexis la soumission et le retour dans sa patrie, en lui promettant le pardon paternel.

En arrivant à Vienne, Tolstoï et Roumiantzof, mis au courant de la situation par Vessélovski, se présentèrent chez l’empereur. Charles fit aux envoyés un accueil embarrassé, se renferma dans son mutisme habituel, et promit de répondre après réflexion à la lettre qui lui était adressée. En sortant du palais, Tolstoï frappa un coup habile ; il se rendit chez l’archiduchesse de Wolfenbuttel, mère de l’impératrice et belle-mère du tsarévitch ; faisant appel à l’affection de cette princesse pour ses petits-enfans, il montra ces innocens victimes de la malédiction qui allait tomber sur leur père. L’archiduchesse n’avait guère de penchant pour le triste mari de sa défunte fille et le connaissait bien. — « Je connais la nature d’Alexis, dit-elle à Tolstoï; c’est en vain que son père s’efforce de le contraindre aux travaux des armes; il est plus propre à tenir en main des chapelets que des pistolets. » — Elle promit de s’entremettre pour faire aboutir la demande du tsar. Tolstoï visita ensuite l’impératrice et divers ministres ; les influences qu’il sut ainsi se ménager jetèrent la division dans les conseils de l’empire. Une commission de trois ministres se réunit en août pour examiner à nouveau l’affaire. Elle reconnut qu’il n’était plus possible de continuer le mystère officiel dans lequel on s’était retranché jusqu’alors ; mais en avouant hautement la protection dont on couvrait le tsarévitch, on ne devait pas aller jusqu’à l’extrémité d’une rupture avec la Russie. L’humanité et la dignité de l’empereur défendaient de livrer le fugitif sans conditions; on ne pouvait du moins refuser aux envoyés de Pierre la faculté de s’entretenir avec leur prince; il fallait attendre le résultat de cet entretien et négocier avec le tsar un accommodement honorable. Ces divers points arrêtés, le comte Zinzendorf reçut Tolstoï, lui narra gravement toute l’affaire d’Ehrenberg et du voyage à Naples, soin bien superflu après les rapports circonstanciés de Roumiantzof ; le comte déclara qu’en aucun cas l’empereur n’userait de violence vis-à-vis d’un prince infortuné; que les agens russes seraient admis à converser avec le tsarévitch, et qu’il allait lui envoyer une personne de confiance pour le décider à retourner chez son père. Tolstoï se récria vivement contre ce nouveau délai ; comprenant qu’il n’obtiendrait pas la remise du prisonnier à Vienne même et sans conditions, il insista pour porter le premier à Alexis les exhortations paternelles; nul mieux que lui ne pourrait les transmettre exactement et toute mission préalable ne servirait qu’à tenir en garde un esprit prévenu, à reculer la solution. Le ministre autrichien céda ; Tolstoï reçut enfin l’autorisation de partir pour Naples, d’y voir Alexis et la promesse que les agens de l’empereur resteraient neutres durant ces pourparlers, sans rien tenter pour influencer leur protégé. Un courrier quitta Vienne le même jour, porteur d’instructions adressées au comte Daun, vice-roi de Naples : — « Vous recevrez Tolstoï courtoisement, en sa qualité de plénipotentiaire du tsar. Vous fixerez immédiatement le jour et l’heure de l’entrevue entre lui et le tsarévitch, mais vous aurez soin de prévenir ce dernier quelques heures à l’avance. S’il refuse de recevoir l’envoyé, vous lui ferez connaître ma volonté expresse que cette entrevue ait lieu. Vous ou l’un des vôtres assisterez aux conférences ; le courrier qui vous porte les présentes sait la langue russe et vous servira de truchement en cette occasion. Vous devrez prendre vos précautions pour qu’aucun des Moscovites (gens sans scrupules et capables de tout!) ne porte la main sur le tsarévitch et ne se livre à des voies de fait. Si le prince consent à suivre Tolstoï et à retourner chez son père, vous le mettrez immédiatement en liberté. S’il refuse, il devra consigner par écrit ses raisons et ses demandes, qui me seront aussitôt adressées. Vous pourrez lui représenter que la colère de son père est surtout excitée par la femme déguisée qu’il mène avec lui et que l’éloignement de cette femme aiderait à la réconciliation; mais il serait bon de connaître les intentions du tsarévitch avant qu’il ait pu causer avec cette femme, de peur qu’elle ne le pousse à la résistance. » — La « femme déguisée » va désormais jouer un grand rôle. L’empereur la considérait comme un obstacle à écarter; nous verrons bientôt comment Tolstoï pensait à cet égard et s’il ne connaissait pas mieux le maniement des hommes. Lui et son compagnon Roumiantzof arrivèrent à Naples le 24 septembre ; le comte Daun leur fit le meilleur accueil. Ce vieil homme de cour avait pénétré le sens de ses instructions; il y devinait les hésitations du cabinet de Vienne et sentait bien qu’on ne lui demandait pas un zèle trop ardent pour la défense des intérêts d’Alexis. Le vice-roi annonça aux envoyés qu’il les mettrait en présence du tsarévitch le surlendemain, dans son propre palais. Jamais peut-être bataille diplomatique ne s’était livrée dans des conditions plus intéressantes pour la galerie : de l’habileté, de la persuasion du négociateur allait dépendre le gain de la partie qui se jouait entre deux volontés.

Au fort Saint Elme, l’arrivée de Tolstoï avait été accueillie par une de ces crises d’épouvante habituelles au tsarévitch. La seule idée de se trouver face à face avec des représentans de son père torturait ce malheureux ; il fallut l’ordre formel de l’empereur pour qu’il consentît à les voir. Quand on l’amena au palais du gouvernement, le 26 septembre, il était dans un état digne de pitié ; « il tremblait de tous ses membres, dans la crainte qu’ils ne le tuassent, » écrit Daun dans son procès-verbal. Surtout il ne pouvait supporter la présence du capitaine Roumiantzof, le hardi soldat dont les entreprises avaient troublé son repos à Ehrenberg, et qui lui apparaissait comme son mauvais génie. Les envoyés lui remirent une lettre de Pierre, datée de Spa, le 22 juillet. Ce « dernier avertissement « récapitulait tous les torts d’Alexis, comme fils et comme sujet; il concluait ainsi : « Si tu te soumets, tu peux tout espérer de moi et je jure par la justice divine qu’aucun châtiment ne t’atteindra; toute ma tendresse te sera rendue, si tu m’obéis et reviens. Mais si tu t’y refuses, comme père et par le pouvoir que je tiens du ciel, je te maudirai à jamais ; comme souverain je te déclarerai traître et te poursuivrai sans merci, je punirai ta forfaiture avec le secours du Dieu juste... » — Alexis prit connaissance de cette lettre ; Tolstoï la commenta longuement, usant tour à tour de la prière, des larmes et des menaces. Le prince répondit qu’il s’était mis sous la protection de l’empereur pour fuir la colère paternelle ; quant à son retour en Russie, il ne pouvait rien dire à ce sujet avant d’avoir réfléchi mûrement. Il retourna à sa prison sans qu’on eût pu tirer de lui d’autres paroles.

Deux jours après, une seconde conférence eut lieu chez le vice-roi, sans plus de résultat. Tolstoï éclata en menaces; il assura que le tsar saurait bien s’emparer du rebelle, mort ou vif : « Moi-même j’ai ordre de ne pas m’éloigner, de ne pas vous perdre de vue, où que vous fuyiez, avant de m’être emparé de vous. » Le tsarévitch prit en tremblant le comte Daun par la main et l’entraîna dans une autre pièce. — « Si mon père me réclame à main armée, puis-je compter sur la protection de l’empereur? » Le vice-roi répondit en termes généraux que sa majesté était assez puissante pour défendre, en toute occurrence, ceux qui s’étaient confiés à elle. Un peu réconforté par ces paroles, Alexis répéta qu’il ne pouvait prendre actuellement une décision et qu’il écrirait à son père.

À ce moment, Tolstoï était fort découragé. Il mandait à Vessélovski et au tsar qu’il n’espérait plus grand’chose de sa mission : rien ne pouvait vaincre « cette obstination diabolique; » le tsarévitch ne cherchait qu’à gagner du temps ; on n’aurait aucune prise sur lui tant qu’il se croirait assuré de la protection impériale. — « Je me rends de ce pas chez notre bête fauve, » écrivait le négociateur à l’agent de Vienne ; « travaillez de votre côté pour qu’on ruine ses espérances, nous ne ferons rien sans cela. » — Cependant le « fauve » était ébranlé, affolé par cette persécution morale: le 30, il est malade et ne peut ou ne veut assister à la troisième conférence, fixée ce jour-là. Dans l’intervalle de ces entretiens, Tolstoï travaillait activement, se renseignait, agissait autour de lui, gagnait des hommes, resserrait les mailles du filet tendu autour de sa proie et se préparait à frapper sur elle des coups simultanés. Il avait deviné les hésitations du comte Daun, mal assuré des vraies intentions de son maître; il confesse en partie le vice-roi et lui fait avouer que des ordres nouveaux prescrivent de hâter la soumission du tsarévitch ou de l’engager à chercher ailleurs un refuge. Un commis aux expéditions militaires, nommé Weinhardt, servait d’intermédiaire habituel entre le palais vice-royal et le château Saint-Elme ; Tolstoï gagne ce commis par un présent de 160 florins et le presse de répéter à Alexis, comme en confidence, les aveux échappés au vice-roi. Weinhardt devait encore les exagérer et persuader au prince qu’il n’avait plus aucun fond à faire sur la protection de la cour de Vienne. D’autre part, Tolstoï a surpris le ressort secret qui arme son adversaire pour la lutte : c’est par Euphrosine qu’on vaincra le tsarévitch. Ce malheureux, déshérité de tout le reste des choses, n’avait plus au monde que cette passion, chaque jour grandissante. Tolstoï écrit alors dans un de ses curieux rapports : « Les mots ne peuvent dépeindre combien il aime cette fille et de quelle sollicitude il l’entoure. » — C’est là le point vulnérable, où doit porter tout l’effort de l’attaque. S’il fallait en croire des Mémoires composés par le sieur de Villarceau, consul de France à Moscou, Tolstoï serait parti pour Naples avec le plan fait à l’avance d’agir sur Euphrosine ; il aurait promis à la serve son fils cadet en mariage et mille paysans, si elle décidait Alexis au retour. Le brave consul s’en est laissé conter : la maîtresse du tsarévitch visait plus haut, et c’était en entrant dans ses idées qu’on la pouvait séduire; le plan de l’habile négociateur était mieux digéré. Il attaque le vice-roi sur ce chapitre : « Il faut menacer Alexis de lui enlever sa compagne. — Mais je n’ai pas d’ordres à ce sujet, objecte Daun. — Qu’importe? on peut toujours menacer : c’est la menace qui sera efficace et non la séparation. » Le vice-roi finit par se rendre et promet de présenter l’éloignement d’Euphrosine comme un sacrifice nécessaire. Weinhardt se charge de révéler au prisonnier les intentions de ses geôliers en les aggravant à l’avance. — Enfin une idée victorieuse traverse l’esprit de Tolstoï: il se rendra chez Alexis et lui annoncera le prochain voyage du tsar en Italie; il sait la terreur superstitieuse que cause à ce fils la présence de son père ; la seule perspective de se trouver vis-à-vis de lui troublera toutes les facultés du tsarévitch. — « Ainsi, écrit le négociateur avec une certaine satisfaction, j’ai arrangé les choses de façon à ce que de funestes nouvelles lui parviennent en même temps de trois côtés différens: le commis lui ôte l’espérance d’un secours de l’empereur, moi-même je l’effraie avec la prochaine arrivée de son père, et le vice-roi le menace de lui enlever sa maîtresse; il ne lui restera plus qu’à se soumettre et à demander grâce. » — Voilà un assaut cruel. Les âmes douces ne verront pas sans pitié ces trames sombres s’enrouler autour d’une victime sans défense ; mais il faut bien admirer, au point de vue du métier, l’art du diplomate, cet autre soldat qui exécute de son mieux une consigne, sans en discuter la valeur.

Immédiatement et suivant le plan convenu, Weinhardt frappa le premier coup. Le commis gagna consciencieusement ses 160 florins; il vint causer amicalement avec le tsarévitch, lui dit que la protection impériale allait cesser de le couvrir, et lui révéla les mesures qu’on méditait de prendre contre Euphrosine. À ces ouvertures, Alexis pâlit, interrompit brusquement et demanda à voir Tolstoï; il écrivit de sa main quelques lignes à son compatriote pour le prier devenir seul, le soir du même jour, 2 octobre; Roumiantzof, dont le prince ne pouvait pas souffrir la vue, devait être exclu de l’entretien. Tolstoï hésita d’abord ; il ne croyait pas à un succès si rapide; puis, se ravisant, il monta dans la soirée au château Saint-Elme. C’était dans la cellule même du tsarévitch que devait avoir lieu ce duel décisif; c’était de ce suprême asile qu’il fallait arracher l’hôte de l’empereur. Une longue conversation s’engagea entre les deux hommes, à voix basse, en dehors des assistans autrichiens. Tolstoï assura qu’il venait de recevoir une lettre du tsar, lui faisant part de ses derniers projets : Pierre massait des troupes et préparait une action énergique en Silésie; mais avant de réclamer son fils les armes à la main, il comptait réaliser le dessein, déjà ancien chez lui, d’un voyage d’études en Italie ; il viendrait droit à Naples, à son fils rebelle. — « Pensez-vous, ajoutait Tolstoï, qu’on pourra l’empêcher de vous voir? Non, sans doute. Ainsi, préparez-vous à cette entrevue. » — À cette nouvelle, Alexis se prit à trembler de tous ses membres; il lui semblait déjà voir son père devant lui, dans la personne de ce représentant qui lui tenait un langage si sévère. Cette âme faible s’abandonna elle-même sous la fascination de cette forte volonté qui l’enveloppait depuis huit jours. Le prince demanda à examiner les pleins pouvoirs de Tolstoï : puis, l’entraînant avec lui, il le mena dans la chambre où se tenait Euphrosine. Nul ne sut ce qui se dit entre ces trois personnes. Quand Tolstoï et Alexis revinrent dans la pièce où attendaient les Autrichiens, le tsarévitch s’écria qu’il voulait retourner chez son père et qu’il s’expliquerait mieux le lendemain.

L’agent moscovite, ne se fiant guère à cette volonté mobile, courut au sortir de Saint-Elme chez le vice-roi et pria celui-ci de faire aussitôt la démonstration promise contre Euphrosine. On alla prévenir Alexis qu’il devait se séparer de sa maîtresse. Le prisonnier supplia qu’on attendît jusqu’au lendemain, jurant qu’il donnerait alors satisfaction à tous; il ne demandait qu’une nuit de réflexion. Cette nuit porta conseil. Le 3 au matin, les Russes et les Autrichiens furent introduits au château; ils trouvèrent le prince calme et dispos. Alexis déclara qu’il était prêt à retourner en Russie sous deux conditions : la première que son père lui permettrait d’épouser Euphrosine ; la seconde, qu’il pourrait vivre à l’écart avec elle dans une de ses terres. Tolstoï se porta garant de ces deux conditions, bien qu’il n’eût aucun pouvoir pour le faire, comme il le remarque dans son rapport de ce jour. — Aussitôt Alexis rédigea et signa tout ce qu’on voulut; une lettre à l’empereur, lui exprimant sa reconnaissance et lui manifestant sa résolution; une autre lettre au tsar, humble et contrite, demandant grâce et se remettant à sa générosité. Il semblait que le fugitif, capturé par ses ennemis, eût hâte de se couper toute retraite. Le comte Daun, un peu joué par Tolstoï dans toute cette affaire, ne revenait pas de ce brusque changement en quelques heures, de l’effondrement subit de cette opiniâtreté. — « C’est chose merveilleuse, » écrit-il à sa cour. Le vice-roi ignorait peut-être que l’opiniâtreté des faibles s’abat ainsi, comme le caprice de l’enfant, ne leur laissant aucun ressort pour la lutte; il ne soupçonnait pas non plus le pouvoir d’une fille ambitieuse qui, après avoir poussé son amant à toutes les audaces, le ramenait à tous les périls plutôt que de renoncer à ses rêves. Ceci n’est pas une supposition : Euphrosine l’avouera bientôt dans l’enquête : — « Comme le tsarévitch voulait fuir de Naples, à l’arrivée de Tolstoï, sous la protection du pape de Rome, c’est moi qui l’ai retenu. »

Le négociateur mandait ce succès inespéré à Pétersbourg avec un accent de triomphe. Lui-même avait peine à croire à sa fortune; il suppliait le tsar et les ministres de tenir la nouvelle secrète, « de peur que quelque diable ne lui écrive des fables et ne fasse changer sa résolution. » Il insistait en même temps pour que Pierre accordât à son fils la permission, que celui-ci sollicitait, d’épouser sur-le-champ Euphrosine. Ce serait là, insinuait Tolstoï, le meilleur moyen de le déconsidérer à jamais, en prouvant au monde qu’il n’a fui que par amour pour une serve. L’ambassadeur craignait quelque déception nouvelle, soit à Vienne, qu’il était difficile d’éviter, soit durant les hasards de la route. Cependant Alexis se remit entre ses mains et refusa généreusement l’escorte d’honneur que le vice-roi dans sa prudence voulait lui donner. Le tsarévitch, fidèle à ses habitudes dévotes, manifesta le désir d’aller avant le départ vénérer les reliques de saint Nicolas à Bari. Tolstoï se prêta à cette fantaisie, et toute l’étrange compagnie, le prince, le faux page et les ambassadeurs, s’en vint en pèlerinage au tombeau du bon saint calabrais. Au retour de cette course, on passa quelques jours encore à Naples. Alexis dit adieu à la forteresse italienne qui l’avait gardé cinq mois, et n’avait pas su mieux que celle du Tyrol le dérober aux poursuites paternelles. Le 14 octobre, la petite troupe quitta Naples pour retourner en Russie par Rome, Venise et Vienne.


VII.

Le voyage fut bien lent au gré de Tolstoï : le tsarévitch l’allongeait sous tous les prétextes, curieux de voir les villes d’Italie, intraitable sur le chapitre de la santé d’Euphrosine, alors enceinte de plusieurs mois. En réalité, il ne voulait pas aller de l’avant qu’il n’eût reçu la permission sollicitée pour son mariage. Pierre répondit de Pétersbourg, à la fin de novembre, aux lettres de Tolstoï et de son fils; il souscrivait aux deux demandes dont ce dernier avait fait la condition de son retour, il l’assurait de son pardon et de sa bienveillance ; mais le mariage devait être remis à l’arrivée en terre russe, le tsar craignant le mauvais effet produit à l’étranger par une semblable union. Nous voyons là une preuve qu’à ce moment encore, Pierre songeait à soutenir la dignité et les droits de l’héritier du trône; s’il l’eût voulu perdre, il aurait accueilli les insinuations de Tolstoï, qui plaidait pour le mariage immédiat comme le meilleur moyen de procurer la déchéance du tsarévitch.

Un peu rassuré sur les projets qui lui tenaient au cœur, Alexis consentit à poursuivre sa route. Il avait désiré voir l’empereur son beau-frère pour le remercier de son hospitalité et implorer son patronage dans la suite. A mesure qu’on se rapprochait de Vienne, Tolstoï se montrait de plus en plus soucieux de la façon dont il franchirait avec sa prise ce passage difficile. Vessélovski était le confident de ses préoccupations. Le 1er décembre, Tolstoï lui dépêche de Linz, une estafette lui demandant une entrevue secrète à quelques milles de la capitale. Les deux plénipotentiaires du tsar concertèrent dans cette entrevue les mesures à prendre pour esquiver l’audience impériale. Le 4, à une heure avancée de la nuit, les voyageurs entrent dans Vienne ; le lendemain à l’aube, ils en sont déjà sortis et forcent les guides sur la route de Brünn. Ce procédé cavalier donna de l’humeur à l’empereur Charles; il écrivit en hâte au comte Coloredo, gouverneur de Brünn, le chargeant d’éclaircir la situation du tsarévitch. Le gouverneur devait retenir les Russes sous des prétextes de courtoisie; il avait ordre de voir le prince, de le sonder sur ses intentions et de le mettre en liberté si on l’entraînait contre sa volonté. Coloredo, mal instruit de toute la pièce qui se jouait depuis un an en Autriche, demanda aussitôt à saluer le fils du tsar de Russie, descendu dans sa ville. Ce soir-là, le prince dormait. Le digne gouverneur se représenta le lendemain; ce matin-là, le prince méditait et faisait le petit carême. Un serviteur finit par lui déclarer qu’il n’y avait pas du tout de prince. Cette fois Coloredo se fâcha tout rouge et insista pour voir le capitaine Tolstoï. Celui-ci prit les choses de très haut, refusa toute explication et protesta contre l’affront fait à son maître par une arrestation déguisée. Le général autrichien protesta plus fort encore, solennissime, dit son rapport, et sollicita de Vienne des instructions immédiates, tout ébahi de la tournure que prenait l’incident. L’empereur assembla son conseil; chacun des ministres consigna par écrit son opinion dans une note conservée aux archives de l’empire. Le cabinet était las de cette trop longue affaire du tsarévitch et des embarras qu’elle lui donnait. Il fut unanime dans le désir d’écarter cet hôte incommode en l’abandonnant à son malheureux sort. Alexis n’avait su se concilier l’estime de personne. Les deux principaux ministres, Schœnborn et Zinzendorf, opinent qu’il n’y a aucun fond à faire sur « ce prince vacillant, dépourvu d’intelligence. » Ils eussent mieux dit : dépourvu de caractère. On convint que, pour sauver la dignité de l’empereur, Coloredo devait être admis près du tsarévitch et lui débiter un compliment de politesse : après quoi on ouvrirait les routes à Tolstoï, sans plus s’inquiéter des sentimens de son captif. Muni d’instructions dans ce sens, le gouverneur de Brünn recommença ses démarches ; Tolstoï refusa de nouveau sa porte jusqu’à ce que les communications de Vessélovski et les confidences d’un courrier impérial l’eussent rassuré sur les suites de l’entrevue. Enfin, le 12 décembre, Coloredo se présenta avec une suite imposante, décidé à employer la force ; on le reçut, Alexis sortit de sa chambre entre Tolstoï et Roumiantzof. Le gouverneur lui exprima les gracieux sentimens de l’empereur et le regret qu’on éprouvait de ne l’avoir pas vu paraître à la cour. Le tsarévitch s’excusa en termes laconiques sur le manque d’équipages, la fatigue du voyage. Tandis qu’il parlait, ses deux gardiens guettaient ses paroles et le maintenaient sous leur regard. Le pauvre dominé fut aussitôt ramené dans son appartement par les officiers, qui fermèrent brusquement la porte sur ses pas. Coloredo libella un rapport indigné sur la grossièreté et l’impertinence du seigneur Tolstoï, contre lequel il demandait satisfaction à l’empereur. Quelques heures après, ces gens discourtois montaient en chaise de poste et sortaient de Brünn sans obstacles. — Le 19, ils atteignaient Breslau et bientôt les territoires occupés par les troupes russes. Tolstoï avait pris soin à l’avance de faire doubler les postes militaires : il respirait enfin, sa capture ne lui échapperait plus. Le 10 janvier 1718, il l’abandonnait sans crainte à Riga et courait rendre compte de sa mission à Pétersbourg. Alexis était ressaisi à jamais par sa dure patrie ; les aventures de cette année vagabonde, la triste liberté trouvée dans les forteresses autrichiennes, les solitudes du Tyrol et le ciel de Naples, tout cela n’était plus qu’un mirage fuyant derrière lui sur les neiges mornes des plaines russes, tout assombries des terreurs de l’avenir.

Il n’y ramenait même pas sa consolation accoutumée. Pressé par ses gardiens impatiens de sortir d’Allemagne, il avait dû abandonner à Venise Euphrosine, condamnée par son état de santé à un voyage plus lent. Elle le suivit à petites journées et fut contrainte de s’arrêter à Berlin pour y attendre ses couches. Les lettres échangées entre les deux amans à cette époque nous ont été conservées ; celles d’Alexis respirent la plus inquiète tendresse. De Bologne, d’Inspruck, de Vienne, de Dantzig, il écrit à chaque occasion favorable : « Chère âme, ne te chagrine pas; au nom du ciel, soigne-toi, ne regarde pas à la dépense : ta santé m’est plus chère que tout au monde. » — Et ce sont de minutieuses recommandations sur les précautions que doit prendre la malade, sur les grandes villes où elle peut se procurer les meilleurs médicamens. Les soins de l’âme ne sont jamais oubliés par Alexis : — « Ordonne à Soudiakof qui t’accompagne de te chanter les vêpres et les matines du dimanche ; mais comme il a oublié la suite des mélodies, depuis qu’il vit comme un sauvage, rappelle-lui que le 1er décembre c’est la mélodie VIII; il saura alors quel verset il doit chanter[2]. À ce propos je te félicite pour la fête de demain, jour du bienheureux Nicolas ; je te confie à sa garde et à celle de tous les saints, toi et celui que tu portes. » — De Russie le tsarévitch mande avec joie à Euphrosine qu’il a la permission de l’épouser. A Novgorod, à Tver, où il s’arrête avant de regagner Moscou, Alexis s’agite fort pour qu’on envoie à Berlin des femmes, des médecins, un prêtre. Ses lettres datées de Tver sont remplies de détails sur les personnes qu’il envoie près de celle qu’il nomme déjà sa femme; le prince s’y montre confiant dans l’avenir, occupé d’organiser dans la retraite son bonheur domestique, soucieux uniquement de la crise que va traverser sa compagne.

Les réponses d’Euphrosine sont plus brèves et plus calmes ; quelques mots seulement sont tracés de sa main, à cause de sa santé, dit-elle. S’il fallait juger de sa nature d’après ces documens, la femme qui poussa à sa perte le fils de Pierre le Grand aurait été assez vaine et vulgaire. C’est bien une serve ignorante, curieuse de se divertir dans les pays nouveaux qu’elle traverse, sensible surtout aux commodités de la vie et au bon entretien de sa table. De Venise, elle envoie à son amant un fort compte de dépense pour des étoffes, des bijoux en pierre dure. Elle regrette d’avoir trouvé fermés l’opéra et la comédie ; elle se console en allant en gondole aux églises entendre les beaux chants des offices; c’est toujours là le grand plaisir d’une Russe du peuple en pays étranger. A Berlin, elle est tout aise de sa bonne installation et de la nouvelle de son prochain mariage. Cette grande espérance lui arrache un élan de joie sincère. Mais on veut la saigner, et son ami doit lui écrire combien de palettes de sang il permet qu’on lui tire ; il paraît que les médecins d’alors laissaient ce détail à la décision des maris. La plus longue lettre est de Berlin et renferme une liste de comestibles nationaux qu’il faudra lui expédier de Russie: la petite sauvage demande instamment du caviar, du gruau, diverses sortes de poissons fumés ou salés et autres friandises septentrionales dont elle ne peut se passer. Alexis s’empresse de la satisfaire. Ce médiocre amour a pris tout entier notre pauvre héros. Dans la dernière lettre qu’il écrit de Tver à Euphrosine, le 22 janvier 1718, il met tout son rêve : « Grâce au ciel, tout est pour le mieux désormais. Chère âme de mon cœur, je renonce à tout pour vivre avec toi, où Dieu voudra, quelque part à la cam- pagne, et nous n’aurons plus souci d’aucune autre affaire. » — Tels étaient les beaux projets, les occupations et les illusions, hélas ! de l’héritier du trône rentrant dans son empire.

Un parti nombreux l’attendait pourtant, prêt à se serrer autour de lui. Le clergé, les petites gens, la populace de Moscou lui gardaient amour et dévoûment. On avait vu des moujiks, apercevant le jeune fils du tsarévitch aux fenêtres du palais, saluer jusqu’à terre en murmurant : « Bénis, Seigneur, notre futur sire ! » Le métropolite de Riazan, interrogé par le tsar sur ce qu’il pensait de la fuite d’Alexis, avait osé répondre : « Il n’y a rien à faire ici pour lui, il voulait vraisemblablement s’instruire à l’étranger. — Si tu me parles ainsi par manière de consolation, avait répliqué le tsar hors de lui, c’est bien; sinon, ce sont les paroles d’un Mazeppa. » Le prélat épouvanté était tombé malade de saisissement. Exaspéré par ces symptômes de défection, Pierre ne balança plus devant une mesure qu’autorisaient les principes encore flottans du droit monarchique en matière de succession; il résolut d’agir vigoureusement et rapidement. Le 31 janvier, Alexis rentrait dans sa chère Moscou; le lendemain, le conseil secret s’assemblait dès l’aube et donnait l’ordre de préparer la grande salle d’audience au Kremlin. Le 3 février, cette salle s’ouvrait pour recevoir le tsar, le haut clergé, les ministres et la noblesse. Les assistans pouvaient se croire reportés à quelque tragédie du temps d’Ivan le Terrible, dans cette pièce basse et sombre, théâtre des vieux drames moscovites, où la cour immobile du tsar se distingue mal des personnages historiques qui la regardent du fond d’or des murailles et des voûtes. Trois bataillons des préobrajenski entouraient le palais, les armes chargées. On introduisit Alexis comme un prisonnier d’état, sans épée, entre des sentinelles. Ce fut la première entrevue du père et du fils après cette longue séparation. Pierre prit la parole et reprocha durement à son fils ses désordres, sa jeunesse inutile, sa révolte, sa fuite, l’injure faite au souverain et à la patrie. Le coupable tomba à genoux en demandant la vie sauve et le pardon. Le tsar le releva et lui promit sa grâce, sous la condition qu’il renoncerait au trône et révélerait les noms de ses complices. Alexis remit aussitôt à son père une lettre en date de ce jour où il s’accusait de ses fautes et en implorait le pardon. Tous deux passèrent alors sans témoins dans une chambre voisine où le tsarévitch nomma ses principaux complices. Des courriers partirent sur l’heure pour en rechercher plusieurs à Pétersbourg. Quand le tsar et son fils rentrèrent dans la salle d’audience, le chancelier Chafirof lut l’acte de renonciation solennel, aux termes duquel le tsarévitch se déclarait justement privé de son héritage, jurait sur la sainte Trinité de ne jamais le revendiquer et de reconnaître pour souverain légitime son frère Pierre Pétrovitch. La cour se rendit processionnellement à l’église cathédrale du Kremlin; un prêtre ouvrit le livre des Évangiles ; Alexis prêta serment, la main sur le livre sacré, et signa l’acte dressé par le chancelier.

Le soir même, Pierre faisait publier un long manifeste à son peuple. Le tsar rappelait dans cet acte les peines prises par lui pour l’éducation de son fils, l’insuccès de ses efforts, les refus constans du prince de s’associer aux campagnes et aux travaux paternels; la conduite d’Alexis envers sa femme, morte de chagrin, les désordres avec Euphrosine, les calomnies dirigées contre un père, la fuite, l’appel aux étrangers ; en peine de quoi le souverain destituait à tout jamais de son héritage ce fils coupable, instituait son second fils Pierre son unique successeur, et proclamait traître et félon quiconque oserait s’opposer à sa volonté et soutenir le tsarévitch déchu. — Pendant trois jours, le peuple fut appelé à prêter serment dans la cathédrale selon la nouvelle formule. Beaucoup se dérobèrent, quelques-uns bravèrent la volonté suprême; un certain Dokoukine, employé révoqué et mécontent, tenant forcené de l’ancien régime, osa remettre au tsar, en pleine église, une protestation contre l’acte qui déshéritait Alexis.


VIII.

Pierre croyait-il à ce moment la raison d’état satisfaite? Nourrissait-il déjà des desseins plus implacables contre son fils? On ne peut que constater l’opinion qui avait cours dans son entourage ; la plupart des boïars, on le verra par leurs dépositions, estimaient que le tsarévitch, en revenant en Russie, courait à une perte certaine; ces hommes de mœurs violentes envisageaient comme une chance toute naturelle quelque sombre aventure, et, ne l’oublions pas, c’était précisément cet état des esprits qui rendait possible une pareille aventure. Loos, ministre de Saxe, écrivait dans son rapport du 17 février ; « Autant que j’ai pu apprendre de bonne main, le sort du tsarévitch sera plus triste que celui-ci ne s’imagine. Il est cependant gai, et ce qui lui fait le plus de peine est d’être séparé de sa belle sans beaucoup d’espérance de la revoir. » Pierre lui-même disait alors à un de ses familiers ces paroles significatives : « Si le feu prend à de la paille, il se répand aussitôt ; mais s’il rencontre dans son chemin du fer et des pierres, il s’éteint de lui-même. »

Les sévérités du tsar se tournèrent d’abord contre les ennemis cachés qui conspiraient avec son fils. Le procès instruit contre eux est resté fameux, dans l’histoire du règne, sous le nom « d’Inquisition de Moscou. » Nous dépasserions notre cadre en dépouillant ici le volumineux dossier conservé aux archives de l’empire et reproduit en grande partie par M. Oustrialof. Bornons-nous à en dégager les traits principaux et les détails les plus caractéristiques; ils feront revivre devant le lecteur un siècle sans pitié : à contempler cet effroyable tableau, on sentira mieux le bienfait de vivre dans des temps plus humains. Jamais peut-être la terreur et le soupçon ne furent érigés à ce degré en moyens de gouvernement, jamais les têtes ne tombèrent plus facilement pour une parole imprudente. Mais si révoltées que puissent être nos âmes à ce spectacle, rappelons-nous qu’on n’est pas digne de lire l’histoire quand on juge les hommes du passé avec les lumières qu’ils n’avaient pas, quand on les condamne avec nos lois et non avec les leurs, quand on les sépare de leur temps, de leur milieu, de leur air respirable en quelque sorte; rappelons-nous que dans la Russie de Pierre Ier comme dans la France de Louis XI ou dans la Venise des Dix, le régime de l’effroi semblait à la masse le gouvernement naturel des sociétés, la torture semblait la procédure légitime de la justice; empruntons pour une heure aux contemporains de Pierre leur dureté de cœur, leur mépris de la vie humaine, alors nous trouverons encore quelque chose de grand et de superbe dans cet homme de fer, qui lutte seul, pour un but supérieur, contre le déchaînement de tous les intérêts, contre la conspiration de toutes les rancunes.

Le lendemain de la scène solennelle que nous avons racontée, on remit à Alexis un questionnaire écrit tout entier de la main de son père et divisé en sept points ; les six premiers avaient trait aux circonstances de sa fuite, aux personnes rencontrées, aux lettres écrites durant cette période de sa vie ; il était sommé de dénoncer les complices qui avaient trempé dans les correspondances, conversations, pensées, se rattachant à cette fuite. Le septième point invitait le tsarévitch, de façon plus générale, à suppléer à toutes les questions omises dans ce formulaire, à dire tout ce qu’il avait sur la conscience, « comme en confession, » sinon « le pardon de la veille ne serait plus le pardon. » — Le malheureux prince, mis en demeure de livrer tous ceux qui lui avaient témoigné quelque intérêt durant le cours de sa vie, s’acquitta rapidement de cette triste tâche. Trois jours après, il retournait à son père une longue déposition olographe et signée de son nom. Alexis chargeait plus particulièrement Kikine, Viazemski, et son premier valet de chambre, Athanasief : il nommait d’autres correspondans ou émissaires et rapportait les phrases suspectes prononcées à sa connaissance par chacun. Euphrosine avait été abusée et croyait le suivre en Mecklembourg, près du tsar.

Les lettres écrites en exil l’avaient été sous la pression de l’Autrichien Kühl; c’étaient de simples missives d’amitié. Sous le septième chef, Alexis groupait sans ordre diverses particularités qui lui revenaient à la mémoire, les dires de quelques mécontens. Après la signature du prince, on voit sur la déposition un post-scriptum, ajouté comme un repentir tardif. Il y est fait mention des faits oubliés, de la rencontre et de la conversation à Libau avec la tsarévna Marie Alexéievna, des communications entre l’héritier et sa mère, d’envois à celle-ci de petits objets de piété, d’argent et de cédules. — Ces aveux étaient très incomplets. La préoccupation de décharger Euphrosine de toute responsabilité y est évidente; il n’y est pas question des périlleux propos échangés avec Iakof Ignatief, des négociations avec l’Angleterre par l’intermédiaire de Bestoujef-Rioumine. Les commissaires autrichiens n’étaient pour rien dans les lettres de Naples, écrites par Alexis de son propre mouvement : bien d’autres faits étaient passés sous silence, dont la suite du procès nous instruira.

Si peu sincère que fût cette déposition, Pierre fit mine de s’en contenter à ce moment, et Alexis ne fut pas inquiété davantage. Toute la colère du tsar tomba sur les personnes dénoncées par son fils. Cinquante prévenus d’importance diverse, gens de haut rang et de petite condition, furent arrêtés par les courriers lancés à Pétersbourg: Menchikof les dirigea sur Moscou; des boïars illustres, des Dolgorouki, des Narychkine arrivèrent les fers aux pieds. Kikine avait été saisi le premier chez son frère, où il se cachait. Seul ce brouillon incorrigible eût été passible de quelques sévérités devant une justice équitable; les autres suspects n’étaient que des bavards, des gens mal pensans peut-être, mais qu’aucun acte n’avait compromis; les juges d’alors jugeaient la pensée et condamnaient le désir. Tous ces malheureux furent internés à la Misère, c’était le nom populaire de la grande prison de Préobrajenski ; ils y subirent des interrogatoires minutieux, dont le canevas était souvent tracé de la propre main du tsar, et furent appliqués à la question, quelques-uns jusqu’à trois et quatre fois. La vieille gêne moscovite n’avait rien à envier à celle d’Occident ; elle avait l’estrapade, le chevalet, le knout, la suspension, l’approche du feu. En marge des interrogatoires, une brève annotation revient sans cesse, comme une douloureuse litanie : donné cinq coups, quinze coups, vingt-cinq coups... Cette petite phrase, jetée négligemment sur chaque feuillet du dossier, en rend la lecture particulièrement pénible : on est obsédé par l’écho monotone de ce cri de souffrance, ranimé après un siècle et demi sur ce vieux papier qu’on croit voir taché de sang.

La plupart des aveux ainsi arrachés portent sur des paroles vaines ou ambiguës, souvent sur des songes factieux : la netteté avec laquelle les accusés gardent dans leur mémoire des mots dits ou entendus douze ou quinze ans auparavant montre bien quel degré de culpabilité ils attachaient eux-mêmes à ces puérilités. Un des grands griefs relevé contre beaucoup de prévenus est la composition ou le recel d’alphabets chiffrés; on voit tout ce monde cauteleux obéir à un besoin de nature en tramant dans l’ombre un réseau mystérieux d’intrigues : menées peu dangereuses assurément, mais qui témoignaient de la sourde hostilité des esprits. A la lumière de l’enquête, Alexis apparaît comme le pivot autour duquel tournoient tous les mécontentemens, toutes les vagues espérances; certains traits éclairent mieux le singulier caractère de ce prince. Au moment de la fuite, il est surtout préoccupé de sa maîtresse, d’après les témoignages de ses serviteurs : — « Que ferai-je d’Euphrosine ? Comment l’abandonner? » — « Respectez Euphrosine : elle sera ma femme un jour. » — Un songe le décide à partir : « J’ai vu en rêve que je bâtissais une église; cela signifie qu’il faut me mettre en route. » — Le tsarévitch se jugeait fort bien quand il disait à Kikine : « Je ne suis pas ne sot, mais je suis incapable de m’imposer aucun labeur. » — Il se faisait une très haute idée du pouvoir qui devait lui échoir : « Il y a deux hommes sur la terre à l’image de Dieu : le pape de Rome et le tsar de Moscovie : ce qu’ils veulent, ils le font. » — Les popes jouent un grand rôle autour de l’héritier; l’enquête nous les montre s’agitant dans sa vie, passant avec des alphabets chiffrés, plaidant sa cause dans le peuple; d’aucuns disaient de lui à la plèbe de Moscou: « C’est un saint. » Alexis était leur patron naturel; il s’indignait avec eux des nouveautés peu orthodoxes : « Pourquoi mon père aime-t-il l’archimandrite de Nevski? Parce qu’il importe chez nous les idées de Luther. » — Et le bon fils ajoutait énergiquement : « J’aimerais mieux être aux galères qu’aller dîner chez mon père. »

Après Kikine, le plus gravement compromis fut le premier valet de chambre Athanasief; on établit sa complicité dans la fuite; on releva contre lui de dangereux commérages qui valaient bien une tête, au mince prix où elles étaient alors. Nicéphore Viazemski se défendit mieux : il nia tout et exposa qu’il était l’objet des calomnies du tsarévitch par suite de la haine que lui portait ce dernier. Il semble en effet qu’Alexis ait obéi à de vieilles rancunes d’écolier en chargeant son ancien maître, sorte de bouffon inoffensif. Viazemski rappela toutes les circonstances où il avait été battu, menacé de mort par son élève. Il fut acquitté. Les personnages mêlés de moins près aux intrigues et à la fuite du tsarévitch passaient sous jugement pour quelques paroles vagues en sa faveur. Le prince Gagarine avait dit, au moment du retour d’Alexis : « Ce fou de tsarévitch revient ici se faire enterrer et non marier. » — Dolgorouki, de même : « L’imbécile, il vient trouver ici la mort et non le mariage! » — Ces jugemens montrent assez le peu d’illusions qu’on se faisait à la cour sur le sort qui attendait le fils rebelle. D’autres suspects, en grand nombre, étaient poursuivis uniquement pour n’avoir pas révélé les conversations séditieuses qu’ils avaient pu entendre. La pratique judiciaire d’autrefois, on le sait, n’admettait pas la neutralité vis-à-vis de l’état et faisait un devoir de la délation. Dans cette terrible affaire, les prévenus se multipliaient au fur et à mesure des dépositions qui amenaient incidemment de nouveaux noms sous la plume du diacre du conseil. Ainsi se greffa sur l’inquisition de Moscou la curieuse enquête dite de Souzdal, à la suite de l’interrogatoire de la tsarévna Marie Alexéïevna: cette princesse, appelée à répondre de sa conversation avec Alexis à Libau, s’embarrassa dans des réticences qui la firent soupçonner d’intelligence avec l’ex-tsarine Eudoxie; un commissaire partit pour Souzdal, s’y présenta à l’improviste et trouva là d’étranges surprises.

Le couvent de la Protection de la Vierge de Souzdal, caché dans les vastes forêts de la province de Vladimir, était un des sanctuaires les plus vénérés de la vieille Russie. C’était là que l’impératrice Eudoxie avait pris le voile, après le divorce de 1698, sous le nom de sœur Hélène. On le croyait du moins, et nul ne doutait qu’elle ne vécût dans ce cloître de la vie paisible et silencieuse des filles retranchées du siècle. Le commissaire, qui arriva de Moscou à Souzdal en février 1718, ne voulut pas effrayer la maison de paix par l’appareil d’une descente de justice; il frappa à la porte du monastère sans se faire connaître et vint droit à la cellule de sœur Hélène. Au lieu de la religieuse qu’il s’attendait à trouver, il surprit là une femme élégamment vêtue, coiffée du pavoînik[3]. Autour d’elle, des coffres étaient ouverts, emplis de parures et de riches costumes. Le commissaire se précipita sur ces coffres et en retira quelques billets que la tsarine tenta vainement de lui arracher. Ces billets, rédigés en termes mystiques et qu’on reconnut plus tard être de la main du frère d’Eudoxie, Abraham Lapouchine, contenaient des avertissemens prophétiques relatifs aux hautes destinées d’un jeune homme inconnu. En poursuivant son enquête dans l’église, le commissaire découvrit sur l’autel un rituel de prières pour la famille régnante, où Eudoxie figurait sous son vrai nom et à son ancien rang[4]. Le chapelain, sommé de s’expliquer, avoua qu’il priait habituellement pour la tsarine Eudoxie et qu’elle même assistait aux offices, à une place séparée, dans le chœur, sous le costume séculier. Les religieuses commencèrent à parler; il se passait bien des choses suspectes au couvent, des allées et venues de messagers, d’étrangers peu édifians; un officier de recrutement, un certain Gliébof, était depuis longtemps en liaison avec l’ex-tsarine ; on le voyait passer le soir, se rendant à la cellule d’Eudoxie. Une sœur professe, qui vivait elle-même avec l’avoué du couvent, écrivait et portait les messages de l’ex-tsarine à l’officier.

Le commissaire, jugeant qu’il fallait éclaircir toute cette chronique scandaleuse devant le conseil de Moscou, fit main basse sur une partie de la population monacale et ramena pêle-mêle à la Misère une troupe de religieuses, de popes, de chantres, de sacristains, où se trouvaient Eudoxie et son séducteur Gliébof, Abraham Lapouchine, l’abbesse, l’archimandrite et un évêque alors en grand renom, Dosithée de Rostof. La chambre de la question s’ouvrit pour tout ce pauvre monde, et les aveux recueillis jetèrent un singulier jour sur cette existence du cloître, où les dévotions, les prophéties, les conspirations, les intrigues politiques et galantes s’enchevêtraient et pullulaient, comme les lianes croupissantes au fond des marais dormans de la vieille forêt de Vladimir.

Eudoxie et Gliébof confessèrent leur liaison ; des lettres échangées entre les coupables furent découvertes et produites ; la femme répudiée consigna ses aveux dans une supplique adressée à son ancien époux : — « Je me jette à vos pieds, je demande pardon de mon crime ; ne me faites pas mourir avant l’âge, laissez-moi retourner sous le voile, au fond d’un cloître, où je prierai Dieu pour vous jusqu’à mon dernier jour, Sire. — Celle qui fut votre femme. — Eudoxie. » — Dans toute cette affaire, Pierre semble passer assez légèrement condamnation sur les droits de la morale outragée : ce qu’il poursuit, c’est l’opposition faite à sa politique ; le principal chef d’accusation contre Eudoxie, c’est d’avoir quitté l’habit religieux pour l’habit séculier. Dans les interrogatoires de Gliébof, le grand souci des inquisiteurs est de rechercher le point où les intrigues d’ambition se sont entées sur les intrigues de cœur. Gliébof mis à la question fit bonne contenance et se défendit de toute arrière-pensée séditieuse. Abraham Lapouchine fut aussi impénétrable. Mais les dépositions des autres inculpés établirent l’existence d’un complot latent, complot de désir plutôt que de fait, en faveur du tsarévitch, qui devait délivrer tous les exilés de Souzdal. L’évêque de Rostof, Dosithée, avait prophétisé, lui aussi, la mort du tsar dans l’année, et la libération d’Eudoxie par l’avènement de son fils ; en outre il avait prié pour elle à l’autel et conversé avec Gliébof des choses du jour. Pour soumettre un évêque à la question, il fallait préalablement le dégrader ; le tsar requit le synode de prononcer la déchéance du prévenu ; se voyant perdu, Dosithée se présenta hardiment devant ses frères les évêques et parla avec une terrible éloquence : « Suis-je donc seul coupable en cette affaire ? Regardez dans vos cœurs à tous : qu’y trouverez-vous ? Abaissez vos oreilles vers le peuple et écoutez de quoi s’entretient le peuple : d’un nom que je ne nommerai pas. »

— À partir de ce jour, les actes du procès ne nomment plus Dosithée que le défroqué Démid. La torture ne lui arracha que le souvenir de vagues phrases de sympathie en faveur de l’héritier légitime. Chez aucun de ces hommes on ne pouvait saisir un acte patent de révolte ; chez tous on sentait un cœur hostile, acquis au fils rebelle. Pierre le comprenait et son irritation s’exaspérait d’autant. L’histoire nous enseigne que les politiques absolus pardonnent mieux une tentative violente que la désapprobation sourde ; l’ennemi déclaré les trouve parfois pitoyables, l’ennemi soupçonné jamais.

Les résultats de l’enquête aboutissaient au conseil des ministres, constitué en haute cour de justice. Ce conseil, où figuraient seuls les affidés du tsar, prononçait les jugemens, révisés en dernier ressort par Pierre lui-même. Dans la première quinzaine de mars 1718, les interrogatoires des prévenus étant épuisés, la cour rendit une série d’arrêts. Les considérans de ces arrêts retenaient en général cinq chefs d’accusation : la complicité dans la fuite du tsarévitch, les correspondances échangées avec lui ou à son sujet, le désir de la mort du tsar, les propos malveillans tenus contre lui, la non-dénonciation de ces propos pour les moins coupables. Kikine, Gliébof, l’évêque Dosithée furent condamnés à « la mort cruelle; » d’autres, parmi lesquels Athanasief l’économe et un chantre du couvent de Souzdal, à la peine de mort simple. Pour la plupart des familiers d’Alexis, on se contenta des travaux forcés, de la déportation en Sibérie, de l’exil après le châtiment des verges en public. Dolgorouki obtint la vie sauve, grâce aux prières de ses frères, fort aimés du tsar. Troubetzkoï fut fouetté « sans merci » pour avoir donné un jour au tsarévitch une leçon de philosophie en ces termes : « Tu ferais sagement de renoncer à l’héritage de ton père : crois-tu que l’or empêche les larmes de couler? » Bon nombre de gens de Souzdal, boïars, popes, clercs et paysans furent également déportés aux mines ou aux confins de l’empire. Les femmes furent enfermées dans les pénitenciers monastiques de la Mer-Blanche, quelques-unes fouettées publiquement. Abraham Lapouchine, avec plusieurs inculpés, fut dirigé sur les prisons de Pétersbourg, pour y attendre un supplément d’enquête ; la tsarévna Marie Alexéievna traînée de forteresse en forteresse sous la surveillance des soldats ; enfin Eudoxie, la tsarine deux fois déchue, reléguée dans un couvent du Ladoga et confiée à la garde d’une abbesse plus incorruptible.

Pleyer, l’envoyé autrichien dont les rapports sont d’un si précieux secours pour la connaissance de cette époque, assista aux exécutions et en rendit compte à sa cour dans une dépêche datée du 6/18 avril; il la faut traduire ici : l’histoire veut être lue tout entière et ne ménage pas les nerfs délicats.

« Deux jours avant mon départ pour Pétersbourg, les exécutions ont commencé à Moscou. L’officier Stépane Gliébof, terriblement questionné par le fouet, les fers rouges, les coins brûlans, avait été cloué trois fois vingt-quatre heures sur une planche avec des chevilles de bois ; rien n’a pu le faire avouer. Le 14 mars, on l’a empalé à la troisième heure et il a expiré le lendemain de grand matin. Le lundi 16, l’évêque de Rostof a été roué, décapité après le supplice, le corps brûlé et la tête fichée sur un pal. Alexandre Kikine, l’ancien favori du tsar, a été rompu de même façon; on l’a tourmenté lentement, avec des repos, afin qu’il sentit bien la souffrance. Le second jour, le tsar est passé devant lui; Kikine était encore vivant sur la roue ; il a supplié qu’on lui fît grâce et qu’on lui permît d’entrer en religion. Sur le commandement du tsar, on lui a tranché la tête, qui fut exposée sur un pieu Le troisième était l’ancien confesseur de la tsarine, qui l’avait mise en rapport avec Gliébof ; il a été de même roué, décapité et brûlé. Le quatrième était un simple scribe, qui avait solennellement invectivé le tsar, en pleine église, pour l’injustice faite au tsarévitch[5]; comme on le rompait, cet homme dit qu’il avait un secret d’importance à révéler au tsar ; on le détacha et on le mena à Préobrajenski ; comme il était si faible qu’il ne pouvait prononcer une parole, on le confia aux soins des chirurgiens ; sa faiblesse augmentant encore, on lui trancha la tête, qui fut exposée, et on remit le corps sur la roue. On croit à ce sujet qu’il s’est ouvert secrètement au tsar et lui a révélé les causes de son zèle pour les intérêts du tsarévitch. — On en a fouetté et bâtonné d’autres à foison, on a coupé les narines à quelques-uns avant l’exil en Sibérie. Une dame de qualité, de la famille des Troïékurof, a subi le fouet ; une autre, de la famille des Golovine, a été passée par les baguettes. La princesse Golitzyne, apparentée aux plus hautes maisons, a été conduite à Préobrajenski; là, dans la cour de la question, au milieu d’un cercle d’une centaine de soldats, on l’a couchée à terre et grièvement battue de verges; puis on l’a rendue à son mari, qui l’a renvoyée chez son père. — Sur la grande place devant le Kremlin, où eurent lieu les exécutions, on avait élevé un échafaud quadrangulaire en pierre blanche, haut de six coudées, et entouré de pieux de fer sur lesquels étaient fichées les têtes; au sommet se trouvait une pierre carrée d’une coudée, où étaient entassés les corps des suppliciés ; celui de Gliébof les dominait. — On raconte (mais c’est peut-être pour effacer la mauvaise impression produite dans le peuple par le supplice d’un évêque), que le secrétaire auquel était confiée l’exécution de Dosithée s’est trompé ; au lieu de trancher la tête et de brûler le corps comme il en avait l’ordre, il a roué l’évêque. Quand on lui a demandé pourquoi il avait agi de la sorte, il a répondu qu’il pensait bien faire. Comme l’arrêt du tsar était moins rigoureux, on estime que Dieu lui-même a pris soin de châtier le pécheur. »


IX.

Il semblerait que cette hécatombe eût dû contenter la colère du maître. Pierre revint à Pétersbourg soucieux et sombre. Il sentait bien que ces quelques têtes prises au hasard ne signifiaient rien : il en trouverait d’aussi rebelles partout où il abaisserait sa main. Le mot effrayant de l’évêque de Rostof, si caractéristique de la situation, sonnait encore aux oreilles du tsar : « Regardez dans vos cœurs à tous, qu’y trouverez-vous? » — Un fait s’imposait avec évidence après les enquêtes de Moscou; le grand danger, c’était ce jeune homme, si faible par lui-même, si fort par tous les mécontentemens qui se ralliaient sur son nom ; pour toute la vieille société russe, il s’appelait l’espérance, et cela lui tenait lieu de toutes les autres vertus; on pouvait le faire moine, prisonnier, martyr, il n’en serait que plus cher au peuple; tant qu’il vivrait, il n’y aurait ni repos pour son père, ni avenir pour la grande œuvre! Tous les moyens termes, tous ceux du moins que pouvaient suggérer à Pierre son génie particulier et celui de son époque, avaient été employés sans succès depuis quinze ans pour conjurer ce péril ; au moment où nous sommes arrivés, la pensée du tsar ne peut plus fuir un atroce dilemme. Est-elle allée du premier bond aux extrémités de ce dilemme? Y a-t-elle été conduite peu à peu par une logique fatale? Ce sont là des secrets que connaît seul le souverain juge ; nul n’a surpris les mystères de ces sombres gestations et ne peut dire à quel moment précis l’âme d’un homme devient mère de pareils desseins.

Alexis revint habiter son palais, dans une situation indécise, qui n’était ni la liberté ni la détention. Durant le répit qui lui était laissé, on agissait diplomatiquement à Vienne pour obtenir de l’empereur les lettres écrites du château Saint-Elme au sénat et aux évêques; on supposait en Russie que ces lettres, retenues par la chancellerie autrichienne, constitueraient des charges graves contre le tsarévitch. Vessélovski se mit en campagne avec son activité accoutumée ; malgré ses obsessions, il ne put arracher au comte Schœnborn que la copie de la première; les originaux reposent encore aujourd’hui aux archives de Vienne. Du moins Vessélovski put affirmer au tsar que les ministres de Charles VI se défendaient de les avoir inspirées, ainsi que le prétendait Alexis. — Ce dernier ignorait encore ces démarches et la gravité de sa situation; croyant avoir acheté son repos en livrant ses amis, il n’était occupé que de hâter son union avec Euphrosine, Sa maîtresse arriva d’Allemagne à Pétersbourg vers la fin d’avril. Le jour de Pâques, à la réception de l’impératrice, Alexis se jeta aux pieds de sa belle-mère et la supplia avec larmes de lui procurer le consentement paternel pour son mariage. — Ces enfantillages n’étaient plus de saison ; on y répondit en enfermant Euphrosine à la forteresse pour procéder à l’interrogatoire de cette fille.

Si les âmes sensibles de ce temps attendaient d’elle quelque action cornélienne, elles furent cruellement déçues par l’événement. La serve, voyant tout sombrer autour d’elle, ne pensa plus qu’à son salut et livra froidement celui qu’elle avait contribué à perdre. Le 30 avril, Euphrosine fut amenée, dans une barque fermée, à la résidence de Péterhof ; le tsar voulut l’interroger en personne et lui posa des questions minutieuses sur tous les faits, gestes et paroles d’Alexis durant sa fuite à l’étranger. La déposition de ce témoin de chaque jour fut précise et accablante. Elle rapporta fidèlement le sens de toutes les lettres séditieuses adressées par le tsarévitch à l’empereur Charles VI, au comte Schœnborn, à ses amis de Russie; elle produisit la minute de la lettre aux évêques[6]; ces lettres avaient été écrites par le coupable sans aucune pression, de son propre mouvement. Les espérances secrètes d’Alexis, telles qu’il les avait confiées maintes fois à sa maîtresse furent mises à nu; il attendait et désirait une révolte des troupes russes, pour accourir à l’appel des mutins et détrôner son père. Un jour, il avait dit que, d’après des nouvelles particulières de Russie, cette révolte éclaterait prochainement aux environs de Moscou : « Voici que Dieu fait son œuvre, » avait-il ajouté. Son espoir était dans le sénat : « J’éloignerai tous les vieux, je me choisirai de nouveaux serviteurs parmi les jeunes... Quand je serai le maître, j’abandonnerai Pétersbourg et vivrai à Moscou... Je détruirai la flotte... Si mon père vient à mourir, il compte que sa femme régnera après lui, mon petit frère étant trop jeune; mais il y aura un soulèvement et beaucoup seront pour moi, je sais lesquels. » — Ces phrases et d’autres semblables, si bien faites pour exaspérer le souverain jaloux, le créateur de Pétersbourg et de la flotte, reviennent sans cesse dans la longue déposition, d’une écriture gauche et tremblée, rédigée et signée par Euphrosine sous les yeux du tsar. Elle s’efforce ensuite de rappeler les noms qu’Alexis citait de préférence parmi ceux des personnages sur lesquels il comptait; elle termine en constatant qu’elle seule a retenu le fugitif à Naples au moment de l’arrivée de Tolstoï, qu’elle seule l’a décidé à revenir se livrer en Russie.

Mandé aussitôt par son père, le tsarévitch subit une confrontation avec sa maîtresse. Notre terme judiciaire traduit mal l’énergique pression des procès-verbaux russes, qui donne la sensation d’une torture morale pire peut-être que tous les raffinemens de la question : « Ils furent placés l’œil dans l’œil[7] ». Rien n’est aussi pénible, dans tous les pénibles incidens de ce procès, que le moment où ce malheureux, enfermé avec la femme qu’il aimait encore d’une folle passion, s’entend condamner par les lèvres de cette femme, provoqué par elle à s’avouer coupable, et la voit déchirer froidement les derniers voiles qui cachaient aux regards des juges le secret de son âme. Alexis se tut d’abord tristement ; puis, dominé par celle qui avait puissance sur tout son être, ou désespérant de la vie, il commença à avouer l’une après l’autre toutes les charges nouvelles qu’on lui imputait. L’opinion générale rendit Euphrosine responsable de ce dénoûment. L’envoyé Loos écrit alors dans un de ses rapports : « C’est la maîtresse du tsarévitch qui a révélé le secret de ce complot au tsar; le tsarévitch a avoué d’un grand sang-froid, qui selon moi tient un peu au désespoir. » — Euphrosine reçut le prix de la trahison : seule de toutes les personnes impliquées au procès, elle fut relâchée sans autres désagrémens; le tsar la traita avec bienveillance et lui fit quelques cadeaux. On rapporte qu’elle épousa plus tard un officier des gardes et vécut paisiblement avec lui. La vie réelle n’a guère souci des lois du drame; au sortir des scènes tragiques, elle ressaisit parfois les acteurs les plus engagés dans l’action et les rejette dans sa banalité quotidienne.

Elle n’eut pas cette indulgence pour Alexis. Le 12 mai, on lui présenta un questionnaire en dix-neuf points, portant sur les faits et paroles celés par lui dans la déposition de Moscou et révélés depuis par les témoignages d’Euphrosine et des autres accusés. Il essaya encore de lutter, avouant sur quelques-uns des chefs, interprétant de son mieux les dires suspects qu’on lui reprochait. Le 14 et les jours suivans, nouveaux interrogatoires; cette fois le tsarévitch remet à son père une déposition olographe plus explicite avec des aveux bien curieux à recueillir. L’accusé s’étend sur ses anciens rapports avec les membres du clergé, sur les prophéties, sur les livres que lui envoyaient les moines de Kief, tels que la Pierre de la Foi, à lui dédiée par l’évêque de Riazan. On devine que cette conscience du moyen âge est surtout bourrelée par le souvenir de ces péchés théologiques. Sommé à nouveau de rapporter les entretiens séditieux dont il a été le confident, il en donne des extraits caractéristiques. Boris Golitzyne lui a dit : « Tu devrais entretenir un espion à la cour de ton père, quelque jeune homme sans conséquence qui t’avertirait de tout. » — Un jour, durant une promenade en traîneau, Simon Narychkine a maudit l’existence impossible que crée aux boïars la furieuse activité du tsar : « La vie n’est pas commode pour nous; le tsar nous dit: Que faites-vous à la maison? Je ne comprends pas comment on peut rester à la maison sans rien faire. — Il ne sait pas nos besoins, lui ! S’il venait chez nous, il verrait que l’un manque de bois, l’autre de telle chose; il saurait ce que nous avons à faire à la maison. » — Le tsarévitch termine en faisant le dénombrement des boïars, des évêques, des régimens sur lesquels il croyait pouvoir compter à la mort de son père pour le porter à la régence. Pierre reprend la déposition, insiste, précise les points vagues, fouille la pensée hésitante de l’infortuné. — Se serait-il joint aux troupes révoltées contre son père, du vivant de ce dernier, s’il en avait eu l’occasion? — Alexis finit par confesser qu’il eût pu le faire. En lisant ces interrogatoires habilement menés, il semble qu’on voie un homme se noyer lentement; chaque jour, il enfonce plus profond dans cet océan de délations, chaque aveu en amène un plus grave; l’accusé n’échappe à la puissante logique de son père que pour retomber dans les mains de son persécuteur juré, de ce même Tolstoï, le fascinateur qui l’a arraché de Naples, le tourmenteur qui préside maintenant à l’enquête. Tolstoï le presse tout un jour pour lui extorquer le sens vrai de ce mot fatidique, présentement, répété deux fois, puis rayé, dans la lettre aux évêques.

Enfin la lumière est suffisamment faite, l’acte d’accusation peut être libellé. Pierre adresse une déclaration à son peuple : dans ce document, rédigé de sa main, il expose les certitudes acquises à la suite de l’interrogatoire, la fourberie de son fils dans toutes ses dépositions précédentes; il conclut que, le pardon n’ayant été promis à Moscou qu’au prix d’une confession sincère, et la confession d’alors ne l’ayant, pas été, « le pardon n’est plus le pardon. » Le 13 juin, le tsar lance un manifeste aux évêques et au clergé : cette pièce, fort adroitement composée, supplie les oints du Seigneur d’indiquer à un père ce qu’il doit faire devant la violation criminelle de toutes les lois, et demande aux tribunaux ecclésiastiques de se substituer à lui pour juger cet Absalom. Les évêques, réunis en assemblée synodale, rendirent une réponse peu compromettante; ils estimaient que le jugement d’Alexis ressortissait au pouvoir séculier, non aux ecclésiastiques, et fournissaient à l’appui de leur thèse neuf exemples tirés de l’Ancien-Testament et sept du Nouveau. Ils ajoutaient que si le tsar voulait châtier son fils selon ses forfaits, il y avait dans l’Écriture nombre d’exemples qui l’y autorisaient ; s’il daignait lui faire grâce, il aurait pour lui l’exemple et les préceptes du Christ, notamment dans la parabole de l’Enfant prodigue. On peut voir dans ces explications embarrassées un appel évident à la clémence, le dernier exemple devant primer tous les autres aux yeux d’un chrétien. Ce suprême témoignage des sympathies du clergé ne pouvait que compromettre davantage celui qui en était l’objet. Pierre lança un second manifeste au sénat et aux fonctionnaires laïques, les adjurant de juger son fils sans faiblesse comme sans flatterie.

Le 17 juin, une haute cour de justice s’assembla, composée du sénat, des ministres, des grands officiers, des états-majors de la garde, en un mot tout ce qui était personnellement dévoué au tsar dans le gouvernement. Loos, l’envoyé de Saxe, affirme que Pierre plaida lui-même contre son fils en plein sénat ; le fait n’est pas suffisamment appuyé pour être reçu par nous, non plus que cette autre assertion du même diplomate, que « le tsarévitch comparut devant cette assemblée avec une fermeté ou, comme d’autres l’appellent, une fierté qui surpasse l’imagination. » Les sources russes ne contiennent rien qui confirme l’on-dit recueilli par le Saxon. — La cour prit connaissance des interrogatoires précédens et en fit subir de nouveaux à l’accusé, introduit devant elle. Les dernières dépositions d’Alexis chargèrent surtout Lapouchine, coupable de rapports équivoques avec le résident autrichien Pleyer ; elles mirent également en cause le confesseur lakof Ignatief, qu’on s’étonne d’avoir vu passer jusqu’ici presque inaperçu[8]. Ces malheureux, torturés, et convaincus d’avoir « désiré la mort du tsar, » furent condamnés au mois d’août suivant et exécutés en décembre 1718, avec d’autres survivans de l’inquisition de Moscou. Avant d’en finir avec les complices, on revint à l’accusé principal. Le 19 juin, l’héritier du trône fut pour la première fois appliqué à la question, suivant la version officielle adoptée par M Oustrialof. Pourtant Loos écrivait déjà à sa cour sous la date du li : « Le czaréwicz a eu la knoute privatissime en présence de fort peu de personnes. » Alexis dut certifier les propos prêtés par lui à chacun des individus dont il avait prononcé le nom antérieurement. Il fut confronté « œil à œil » avec Iakof Ignatief ; le confesseur et son pénitent durent révéler devant les inquisiteurs les confidences sacrées jadis faites par l’un et reçues par l’autre dans le secret de l’église. « Donné vingt-cinq coups, » ajoute le procès-verbal de ce jour. Le 21, après son dîner» Pierre écrit quelques demandes et donne ordre à Tolstoï d’aller à la citadelle interroger son fils avec ce formulaire. Il ne s’agit cette fois ni de torture, ni de faits relatifs à des tiers. C’est le ton d’un père réprimandant tristement son enfant. « Pourquoi n’a-t-il pas voulu obéir, pourquoi s’est-il obstiné jusqu’à me contraindre à le punir, pourquoi a-t-il poursuivi son héritage par des voies perverses et non par la voie filiale du respect? » Peut-être faut-il voir dans ces questions intimes un éclair d’indulgence, une dernière bouffée de sentiment paternel ; peut-être ce langage insinuant n’est-il qu’une habileté pour surprendre de nouveaux aveux. Alexis répondit dans le ton où on l’interrogeait, avec une certaine note de regret mélancolique et d’observation sur lui-même. Il fait un long retour sur le passé, sur son éducation : « J’ai été élevé par des femmes, dans la mollesse... On ne m’a instruit qu’aux mômeries, auxquelles j’étais déjà trop porté de ma nature... J’ai grandi dans ce monde de moines et de compagnons fainéans... je n’étais bon qu’à m’enivrer avec eux... je ne pouvais prendre sur moi de m’appliquer... Je fuyais mon père en tremblant, sa présence m’était insupportable... Il m’envoya à l’étranger, je ne sus pas m’y amender... mon obstination était encore plus forte que ma crainte de mon père... » — Ici se place l’histoire, racontée plus haut, du pistolet et de la blessure volontaire que se fit le tsarévitch plutôt que de fournir à son père le dessin demandé. « Quand j’eus renoncé à acquérir mon héritage par l’obéissance filiale, je ne songeai plus qu’à l’acquérir par le secours de l’étranger... J’étais résolu à demander des troupes à l’empereur, à les payer,., à ne reculer devant rien pour atteindre la couronne de Russie. »

Le jour de cette confession intime, il y eut peut-être une minute où l’on eût pu avoir raison de cet endurci et tout pacifier. Pierre ne sut ou ne voulut pas saisir cette minute suprême. Le 24, nouvelle application du tsarévitch à la question ; cette fois on l’interroge sur les faits de la cause. « Donné quinze coups. » Mais le patient est épuisé, on ne lui arrache plus rien ou presque rien. Aussi bien l’opinion de ses juges est faite à cette heure. Ce même 24 juin au soir, la haute cour s’assemble, au nombre de cent vingt-sept membres ; elle déclare le tsarévitch coupable d’avoir faussement déposé, d’avoir tu ses tentatives, préméditées de longue date, contre le trône et la vie même de son père, d’avoir mis son espoir dans la populace, désiré la fin de son souverain, comploté la ruine de la patrie, de son seigneur, de son père, avec l’aide des armes étrangères : tous chefs établis par ses complices et par lui-même dans les interrogatoires. À l’unanimité et sans discussion, la cour condamne le tsarévitch Alexis Pétrovitch à la peine de mort. Les cent vingt-sept membres ont signé, depuis le chancelier et les ministres, jusqu’à des sous-lieutenans de la garde : un de ces derniers juges n’a pu signer, parce qu’il ne savait pas écrire[9]. Nul n’a pris soin de faire connaître à la postérité l’attitude d’Alexis quand on lui communiqua la sentence ; mais rien n’est plus probable que le dernier cri de passion attribué à ce malheureux par Loos, en terminant la dépêche déjà citée : « L’on vient de me raconter une particularité ou fait qui marque une grande faiblesse du czaréwicz, qui doit avoir prié Tolstoï très instamment de faire en sorte qu’il pût embrasser sa dulcinée et prendre congé d’elle avant qu’on lui coupât la tête, à lui le czaréwicz, ou qu’on l’enfermât dans une prison perpétuelle. Si cette particularité est véritable, la trahison que sa maîtresse lui a faite ne doit rien avoir diminué de la passion qu’il a pour elle, et je suis plus d’avis que jamais que la cervelle lui tourne. »


X.

Durant les pauvres jours de novembre, quand le soleil alourdi sur l’horizon ne peut dissiper le voile des brouillards du fleuve, l’étranger qui suit les quais de la Neva voit parfois dans les airs un phénomène singulier ; un éclair de lumière déchire ce ciel crépusculaire et s’y maintient immobile, éblouissant, comme un trait de feu ; on croit à un reflet d’incendie, à quelque mirage ; c’est la haute et mince aiguille d’or de la citadelle Saint-Pierre-et-Saint-Paul ; un rayon de l’invisible soleil horizontal la frappe au-dessus des brumes, dans la nue, l’allume et la signale comme un mystérieux labarum. Ce signe lumineux indique le lieu où repose le grand tsar, le point sur lequel porta le suprême effort de sa volonté, le berceau d’où sortirent la nouvelle capitale et le nouvel empire. Quand Pierre aborda au marécage finnois, il marqua la petite île de Yénissari, sur la Neva, pour être la forteresse et le noyau de la ville qu’il rêvait; il la fît épauler de bastions et, sous l’abri de ces remparts, il réunit les premiers organes, les plus nécessaires instrumens d’une monarchie : une citadelle, un arsenal, des casernes, des cachots, un hôtel du trésor, une cathédrale, un caveau funéraire. La forteresse et son église furent dédiées aux apôtres Pierre et Paul. Quand le tsar eut achevé son œuvre, il voulut reposer là, au cœur de sa création. Ses successeurs ont embelli et restauré Saint-Pierre-et-Saint-Paul, en lui gardant le caractère de métropole, de clé de voûte de l’état russe; l’île de la Neva fut désormais ce qu’avait été le Kremlin, ce qu’est Westminster pour la maison d’Angleterre. Fidèles au vœu du fondateur, ces mêmes successeurs sont tous venus se coucher à ses pieds, faussant compagnie aux vieux Ivan et aux premiers Romanof, qui dorment à Saint-Michel-Archange de Moscou.

Il semble que la citadelle mère de Pétersbourg ait voulu, suivant la tradition des monumens antiques, être affermie sur des victimes humaines et consacrée par le sacrifice du sang. Nous y avons déjà conduit l’infortunée Charlotte pour inaugurer la sépulture impériale; quelques années après, Alexis était mis au secret et torturé dans les casemates de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, à deux pas de la tombe de son épouse. C’était là que Tolstoï venait le prendre pour le conduire au sénat ou chez son père; c’était là que ce père venait lui-même s’enfermer avec son fils, dans la chambre du Secret, pour poursuivre en tête-à-tête de douloureux interrogatoires; Pierre arrivait de son palais, suivi de Tolstoï et d’un soldat qui portait derrière lui les instrumens de torture dans une peau d’ours; en lisant ces détails dans le Journal de la garnison, on croit revoir Louis XI et son barbier au Plessis-lès-Tours. — Ce fut à Saint-Pierre-et-Saint-Paul qu’on ramena le condamné, le soir du 24 juin, tandis que la sentence de la haute cour était déférée au tsar pour qu’il la révisât dans sa clémence ou la confirmât dans sa rigueur. La plupart des juges espéraient sans doute un arrêt de grâce; le peuple attendait, anxieux. Le surlendemain, 26, à sept heures du soir, on entendit les volées des cloches à la citadelle : elles sonnaient pour un mort; le bruit se répandit bientôt dans la ville que le tsarévitch Alexis avait succombé à une attaque d’apoplexie. On douta d’abord, puis on colporta mille rumeurs sinistres; elles sont parvenues jusqu’à nous, enveloppant de tragiques ténèbres la journée du 26 juin 1718. La fin mystérieuse d’Alexis est restée le problème le plus irritant, le plus insoluble de l’histoire russe ; nous devons mettre sous les yeux du lecteur les extraits des relations contemporaines qui racontent chacune à leur façon le drame de Saint-Pierre-et-Saint-Paul.

Voici d’abord le récit du tsar lui-même dans la circulaire adressée à ce propos à ses représentans à l’étranger le 27 juin ; « Comme nous demeurions irrésolu entre nos sentimens de miséricorde paternelle et le devoir de sauvegarder l’avenir de notre empire, le Dieu tout-puissant s’est chargé dans sa justice de nous tirer de cette épreuve; il a mis fin hier aux jours de notre fils Alexis. Après la lecture du jugement qui énumérait ses crimes, ce fils coupable a été frappé d’un mal cruel, en tout semblable au début à une attaque d’apoplexie. Ayant ensuite repris connaissance et participé suivant la loi chrétienne aux sacremens, il nous a fait demander : nous nous sommes rendu près de lui avec tous nos ministres et sénateurs-, il a alors confessé franchement tous ses crimes envers nous avec des larmes de repentir et a sollicité notre pardon, que nous lui avons paternellement accordé ; après quoi il a fait une fin chrétienne ce même 26 juin, vers les six heures du soir. »

Nous avons deux versions officielles et identiques entre elles sur l’emploi des journées à Saint-Pierre-et-Saint-Paul du 26 au 30 juin. L’une est la note sans signature, conservée aux archives des affaires étrangères, qui décrit les funérailles du prince : sur le fait même de sa mort, il est dit seulement que « le 26 juin, à 7 heures après-midi, le tsarévitch Alexis Pétrovitch a trépassé à Saint-Pétersbourg. » — Les détails qui suivent ne diffèrent pas de ceux que nous allons emprunter au « livre de la garnison de Pétersbourg, » l’ordre de la place, comme nous dirions aujourd’hui, tenu jour par jour à la citadelle.

« Ce 26 juin. — A huit heures du matin ont commencé à se réunir à la place. Sa Majesté, le prince sérénissime (Menchikof), Chafirof, Boutourline, etc.. Il y a eu interrogatoire secret. Ils sont restés jusqu’à onze heures à la place, puis ils sont partis.

« Ce même jour, à six heures après-midi, le tsarévitch Alexis Pétrovitch a trépassé à la citadelle, dans la casemate du bastion Troubetzkoï, où on le gardait.

« Ce 27 juin. — Messe et Te Deum pour l’anniversaire de la bataille de Poltava, salves d’artillerie en présence de Sa Majesté... A neuf heures du soir, le corps du tsarévitch A. P. a été transporté du bastion Troubetzkoï à la maison du gouverneur; le prêtre de la cathédrale, Féodor Timothéef, l’a accompagné; quatre soldats de la garde portaient sur un brancard le cercueil revêtu de velours noir et couvert d’un poêle de brocart d’or; devant, des hommes tenant des cierges marchaient sur deux files. « Ce 28 juin. — A dix heures du matin, on a transporté le corps du tsarévitch à l’église de la Trinité, où il a été exposé; le chancelier et deux évêques l’ont accompagné.

« Ce 29 juin. — Fête de Sa Majesté. On a lancé à l’amirauté le vaisseau nouvellement achevé, le Forestier, construit sur les plans de Sa Majesté; elle assistait à la cérémonie avec tous les ministres, et on s’y est fort diverti.

« Ce 30 juin. — Sa Majesté s’est rendue à l’église de la Trinité à sept heures du soir; on y a célébré le service de mort du tsarévitch A. P. avec l’assistance de tout le clergé... A neuf heures, on a processionnellement ramené le corps à la citadelle : Leurs Majestés le tsar et la tsarine Catherine, tous les ministres, sénateurs et officiers suivaient le corps, porté par vingt-quatre gentilshommes; ce même soir, on l’a enseveli dans la cathédrale, ensemble avec la feue princesse héritière, dans le parvis près de la porte d’entrée du fond à gauche. »

Ces renseignemens officiels se complètent par l’extrait d’un autre journal, celui du prince Menchikof, tenu par quelque secrétaire ou valet de chambre. Cette dernière relation nous montre le prince accompagnant le tsar à la citadelle, dans la matinée du 26, chez le tsarévitch Alexis, « à ce moment malade; » puis Menchikof est rentré dans sa demeure et n’est ressorti que pour joindre le souverain à l’église de la Trinité, vers le soir. — « La journée a été belle, ensoleillée, avec une légère brise. Ce même jour, le tsarévitch A. P. est passé de ce monde dans la vie éternelle. » — Le rédacteur de ces notes rend compte le lendemain du grand; dîner qui eut lieu pour l’anniversaire de Poltava et de la fête dans les jardins de sa majesté, u où l’on s’est beaucoup amusé. »

Weber, dans les mémoires déjà cités, ne s’écarte pas sensiblement de la version officielle. Il rapporte la visite du tsar à la forteresse le matin du 26, et mentionne la venue de plusieurs messagers qui annoncèrent l’agonie du tsarévitch. « A cinq heures du soir, un quatrième messager (c’était M. Ouchakof, major des gardes), vint dire au tsar que le prince son fils souhaitait avoir la consolation de le voir encore une fois... Dans le moment que Sa Majesté entrait dans sa chaloupe pour aller à la forteresse, il vint, un cinquième courrier qui lui apporta la nouvelle que le prince venait d’expirer. » — Weber confirme ce fait important consigné dans la note anonyme des archives, que tout le peuple fut admis à voir la dépouille du défunt et à baiser ses mains dans l’église de la Trinité.

Le résident hanovrien est seul à parler sur ce ton. Dès que nous passons des journaux de la cour et de la garnison aux rapports des ministres étrangers, les faits changent totalement d’aspect. Voici une dépêche de Pleyer, ministre d’Autriche à Pétersbourg depuis vingt-cinq ans, observateur attentif, mais en général hostile à la politique de Pierre Ier. Cette dépêche, adressée au comte Schœnborn, le 7 juillet, rectifie les premières nouvelles mandées à l’empereur Charles VI d’après les communications du cabinet russe. «Monsieur le comte... Je n’ai pu, dans ma première lettre, expédiée par l’ordinaire, rapporter ce qu’on dit ici, je n’ai pas osé chiffrer; si on avait connu mon opinion, qui est d’ailleurs celle de presque tous, il eût pu m’arriver des désagrémens. Le Cronprinz est mort, le 26, à huit heures du soir, et non de mort naturelle, comme on en répand le bruit; à la cour, dans le peuple et parmi les étrangers, on fait de secrets récits qu’il aurait péri par le glaive ou la hache. Cette opinion s’appuie sur plusieurs particularités ; on n’avait rien entendu dire auparavant de sa maladie et on l’avait encore torturé la veille; le jour de sa mort, le haut clergé et Menchikof furent chez lui; on n’admettait personne dans la citadelle et on en ferma les portes avant le soir. Un charpentier hollandais, qui travaille à une des nouvelles tours de la forteresse, a passé la nuit à cette place sans être remarqué; de là-haut il a vu, vers le soir, dans la casemate où se donnait la question, se mouvoir les têtes de plusieurs individus; il a raconté le fait à sa belle-mère, sage-femme de M. le ministre de Hollande. La dépouille du tsarévitch a été placée dans une simple bière de mauvaises planches; la tête était à demi couverte, le col entouré d’un linge, avec des plissés, comme à quelqu’un qui va se faire la barbe. Le tsar fut très gai le lendemain et le jour suivant. La famille de Menchikof fît montre de sa joie ce même soir; l’impératrice manifesta les apparences d’une grande douleur. »

Jacob de Bie, ministre de Hollande, mandait aux états-généraux qu’on avait fait périr le prisonnier en lui ouvrant les veines. Sa lettre fut saisie à la poste et déchiffrée: le pauvre diplomate essuya une effroyable algarade, mille vexations des ministres du tsar. On obtint son rappel, ainsi que celui de Pleyer, pour cause d’accusations calomnieuses. Le charpentier hollandais, Herman Boless, sa femme et sa belle-mère, dont Jacob de Bie avait rapporté les dires, furent arrêtés et sévèrement interrogés. Les dépositions des deux femmes établissent certains détails qui ont leur intérêt. La famille du charpentier demeurait dans la citadelle; c’était dans sa maison que les cuisiniers du tsarévitch préparaient les repas du prisonnier. Le jeudi 26, ces gens apprêtèrent les mets comme d’habitude; on les porta à la casemate matin et soir; on rapporta les restes, mais nul ne put dire pour qui ces repas avaient été servis. Ce même jour, on plaça une garde de soldats devant la casemate du Secret et on ne laissa circuler personne, « attendu que le tsarévitch était fort souffrant. » Les deux femmes avaient passé la soirée, de cinq à huit heures, chez Béer, l’apothicaire de la forteresse, sans rien remarquer d’extraordinaire. Quand la sage-femme vint le 29 chez l’épouse du ministre de Hollande, à qui elle donnait ses soins, elle y entendit parler de la mort du tsarévitch et dit : « Je le savais malade depuis jeudi. »

En regard des hypothèses et des allégations vagues de la colonie étrangère de Pétersbourg, nous devons maintenant placer deux récits très circonstanciés, très affirmatifs, dus tous deux à des témoins se disant oculaires ; la légende de la mort du tsarévitch s’est faite dans la suite d’emprunts à ces deux récits ; le lecteur jugera s’il est possible de les concilier entre eux. Le premier est la relation d’Henri Bruce, Anglais au service du tsar Pierre, dont les mémoires furent publiés à Londres en 1782. — « Le 25 juin[10] la haute cour condamna, à l’unanimité, le tsarévitch à perdre la vie : on laissait le choix de la peine à Sa Majesté. Le tsarévitch fut amené devant la cour ; on lui donna lecture de la sentence et on le ramena à la prison. Le jour suivant, le tsar parut à la citadelle, suivi des sénateurs et du clergé, et vint à la casemate où l’on détenait le tsarévitch. Peu après le maréchal Veide sortit et me chargea d’aller à côté chez l’apothicaire Béer, pour lui dire que la potion ordonnée devait être très forte, le tsarévitch se trouvant au plus mal. En recevant de moi cet ordre, Béer pâlit, trembla et perdit contenance. Je lui demandai ce qu’il avait; il ne put me répondre. Sur ce, le maréchal arriva lui-même, presqu’aussi défait que l’apothicaire, et dit qu’il fallait se hâter, que le tsarévitch était au plus mal à la suite d’une attaque d’apoplexie. L’apothicaire lui remit alors une tasse d’argent couverte et le maréchal la porta chez le tsarévitch, chancelant tout le long du chemin comme un homme ivre. Une demi-heure après, le tsar et tous ceux de sa suite s’éloignèrent avec des visages fort tristes. Le maréchal m’ordonna de rester dans la chambre du tsarévitch et de venir le prévenir si quelque modification se produisait. Il y avait là deux médecins, deux chirurgiens et l’officier du poste : je dînai avec eux à la table dressée pour le tsarévitch. Les médecins furent soudain appelés vers lui; il était pris de convulsions; après d’atroces souffrances, vers cinq heures de l’après-midi, il expira. Je le fis savoir aussitôt au maréchal, qui prévint le tsar. Par ordre de Sa Majesté, on retira les intestins du corps; puis on plaça ce dernier dans le cercueil, garni de velours noir, avec un riche poêle d’or. »

Le second témoignage oculaire est tiré d’une lettre que Roumiantzof, l’un des acteurs du drame, aurait écrite à un ami du nom de Titof, le 27 juillet 1718. L’auteur de la lettre raconte que, dans la nuit du 25 au 26 juin, Tolstoï, Boutourline, Ouchakof et lui Roumiantzof furent mandés chez le tsar; ils trouvèrent leur souverain avec Catherine et l’archimandrite Théodose. Pierre, en proie à une vive agitation, suppliait le prélat de l’absoudre et de lui donner sa bénédiction : l’archimandrite s’étant écrié : « Que ta volonté se fasse, ô sire, suivant que le ciel t’inspire! » le tsar se tourna vers ses officiers, leur rappela leurs fidèles services et leur dit qu’il comptait sur eux pour le débarrasser en secret du criminel Alexis, afin de ne pas infliger au sang impérial le scandale d’une exécution publique. Tolstoï, Roumiantzof, Boutourline et Ouchakof se rendirent sur-le-champ à la citadelle, au quartier du tsarévitch, qui dormait ; ils congédièrent les gens de service et les gardes. A partir de ce point nous traduisons textuellement.

« Nous ouvrîmes sans bruit la porte de la pièce où reposait le tsarévitch; une lampe brûlant devant les saintes images l’éclairait faiblement. Le prince sommeillait, il s’était découvert et, comme si quelque vision d’épouvante le poursuivait, il gémissait fréquemment. Se sentant très faible la veille au soir, il avait communié pour se réconforter, et depuis ce moment il allait mieux, si bien que les médecins donnaient plein espoir de le voir se rétablir. Aucun de nous n’osait troubler son repos; nous nous assîmes. On dit: « Ne serait-il pas mieux de le livrer à la mort durant son sommeil et de lui épargner les cruelles angoisses? » — Pourtant nous eûmes conscience de le faire mourir sans prière. Mû par cette pensée et prenant courage, Tolstoï toucha doucement le tsarévitch, avec ces mots : «Altesse! levez-vous! » — Il ouvrit les yeux, ne comprit pas, se dressa sur son séant et nous regarda, muet de saisissement. Tolstoï se pencha vers lui : « Altesse ! les grands de la terre russe vous ont condamné à mort, pour vos trahisons envers le tsar, votre sire et votre père. Par ordre de Sa Majesté, nous venons à vous pour exécuter cette sentence ; préparez-vous par la prière et le repentir à sortir de ce monde, car votre vie touche à son terme. » — A peine le prince eut-il ouï ces paroles qu’il poussa un grand cri, appelant au secours. Voyant que personne ne répondait, il commença à sangloter et à se plaindre : « Malheur à moi, malheur à moi, misérable fruit du sang royal! N’eût-il pas mieux valu naître du dernier des sujets? » — Tolstoï essayait de le consoler, lui disant : « Le tsar t’a pardonné comme père et priera pour ton âme; comme monarque, il ne peut pardonner tes crimes, de peur que tu ne causes la ruine de la patrie. Trêve donc aux larmes et aux sanglots, laisse-les aux femmes, accepte ton destin comme il convient à un homme de race royale. Fais ta dernière prière pour le salut de ton âme. » — Mais le tsarévitch ne l’écoutait pas, il maudissait sa majesté et l’accusait de parricide. Voyant bien qu’il ne prierait pas, nous le prîmes sous les bras et nous l’agenouillâmes de force ; un de nous, lequel au juste, je ne sais, l’épouvante m’ayant troublé la mémoire, fit cette prière en son nom : « Seigneur, reçois l’âme de ton serviteur Alexis dans la paix des justes et pardonne-lui ses péchés dans ta miséricorde! » — À ce dernier mot, nous renversâmes le tsarévitch sur son lit; prenant deux coussins à son chevet, nous les jetâmes sur sa tête : nous avons pesé dessus jusqu’à ce que les jambes et les bras aient cessé de remuer et le cœur de battre; c’est venu vite, grâce à la faiblesse où il était. Ce qu’il a dit alors, personne n’a pu le comprendre : l’effroi de la mort qui venait avait égaré sa raison. Dès que ce fut accompli, nous recouvrîmes le corps du tsarévitch, comme s’il dormait, et ayant prié Dieu pour son âme, nous sortîmes sans bruit. Je restai avec Ouchakof près de la chambre pour que personne n’entrât; Boutourline et Tolstoï allèrent faire leur rapport au tsar. Bientôt vint du palais la dame Krammer, avec un mot de passe de Tolstoï; nous lavâmes avec elle le corps du tsarévitch, nous le préparâmes pour la sépulture, et nous le revêtîmes de ses habits de parade. »

Si la Russie doit jamais avoir un Shakspeare qui porte sur la scène cette tragédie nationale, ce sera sans doute cet émouvant récit que le poète fera passer dans ses vers; mais l’histoire a d’autres exigences que le théâtre, et des doutes graves s’élèvent sur l’authenticité de la lettre de Roumiantzof. — Nous aurons fini avec les différentes versions de la mort d’Alexis en rapportant l’opinion confuse du populaire, celle qui se dessina tout d’abord en traits flottans dans l’imagination des masses et devint la tradition. Dès l’année suivante, M. Solovief en retrouve les élémens épars dans les prédications des popes, les récits des bonnes femmes; pour le moujik de Moscou ou le raskolnik du Volga, Alexis a été la victime d’une belle-mère ambitieuse : poussé par sa seconde femme, le tsar a pris son bâton de chêne, un souvenir de l’épieu meurtrier d’Ivan le Terrible ; il a été à la forteresse interroger son fils; dans un moment de colère provoqué par les réponses de ce fils rebelle, il s’est jeté sur lui et l’a frappé, tout comme le tsar Ivan frappa mortellement son héritier. Ivan est la plus vivante figure de la légende populaire, et la légende aime à se répéter.

Ainsi, tous ces témoins entendus, quelques faits seuls restent irrécusablement établis. Le 26 au matin, Pierre, Menchikof et d’autres familiers du tsar sont allés à Saint-Pierre-et-Saint-Paul. En leur présence, la question a été donnée au prisonnier, malade, affaibli par les tortures physiques et morales des derniers jours. Vers onze heures, le souverain et sa suite ont quitté la citadelle. Il est resté du monde jusqu’au soir dans le cachot d’Alexis, on y a porté un repas et des gardes en ont interdit l’approche. — Vers six heures, le bruit de la mort du prince s’est répandu dans la forteresse; à ce moment, le tsar et la cour étaient à l’église de Troïtza. D’après le récit de Weber, marqué au coin de la vérité, Pierre avait appris un peu avant par une estafette la funèbre nouvelle, à l’instant où il allait retourner à Saint-Pierre-et-Saint-Paul, sur la demande de son fils expirant. Le lendemain 27, personne ne témoigne avoir vu les restes du défunt ; ils sont gardés chez le gouverneur, tandis que la journée se passe en fêtes et la nuit dans un banquet; mais le 28 et le 29, tout le peuple a pu voir le corps du prince exposé dans l’église de la Trinité, tous ont pu l’approcher et baiser ses mains. Le 30, il a été solennellement enseveli, avec les honneurs dus à l’héritier du trône, dans le caveau conjugal, à la cathédrale de Saint-Pierre-et-Saint-Paul.

En dehors de ces particularités attestées par les témoins officiels ou privés, toutes les assertions que nous avons reproduites sont contradictoires ou dénuées de preuves. Les rapports des résidens étrangers ne sont que les échos des bruits de la ville, des commérages de la domesticité. Ils n’ont rien vu ni rien su avec certitude. Il faut d’ailleurs se tenir en garde contre l’hostilité systématique habituelle aux agens diplomatiques dans un temps et dans un pays où ils avaient à souffrir de fréquentes vexations, contre le désir de paraître bien et vite informé, qui est l’écueil de cette profession. — Tout autre est le caractère des deux narrations capitales, dites de Bruce et de Roumiantzof, émanant de gens qui affirment avoir vu, avoir agi dans le drame. Si nous ne possédions que l’une des deux, peut-être surprendrait-elle notre conviction. Mais comment concilier les affirmations directement opposées de ces deux soi-disant témoins? Il faut choisir, et nous sommes ainsi conduits à discuter l’authenticité des deux relations. La première n’a paru à Londres que plus d’un demi-siècle après l’événement, après la mort de l’auteur dont elle porte le nom. Aucun contemporain ne nomme Bruce parmi les personnes présentes à la citadelle durant les heures décisives. Qui nous garantit la fidélité de l’éditeur anonyme de ces mémoires? — La lettre de Roumiantzof est au contraire datée du mois suivant et son auteur présumé fut jusqu’au bout avec Tolstoï le plus redoutable instrument du tsar contre Alexis; mais le Titof auquel elle est adressée est inconnu, ce nom ne se rencontre pas parmi ceux des personnages de l’époque; nul n’a jamais vu l’original de cette lettre, des copies dissemblables entre elles ont circulé plus tard dans diverses mains, les historiens récens l’ont enfin recueillie et fixée; la filiation du document se perd dans une nuit mystérieuse, il n’a pas, si l’on peut dire, d’état-civil régulier. Il y a une forte invraisemblance à faire ainsi confesser par Roumiantzof sa part d’un crime et les secrets du maître, à cette époque de terreur où, comme on a pu voir, chacun pesait la moindre parole et n’écrivait qu’à mots couverts. Enfin toute la rédaction de cette pièce a quelque chose d’apprêté, de peu sincère, la saveur d’un roman composé après coup, peut-être par quelque ennemi de Roumiantzof.

Les contemporains n’ont pas voulu croire à l’apoplexie officielle; mais ils ne nous ont laissé aucun témoignage assez probant pour que nous puissions reconstituer la scène tragique soupçonnée par eux et nommer le bourreau. Pierre, accusé par la voix populaire de s’être fait justice de sa main, était absent à l’heure suprême, d’après tous les récits. Peut-être, entre tant d’hypothèses, faut-il admettre la plus simple, celle dont se contente M. Oustrialof : la question, les tortures avaient brisé ce corps débile, anémié dans ces derniers mois par l’ivresse continue avec laquelle le tsarévitch trompait ses angoisses; l’épouvante du jugement, le désespoir l’avaient achevé, il a suffi durant la dernière épreuve de la main trop lourde d’un aide pour délivrer sans le vouloir l’âme retenue par de si frêles liens.

Au surplus, ce sont là recherches d’érudit et curiosités de chroniqueur. Les sourdes casemates de Saint-Pierre-et-Saint-Paul peuvent garder éternellement leur secret. Si mal édifiée qu’elle soit sur le fait matériel, l’histoire est assez instruite pour se prononcer dans ce grave procès. Nous avons vu naître, grandir et s’exaspérer la lutte entre le père et le fils; nous savons qu’à un moment donné, le père a décidé la mort du fils ; il a institué de longues et minutieuses enquêtes pour assembler les élémens d’une condamnation; il a formé le tribunal de ses créatures et provoqué une sentence capitale, il a poursuivi jusqu’à la dernière heure les périlleuses expériences de la question; que ce soit l’acte violent d’une minute, le lent martyre prolongé durant des semaines ou une apoplexie par effroi qui aient mis fin aux jours d’Alexis, le résultat est le même, même est la responsabilité : l’histoire a le droit de prononcer que Pierre a voulu, préparé et procuré la mort de son fils.

En lisant ces lignes, conclusion de ce long et triste récit, chacun jugera Pierre le Grand avec les idées qu’il s’est faites sur la raison d’état. Aux cœurs ardens à s’indigner nous rappellerons seulement l’axiome de notre ancien droit public, que chacun doit être jugé par ses pairs. Les personnages historiques peuvent en réclamer le bénéfice; et le jugement des pairs, pour eux, c’est le jugement rendu en se plaçant au point de vue des mœurs, des idées, des consciences contemporaines. À ce point de vue, le souverain absolu de la Russie de 1718 peut partager les juges. — « Quels durent être les sentimens d’Abraham lorsqu’il consentit à sacrifier son fils unique? » — se demandait un jour Martin Luther. Si nous nous posons la même question au sujet de Pierre le Grand, la réponse sera qu’il croyait agir dans la plénitude de son droit. La plupart de ses contemporains en Russie et ailleurs ne songèrent pas à discuter ce droit. Pour ces consciences scolastiques, le tsar était dans le cas de David châtiant son fils Absalom, et l’on sait qu’alors un exemple tiré de la Bible était la plus sûre base d’une jurisprudence. On le vit bien par la déclaration du clergé que nous avons résumée plus haut. La meilleure preuve de la bonne foi du tsar est dans le soin qu’il prit de faire publier et traduire les actes du procès pour les soumettre au jugement de l’Europe. Là où nos mœurs adoucies verraient un imprudent victime d’un crime monstrueux, la Russie d’alors vit un criminel d’état justiciable du pouvoir paternel et régalien. Ah! n’écrivons pas l’histoire de ce point de vue enfantin, que la conscience humaine est un terrain immuable, aux aspects éternellement uniformes; elle n’a pas échappé plus que le reste des choses au travail incessant des siècles ; faute de comprendre cette vérité, tout nous sera mystère et scandale dans les annales du passé, et nous n’apercevrons pas cette loi radieuse du progrès qui élève sans cesse vers plus de justice la conscience affinée de l’humanité.

Déjà un contemporain qui était un précurseur, l’auteur parfois si sagace de l’Histoire de Pierre le Grand, a dit le peu qu’il savait de cet épisode et s’est trouvé embarrassé de conclure : — « Il paraît qu’il résulte de tout ce que j’ai rapporté que Pierre fut plus roi que père, qu’il sacrifia son propre fils aux intérêts d’un fondateur et d’un législateur, et à ceux de sa nation, qui retombait dans l’état dont il l’avait tirée sans cette sévérité malheureuse... Il prévoyait ce qui arriverait à ses fondations et à sa nation si l’on suivait après lui ses vues. Toutes ses entreprises ont été perfectionnées selon ses prédictions ; sa nation est devenue célèbre et respectée dans l’Europe, dont elle était auparavant séparée; et si Alexis eût régné tout aurait été détruit. Enfin, quand on considère cette catastrophe, les cœurs sensibles frémissent et les sévères approuvent. » — Ainsi pensait Voltaire. Un siècle a passé et le dernier mot ne nous serait plus supportable : nous ne saurions « approuver, » mais nous pouvons comprendre. Les temps ne semblent-ils pas venir où, dans la plupart des rapports humains, les sages diront de plus en plus : comprendre, et de moins en moins : juger.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Glass, mélodie adaptable à certains versets déterminés par le rituel de la fête qu’on célèbre. La liturgie orthodoxe fait usage d’un registre appelé Octoïkh, qui contient huit de ces mélodies, désignées par un chiffre d’ordre, et revenant alternativement dans le canon de l’année.
  3. Demi-diadème orné de perles, ancienne coiffure nationale des dames russes.
  4. A la fin de chaque office, dans l’église russe, le prêtre priait à haute voix pour le tsar et tous les membres de sa famille, énumérés dans leur ordre de préséance. Aux époques de révolutions, le maintien d’un membre déchu ou l’introduction d’un imposteur dans la liste officielle étaient des crimes d’état sévèrement recherchés : cette consécration religieuse était en effet le premier souci des prétendans et l’un de leurs plus puissans moyens d’action sur le peuple.
  5. Dokoukine, sans doute, dont nous avons parlé plus haut; sa condamnation devait être d’une date antérieure, car il n’est pas fait mention de lui dans les actes du grand procès de Moscou.
  6. Dans cette lettre, où il se rappelait au souvenir de ses amis, le tsarévitch leur disait : « Présentement, ne m’abandonnez pas, présentement. » Puis il avait effacé le mot répété deux fois. Dans ce mot, lu sous la rature, on voulut voir un appel immédiat à la révolte, et cette répétition fut un des chefs sur lesquels on tourmenta Alexis avec le plus d’insistance.
  7. Otchnaïa stafka.
  8. Il est vrai qu’on n’avait pas alors contre Iakof Ignatief les preuves qui tombèrent aux mains de ses juges deux ans plus tard. En juin 1720, un neveu d’Ignatief, chantre dans une des cathédrales du Kremlin, confia après boire à un sien ami que son oncle lui avait remis, au moment où on venait l’arrêter, tout un sac de lettres du tsarévitch : le chantre avait d’abord pratiqué une cachette dans le plancher de sa maison ; puis, mal à l’aise dans le voisinage de cet effrayant dépôt, il était allé l’enfouir dans un champ. — L’ami, devenu malgré lui le dépositaire d’un secret de perdition, sentit ses cheveux se dresser et courut tout droit dénoncer le neveu du protopope supplicié à la commission de la chancellerie secrète ; elle fonctionnait encore à cette époque à Moscou, pour rechercher les dernières ramifications de l’affaire du tsarévich. Le pauvre chantre fut aussitôt saisi, questionné, dépêché en Sibérie : le sac, contenant soixante-sept lettres d’Alexis, fut déterré, mais c’étaient là pièces si mortelles que les inquisiteurs de Moscou n’osèrent les lire eux-mêmes et les envoyèrent à Tolstoi à Pétersbourg. Ces épîtres, dont quelques-unes ont été citées au cours de ce récit, sont d’un grand secours pour pénétrer dans l’âme inquiète du fils de Pierre le Grand.
  9. Ceux qui verraient dans ce fait un signe particulier de barbarie doivent se rappeler qu’il n’était pas besoin à cette époque d’aller jusqu’en Russie pour trouver des officiers illettrés. Saint-Simon écrivait, peu d’années auparavant : « Lefèvre, capitaine dans notre régiment, qui de gardeur de cochons étoit parvenu là à force de mérite et de grades, ne savoit encore lire ni écrire, quoique vieux. » — Édit. Chéruel, I, 56.
  10. L’auteur se trompe d’un jour.