Le Fils du diable/Tome II/III/1. La seconde lettre

La bibliothèque libre.
Legrand et Crouzet (Tome IIp. 31-42).
Troisième partie

CHAPITRE Ier.

LA SECONDE LETTRE.

Le chevalier de Reinhold, au premier mot du fils du diable, avait fouillé dans sa poche machinalement, et comme d’instinct, puis la conscience de ce qu’il cherchait lui était venue.

— La lettre ! s’écria-t-il ; qu’ai-je donc fait de la lettre !…

— Quelle lettre ? demanda Mira.

Le chevalier continuait de retourner ses poches.

— Je n’ai pas rêvé cela pourtant ? murmura-t-il ; il y avait bien deux lettres, une de Paris et l’autre de Francfort ; une de Bodin et l’autre de Verdier !…

Il cherchait et ne trouvait point.

Au nom de Verdier, une imperceptible ride s’était creusée entre les sourcils de M. de Rodach.

— Je ne me suis pas pressé d’ouvrir cette lettre de Verdier, reprit Reinhold, — parce que je sais par cœur d’avance tout ce qu’il peut me dire… il a fait une besogne, il m’en réclame le prix : c’est trop juste…

— Mais si la besogne n’est faite qu’à moitié ? dit le docteur, qui se mit à chercher de son côté.

— Laissez donc ! s’écria le chevalier, si j’ai envie d’avoir cette lettre, c’est qu’il ne serait pas bon de laisser traîner une missive de ce genre ; car, pour ce qui est de son contenu, je ne conserve pas l’ombre d’un doute… Mais où ai-je donc pu fourrer ce diable de chiffon ?

Ses poches avaient été retournées l’une après l’autre, sans succès aucun.

— C’est M. le baron qui est cause de cela, dit-il en cachant son dépit sous une apparence de plaisanterie ; — mon intention a d’abord été absorbée par les nouvelles attendues de Francfort ; puis ce cher M. de Rodach nous a dit des choses tellement intéressantes, que cette maudite lettre a passé pour moi inaperçue…

— Je voudrais savoir, interrompit M. de Rodach, — le rapport qui peut exister entre le jeune homme dont il est question et cette lettre perdue ?

Reinhold sourit avec vanité.

— Ceci est un petit tour de ma façon, murmura-t-il.

— Je voudrais savoir surtout, reprit le baron de son ton le plus calme, — comment il se fait que M. le chevalier de Reinhold et don José Mira, sans parler du vieux M. de Geldberg, qui, paraît-il, ne se mêle plus d’affaires, n’ont point trouvé encore le moyen d’envoyer le fils du diable chez son père.

Cette banale plaisanterie était tout à fait en désaccord avec l’accent et les manières de M. de Rodach. Elle eut néanmoins un très-remarquable succès auprès des deux associés : Reinhold éclata de rire, et Mira fit cette grimace qui exprimait chez lui l’hilarité.

— Excellent ! baron, excellent ! s’écria le chevalier. Âht ah ! ce fils du diable qu’on renvoie à son père me paraît du dernier joli… Au fait, je conçois que l’existence de ce petit drôle doit vous sembler très-bizarre…

— Eu égard surtout à votre habileté reconnue, répliqua Rodach ; je pense que cet enfant était moins difficile à faire disparaître que le vieux Gunther de Bluthaupt et Margarethe…

— Il y a du pour et du contre, dit José Mira d’un ton de profond connaisseur.

— Il y a du pour et du contre, répéta Reinhold ; — d’abord nous ne savions pas du tout à qui nous avions affaire…

— Et puis, ajouta le docteur avec un soupir de regret, nous ne sommes plus ici en Allemagne !… Ah ! monsieur le baron, quelle différence entre Paris et ce bon vieux schloss, encombré de serviteurs stupides ou vendus, à qui l’on faisait croire tout ce qu’on voulait !…

— Ici, reprit Reinhold, il faut changer d’allures !… Notre ami Nesmer vous a sans doute raconté les moyens employés par nous auprès de Gunther de Bluthaupt !…

— Il m’a tout raconté, répondit Rodach, et j’ai trouvé votre conduite à tous les six aussi adroite qu’audacieuse.

Reinhold se rengorgea, et le docteur reprit pour un instant son air de pédantisme bouffi.

— Mais, en cette circonstance, poursuivit le baron, vous avez démenti quelque peu, je l’avoue, la bonne opinion que j’avais de votre savoir faire.

— Permettez… voulut interrompre Reinhold.

— Et je vois bien, continua le baron, qu’il faudra que je vous vienne en aide, si je veux en finir avec ce jeune homme, qui met perpétuellement en question notre avenir à tous et notre fortune !

Le docteur éprouvait une jouissance évidente à entendre Rodach s’exprimer ainsi. Son visage, défiant et cauteleux tout à l’heure encore, exprimait maintenant quelque chose comme de la sympathie. À chaque mot, Rodach faisait manifestement un pas de plus dans son estime.

Le chevalier, au contraire, souffrait dans son amour-propre. Il était singulièrement sensible au reproche d’impuissance contenu dans les derniers mots de Rodach.

— Certes, monsieur le baron, dit-il d’un air piqué, — votre aide nous sera toujours très-précieuse… Mais, dans cette circonstance, je suis forcé de vous le dire, elle vient un peu tard…

— Comment, s’écria Rodach, qui réussit à donner à son visage une expression de joyeuse surprise, — ce jeune garçon serait-il ?…

— Auprès de monsieur son père, interrompit Reinhold avec triomphe.

Rodach se frotta les mains ; le masque de froideur qu’il avait conservé obstinément jusqu’alors donnait, par le contraste, une force singulière à ce mouvement de joie.

Mira le contemplait avec un véritable bonheur, et Reinhold jouissait orgueilleusement de ce mouvement d’allégresse.

Cette joie si franche et si vive était une profession de foi que l’on ne pouvait révoquer en doute. À supposer que les deux associés eussent gardé quelque atome de défiance, et ce n’était point le cas de Reinhold, ils devaient être pleinement rassurés à ce coup. L’homme était des leurs et de leur trempe ; il ne valait pas mieux qu’eux ; il était à eux.

Dès l’abord, il y avait bien quelques raisons pour le juger tel. Le confident de Zachœus Nesmer ne pouvait pas avoir une conscience très-scrupuleuse ; mais, en définitive, quelques doutes pouvaient surnager dans ces esprits, pour qui la défiance était une nécessité. Maintenant, plus de craintes ! Rodach était décidément quelque chose de mieux qu’un aventurier ordinaire, et il avait tout ce qu’il fallait pour entrer de plain-pied dans la digne confrérie des associés de Geldberg.

C’était un examen qu’il venait de subir ; au fond de leur cœur, Reinhold et Mira lui décernaient un glorieux diplôme.

— Foin de mon rendez-vous ! s’écria gaiement le chevalier. J’arriverai une demi-heure trop tard… mais je ne puis résister au plaisir de vous donner les renseignements les plus complets sur ce petit jeune homme, à qui vous paraissez porter un si touchant intérêt…

Reinhold cligna de l’œil ; le nez grave de Mira eut des contorsions joyeuses ; Rodach s’inclina en souriant.

— Si j’avais cette coquine de lettre, poursuivit le chevalier en cherchant sous les fauteuils, — ce que je vais vous dire prendrait une apparence bien plus authentique… mais, pour le moment, il faut nous en passer… Figurez-vous que ce petit drôle a été, pendant plusieurs années, commis dans la maison de Geldberg.

— De la maison de Geldberg ! répéta Rodach avec tous les signes de l’étonnement.

— Gros comme le bras, cher monsieur !… Il était là, sous nos yeux ; il mangeait notre pain à notre barbe ; il dansait à nos bals, et nous ne nous doutions de rien !… de rien, absolument !… Mais, c’est toute une histoire, et, ma foi, au risque de faire attendre mes hommes dix minutes de plus, je vais vous la dire en quelques mots :

» Vous n’êtes pas sans savoir que le premier novembre 1824, au moment où nous avions lieu d’espérer que tout était fini, les bâtards d’Ulrich nous jouèrent un tour pendable, là bas, au château de Bluthaupt… »

— Ils enlevèrent l’enfant, dit Rodach.

— Ils sortirent de sous terre, s’écria le chevalier, comme des demi-démons qu’ils sont !… Nous avions veillé toute la nuit et fait une besogne qui ne laisse point l’esprit tranquille… quand nous les vîmes là, rangés entre deux cadavres et le berceau, avec leurs grands manteaux rouges, ma foi, nous eûmes peur… le brave Yanos, lui-même, laissa échapper son sabre et s’enfuit en hurlant comme un fou… nous suivîmes son exemple, et les bâtards eurent beau jeu… Il est bien certain que, s’ils n’avaient pas été proscrits déjà dès ce temps-là, nous aurions eu un mauvais compte à débrouiller avec la justice allemande…

» Mais, heureusement, la police avait pour eux autant de haine que d’amitié pour nous. — Ils n’osèrent pas.

» Ils se bornèrent à emporter l’enfant dans ses langes.

» C’était beaucoup. Ils avaient avec eux une servante et un page qui pouvaient, le cas échéant, témoigner contre nous et causer à notre association de rudes embarras… »

— Excusez-moi, si je vous interromps, monsieur le chevalier, dit Rodach ; — Zachœus Nesmer m’a conté bien souvent toute cette partie de l’histoire… Le page et la servante se retirèrent de l’autre côté de Heidelberg avec l’enfant… Les bâtards leur donnaient de l’argent qu’ils prenaient on ne sait où…

— Sur les grands chemins peut-être, grommela le docteur.

— Peut-être sur les grands chemins… Vous cherchâtes, vous trouvâtes, et vous parvîntes à enlever le fils du diable à votre tour…

— Ce fut le Madgyar, dit Rcinhold.

— Ce que j’ignore, reprit Rodach, — c’est le sort de l’enfant après cet enlèvement.

— Eh bien ! repartit Reinhold, l’enfant avait quatre ou cinq ans à cette époque, peut-être moins ; car voilà quinze ans que nous sommes à Paris, et nous ne songions point encore à quitter l’Allemagne… On le fit passer en France.

» Notre camarade Yanos a toujours eu des délicatesses stupides !… Il voulut absolument conserver la vie à l’enfant ; il le confia en arrivant à Paris, à une femme qui est marchande au Temple maintenant, et qui vendait en ce temps-là du drap en morceaux sous les piliers des Halles… Cette femme se nomme madame Batailleur… »

Rodach fit un mouvement. — Reinhold poursuivit sans y prendre garde :

— L’enfant resta chez elle deux ou trois années ; puis il s’échappa un beau jour, et la femme Batailleur, qui attendait encore le premier quartier de la pension promise, ne se donna point la peine de le chercher.

» Ce qu’il devint alors, vous le devinez sans qu’on vous le dise : il vagabonda par la ville, menant tous les petits métiers des enfants pauvres, et demandant peut-être l’aumône…

» Une fois, je sortais de la Bourse avec un portefeuille rempli de billets de banque et de valeurs. En montant dans ma voiture, il me sembla entendre une voix d’enfant qui m’appelait, mais je crus que c’était un mendiant, et j’ai pour système de ne point encourager la paresse vicieuse en faisant l’aumône…

» À ce sujet, je m’entends admirablement avec les démocrates et les adeptes de la science sociale, qui disent que l’aumône dégrade l’homme, et qui poussent la dignité du civisme jusqu’à refuser un sou, par excès de respect, au malheureux qui leur tend la main…

» Ma voiture allait au grand trot, et j’entendais toujours comme un cri d’enfant derrière moi ; cela m’inquiétait peu ; je pensais à mille choses toutes très-intéressantes.

» En arrivant au coin de la rue de la Ville-l’Évêque, un dernier cri vint jusqu’à mon oreille, et il me sembla que la voix qui le poussait était épuisée.

» Ma voiture s’arrêta dans la cour de l’hôtel. Comme je mettais le pied sur les marches du perron, un geste d’habitude porta ma main au revers de mon habit, pour tâter la place où devait être mon portefeuille.

» Je ne sentis rien à cet endroit qui résistait sous ma main d’ordinaire ; je fouillai précipitamment dans ma poche : elle était vide.

» Alors le souvenir de la voix entendue me revint et je retournai sur mes pas, poussé par un vague espoir.

» Je n’allai pas bien loin. Au coin de la rue de la Ville-l’Évêque, à l’endroit même où j’avais entendu le dernier cri, je trouvai un enfant misérablement couvert, assis sur une borne et pressant à deux mains sa poitrine haletante. La sueur inondait son visage : il semblait rendu de fatigue au point de ne plus pouvoir bouger.

» Mais, dès qu’il m’aperçut, il bondit sur ses pieds et s’élança vers moi, en brandissant mon portefeuille au-dessus de sa tête.

» Ma foi, cher monsieur, l’enfant avait une jolie figure, et je tenais beaucoup aux billets de banque de mon portefeuille, qui contenait en outre certains papiers pouvant me nuire. Que voulez-vous ! il y a des moments où les plus sages deviennent idiots ! il n’y a pas à dire, je me laissai prendre ; je fus attendri comme un bourgeois ; je mis l’enfant chez un maître d’écriture, et l’enfant devint employé de Geldberg… »

— Ah ! monsieur le chevalier, dit Rodach qui avait repris toute sa froideur, — je ne vous reconnais pas là !…

— Certes, répliqua Reinhold, cherchant de bonne foi à s’excuser, — cela m’étonne moi-même quand j’y pense… Mais, encore un coup, il est des moments où le mieux avisé ne sait pas ce qu’il fait… D’ailleurs, qui sait si tout cela ne s’arrangea pas pour le mieux ?… Si l’enfant était resté dans la rue, il aurait grandi loin de nos regards, et quelque méchante aventure aurait pu toujours le jeter au-devant de nous, tandis que maintenant…

— C’est vrai, dit Rodach, à quelque chose imprudence est bonne… Mais comment sûtes-vous plus tard que c’était lui ?…

— Ce ne fut pas tout de suite… On était, ma foi, fort content de lui dans les bureaux ; il allait admirablement, et je me sentais un faible pour lui… Mais, j’ai toujours eu du bonheur, et, neuf fois sur dix, quand je fais une sottise, le hasard se charge de la réparer… Voilà que notre petit coquin devient amoureux un beau jour, et de qui ? de la jeune fille que je prétends épouser moi-même !

— De mademoiselle d’Audemer ?… dit Rodach vivement. Vous l’avais-je donc nommée ? demanda le chevalier ; — précisément… C’est de mademoiselle d’Audemer qu’il devint amoureux… Je crois, Dieu me pardonne, que la petite demoiselle n’était pas sans le trouver joli garçon. C’était dangereux ; je me gardai bien d’en parler à la vicomtesse, car la chère femme était si simple, qu’elle eût été capable de prendre les deux jouvenceaux par la main et de les marier bel et bien… Ce fut sur Franz lui-même que je voulus agir.

« Il y avait place pour lui dans la maison de Van-Praët ou dans celle de notre camarade Yanos, et je résolus de l’éloigner de Paris.

» Un soir, après l’heure des bureaux, je me rendis dans le petit appartement qu’il occupait rue d’Anjou ; il n’était pas encore rentré. La portière de sa maison me laissa monter de confiance, et je m’introduisis dans sa chambre à coucher.

» Maître Franz était joueur. Ses appointements ne lui profitaient guère, et son logis n’avait pas grande mine. Je m’assis pour l’attendre. Tout en l’attendant, et sans penser à mal, je faisais l’inventaire de son petit mobilier.

» Tout à coup mes regards s’arrêtent sur un médaillon, large comme une pièce de cinq francs, qui brillait, pendu à la muraille, dans la ruelle de son lit.

» Dans ce médaillon, il y avait une peinture que je pris pour le portrait de mademoiselle d’Audemer.

» Je me trompais. — Quand vous verrez Denise, si vous avez gardé souvenir de la comtesse Margarethe, vous comprendrez qu’on pouvait se tromper à moins. Denise a tout le visage de sa tante, et le portrait était celui de la comtesse Margarethe.

» Je reconnus même autour de la peinture une boucle de cheveux blonds qui ne pouvait avoir appartenu qu’à la comtesse ou à sa sœur Hélène, car vous savez combien elles se ressemblaient toutes deux au temps de la jeunesse.

— Comme tout ce qui sort de la souche de Bluthaupt, interrompit le baron d’un ton indifférent ; — moi-même qui descends par les femmes d’une comtesse de Bluthaupt, épouse de mon aïeul Albert de Rodach, on dit que j’ai pour un peu les traits de la famille.

— Étonnamment ! murmura le docteur ; — c’est au point que l’idée m’est venue…

Il s’arrêta comme s’il n’eût point voulu achever sa pensée.

— Ma foi ! s’écria Reinhold, je ne trouve pas beaucoup de ressemblance entre M. le baron et les Bluthaupt que j’ai connus… Mais ce qui est certain, c’est que ce petit Franz avait tous les traits de la comtesse Margarethe, et, par conséquent, ceux de mademoiselle d’Audemer… Je ne puis pas comprendre comment cela ne m’a pas frappé plus tôt !

» Pour en revenir à notre histoire, au lieu d’attendre mon jeune homme, je descendis l’escalier quatre à quatre. Mes idées avaient changé. Ce n’était plus en Angleterre ni dans les Pays-Bas que je voulais l’envoyer, c’était beaucoup plus loin… »

— L’avez-vous donc reconnu à cette seule circonstance du médaillon ? demanda M. de Rodach.

— Moralement, c’était tout ce qu’il me fallait, répondit Reinhold ; — cela suffit à me dessiller les yeux. Les traits du jeune homme me revinrent à la mémoire ; bref, je fus persuadé, dès ce moment, autant que je le suis aujourd’hui… mais j’avais un moyen de parfaire ma conviction, et je l’employai.

» Le hasard m’avait fait retrouver, au marché du Temple où j’ai des intérêts assez considérables, cette femme Batailleur, à qui notre ami le Madgyar avait confié l’enfant, quatorze ou quinze ans auparavant.

» Je me rendis chez elle, le soir même, et je l’interrogeai. Elle me dit que l’enfant qu’on lui avait apporté autrefois avait nom Franz, en effet ; — Franz tout court.

» Il y a plus, elle se souvenait du médaillon ; à telles enseignes qu’elle en avait vendu jadis le cadre d’or, pour mettre à sa place un petit cercle de cuivre.

» Le lendemain, je fis chercher querelle à Franz par son chef de bureau, et il fut congédié tout doucement.

» Vous trouverez peut-être qu’il était imprudent de brusquer ainsi les choses ; mais il vient ici tous les jours des gens d’Allemagne. Le hasard pouvait amener quelque rencontre fâcheuse…

» D’ailleurs, pour avoir quitté la maison, il n’en était pas moins sous ma main. Bien qu’il eût changé de demeure, je le faisais surveiller de près, et je connaissais toutes ses démarches.

» Mon Dieu, le pauvre garçon allait d’un train à se perdre bien vite lui-même, et je n’aurais pas senti le besoin de m’en mêler, s’il ne m’était revenu des bruits très-alarmants par le canal d’un brave homme qui fait mes affaires au Temple.

» C’est une chose fort bizarre, monsieur le baron, et qui mérite d’être rapportée ; il y a dans le Temple tout un noyau formé des anciens serviteurs et vassaux de Bluthaupt… »

— En vérité ! dit Rodach.

— Ils sont au moins deux douzaines, reprit le chevalier, en exagérant un peu pour donner plus de piquant à l’anecdote, — et ce sont tous bonnes gens encroûtés, amoureux de leurs anciens maîtres qui les menaient comme des chiens, et possédés d’une haine stupide contre les propriétaires actuels du schloss… Il est certain qu’ils ne peuvent pas grand’chose ; mais dans telles circonstances données, si par exemple ils pouvaient mettre la main sur le fils de Gunther, leur mauvais vouloir acquerrait de l’importance.

» Actuellement cela me paraîtrait assez difficile, mais, alors notre jeune homme était plein de vie…

» Mon agent, qui est justement comme eux un ancien serviteur de Bluthaupt, était chargé par moi de savoir un peu quels étaient leurs projets et leurs espérances. C’est un homme très-adroit, qui est resté l’ami de ses compatriotes, et qui me vend à bon marché leurs petits secrets.

— Vous l’appelez ? dit négligemment Rodach.

— Johann, répondit le chevalier ; — il demeure rue de la Petite-Corderie, et tient avec sa femme le cabaret de la Girafe, où l’on boit d’excellent vin bleu… Si vous avez, par hasard, quelqu’un à surveiller parmi ce lourd troupeau d’Allemands, je vous recommande Johann : vous en serez content…

— Merci, répliqua le baron, à l’occasion, je pourrai me servir de ce brave homme… Mais, poursuivez votre récit, je vous prie.

— Vers ce temps, reprit Reinhold, Johann avait à me compter les redevances de mes clients du Temple… il vint chez moi et me dit que des rumeurs sourdes couraient parmi les Allemands… on prétendait que le fils de Bluthaupt était à Paris ; on faisait dessein de le chercher activement et de le soutenir par tous moyens, au cas où on le retrouverait.

» Je ne fis paraître aucune inquiétude devant Johann, mais cette révélation me donna beaucoup à penser, et je résolus d’en finir une bonne fois avec ce petit homme, dont l’existence menaçait depuis vingt ans la maison de Geldberg.

» Le docteur Mira, qui garde un silence modeste, ne fut pas étranger au plan que je conçus, et me donna, dans cette occurrence, des conseils excellents.

» Le petit Franz voyait fort mauvaise compagnie, et passait ses jours à l’estaminet. J’allai trouver un drôle de mes créatures, nommé Verdier, et je lui promis une bonne récompense s’il pouvait amener le jeune homme à une querelle. Verdier ne demandait pas mieux ; c’est un ancien prévôt de salle, qui aime passionnément à tuer quelqu’un de temps à autre. Il connaissait Franz pour l’avoir rencontré parfois dans les tripots. Il se rendit à l’estaminet que je lui indiquai et réussit, je ne sais plus comment, à se faire jeter une choppe de bière à la figure.

» C’était plus qu’il n’en fallait. Rendez-vous fut pris pour le lendemain, qui était aujourd’hui, et, comme ils se sont battus ce matin au lever du soleil, il y a maintenant dix heures à peu près que le dernier des Bluthaupt est allé faire connaissance avec ses aïeux… »

— Du moins vous l’espérez ainsi, dit Rodach.

— Cher monsieur, j’en suis sûr.

— Vous ne pouvez le désirer plus que moi… Mais, en définitive, vous n’avez nulle certitude, et les chances d’un duel…

— Ah ! cette lettre ! cette maudite lettre !… s’écria Reinhold avec dépit, — si je pouvais la retrouver, vous seriez bientôt convaincu !…

Il se leva et chercha encore dans tous les endroits qu’il avait visités déjà. Son regard tomba sur un objet blanc qui se montrait sous le socle de la pendule.

Il poussa un cri de triomphe et le saisit avidement. — C’était, en effet, la lettre qui, jetée avec négligence, avait glissé entre le marbre de la cheminée et la pendule,

Reinhold l’éleva au-dessus de sa tête.

— Cinq cents louis que le petit homme est mort ! dit-il.

— Je ne parie jamais, répliqua Rodach ; voyons ce qu’il en est, je vous prie.

Reinhold abaissa la lettre jusqu’à la portée de son œil et la contempla en souriant ; puis il déchira l’enveloppe avec lenteur.

Rodach suivait tous ses mouvements, et imposait à son visage une expression de curiosité avide.