Le Fils du diable/Tome II/III/11. L’apparition

La bibliothèque libre.
Legrand et Crouzet (Tome IIp. 142-153).
Troisième partie

CHAPITRE XI.

L’APPARITION.

L’étranger sortit avec Lia.

Un quart d’heure après, les cavaliers prussiens mettaient pied à terre à la porte de Gottlieb ; mais il n’y avait plus personne à la ferme, et les Prussiens s’en allèrent comme ils étaient venus.

Le proscrit resta plusieurs jours caché dans la maison de madame Muller, puis il chercha un autre asile. Mais il ne s’éloigna point et les longues courses de Lia cessèrent d’être solitaires.

Le proscrit était connu sous le nom d’Otto parmi ses partisans, et il en avait beaucoup dans le pays. Il changeait souvent de retraite, et partout où il se présentait, on l’accueillait avec une cordialité mêlée de respect. Les polices prussienne, autrichienne et bavaroise unissaient leurs efforts et lui tendaient journellement quelque piège. Il savait s’y soustraire, sans cesse, et les bonnes gens du pays lui prêtaient leur aide, pour dépister les cavaliers qui lui faisaient la chasse.

Lia et lui avaient deux ou trois rendez-vous dans les parties les plus sauvages de la montagne ; c’était là qu’ils se retrouvaient.

Ils s’aimaient. — Il y avait dans leur amour une circonstance étrange. Tandis que la jeune fille s’y livrait sans réserve, et avec tout l’entraînement d’une passion non combattue, Otto semblait vouloir résister au sentiment qui l’emportait. On eût dit qu’il avait des remords. C’était de son côté que venaient ces retours bizarres qui agitent d’ordinaure les liaisons amoureuses, et qu’amènent les scrupules de la femme.

Otto avait la beauté d’un jeune homme. Pas une ride à son front, pas un fil d’argent parmi la brune abondance de sa chevelure ; sa taille était fière et souple ; son regard lui-même avait gardé des étincelles vives que l’âge mûr éteint ou assombrit.

Mais l’apparence ne peut changer le fait. Otto avait dépassé les limites de la jeunesse. Vingt ans de labeurs et de peines le séparaient des jours de son adolescence. Il aurait pu être le père de Lia.

Et son amour pour la jeune fille avait, en de certains moments, quelque chose de paternel. Il se le disait du moins ; il cherchait à se tromper lui-même et mettait un voile volontaire au-devant de sa passion ; comme s’il avait eu frayeur d’en mesurer les progrès.

C’était un sentiment fantasque et sujet à se transformer, comme tout sentiment combattu ; il avait des froideurs soudaines et des élans fougueux, que nulle force n’aurait pu comprimer.

Lia ne comprenait rien, la pauvre fille, à ces brusques intermittences. Son amour à elle était de toutes les heures et de toutes les minutes. Elle pensait à Otto toujours ; et comme il n’y avait rien en son âme qui ne fût virginal et pur, son âme ignorait le remords.

Elle aimait naïvement et saintement, sous l’œil de Dieu à qui elle confiait sa tendresse.

Parfois, elle revenait du rendez-vous de la montagne avec des larmes dans les yeux ; elle avait vu Otto triste et sévère ; elle avait essayé en vain de réchauffer sa glaciale froideur. D’autres fois, tout le long de la route, elle avait le sourire aux lèvres ; son cœur ne pouvait point contenir la joie qui le comblait.

Otto avait parlé d’amour, et dans la bouche d’Otto les paroles d’amour brûlaient comme un feu comprimé qui éclate.

D’autres fois encore, la jolie tête de la jeune fille s’inclinait pensive et courbée, sous le poids de la méditation. Son cheval errait à l’aventure ; elle ne voyait point les aspects connus du chemin ; elle arrivait à la porte de la maison de sa tante, sans avoir la conscience de l’espace parcouru ni du temps écoulé.

C’est que, en ces heures de recueillement, elle repassait dans sa mémoire les paroles d’Otto, qui lui avait montré un coin de son cœur rempli de tristesse. Elle ne savait pas le secret du proscrit, mais elle devinait en lui la longue souffrance, la résignation héroïque et la force vaillante qui ne sait point désespérer.

Il portait haut sa tête, environnée de périls ; il avait un chemin tracé qu’il suivait sans frayeur ni retard ; si la mort se présentait en travers de la route, il donnait son cœur à Dieu et il marchait en avant.

Il y avait dans l’âme de Lia autant d’admiration que d’amour.

Otto, lui, s’accusait bien souvent de faiblesse et de lâcheté ; il avait consacré sa vie à l’accomplissement d’une tâche, et il se disait que chaque heure perdue était une trahison sans excuse.

Il se disait encore que, pour toute cette tendresse ardente et dévouée de la jeune fille, il n’avait à donner qu’une part de son cœur.

Son cœur n’était plus à lui ; un devoir impérieux réclamait tous ses instants, et l’amour ne pouvait avoir en son âme qu’une place incessamment contestée.

Il était pauvre, il était proscrit ; l’âge, dont sa tête hautaine supportait encore le poids ennemi, allait incliner son front bientôt ; sa main était vouée à l’épée et il y avait du sang dans l’œuvre qu’il poursuivait.

Que venait-il troubler la vie heureuse et pure de cette douce enfant ?

Sa destinée était une tempête ; oserait-il bien couvrir de nuages sombres l’avenir souriant et serein de Lia ?

Il voulait fuir, fuir bien loin et à toujours…

Mais, pour la première fois, sa volonté robuste s’amollissait et fléchissait. Quelque chose de plus fort que lui-même l’arrêtait vaincu ; lui qui n’avait jamais connu d’obstacles en sa vie, il demeurait engourdi par une influence inconnue.

Il restait ; il montait à cheval et galopait vers la montagne, où l’attendaient un baiser et un sourire…

Il aimait. C’était son premier amour. Jusqu’alors, son existence remplie n’avait point laissé de loisir à son cœur ; il avait été tout entier à sa tâche.

Bien des femmes avaient croisé sa route depuis l’âge où, d’ordinaire, le cœur de l’homme naît à la passion. Mais son regard avait glissé sur leur beauté, indifférent et froid. Il y avait un souvenir de mort qui s’étendait comme un voile lugubre entre lui et la pensée d’aimer.

Plus la femme aperçue était belle, plus elle se rapprochait de l’image funeste gravée au fond de sa mémoire. Un tableau qu’il n’était point possible de chasser venait devant ses yeux éblouis : un grand lit à colonnes antiques, où se couchait une femme pâle qui allait mourir…

Sa sœur, sa sœur chérie, qu’il avait aimée d’une tendresse pleine de passion et qui le gardait contre tout autre amour !

Arrière les molles pensées de volupté qui bercent la jeunesse des autres hommes ! son sort à lui était de venger et de combattre. Il y avait par le monde un enfant cher, qui était le fils de cette sœur adorée et qu’il fallait faire de mendiant un grand seigneur.

Il y avait une race noble, descendue au plus bas degré du malheur, et qu’il fallait relever puissante et splendide, comme jadis.

Il y avait, avec le meurtre d’une sœur, l’assassinat d’un père à venger !

C’était assez pour toute la vie d’un homme : Otto se retranchait à l’abri de cette tâche austère et ne croyait point à l’amour. Longtemps l’amour l’oublia ; mais il vint enfin, et cette forte cuirasse, dont Otto croyait son âme défendue, s’évanouit, comme une enveloppe de glace tombe et se fond aux premiers rayons du soleil.

Plus il pensait être invulnérable, moins il prit de précautions ; l’amour entra dans son cœur à l’improviste. Quand il voulut combattre, il n’était plus temps.

Ce furent des luttes vaines, des combats épuisants, où il n’y avait point de victoire possible.

Il gardait en lui un trésor amassé de passion ; il aima, en une seule fois, pour toutes ses longues années d’indifférence et de froideur.

Mais la passion victorieuse ne lui fit pas oublier un seul instant son devoir ; son cœur se partagea ; il y avait place pour deux pensées…

Les mois s’écoulèrent. Otto, toujours poursuivi par les polices allemandes, avait repris son train de vie. Chaque semaine, il donnait quelques heures à Lia qui attendait, impatiente, pendant huit grands jours, ces courts instants de bonheur. Le reste du temps, il vaquait à son travail mystérieux.

Il allait on ne savait où. Certains disaient qu’il passait six jours de la semaine dans la ville libre de Francfort-sur-le-Mein, chez le riche patricien Zachœus Nesmer.

Une fois, la pauvre Lia, qui était allée bien joyeuse au rendez-vous de la montagne, attendit en vain pendant toute une journée.

La semaine suivante, il en fut de même ; Otto ne parut point.

Quelques jours après, la nouvelle du meurtre de Zachœus Nesmer arriva jusqu’en ces campagnes reculées.

Lia se rendait chaque semaine sur la montagne, et attendait toujours Otto. — Otto ne venait plus…

La dix-septième année de Lia était révolue. Rachel Muller reçut une lettre du vieux Moïse qui lui redemandait sa fille.

Lia partit bien triste, pour Paris.

Tout lui était inconnu, dans cette grande maison de Geldberg, où elle arrivait dépaysée. Le fragment de lettre que nous avons trouvé sur sa table, nous a initié à ses premières impressions et aux rapports qu’elle avait eus avec ses sœurs.

Lia y parlait aussi de Denise, qui était sa compagne la plus chère. Les deux jeunes filles s’étaient aimées tout de suite, parce qu’elles avaient la même franchise et la même bonté de cœur ; mais l’attachement de mademoiselle d’Audemer semblait combattu par une sorte de répugnance secrète.

Denise se sentait instinctivement repoussée par les autres membres de la famille de Geldberg. Elle n’allait guère à l’hôtel qu’à son corps défendant ; et, dès qu’il fut question de son mariage avec le chevalier de Reinhold, elle cessa complètement ses visites.

Ces dernières circonstances étaient de beaucoup postérieures à la lettre de Lia, qui, du reste, ne sortit jamais de son portefeuille. Lia la remplaça par une autre, adressée au paysan Gottlieb, qui la fit parvenir à Otto.

Otto répondit par le canal de madame Batailleur, et ses lettres parvinrent intactes à la jeune fille, sauf les deux dernières, dont le secret fut violé par madame de Laurens.

Ces lettres échangées ressemblaient à leurs entretiens d’autrefois, ils ne parlaient guère de leur amour. Bien qu’ils fussent l’un à l’autre de cœur, ils ne se connaissaient point, parce qu’Otto avait toujours éloigné le chapitre des confidences.

Lia ne connaissait que le prénom de son amant ; Otto croyait, comme les bonnes gens des environs d’Esselbach, que Lia était la fille de Rachel Muller…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait six semaines que Lia n’avait reçu des nouvelles d’Otto. Elle avait passé la journée entière seule avec son souvenir ; mais elle s’attendait à tout plutôt qu’à le revoir. Le baron de Rodach, de son côté, entraîné par les événements qui s’étaient succédé depuis la veille, n’avait pu donner suite à son projet de rejoindre madame Batailleur. Il comptait se rendre dans la soirée chez la marchande du Temple, afin de connaître la demeure de Lia.

Cette rencontre était pour lui aussi imprévue que pour la jeune fille.

Mais, dans le premier instant, ils ne réfléchirent ni l’un ni l’autre, et se donneront sans réserve au bonheur de se retrouver, après la longue absence.

Rodach contemplait Lia, qui renversait sa tête en arrière pour élever jusqu’à lui ses regards charmés ; il s’étonnait de la revoir plus belle. Les yeux de la jeune fille, humides et brillants, ne pouvaient point se détacher de lui ; elle se pendait à son cou, confiante et ravie.

— Je croyais que vous m’aviez oubliée, Otto ! dit-elle enfin ; mon Dieu ! que je souffrais !… mais vous voilà… vous vous êtes souvenu de moi… je suis bien heureuse !…

Rodach mit un baiser sur son front ; il gardait le silence, mais ses regards parlaient.

Tout à coup Lia se dégagea de ses bras.

— Vous cachez-vous encore ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit Rodach.

Elle le prit par la main et l’entraîna vers la porte par où elle s’était introduite elle-même.

— Venez avec moi, dit-elle ; cette chambre va être pleine dans quelques minutes, et les gens qui vont s’y rassembler connaissent tous l’Allemagne.

Elle attira Rodach et le fit traverser les salles du rez-de-chaussée, que le départ des commis laissait vides. Elle l’introduisit dans le pavillon de gauche où nous l’avons vue naguère, occupée à relire les lettres du prisonnier.

Elle ferma la porte à clef, et vint s’asseoir auprès de Rodach sur une causeuse.

Elle lui prit les mains ; son regard caressant le parcourait des pieds à la tête ; sa joie débordait, naïve ; elle ne songeait point comme ses sœurs à lui demander le motif de sa présence : elle ne songeait à rien qu’à se rassassier de sa vue chère, à l’admirer et à l’aimer.

Ils étaient assis tous les deux vis-à-vis de la fenêtre auprès du piano de Lia, où se mêlaient éparses quelques mélodies d’Allemagne. La configuration de la pièce était en tout semblable à celle du petit salon où nous avons assisté à l’entretien d’Esther et de Sara. Les ornements seuls différaient. Lia de Geldberg avait décoré suivant son goût sa retraite favorite. Il y avait là comme un parfum de grâce, comme un charme latent où se révélait le sanctuaire de la jeune fille. C’était un cadre charmant pour une délicieuse figure.

Dans un coin, l’étagère sculptée supportait les livres aimés ; non loin du piano, un petit secrétaire, où la nacre et le bois de rose mariaient leurs incrustations délicates, se couvrait de papiers et de lettres inachevées ; devant la fenêtre qui regardait le jardin, une table inclinée soutenait l’album ouvert, où les derniers rayons du jour éclairaient l’ébauche d’une aquarelle :

Un site d’Allemagne ; de vieux arbres le long d’un sentier montueux ; un cavalier et une jeune fille assis sur le bord du chemin et deux chevaux attachés par la bride au tronc fier d’un grand mélèze. — Un souvenir…

Puis c’étaient la broderie commencée ; les belles fleurs d’hiver aux tièdes parfums ; tout ce qui peut charmer la solitude d’une jeune fille.

La nuit qui tombait lentement mettait comme un voile sur tous ces objets, et les confondait dans une demi-teinte harmonieuse.

C’était le lieu de rêver doucement et de parler d’amour…

Il y avait une chose étrange. Depuis que le baron de Rodach était entré dans cette chambre où l’accueillait l’hospitalité confiante de Lia, son visage s’était rembruni peu à peu. Au lieu de cette joie vive qu’il avait éprouvée au premier moment de la réunion, il semblait subir l’atteinte d’une inquiétude croissante. Il ne répondait plus aux caresses de la jeune fille. Son regard était toujours fixé sur elle, mais il exprimait un sentiment de plus en plus pénible, et qui arrivait à être de l’angoisse.

Ses sourcils étaient froncés sous l’effort d’une pensée douloureuse ; sa joue était pâle, et il y avait un sourire amer autour de sa lèvre.

Lia, la pauvre fille, ne prenait point garde et continua de dire sa joie.

La souffrance du baron devint ensuite si visible qu’elle ne put manquer de l’apercevoir.

Elle s’arrêta, bouche béante, au milieu d’une phrase, entamée joyeusement.

— Qu’avez-vous, Otto ? murmura-t-elle épouvantée.

Otto fut quelques secondes avant de répliquer. Quand il prit la parole enfin, ce fut pour poser une question dont il ne savait que trop bien la réponse d’avance.

— Lia, dit-il d’une voix creuse et intelligible à peine, — d’où vient que je vous trouve dans cette maison ?

La jeune fille le regarda, étonnée ; puis elle essaya un timide sourire.

— C’est vrai, dit-elle ; vous ne savez pas, Otto… Vous me croyez, comme tout le monde, la fille de ma bonne tante Rachel…

Rodach attendait et ne respirait plus.

— Si vous l’aviez voulu, reprit Lia, il y a bien longtemps que vous sauriez tout cela… Cette maison est à mon père.

Une sueur froide mouilla les tempes de Rodach.

— Vous êtes la fille de Moïse de Geldberg ? balbutia-t-il avec peine, et comme si chaque mot eût déchiré sa gorge au passage.

— Oui, répondit Lia, qui baissa involontairement les yeux sous le regard fixe que lui jetait Rodach.

Celui-ci demeurait roide et droit sur la causeuse ; son visage était de pierre ; on l’eût dit foudroyé.

Lia voulut reprendre sa main ; elle la trouva humide et glacée.

Des larmes lui vinrent dans les yeux.

— Otto ! s’écria-t-elle, Otto, je vous en supplie ! dites-moi ce que vous avez !

L’œil de Rodach pesait sur elle, morne et lourd ; mais il ne la voyait plus.

— Otto ! reprenait la pauvre enfant navrée ; — avez-vous quelque chose contre moi et ne m’aimez-vous plus ?…

Les sourcils de Rodach se détendirent et son regard s’éleva vers le ciel.

— Mon Dieu, murmura-t-il avec une amertume poignante, étais-je donc trop heureux !…

Lia se laissa glisser à genoux au-devant de lui ; ses larmes étouffaient sa voix, qui voulait prier.

Otto l’attira contre son cœur, et lui mit un baiser sur le front.

— Pauvre enfant ! murmura-t-il d’une voix grave et profondément triste, — je vous disais bien que cet amour vous porterait malheur.

— Mais pourquoi, mon Dieu ! pourquoi ?… balbutia Lia parmi ses sanglots.

Rodach la contempla durant une seconde en silence ; son regard s’adoucit ; elle était si belle !

— Quoi qu’il arrive, reprit-il, je vous aimerai toujours.

Lia ne comprenait point, mais elle eut un sourire au travers de ses pleurs, parce qu’Otto lui promettait de l’aimer.

Le son d’une grosse cloche retentit tout auprès d’eux dans le jardin ; Lia se leva en sursaut.

— C’est le dîner, dit-elle, si je tarde, on va peut-être venir…

Rodach se mit sur ses pieds à son tour. Il était comme un homme ivre ; le coup qui venait de le frapper l’avait touché en plein cœur.

Comme il se dirigeait, étourdi et chancelant, vers la porte, on essaya de l’ouvrir en dehors, puis on y frappa doucement.

Lia devint toute tremblante.

— Lia ! chère petite sœur, dit une voix dans le corridor, venez donc ! on vous attend…

— C’est ma sœur aînée ! murmura la jeune fille ; cachez-vous bien vite, Otto… Il fait presque nuit… On ne vous verra pas…

Machinalement et sans penser, Rodach se laissa conduire dans une embrasure et demeura immobile derrière les rideaux fermés.

— Eh bien ! petite sœur !… disait-on au dehors.

C’était en effet Sara, dont le flair, éveillé, avait senti quelque chose, et qui venait guetter, comme un chien sur le point de démêler la piste.

Lia lui répondit quelques mots au hasard ; puis elle ajouta tout bas, en s’adressant à Rodach :

— Je vais laisser la porte ouverte… quand nous serons parties, vous gagnerez le corridor, qui vous conduira au jardin… une fois dans le jardin, vous n’aurez que les bureaux à traverser pour vous trouver dehors. Mais, dites-moi bien vite : quand vous reverrai-je ?

Otto garda le silence.

Petite éleva de nouveau sa voix impatiente et pressée ; Lia fut obligée d’aller lui ouvrir.

Au moment où la porte tournait sur ses gonds, Petite jeta son regard avide à l’intérieur.

Elle ne vit rien. Elle cacha son désappointement sous un sourire, et baisa bien tendrement sa jeune sœur ; puis elle lui prit le bras, et toutes deux s’éloignèrent.

Rodach resta une ou deux minutes à son poste. Quand il souleva les rideaux pour quitter sa cachette, cette expression de morne inertie que nous avons vue naguère sur son visage avait disparu.

C’était un homme fort contre la souffrance ; ce coup qui brisait tous ses espoirs de bonheur l’avait frappé à l’improviste, et un instant son cœur avait fléchi, mais il se redressait déjà dans sa vaillance éprouvée, et si les traces de la douleur restaient profondes sur son front, du moins portait-il maintenant la tête aussi haut que jamais.

— Que Dieu la protège ! murmura-t-il en traversant la chambre ; — je l’aime de toutes les forces de mon âme… mais il faut que le sang de Bluthaupt soit relevé !

Il prononça ces mots d’une voix grave et ferme.

Dans la chambre de Lia, les deux fenêtres laissaient parvenir encore un reste de jour ; mais une fois que le baron eut franchi la porte, il se trouva dans un couloir où régnait déjà une obscurité complète.

Il se dirigea au hasard dans cette nuit profonde, et bientôt sa main étendue, se heurta contre une muraille qui fermait le corridor de ce côté.

Au delà de cette muraille, il entendait comme un bruit sourd et régulier qui semblait s’approcher lentement.

On eût dit un pas pénible, gravissant les marches roides d’un escalier.

Rodach tourna le dos : il n’avait ni le temps ni l’envie de découvrir la cause de ce bruit.

Mais à peine avait-il fait cinq ou six pas dans une direction nouvelle, qu’il se retourna brusquement ; une porte s’était ouverte derrière lui, à l’endroit même qu’il venait de quitter.

Le corridor était éclairé maintenant par une lueur assez vive, et une apparition bizarre se montra aux yeux de Rodach.

Il aperçut devant une petite porte voûtée, qui restait encore ouverte, un vieillard tout tremblant et caduc, emmailloté dans une grande houppelande, que bordait une fourrure pelée.

Pardessus la fourrure, s’agrafait un petit manteau court dont le collet droit rejoignait une énorme casquette de peau, à visière en éteignoir.

L’apparition ne dura qu’une seconde, mais elle était trop étrange pour qu’on pût l’oublier.

La lumière, qui éclairait maintenant le corridor, provenait d’une lanterne que le vieillard tenait à la main. Il portait des lunettes bleues qui ne l’empêchaient probablement pas de voir, car il aperçut tout de suite le baron de Rodach, et souffla précipitamment sa lanterne.

La nuit régna de nouveau dans le corridor.

Rodach entendit des mouvements dans l’ombre ; un bruit de portes qui s’ouvraient et se refermaient. Puis le silence se fit.

Rodach restait à la même place, surpris et tout pensif.

— Ce doit être Mosès Geld en personne ! murmura-t-il.

Il revint sur ses pas en tâtonnant, et tâcha de retrouver la porte basse ; mais il sentit partout le mur.

De guerre lasse, il dut renoncer à sa recherche, et traversa le corridor en sens contraire.

Au bout d’une vingtaine de pas, il poussa une porte et se trouva dans le jardin.

Sous le portail, il y avait un brillant équipage qui rentrait, ramenant M. le chevalier de Reinhold. Rodach attendit que l’équipage eût passé le seuil et s’esquiva, inaperçu.

En dehors du portail, sur une des bornes qui masquaient le coin du trottoir, une pauvre femme était assise, la tête entre ses mains et immobile comme son siège de pierre.

Les laquais du chevalier de Reinhold l’aperçurent en refermant le portail, et la chassèrent.

La pauvre femme se leva sans mot dire, et s’éloigna d’un pas chancelant.

Il y a loin du faubourg Saint-Honoré à la place de la Rotonde. La pauvre femme avait une longue route à faire. C’était la mère Regnault, qui n’avait pas trouvé encore la force de quitter la borne où l’avait jetée l’impitoyable dureté de son fils…