Le Fils du diable/Tome II/III/8. La tentatrice

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Troisième partie

CHAPITRE VIII.

LA TENTATRICE.

Lia ne savait pas qu’il y avait des yeux ouverts sur sa rêverie solitaire. Son cœur était avec l’absent ; elle se recueillait en son amour et oubliait le reste du monde.

Madame de Laurens avait eu véritablement du malheur ! Si elle avait rompu le cachet de la lettre que nous venons de lire, au lieu de tomber sur deux missives insignifiantes, elle n’aurait pas eu grand’peine à deviner le nom de l’amant mystérieux.

Cette lettre était celle que Lia aimait le plus, on y trouvait bien de la tristesse encore, mais on y voyait tant d’amour !

Dans les autres, la passion, combattue, semblait craindre de se montrer. C’était un homme fort et novice à soupirer, qui frémissait sous le joug et qui s’indignait de sa faiblesse.

Dans celle-ci, au contraire, il s’appuyait sur son amour, et il s’applaudissait d’aimer. Il appelait la tendresse de Lia comme un talisman protecteur ; le remords, qui venait toujours arroser ses épanchements, se taisait cette fois. Il espérait, il parlait d’avenir, et Lia était bien heureuse, car cet espoir venait d’elle.

Quand son regard eut épelé la dernière ligne de la lettre, elle porta le papier à ses lèvres et mit sur l’écriture à demi-effacée un baiser reconnaissant. — Ce baiser ne fut point perdu pour ses deux sœurs aînées, qui l’épiaient toujours.

La lettre resta collée à sa lèvre pendant quelques secondes, puis sa main retomba languissante.

Elle n’avait plus de sourire.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, ne m’aime-t-il donc plus !… cette lettre, qui me fit si joyeuse, voilà maintenant plus de trois mois que je l’ai reçue !… les deux suivantes étaient courtes et ne disaient rien… il y avait de la froideur dans ces lignes distraites et hâtives… et la dernière a six semaines de date !… quarante-deux jours sans m’écrire !

Elle eut un frisson par tout le corps.

— Il souffre tant ! reprit-elle, si son malheur trop lourd avait fini par l’écraser !… s’il était malade !… s’il était…

Elle n’acheva pas, mais une pâleur plus mate couvrit son visage, et sa tête s’inclina, douloureuse, sur sa poitrine.

Ses yeux étaient secs ; ses lèvres blanches remuaient lentement, murmurant une prière.

De loin, Esther et Sara croyaient qu’elle s’était endormie au milieu de ses rêves d’amour.

Après plusieurs minutes d’un silence immobile, elle se redressa tout à coup.

— Non, non ! reprit-elle, tandis qu’un rayon d’espérance brillait dans ses beaux yeux, — Dieu ne peut pas me faire si malheureuse !… Demain, je retournerai chez cette femme ; demain, je retrouverai une lettre… Oh ! comme je vous remercierai à genoux. Seigneur !… Sainte Vierge ! comme je vous bénirai !… une lettre, un mot qui me dise : Je ne t’ai pas oubliée !…

Au milieu de la table, il y avait une petite cassette fermant à clef, dont la destination évidente était de serrer tous ces papiers dispersés maintenant.

Lia l’approcha d’elle et l’ouvrit ; elle y plaça l’une après l’autre toutes les lettres qu’elle repliait à mesure. Tout en les repliant, elle lisait dans chacune un mot, une phrase qui lui en rappelait le contenu tout entier.

Elle les savait par cœur, bien que son plus cher passe-temps fût de les parcourir sans cesse…

Avec les messages de son amant, elle serrait aussi ces brouillons inachevés qui étaient son ouvrage. Ces lignes tracées par sa main parlaient de lui comme celles qui venaient de Francfort ; elle les aimait au même titre.

La cassette était presque pleine, et il ne restait plus sur la table que deux ou trois chiffons froissés par des attouchements de tous les jours.

Lia en prit un pour le mettre à sa place, et son œil tomba, distrait, sur les premières lignes.

Au lieu de le plier, elle le garda ouvert dans sa main. C’était un brouillon qu’elle avait écrit, il y avait bien longtemps déjà, un mois après son arrivée à Paris.

Elle l’avait gardé, parce que son contenu aurait augmenté la souffrance de celui qu’elle voulait consoler.

Involontairement, elle se prit à relire cette page oubliée, qui lui parlait de lointaines tristesses.

« Je ne sais pas où vous êtes, disait-elle en ce temps, et je n’ai pas reçu de vos nouvelles depuis mon départ d’Allemagne.

» Otto, vous qui m’avez promis de m’aimer toujours, ne pensez-vous plus à moi ?… Que devenez-vous ? que faites-vous ? mon Dieu ! que je voudrais savoir, et que je souffre à me sentir loin des lieux où vous êtes !

» J’adresse ma lettre au bon Gottlieb, le paysan des environs d’Esselbach qui vous donnait l’hospitalité ; ma lettre vous parviendra-t-elle ?…

» Je suis à Paris, chez mon père, que je connais à peine, avec mes sœurs que je n’avais pas vues depuis ma petite enfance. Nous demeurons dans un hôtel magnifique et je suis entourée d’un luxe nouveau pour moi.

» Tout est beau dans la maison de mon père, rien n’y manque, pas même la verdure, pas même le chant des oiseaux.

» Du pavillon où je vous écris, je vois de grands arbres dont les branches mobiles viennent caresser ma fenêtre, et je pleure quelquefois en les regardant, Otto, parce qu’ils me rappellent ces autres arbres qui croissent libres sur la montagne, et sous l’ombrage desquels nous nous reposions tous deux…

» Comme vous me sembliez heureux de me voir et de me sentir près de vous ! vos baisers sont encore sur ma main ! Mon Dieu ! je croyais que cette tendresse ne s’éteindrait jamais ; me suis-je donc trompée ?…

» Je vois mon père tous les soirs, il est bon pour moi et je crois qu’il m’aime ; je le respecte du plus profond de mon cœur.

» J’ai un frère qui m’a regardée, lors de mon arrivée, au travers d’un lorgnon ; il me baise la main comme à une étrangère, et me dit que je suis jolie. Je ne sais pas s’il m’aime.

» J’ai deux sœurs. Si vous saviez comme elles sont belles, Otto ! On m’a menée une fois au bal, et je les ai vues entourées d’hommages. Tout le monde est à leurs pieds ; quand elles ont les épaules nues et le front couvert de diamants, moi-même je ne puis pas les regarder sans être éblouie.

» Mon père, mon frère et mes deux sœurs sont juifs ; on n’a mis jusqu’à présent nul obstacle à l’accomplissement de mes devoirs de chrétienne ; mais cette différence de culte chagrine mon vieux père ; deux ou trois fois, il m’en a fait de doux reproches, et je ne savais que lui répondre…

» Mon frère et ma sœur cadette ne s’occupent point de cela.

» Quant à ma sœur aînée, elle rit et se moque quand on parle de religion.

» Je suis libre ; personne ne contrôle ma conduite ; on me dit d’être heureuse et de jouir de la vie. Tous les plaisirs sont à ma portée, je ne sais que faire de l’argent qu’on me donne. Pourtant, je suis bien triste, Otto, et je regrette tous les jours davantage la maison modeste de ma pauvre tante Rachel. Je souffre à ne plus voir son visage serein et calme qui me rappelait le doux visage de ma mère ; je regrette ma petite chambre qui donnait sur le beau paysage de la montagne, l’air pur, l’horizon vaste et la cloche amie de la chapelle voisine qui sonnait mon réveil au point du jour…

» Je regrette… mais pourquoi me tromper, Otto ! c’est vous, vous seul qui êtes au fond de mon souvenir ! c’est vous que je regrette, et non point toutes ces choses que votre présence me rendait chères…

» J’aimerais Paris, si vous y étiez, et, si je ne vous trouvais plus aux environs de la maison de ma tante, je serais triste chez elle comme ailleurs…

» Otto, vous n’avez jamais voulu me dire le nom de votre famille, vous ignorez le mien également, et quoique nous ayons échangé notre foi, nous restons étrangers l’un à l’autre. Cela me fait peur ; il y a des jours où je voudrais me confiera vous, malgré vous ; il me semble que ce serait un lien et je voudrais tant croire à notre union !… mais d’autres fois j’hésite et je m’applaudis de notre commune réserve.

» Je suis une fille folle. Je me suis jetée dans vos bras, et, pour m’attirer à vous, il n’a fallu qu’un signe. C’est mal. On dit que ma famille est noble et puissante ; il vaut mieux que vous ne sachiez point le nom de la pauvre insensée qui s’est faite voire esclave. Si Dieu laissait tomber sur moi son châtiment le plus cruel, si vous veniez à ne plus m’aimer, au moins mon imprudence resterait un secret pour le monde, et je n’aurais à subir ni la raillerie ni la pitié…

» La dernière fois que je vous ai vu, c’était dans les grands bois de mélèzes qui entourent le château des anciens margraves de Thor. J’étais venue d’Esselbach à cheval et nous nous promenions tous deux dans les sentiers de la montagne, en causant de l’absence prochaine.

» Vous promettiez de revenir dans un mois, mais quelque chose me disait que notre séparation serait bien plus longue. Nous arrivâmes, sans y penser, jusqu’au pied des murailles de la vieille forteresse.

» Ce sont des ruines démantelées, et les grandes salles où s’abritait la puissance des seigneurs n’ont aujourd’hui d’autres toitures que le ciel. Mais ce sont des ruines fières ; les remparts sombres parlent encore de prouesses et de batailles ; la haute tour qui reste seule intacte, au sommet de la montagne, semble un roi géant, debout sur les marches de son trône…

» Je me souviens que vous regardâtes longtemps en silence ces robustes débris d’une gloire passée. Il y avait sur votre front de la mélancolie, et je crus voir une larme tôt séchée trembler au bord de votre paupière…

» Ce n’était point moi qui causais cette émotion, Otto, cette douleur n’était point un avant-goût de l’absence. Je sais bien que, dans votre cœur, la première place n’est pas pour moi…

» Et je ne me plains pas ! et je prie Dieu ardemment de me garder la seconde !…

» Il me plaît de ne point vous arrêter dans votre voie. Le but que vous poursuivez doit être noble et juste comme vous-même ; marchez, oh ! marchez toujours, sans songer à la pauvre fille qui vous aime ; son plus grand malheur serait d’être un obstacle sur votre chemin !

» En regardant les ruines de Thor, vous prononçâtes quelques paroles qui furent pour moi un trait de lumière. Je devinai, pour la première fois, que vous étiez le serviteur d’une race déchue, et qu’un grand dévouement réclamait votre vie.

» Vous m’aviez dit bien souvent : je ne m’appartiens pas ; en ce moment, je compris…

» Otto, je ne suis point jalouse de ce que vous donnez à d’autres. J’aime celui que vous aimez, et je serais heureuse de lui dévouer ma vie. Travaillez et combattez ! ma prière vous suit. Mais si quelque jour vous êtes vainqueur, pensez à moi et revenez…

» Revenez surtout, si Dieu ne vous donne point la victoire. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il y a deux jours que ces lignes sont écrites, et je n’ai point fermé ma lettre, parce que j’hésite à vous envoyer des paroles de tristesse.

» Je continue pourtant, — quand je vois votre nom sur le papier, il me semble que vous êtes là ; il me semble que vous écoutez ma plainte et que votre voix aimée me console.

» J’ai plus d’une chose à vous dire, Otto ; je crois que je serai malheureuse dans cette maison. Depuis deux jours ma crainte est éveillée et je n’ai personne à qui me confier.

» C’est un enfantillage, peut-être. D’ordinaire, les choses mystérieuses se font la nuit, et la peur attend les ténèbres…

» Moi, c’est en plein jour que j’entends ici des bruits étranges ; je ne puis les expliquer, et ils m’effraient.

» Presque toute la journée, je me tiens dans un pavillon dont je vous ai parlé déjà et qui donne sur le jardin de l’hôtel. De ce pavillon on entre dans une serre qui occupe toute la longueur du jardin.

» Tous les jours, vers huit heures et demie du matin, j’entends un pas pesant, mais discret, qui semble descendre les marches d’un escalier invisible, situé tout près de moi.

» Il y a des moments où je me retourne, persuadée que les pas se font entendre dans ma chambre même…

» Une porte s’ouvre à quelques pieds au-dessous du sol du pavillon ; — et ne croyez pas que ce soit un rêve ! ces bruits sont distincts : je les ai entendus vingt fois et toujours à la même heure. Le pas reprend sa marche au-dessous de moi. Quand je reste dans ma chambre, il s’assourdit bientôt et s’éteint ; mais, à quatre ou cinq reprises différentes, j’ai ouvert la porte de la serre et je l’ai suivi.

» On l’entend tout le long du jardin et jusqu’au bout de la serre, qui est terminée par un kiosque où personne n’entre jamais.

» Arrivé là, le marcheur souterrain ouvre une seconde porte et le bruit cesse…

» Le soir, aux environs de cinq heures, la même chose se renouvelle, mais en sens contraire.

» Les pas viennent du jardin, passent sous le pavillon et montent lentement l’escalier qu’ils ont descendu le matin.

» J’ai interrogé le jardinier pour savoir si l’hôtel a des caves de ce côté, le jardinier s’est pris à rire.

» J’ai demandé à ma femme de chambre, qui m’a regardée comme on regarde les gens pris de folie.

» Pourtant ce n’est point une illusion. Quelque chose de bizarre se passe dans l’hôtel, à l’insu de tous…

» La solitude donne des frayeurs superstitieuses, et je suis seule toujours. Je garde ce pavillon, parce que personne n’y vient me déranger, mais je n’oserais pas y demeurer la nuit, et j’ai fait faire mon lit dans une autre partie de l’hôtel…

»… Pauvre fille que je suis ! Mon esprit est malade ! Me voilà comme ce tyran de mélodrame qui entendait marcher dans son mur ! Ce n’était point de cela que je voulais vous parler, Otto, et si j’avais près de moi une oreille amie, ces frayeurs d’enfant passeraient.

» J’ai bien rencontré ici une jeune fille de mon âge que je pourrais aimer.

» Elle est presque aussi belle que mes sœurs, et son doux visage annonce une bonne âme. Elle se nomme Denise. Dès la première fois que je l’ai vue, je me suis sentie attirée vers elle, et j’aurais voulu l’appeler mon amie.

» Mais elle me semble ne point aimer mes sœurs, et Petite m’a bien recommandé de me méfier d’elle.

» Petite, c’est ma sœur aînée. On ne lui donne ici que ce nom. Je retarde tant que je puis à vous parler d’elle, et c’est d’elle pourtant que je veux vous parler.

» Depuis mon arrivée, mon autre sœur est avec moi indifférente et froide ; Petite, au contraire, a feint tout d’abord un empressement affectueux. Elle a mis une sorte de coquetterie à gagner ma confiance ; j’ai commencé par la juger bonne et véritablement aimante.

» Pour attirer mes confidences, elle m’a fait les siennes, et avec quelle adresse ! Des peccadilles d’abord, moins que cela, quelques escapades de grande dame qui descend à se conduire comme une bourgeoise…

» Elle me conduisit, en s’accusant bien haut, chez une femme Batailleur, marchande au Temple, qui lui vendait des colifichets au rabais.

» Quand elle vit que cette caravane ne m’effrayait guère, elle fit un petit pas en avant, et sonda le terrain avec plus de hardiesse.

» Elle donna de grandes louanges à cette femme Batailleur, qui fait mille métiers douteux, mais dont la discrétion est à toute épreuve. À ce propos, Otto, je veux vous dire que j’ai revu cette femme toute seule, et que je l’ai payée pour recevoir vos lettres.

» Elle demeure rue du Vertbois, no 9. Puissé-je trouver bientôt une lettre de vous à cette adresse !…

» Je comprenais mal ce que me disait ma sœur aînée, et comme elle me parlait en souriant, je souriais sans lui répondre.

» Comment vous dire cela, Otto, à vous si noble et si fier !…

» Petite, qui a presque le double de mon âge, et qui aurait dû me servir de mère, voulait me perdre. Sous cette affection jouée, il y avait une sorte de haine dont je ne puis deviner les motifs. Je ne sais si elle est coupable elle-même, mais elle voulait me rendre coupable…

» Elle me parla de plaisirs inconnus et de mystérieuses délices. Son éloquence perfide déroula devant moi mille tableaux de séduction.

» Je trouvai dans ma chambre des livres… que sais-je !… je vous en ai dit assez… j’ai le rouge au front, et ma plume tremble. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour baissait. La fraîcheur du soir avait mis une brume aux vitres du pavillon de Lia. Esther et Petite, qui ne pouvaient plus rien voir, s’étaient assises de nouveau l’une en face de l’autre, auprès du foyer.

— Et que voulez-vous craindre, chère ?… disait madame de Laurens ; — tout est prévu ; vous serez là plus en sûreté que sous votre masque d’hier ! Pensez-vous que je me sois donné pour rien tant de peine ?… Si j’ai fourni des fonds à Batailleur ; si j’ai commandité la maison, pour ainsi dire, c’est que j’y voulais être maîtresse absolue… Vous verrez avec quelle adresse tout cela est disposé ! Auprès du banquier, il y a une sorte de loge grillée que les habitués nomment le confessionnal de la princesse. Ils sont convaincus que, derrière le grillage recouvert d’un rideau de mousseline, se trouve une personne de haute importance, qui vient là satisfaire à huis clos sa passion pour le jeu… On pense même que cette puissante dame pourrait, en cas de surprise, paralyser l’action de la police.

Esther se prit à sourire.

— Depuis quelques jours, poursuivit Petite, Batailleur a fait circuler parmi les habitués une autre version… Le rideau de la loge ne cacherait plus une princesse, mais un grand personnage politique, indigène ou étranger, un ambassadeur, peut-être un ministre… En admettant cette dernière hypothèse, vous pensez bien, chère, que nous n’avons rien à craindre de la part du gouvernement…

— Et c’est vous qui êtes dans la loge ? interrompit Esther.

— Pas toujours… la loge est une précaution réservée pour les cas dangereux, un asile… Comme j’exerce un souverain droit de contrôle sur l’admission des joueurs, je sais avant d’entrer dans la salle s’il y a chance pour moi d’être reconnue… j’ai à choisir entre la loge et un des fauteuils qui attendent autour de la table… quand je choisis le fauteuil, c’est qu’il n’y a rien à craindre, mais, par excès de précaution, je donne une tournure exotique à ma toilette, et je mets ma tête entre les mains de Batailleur, qui a trouvé le secret de me faire une physionomie de rechange…

— Elle est donc bien adroite, décidément, cette Batailleur !…

— Ma chère, c’est une fée !… Une fois assise auprès de la table, l’entraînement commence… Esther, il y a dix ans que je joue, et je n’ai jamais éprouvé une seconde de lassitude ou de satiété ! Juge si l’amour vaut cela !… Et puis l’un n’empêche pas l’autre… Écoute ! le banquier prononce sa formule : on entend un bruit métallique qui frappe sur les nerfs ; quelque chose passe dans le sang, le pouls bat plus vite. Le tapis vert disparaît sous une couche d’or, il y a de l’or partout ! De larges pièces d’Espagne, des souverains anglais, des ducats, des louis, que sais-je ! de l’or venu de Londres, de Vienne et de Madrid, de l’or de Saint-Pétersbourg, de l’or de Constantinople !… Les cartes se mêlent… tous ces hommes attendent… la chance a parlé : j’ai joué : j’ai gagné… tout cet or qui couvrait la table est là en monceau devant moi…

Le sein de Petite battait ; sa voix vibrait basse et pénétrante.

Esther avait les yeux baissés ; quand elle les releva, un éclair brillait dans sa prunelle.

Petite réprima un geste de triomphe.

— Tu es joueuse, murmura-t-elle ; — tu viendras.

Esther ne répondit point encore.

— Tu viendras, répéta Sara ; je te dis que c’est le plaisir suprême !… le plaisir qui dure et ne lasse pas !

Elle fit rouler son fauteuil sur le tapis, et l’approcha doucement de celui de sa sœur.

— D’ailleurs, reprit-elle en faisant sa voix plus insinuante encore. — il y a autre chose que le jeu !… Autour de la table, les uns sont des aventuriers ; mais les autres sont gentilshommes… Ils viennent de tous pays comme l’or qu’ils apportent… J’ai vu des Anglais blonds et blancs comme des femmes, des Italiens au regard de feu, des Allemands sérieux et rêveurs, des athlètes russes, dont le poing fermé eût broyé le bois de la table.

Petite aiguisa son sourire, et sa voix se baissa encore jusqu’à descendre au murmure.

Elle continua ; sa bouche était tout près de l’oreille de sa sœur.

Le sein d’Esther eut à son tour un frémissement ; tout son sang vint à sa joue ; le sourire de Petite restait calme et serein…

— Fi !… dit Esther ! oh ! ma sœur ! ma sœur !…

— Chère, répliqua Sara, en sommes-nous donc à feindre ensemble ?…

— Dans le monde… commença la comtesse.

— Le monde !… s’écria Petite en frappant du pied avec impatience ; — et vous venez me parler de dangers !… mais c’est là qu’est le vrai péril, ma sœur !… dans le monde, tout secret transpire à force de patience et de travail ; je m’y suis fait une réputation qui rejaillit sur vous et que vous soutenez… mais, croyez-le bien, Esther, il suffirait d’un souffle pour ternir cette renommée… la moindre intrigue la tuerait… et chaque fois que vous regardez un homme, j’ai peur.

L’œil d’Esther se leva curieux et surpris.

— J’ai peur, parce que vous êtes dans un salon, poursuivit Petite, — parce que tous les yeux sont ouverts sur nous… parce qu’il y a là cent femmes qui sont jalouses, et qui guettent l’occasion de nous nuire !

Elle s’arrêta et regarda sa sœur en face.

— Voulez-vous être une sainte ! demanda-t-elle brusquement.

— Certes… balbutia la comtesse, prise hors de garde.

— Tu le voudrais, pauvre chère, s’écria Petite, mais tu ne le peux pas !… Tu es jeune, tu es forte ; ton cœur parle, tes sens s’agitent… Eh bien ! je te dis, moi, que le monde est un large piège où tu iras te prendre, les yeux ouverts… L’argent domine le monde ; mais il n’a pas pu encore tuer tous les préjugés… Si nous étions d’une race historique, si nos pères étaient morts à Bouvines ou à Fontenoy, je ne te parlerais peut-être pas ainsi… mais la faute qu’on pardonne à madame la duchesse, on en écrasera la fille du juif.

— Je suis comtesse… voulut dire Esther.

— Comtesse Lampion, ma bonne !… Crois-moi, dans notre position, il faut avoir deux cordes à son arc, deux chemins dans sa vie. — L’un qu’on suit à visage découvert et la tête hautaine ; l’autre où l’on s’engage à petit bruit, quand nul œil ne vous épie ; — l’un où l’on est froide, sévère et fermement en selle sur la vertu ; l’autre où l’on fait ce qu’on veut. Je sais une petite demoiselle qui dort avec son corset pour se faire une taille de guêpe ; elle arrive au bal suffoquée, et bien souvent sa mère est contrainte de desserrer, après la contredanse, le lacet trop tendu… Ne vaudrait-il pas mieux garder la gêne pour les heures que l’on donne au monde, et jeter le busc rigide après la parade, et se reposer libre pour mieux supporter la fatigue du soir ?… Tu es comme la petite demoiselle, ma pauvre Esther : tu veux garder ton corset toujours ; il te blesse et c’est sous le regard ennemi du monde que tu iras en desserrer leu œillets !

— Je comprends bien ce que tu veux dire, balbutia Esther, mais…

— Mais quoi ?… En dehors du monde, au contraire, dans cette autre route où l’on se glisse toute seule et déguisée, que de sécurité ! Comme les allures deviennent libres ! les gens que l’on rencontre ne savent point votre nom… on les voit en passant, puis on les perd…

— Mais on peut les retrouver…

— On nie… Pauvre chère, la nature nous a donné, à nous autres femmes, l’à-propos et le sang-froid ; c’est apparemment pour que nous en fassions usage !… On nie ; et si l’œil du monde ne nous a jamais prises en faute, le monde est pour nous… ces accusations qui lui arrivent du dehors sont comme non avenues… Il ne croit pas à ces choses qu’il ignore ; il tient pour invraisemblables et impossibles ces mœurs qui ne sont point les siennes.

— Mais, dit encore Esther, qui était à demi-convaincue, — à la rigueur, le monde peut croire à ces accusations…

— En l’admettant, il serait certain encore qu’on ne risque pas plus, pour toute une vie de plaisir, pour quelques instants de joie troublée par la peur, que pour quelques minutes pleines d’épouvante, saisies à la dérobée, et dont le bonheur ressemble à une torture… car, vous le savez bien, ma sœur, il n’y a point de degrés dans les châtiments du monde… une faute vénielle y est punie comme un crime… et, tant qu’à risquer l’excommunication fashionable, au moins faut-il le faire à bon escient… Mais nous raisonnons ici dans le faux, et je prétends que nous discutons l’impossible.

— Cependant, dit Esther, si ce petit Franz avait pu parler.

— Encore ce petit Franz ! s’écria madame de Laurens avec un mouvement de colère ; — quel poids sa parole aurait-elle eu en comparaison de la mienne ?… et puis, toute cette affaire est une exception… J’ai agi comme une folle, et j’aurais mérité d’être punie… Ce petit Franz, paraîtrait-il, avait été employé de Geldberg… j’aurais dû le savoir… je le vis un jour à la maison de jeu, et certes je ne courais aucun risque, puisque les rideaux de la loge étaient entre moi et son regard… mais il me plut ; je ne me rappelle pas avoir eu un caprice plus vif et plus soudain en ma vie !… Je perdis toute prudence ; ce fut moi qui fis les premiers pas, et, sur mon ordre, Batailleur l’introduisit dans le confessionnal de la princesse…

Petite dit cela sans rougir, Esther ne se montra point scandalisée.

— Voilà votre unique argument, reprit Sara. — Franz ! toujours Franz !… les faits se sont chargés de me fournir une réponse, et je vous jure bien, chère sœur, que Franz n’élèvera jamais la voix contre moi…

Une servante entra en ce moment ; elle avait une lettre à la main.

— De la part de monsieur le docteur, dit-elle.

Sara prit la lettre ; la servante sortit.

Petite défit le cachet avec une répugnance ennuyée.

— Que cet homme me fatigue ! murmura-t-elle.

Son regard tomba sur la lettre ouverte. — Une pâleur soudaine couvrit son visage, et une contraction violente plissa la ligne délicate de ses sourcils.

La lettre disait :

« Madame,

» Suivant votre désir, je vous rends compte à la hâte du résultat de notre duel ! Le jeune F… en est sorti sain et sauf ; c’est V… qui a été blessé. »

Durant une seconde. Petite resta comme pétrifiée.

Il y avait en elle une rage sourde et furieuse. Sous ses paupières baissées, sa prunelle brûlait.

— Ils n’ont pas pu ! pensa-t-elle, tandis que ses dents serrées refusaient passage à son haleine ; — ils me l’ont laissé vivre… je vois bien qu’il faudra que je m’en mêle !!!

Son œil fixé sur le sol avait cette même expression menaçante et terrible que nous lui avons vue, lorsqu’elle regardait son mari, à genoux et brisé par la souffrance.