Le Fils du diable/Tome II/IV/11. Mademoiselle d’Audemer

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 287-297).
Quatrième partie

CHAPITRE XI.

MADEMOISELLE D’AUDEMER.

À peine Franz fut-il entré dans la chambre du marchand d’habits, que le pas léger entendu dans la cour s’étouffa sur les marches de l’escalier. L’instant d’après on frappait à la porte, et cette fois Gertraud ne se fit pas prier pour ouvrir.

Les deux portes étaient placées l’une vis-à-vis de l’autre ; quand celle de l’escalier tourna sur ses gonds, Franz, qui avait mis son œil à la serrure, faillit tomber à la renverse. Gertraud venait de lui refuser si obstinément son entremise, qu’il s’était préparé à tout plutôt qu’à reconnaître dans cette personne attendue mademoiselle d’Audemer.

Ce fut Denise qui entra. La voiture dont le roulement lointain avait interrompu la conversation de Franz et de Gertraud était celle de la vicomtesse. Elle contenait mademoiselle d’Audemer et la vieille Marianne, toujours chargée de l’accompagner. Denise avait rendu visite dans la soirée à une de ses amies. En revenant, elle avait témoigné le désir de passer chez sa brodeuse, afin de voir les divers ouvrages commandés pour la grande fête du château de Geldberg.

Depuis le matin, la belle jeune fille, jusque-là si indifférente aux pensées de plaisir, s’était prise d’enthousiasme soudain pour la fête annoncée ; elle en avait parlé longuement avec sa mère, qui chérissait fort ce sujet d’entretien. Elle semblait s’intéresser à tout, aux bals promis, aux parties de chasse, aux longues courses dans les montagnes sauvages qui entouraient, disait-on, le vieux château de Geldberg.

La vicomtesse ne la reconnaissait plus. Parfois, elle était tentée d’attribuer cette charmante humeur de Denise à l’arrivée de son frère Julien ; mais cette cause était un peu bien naturelle pour une observatrice aussi subtile que madame la vicomtesse d’Audemer. Son expérience ne lui permettait pas d’envisager les choses à un point de vue si commun ; elle aimait mieux expliquer le fait par quelque chose d’inconnu : le vent, les nerfs, la fantaisie…

Et, du fond du cœur, elle répétait son exclamation favorite :

— Ah ! les jeunes filles ! les jeunes filles !…

Cette exclamation, la vicomtesse en abusait bien un peu, mais n’était-elle pas excusable ? Quand on a trouvé comme cela un mot puissant, profond, universel, répondant à tout, expliquant tout, s’adaptant aux cases les plus anguleuses de la discussion, touchant le joint des plus difficiles problèmes, et valant à lui seul deux ou trois systèmes de philosophie, on peut bien s’y attacher sans crime.

Un mot de cette sorte dispense de réfléchir et de craindre ; c’est un doux oreiller sur lequel l’esprit paresseux se repose.

On y doit d’autant plus tenir, à ces formules précieuses, que le nombre en est assez limité. Nous pourrions les compter.

À part les jeunes filles ! les jeunes filles ! il y a les femmes ! les femmes ! ceci à l’usage des vieux garçons ; il y a les enfants ! les enfants ! à l’usage des maîtres d’étude ; il y a la sottise ! la sottise ! à l’usage du rapin refusé au salon, du comédien sifflé, de l’auteur chuté, du candidat vaincu et de l’écrivain soi-disant littéraire que le public ingrat s’obstine à ne point admirer.

En obliquant un peu, soit à droite, soit à gauche, on arrive dans ce même ordre d’idées à des résultats vraiment sublimes. Qui n’a connu en sa vie quelqu’un de ces bonnes gens possédant une clef politique pour toutes les énigmes de l’histoire ? Il y a mieux encore : le roi des généralisateurs est cet hidalgo qui fait un crime des mauvaises récoltes à la révolution de 89, ou cet épicier de génie qui met les inondations, la sécheresse, les hannetons et le typhus sur le compte de la prétraille

Durant toute la journée, madame d’Audemer avait abondé dans le sens de sa fille ; la fête avait été déclarée par avance une merveille que les siècles futurs ne pourraient point égaler. Et à propos de la fête, la vicomtesse avait glissé quelques mots très-adroitement au sujet des qualités aimables et séduisantes de ce bon chevalier de Reinhold.

Denise était d’humeur si charmante qu’elle n’avait point trouvé d’objections contre le panégyrique du chevalier.

Si bien que la vicomtesse, enchantée, vit à travers les splendeurs de la fête de Geldberg une autre fête plus modeste, où elle devait jouer un rôle principal : elle rêvait mariage, bouquet de fleurs d’oranger, millions et autres choses délicieuses.

Le soir, Denise sortit sous la garde de Marianne. Quand sa visite fut achevée, au lieu de rentrer à l’hôtel, elle donna ordre au cocher de la conduire place de la Rotonde.

— Mais, Mademoiselle, dit Marianne, M. le chevalier doit être à la maison maintenant.

— Ma bonne, répliqua Denise, il faut bien aussi songer un peu à la fête !… Si je ne presse pas Gertraud, je n’aurai que de vieilles choses au château de Geldberg !

Denise avait trouvé aussi, pour quelques jours du moins, son argument oreiller où elle pouvait se reposer en paix. La fameuse fête répondait à tout ; Marianne se tut, persuadée.

Quand on arriva devant la porte de Hans, Denise mit pied à terre lestement.

— Restez, si vous voulez, ma bonne, dit-elle ; j’ai deux mots à dire et je reviens.

Marianne était vieille ; c’était à peu près l’heure où elle se couchait d’habitude ; la voiture avait de bons coussins moelleux et doux. Denise savait qu’elle retrouverait Marianne endormie.

Elle s’engagea dans l’allée de Hans Dorn.

Cette visite avait été convenue entre elle et Gertraud, dans l’entrevue du matin. Gertraud n’avait pas pu tout dire, d’abord parce que le temps pressait, ensuite parce qu’elle ne savait pas toute l’histoire de Franz. Elle avait promis de le revoir et de s’informer encore ; elle avait promis surtout de savoir s’il n’y avait point de suites possibles à ce duel, et si Franz était à l’abri de tout danger.

Ceci était un prétexte pour la conscience de Denise, comme la broderie était un prétexte auprès de Marianne. Denise savait en réalité à peu près tout ce qu’elle pouvait savoir, mais elle voulait parler de Franz encore, entendre prononcer son nom ; elle avait tant souffert la nuit précédente ! elle avait eu des frayeurs si cruelles !

En entrant, elle tendit la main à Gertraud, qui lui faisait une belle révérence. Bien qu’elles eussent partagé les mêmes jeux dans leur enfance, Gertraud qui avait tous les genres de tact, n’essayait point d’établir une égalité impossible et mettait comme un vêtement de respect à son dévouement affectueux. Denise, au contraire, effaçait volontairement et de son mieux la distance que leurs positions sociales établissaient entre elles.

Quoique Gertraud eût cessé depuis longtemps de la tutoyer, Denise employait toujours avec la jolie brodeuse cette formule amie.

Elles étaient toutes deux dans leurs rôles. Elles s’aimaient ; la loyauté de leurs cœurs, jointe à la délicatesse de leurs caractères, réalisait ce problème difficile d’une liaison sincère entre une riche demoiselle et la fille, d’un homme travaillant de ses mains.

Liaison sans jalousie d’un côté, sans orgueil de l’autre ; liaison qui ne blessait même pas les convenances étroites du monde, car chacune des deux amies restait parfaitement à sa place, et si quelque pas était tait en dehors des règles rigides de l’étiquette, ce n’était jamais la brodeuse qui le risquait.

— Je ne t’ai pas assez remerciée, ma bonne Gertraud, dit Denise en entrant, pour la joie que tu m’as donnée ce matin. Si tu savais tout ce qu’il m’avait dit hier au soir !… c’est à peine si je pouvais garder quelque espérance…

On voyait une sorte d’embarras sur la physionomie de Gertraud, et quelque chose manquait à son accueil, d’ordinaire si franc et si cordial.

On eût dit qu’elle avait une pensée de crainte ou quelque petit remords.

Elle offrit une chaise à Denise, qui s’assit.

Franz, qui était toujours derrière la porte, avait reconnu d’un coup d’œil mademoiselle d’Audemer. Son premier mouvement avait été tout entier à la surprise, puis la joie était venue, puis l’impatience. Il y avait deux ou trois secondes à peine que Denise était entrée, et déjà les doigts de Franz le démangeaient ; il sentait grandir en lui l’irrésistible envie d’ouvrir cette porte qui le séparait seule de mademoiselle d’Audemer.

Il ne la voyait plus. Après avoir passé le seuil, Denise avait quitté la ligne droite tirée d’une porte à l’autre, et c’était seulement dans cette ligne que le trou étroit de la serrure donnait accès au regard.

Il y avait bien la ressource de mettre l’oreille à la place de l’œil et d’écouter, mais c’était une bonne porte que celle de Hans Dorn, et les deux jeunes filles parlaient sans doute à voix basse. Du moins le pauvre Franz n’entendait rien du tout.

Tandis qu’il maugréait contre son malheur, Gertraud avait pris place auprès de sa compagne. Elles causaient.

— L’as-tu vu ? demandait mademoiselle d’Audemer.

— Je l’ai vu, répondit Gertraud.

— Eh bien ?

Au lieu de répliquer, Gertraud jeta un regard furtif vers la porte de son père. Des idées nouvelles venaient de surgir dans son esprit. Elle n’osait plus. Cette entrevue, si joyeusement préparée, lui faisait peur maintenant.

Elle s’étonnait de n’avoir pas eu ces scrupules d’avance. Comment Denise allait-elle accueillir son audace et de quelle façon lui annoncer la présence de Franz ?

Quant à pouvoir la cacher, Gertraud ne l’espérait point. Elle devinait la position du jeune homme, comme si elle eût été auprès de lui en ce moment. Elle devinait jusqu’à sa physionomie, où l’impatience menaçante grandissait de seconde en seconde.

Il se taisait encore ; on ne l’entendait point remuer ; mais il allait parler bientôt sans doute ; il allait s’agiter à tout le moins et attirer de quelque manière l’attention de Denise.

Et si Denise allait se fâcher ! Gertraud s’accusait, la pauvre fille ; elle se repentait amèrement.

Jusqu’à l’arrivée de mademoiselle d’Audemer elle n’avait songé qu’au plaisir de les voir tous deux surpris, tous deux bien heureux, rougir, balbutier, et s’entre-sourire. À présent, elle avait des doutes plein l’esprit ; elle ne savait plus si son zélé n’était point une offense.

Elle restait là auprès de sa compagne, l’œil effarouché, le front pourpre.

— Eh bien ?… répéta Denise.

— Mon Dieu ! ma chère demoiselle, répliqua Gertraud qui était tout entière à sa frayeur ; je vous promets que j’ai fait pour le mieux !

Sa voix tremblait légèrement. Denise leva les yeux sur elle et son regard prit une expression inquiète.

— Serait-il donc arrivé un malheur ? murmura-t-elle.

— Non, oh non ! s’écria Gertraud vivement ; j’ai vu M. Franz, il n’a plus rien à craindre… au contraire, je crois qu’il a sujet d’être bien content.

— Tu ne me trompes pas, Gertraud ?

— Oh ! Mademoiselle.

Ces deux mots avaient un accent de reproche ; mais Gertraud tenait toujours ses yeux baissés.

Denise la considéra un instant en silence. Elle remarqua que le regard de la gentille brodeuse glissait bien souvent entre ses paupières demi-closes, et allait chercher la porte de Hans Dorn.

— Qu’avez-vous, Gertraud ? dit-elle, jamais je ne vous ai vue ainsi !…

C’était la première fois, depuis bien longtemps, que Denise omettait de la tutoyer ; mais Gertraud n’eut pas le loisir de s’attrister, parce qu’un bruit se fit dans la chambre de son père. C’était Franz, dont la courte patience était à bout déjà.

Gertraud remua sa chaise et se mit à tousser ; son embarras devenait de plus en plus visible.

— Gertraud, reprit mademoiselle d’Audemer, qui ne pouvait manquer de rapporter ce trouble à sa position personnelle, je suis forte, vous le savez… je vous en prie, ne me cachez rien !

— Je ne vous cache rien, chère demoiselle, répliqua Gertraud.

Mais comme elle allait commencer, l’idée de Franz embusqué dans la chambre voisine lui coupa la parole. Au moins ne voulait-elle point mentir.

Denise lui prit la main. Cette réticence l’avait alarmée plus que tout le reste.

— Ma bonne petite Gertraud, dit-elle avec prière, je sais bien que tu m’aimes… C’est ton amitié qui te pousse à me dissimuler la vérité en ce moment… Mais parle, je t’en supplie !… Si tu savais tout ce que tu me fais craindre !

— Mon Dieu ! mon Dieu !… murmura la pauvre Gertraud, qui avait pourtant un sourire sous son air de grande détresse.

Un tiers, entrant à l’improviste et non initié au secret de la situation, n’aurait rien compris à ce qui se passait entre ces deux charmantes filles. Les yeux de Denise restaient secs, mais un voile de pâleur était sur son visage, dont l’expression devenait à chaque instant plus douloureuse. Gertraud, au contraire, avait aux joues, au front et jusqu’à la gorge un vermillon vif ; ses yeux baissés semblaient prêts à pleurer ; mais par-dessus la longue frange de ses cils, elle lançait des regards sournois vers la porte de Hans, et derrière cette larme qui était au seuil de sa paupière, on voyait poindre son espiègle sourire.

Elle hésita encore durant quelques secondes, puis Franz ayant fait un mouvement plus bruyant dans sa cachette, elle releva tout à coup la tête d’un air mutin.

— Eh bien ! tant pis, s’écria-t-elle ; j’aime mieux tout vous dire que de vous laisser dans l’inquiétude… si vous vous fâchez, c’est moi qui aurai du chagrin, et cela vaut mieux.

Elle se tourna encore vers la porte de son père, mais cette fois tête haute et les yeux grands ouverts.

— Il est là, dit-elle en rassemblant tout son courage.

Un incarnat fugitif vint colorer la joue de mademoiselle d’Audemer. Gertraud s’attendait à des reproches ; Denise se leva et lui dit doucement :

— Je veux le voir.

Gertraud l’eût embrassée pour ce mot qui lui mit du baume dans le cœur.

Elle s’élançâ heureuse et légère vers la porte de Hans Dorn qu’elle ouvrit précipitamment. Elle entra ; Denise la suivait de près.

Franz était debout derrière la porte. Il fut pris à l’improviste, et demeura comme interdit.

— Denise ! balbutia-t-il. Mademoiselle…

Il prit la main que la jeune fille lui tendait, et n’osa pas même la porter à ses lèvres.

Il était dans un de ses accès de timidité. Tout à l’heure, au beau milieu de son impatience, une pensée lui avait traversé l’esprit, une de ces pensées qui mettent une rougeur épaisse au front des enfants orgueilleux ; un coup de foudre, la crainte de paraître ridicule aux yeux de la personne aimée.

Et souvenez-vous de vos jeunes ans ; ce n’est pas là un petit malaise, c’est une angoisse profonde qui vous terrasse plus vite et plus rudement que le malheur sérieux !

On se souvient d’une parole malencontreuse, d’un geste maladroit, d’une gaucherie ; la poitrine se serre, la sueur perle aux tempes ; on souffre, et le remords lui-même n’est pas plus cuisant que cela.

La porte s’était ouverte au moment même où Franz se débattait contre l’aiguillon subtil de cette honte qui trouve si bien le chemin des cœurs adolescents. Il se souvenait, le malheureux, et il avait la fièvre. Cette entrevue de la veille, dent naguère encore il gardait si chèrement la mémoire, lui apparaissait désormais odieuse.

Quel rôle, bon Dieu ! quel pitoyable rôle ! c’est dans tous les vaudevilles et dans les plus niais, un grand garçon qui menace de mourir, qui extorque un aveu, et qui ne meurt pas !

Car la chose est tombée dans le domaine banal ; on sait que le grand garçon ne meurt jamais ; on le sait ; les bourgeois en rient.

Franz aurait voulu être mort.

Quand Denise parut sur le seuil, au lieu de se réjouir, il lui prit envie de se cacher.

S’il eût rencontré en ce moment le malin sourire de Gertraud, nous ne saurions dire à quelles extrémités son désespoir aurait pu le pousser.

Mais Gertraud lui tournait le dos directement, et arrangeait de la lumière sur le petit bureau du marchand d’habits.

Mademoiselle d’Audemer ne partageait point le trouble de Franz ; elle ne le remarquait même pas. Elle gardait le silence, mais c’était parce que son cœur était plein. Elle le voyait sauvé encore de cet autre danger que l’embarras de Gertraud lui avait fait redouter naguère.

Il y avait longtemps déjà qu’elle l’aimait. Ils s’étaient rencontrés à l’époque où Denise sortait de pension, dans le monde doré de la finance. Nous n’avons ni motif ni désir de parler en mal des jeunes héritiers de la banque ; ce sont nos seigneurs : que Plutus les tienne en joie ! Nous dirons seulement que Franz ne leur ressemblait point.

Au milieu de tous ces beaux fils, dont le moindre avait une valeur marchande de cinq à six cent mille francs, le pauvre petit commis tenait assurément bien peu de place. Il n’avait point de chevaux, partant point de jockey ; il n’avait pas même cette chose banale et que les mulâtres eux-mêmes se donnent, un nom, un titre, un malheureux morceau d’écusson !

Il était exactement dans la position précaire de ces bergères antiques qui épousaient des rois : il n’avait que son bon cœur et sa jolie figure.

Et aussi quelques petites choses que nous ne saurions point exactement décrire, un charme latent, une distinction innée, qui était douce et qui était fière ; un don ; ce je ne sais quoi qui plaît et qui impose.

Quand il s’agit de chevaux, les gentlemen appellent cela le sang ou la race.

La nature de Denise était d’aimer ce qui est noble. La distinction l’attirait ; elle était elle-même le type charmant de ces grâces simples et bonnes dont l’aristocratie véritable garde seule le secret.

Il n’y avait pas en elle un atome de coquetterie, dans le sens bourgeois du mot. Elle ne cachait rien, elle ne feignait rien ; un mot écouté par hasard ne mettait point sur sa joue cette rougeur effarouchée qui veut être une enseigne de pudeur et qui prouve seulement trop de science. Ses beaux yeux aux regards tranquilles et limpides ne recouraient pas trop souvent aux voiles de leurs paupières. Dans sa physionomie, comme au fond de son cœur, tout était naturel et pur.

Elle ne savait point jouer ce vieux rôle tout chargé de grimaces et de mensonges que la routine impose aux jeunes filles ; elle était elle-même toujours, c’est-à-dire gracieuse, décente et digne.

Dans le monde où sa mère l’avait conduite, il y avait assurément beaucoup de ravissantes demoiselles et beaucoup de jeunes messieurs tout pétris de séductions ; mais Denise, soit qu’elle fût trop difficile, soit qu’elle eût le goût malheureux, n’y avait trouvé que deux êtres à qui donner sa sympathie : Lia de Geldberg, qui était bonne et simple comme elle, et Franz.

Dans tout le reste, elle n’avait vu que de beaux yeux, de beaux teints, de belles robes, de belles moustaches et de beaux gilets.

Encore n’avait-elle point ce qu’il faut d’expérience pour faire la juste part des postiches…

Elle avait trié le pauvre Franz au milieu de cette riche foule. Bien que l’éducation et les circonstances eussent singulièrement terni chez lui cette fine fleur de race dont nous parlions tout à l’heure, elle l’avait séparé du gros de ces bons gentilshommes qui se fâchent quand on les appelle par le nom de leur père. Elle avait senti sous son étourderie folle les instincts du chevaleresque honneur.

Ils s’étaient aimés en même temps et sans se le dire. Leurs aveux s’étaient croisés la veille seulement, mais c’était une liaison déjà vieille. Il y avait des mois que l’échange était fait entre leurs cœurs.

Nous avons dit qu’il existait entre leurs visages une ressemblance assez grande, et qui devenait frappante lorsque leur physionomie se trouvait exprimer le même sentiment par hasard. Au moral, il n’y avait entre eux d’autres rapports que la franchise égale de leurs cœurs. Leurs caractères, sans être opposés, ne se ressemblaient point. Franz était vif, pétulant, oseur ; Denise était plutôt calme et timide. Franz poussait la gaieté jusqu’à la folie ; Denise était sérieuse. Mais il est certain que Dieu n’a point fait les caractères humains suivant les règles de l’art poétique. L’homme se transforme incessamment, suivant les circonstances. Les parts que nous avons faites à Franz et à Denise pouvaient varier comme toutes choses, au point d’arriver à une bascule complète.

En ce moment, par exemple, où elle franchissait les limites des convenances mondaines, la jeune fille timide n’éprouvait aucun symptôme d’embarras. Elle était tout entière à son contentement, tandis que Franz, le page hardi, perdait la tête à force d’être déconcerté.

Et à mesure que le silence continuait, sa puérile angoisse lui serrait davantage le cœur.

— Mademoiselle, balbutia-t-il enfin, en ouvrant ses paupières à demi, rien de ce que vous pourrez me dire n’égalera les reproches de ma conscience, je suis un fou ! par pitié ne me regardez pas comme un lâche !…

Gertraud écoutait et tâchait de ne point rire, ce à quoi l’aidait la mine profondément désolée du pauvre Franz.

Quant à mademoiselle d’Audemer, on eût dit qu’elle n’avait pas entendu.

Elle avait toujours la main de Franz entre les siennes ; elle le parcourait de la tête aux pieds d’un regard charmé.

— Franz, dit-elle enfin à voix basse et en laissant ses yeux exprimer toute la profondeur de son émotion, je suis bien heureuse de vous revoir !

Il y avait tant d’amour dans ces simples paroles, que la honte de Franz s’évanouit comme par enchantement, il ne songea plus à son crime imaginaire et se réhabilita lui-même au fond de l’âme.

Il releva enfin les yeux sur Denise et toucha de ses lèvres la douce main de la jeune fille.

Denise souriait ; ils étaient tout près l’un de l’autre et leurs regards heureux se parlaient.

Gertraud, sans savoir pourquoi, se sentit rougir. Par un mouvement irréfléchi, elle traversa la chambre d’un pas furtif, et voulut se retirer dans la pièce d’entrée.

Franz, sans savoir aussi, peut-être, la suivait de l’œil et s’applaudissait.

Mais au moment où la petite brodeuse allait franchir le seuil, Denise se retourna vers elle.

— Reste, ma bonne Gertraud, dit-elle de sa voix tranquille et douce ; tu n’es pas de trop entre nous deux.