Le Fils du diable/Tome II/IV/3. Les Quatre Fils Aymon

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 211-219).
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Quatrième partie

CHAPITRE III.

LES QUATRE FILS AYMON.

Le commerce de vins des Quatre Fils Aymon, tenue par madame veuve Taburot, occupait tous les derrières de la maison qui fait face au point central de la Rotonde.

Les profanes entraient et sortaient par l’allée noire, ouverte sur la place même ; mais les habitués de choix qui avaient les bonnes grâces de la veuve Taburot connaissaient une autre issue, et savaient qu’ils pourraient, au besoin, gagner la rue Charlot par la maison voisine.

Alors, comme aujourd’hui, entre les chalands des Quatre Fils, il y en avait bien peu qui pussent être indifférents à une commodité de ce genre. Il y a bien longtemps, en effet, que cet établissement est spécial ; on n’y connaît guère que les industries excentriques et périlleuses. Parmi ceux qui le fréquentent, quelques-uns sont vagabonds purement et simplement ; d’autres sont escrocs ; d’autres, sous prétexte de vendre des contremarques, exploitent les abords des théâtres ; d’autres encore sont ces malheureux marins échappés du naufrage, qui vous offrent des rasoirs d’Angleterre assez bien affilés pour trancher un cheveu à la volée. Les plus purs proposent, à leurs bons moments, des cannes à pommes d’étain ou des chaînes de sûreté aux promeneurs des boulevards. Ceux qui ont des goûts champêtres font le buis bénit du dimanche des Rameaux : le prix de revient de cette verdure sacrée reste toujours un mystère ; mais le débit en est excellent, et donne un prétexte de se tenir au plus épais de la foule, près de la porte des églises.

Cela suffit, pourvu qu’on ait la main preste et une bonne conscience.

Enfin, il y a la mille et une variétés d’entrepreneurs de jeux en plein air, les uns tolérés par la police, les autres sévèrement prohibés.

Vous y trouverez l’homme au lapin blanc, que vous avez entrevu à Sceaux, à Meudon, aux Loges, et qui invite gracieusement les amateurs de gibelote à couvrir les ronds de sa table enchantée avec des palets de fer-blanc.

Vous retrouverez l’homme à la poule, qui veut que vous cassiez, le traître, une vitre protégée par quelque sortilège.

C’est le rendez-vous de ces banquiers perfides qui, sous prétexte de macarons, ressuscitent la roulette à la face du ciel, et dévorent les gros sous des simples.

C’est là enfin que l’on rencontre ces redoutables escamoteurs, fléau des petites rues du faubourg Saint-Antoine, qui dépouillent à coup sûr l’ouvrier avide et naïf au jeu ingénieux du Tirlibibi.

Ceux-là sont d’autant plus âprement chassés par les sergents de ville, que leur banque n’admet point de cuivre ; ils ne jouent que les pièces de cinq francs, comme à Frascati ; et cette élévation de l’enjeu n’est certes point destinée à compenser leurs frais d’établissement, car ils mènent leur partie au milieu de la rue, sur la cuve renversée d’un chapeau.

Trois cartes qui sautent l’une par-dessus l’autre avec une rapidité magique, une rue sombre, un jour sans soleil, quatre ou cinq compères qui vaillent aux avenues, une dupe et un fripon, tels sont les ingrédients du noble jeu du Tirlilibi.

Mais le travail le plus universellement fêté aux Quatre Fils Aymon est le vol d’habits ou d’étoffes : le voisinage du Temple donne à ce commerce une importance très-satisfaisante. Un bon négociant des Quatre Fils fournit à lui tout seul jusqu’à deux échoppes de fripiers ; s’il sait s’arranger, il a une dame qui honore de sa confiance tous les magasins de nouveautés à la fois, et qui emporte sous son camail quantité de denrées pour le quartier des frivolités.

Ces dames sont très-bien mises et très-distinguées, ce qui ne les empêche pas de s’enivrer le soir avec de l’eau-de-vie ; de temps en temps, les journaux en citent une ou deux qui se font arrêter, mais c’est rare ; elles sont adroites, prudentes, exercées, et l’habileté de leurs mains met chaque année un fort long article au chapitre des profits et pertes des magasins de nouveautés.

Il faut reconnaître, néanmoins, que les véritables artistes en ce genre, les virtuoses, ne fréquentent point l’obscur cabaret de la place de la Rotonde. Le choix de cette profession aimable indique assurément une certaine distinction de goûts et de manières. La plupart des dames qui la pratiquent aiment à se faire comtesses de quelque chose et à voir le beau monde.

On en a vu donner des bals et patronner des œuvres de bienfaisance. Avec un peu de bonheur, elles peuvent mourir très-vieilles, dans de très-bons lits, entourées d’une famille très-honnête…

Le commerce de vins des Quatre Fils Aymon n’avait pas du tout la même physionomie que les autres cabarets des alentours du Temple. Pour y parvenir, il fallait traverser d’abord l’allée noire, puis une cour fangeuse où s’élevaient deux berceaux en treillage de bois vermoulu.

C’était le jardin.

Il avait pour ombrage, en toute saison, un petit cyprès jaune, mort depuis des années, et un pot de basilic, servant aux préparations culinaires de madame veuve Taburot.

En sortant du jardin, on descendait trois marches et on entrait dans une grande salle, basse d’étage, où se trouvait un billard à blouses, au tapis noirâtre et gras.

Cette salle avait pour ornement trois tableaux, contenant des inscriptions entourées de force parafes.

L’une de ces inscriptions portait : On ne fume pas ici, quand il y a des dames.

La seconde : On joue la poule.

La troisième était un code manuscrit des règles du billard.

À gauche de cette pièce d’entrée, se trouvait une longue salle, située également au-dessous du sol de la cour. C’était là que se tenait madame veuve Taburot, derrière un comptoir entouré d’une basse galerie de cuivre et chargé d’une multitude de fioles à liqueur.

Il n’y avait ni brocs cerclés de fer, ni comptoir de plomb incessamment humide ; on vendait le vin à la mesure, mais dans des litres de verre, et cela ressemblait plutôt à un estaminet borgne qu’à un cabaret ordinaire.

Madame veuve Taburot était une femme de plus de cinquante ans, à la physionomie virile et digne ; les plus vieux habitués se souvenaient de l’avoir vue toujours au comptoir des Quatre Fils Aymon ; néanmoins, elle se prétendait veuve d’un capitaine de la garde impériale, en foi de quoi elle avait un portrait de l’empereur dans sa chambre à coucher.

Quand elle parlait de Napoléon, elle disait : l’autre.

Elle avait des opinions politiques, un bonnet à grands rubans et du goût pour le grog.

C’était, du reste, une femme grave et tout à fait à la hauteur de sa position sociale ; dans les fréquentes occasions où la police était descendue chez elle, elle s’était habilement réclamée de sa qualité de veuve d’un ancien militaire, et sa conduite ferme en même temps que soumise avait toujours sauvé son établissement.

Elle inspirait à ses habitués une affection mêlée de respect : elle savait faire crédit à propos, et si quelqu’un de ses chalands lui eût apporté une maison volée, elle eût trouvé très-certainement quelque cachette pour la mettre en sûreté.

Au moment où nous entrons aux Quatre Fils, madame veuve Taburot lisait un feuilleton contre les jésuites, dans un journal qui se nourrit de prêtres ; elle ponctuait cette lecture attachante en buvant à petites gorgées du grog très-fort, qu’elle avait fait mettre dans une tasse à tisane pour le décorum.

Autant elle était tranquille et froide, autant son entourage se montrait bruyant. Le personnel des Quatre Fils Aymon était ce soir au grand complet ; il y avait eu festin et l’on tâchait de se donner le bal.

Les tables de bois marbré avaient été reléguées contre les murailles ; on avait poussé les tabourets sous les tables, et le milieu de la salle présentait un espace vide assez large pour former des quadrilles.

Madame Taburot n’avait point permis cet extra, mais elle ne l’avait point défendu.

On dansait ; le billard abandonné montrait tristement son tapis pelé aux lueurs fumeuses des deux lampes ; personne ne s’égarait dans le jardin à l’ombre du basilic ; tout le monde était dans la salle, tout le monde riait, tout le monde chantait ; vous n’eussiez point trouvé dans Paris, à cette heure, une aussi joyeuse réunion.

Il y avait pourtant, parmi cette assemblée en goguette, un homme qui se séparait de la joie commune, et qui demeurait silencieux dans un coin.

Cet homme était assis tout au bout de la salle, dans un endroit où il ne gênait personne. Il avait à côté de lui une chopine d’eau-de-vie, où il puisait largement et pour ainsi dire sans relâche.

C’était Fritz, l’ancien courrier de Bluthaupt. Il venait là chaque soir, et il buvait ; — il buvait jusqu’à ce que l’ivresse le terrassât vaincu.

Il n’adressait jamais la parole à âme qui vive : seulement, lorsque l’eau-de-vie mettait du feu dans sa cervelle, on voyait ses lèvres remuer lentement, et jeter dans le vide quelques mots perdus.

S’il n’avait pas été si sincèrement ivrogne, on l’aurait vu de mauvais œil au cabaret des Quatre Fils ; car on ne lui connaissait rien sur la conscience, et il n’avait jamais remis sous la garde de madame Taburot aucun objet dérobé.

C’était une tache dans l’assemblée ; mais, en définitive, un homme qui buvait tant pouvait bien se passer d’un autre vice.

Fritz était à peu près à la moitié de sa chopine d’eau-de-vie. Il avait mis à côté de lui, sur la table, son chapeau rougi et déformé ; on voyait le sommet de sa tête couvert de poils rares et comme grillés, tandis que de grandes masses de cheveux incultes s’ébouriffaient autour de ses tempes ; sa barbe longue et parsemée de poils blancs tombait sur sa poitrine chétive.

Il avait la tête baissée.

Quand il la relevait pour porter son verre à ses lèvres, sa main tremblait, le verre choquait ses dents. On voyait sa joue pâle et creuse, au centre de laquelle l’ivresse naissante et la lente maladie mettaient une tache de feu.

On voyait ses yeux mornes, creusés par la maigreur et qui n’avaient plus ni rayons ni pensée.

Il jetait sur la foule environnante un regard absorbé : puis sa tête retombait, tandis qu’un murmure confus glissait entre ses lèvres blêmes.

Il paraissait ne rien voir de ce qui se passait autour de lui et ne rien entendre des clameurs folles qui emplissaient la salle.

Les habitués des Quatre Fils lui rendaient du reste la pareille et ne prenaient point souci d’observer sa lugubre humeur ; on ne songeait qu’à mener le plus gaiement possible la soirée du lundi gras.

Il y avait là des toilettes de toutes sortes, et ce que le marchand de vin Johann avait dit au chevalier de Reinhold, pour l’engager à changer de costume, n’était pas rigoureusement exact. Les habits fashionnables du chevalier, portés par un des chalands de l’établissement, n’auraient point excité l’attention, parce que toute parure était bonne à ces hardis industriels. Parmi les blouses qui formaient la majeure partie de la réunion, on voyait çà et là plus d’un habit noir et plus d’une redingote élégante ; mais Johann avait eu raison nonobstant ; un inconnu vêtu avec recherche devait nécessairement exciter en ce lieu l’attention et la défiance.

D’un autre côté, le Bausse était un personnage trop célèbre dans le Temple pour qu’il ne se trouvât pas là quelque brocanteur ayant été à même de le voir. Johann ne voulait point qu’il fût reconnu ainsi par tout le monde.

S’il y avait de la différence entre les toilettes des hommes, celles des dames étaient encore plus disparates. Le même quadrille réunissait quelque grosse mère portant un fichu à carreaux et un mouchoir de cotonnade sur la tête, avec quelque pimpante grisette et quelque grande dame qui semblait échappée d’un boudoir du faubourg Saint-Honoré.

Et tout cela vivait en parfaite intelligence ; la grande dame tutoyait la commère, qui le lui rendait du meilleur de son cœur.

La danse, il est à peine besoin de le dire, était un peu échevelée ; néanmoins elle ne dépassait pas de beaucoup les bornes imposées aux amateurs de nos bals publics par l’autorité intelligente des sergents de ville ; les gestes se modéraient par respect pour la majesté de madame veuve Taburot, qui interrompait de temps en temps sa lecture pour boire un coup de tisane au rhum et répéter d’une voix royale :

— Tâchez voir un peu de ne pas faire de bêtises !

Cela dit, elle se replongeait dans son antique journal. Les grisettes lui faisaient bien des pieds de nez à la sourdine et les cavaliers seuls ajoutaient quelque agrément nouveau à la pastourelle : mais, en somme, c’était beaucoup moins accentué que ces jolis bals du Prado et de la Chaumière, où les bons parents de province envoient leurs héritiers pendant les dix mois de l’année scolaire.

L’orchestre était composé de Mâlou, dit Bonnet-Vert, et de son Pylade Pitois, dit Blaireau.

Pitois jouait du violon ; Mâlou soufflait dans une bombarde[1], souvenir de Bretagne, qu’il avait apporté du bagne de Brest.

Comme ils étaient à moitié ivres tous les deux et qu’ils n’entendaient point se priver du plaisir de la danse, ils jouaient dans le quadrille même et sautaient comme des bienheureux, en tirant de leurs instruments des sons impossibles.

C’était un concert de canards et de grincements à faire tressaillir le tympan d’un sourd-muet.

La galerie accompagnait en faux bourdons et la voix aiguë de ces dames faisait à cet ensemble étrange un diabolique dessus.

Mais les honneurs du concert restaient à l’instrument breton, dont les gémissements nasillards dominaient tous les autres bruits.

Mâlou, dit Bonnet-Vert, en tirait un excellent parti ; il soufflait de toutes ses forces et dansait de même ; ses tempes suaient à grosses gouttes ; quand l’haleine lui manquait, il renversait dans sa large bouche, pour se rafraîchir, le goulot d’une bouteille de rhum.

Ce Mâlou était un garçon assez remarquable. Il pouvait avoir trente-cinq ans ; son front bas, mais large, était entouré d’une profusion de cheveux courts et bouclés ; il avait le teint basané, les yeux noirs et brillants, la bouche fermement dessinée. L’ensemble de son visage, dont l’expression s’amollissait en ce moment dans le sourire de l’ivresse, annonçait une hardiesse vive et une certaine franchise. Il dansait avec une jolie petite fille de quinze ans, au minois effronté, qu’il appelait Bouton-d’Or.

Son camarade Pitois, dit Blaireau, ne lui ressemblait aucunement. Autant Mâlou était leste et bien découplé, autant Blaireau se montrait gauche dans tous ses mouvements. Il était noir comme une taupe, et des mèches de cheveux plats tombaient jusque sur ses sourcils. Il y avait pourtant une certaine joyeuseté dans ses petits yeux souriants et mobiles ; mais, en somme, c’était là une physionomie repoussante et dont l’aspect seul mettait en défiance.

Pitois avait une quarantaine d’années.

Il était le cavalier d’une grande et belle femme, portant, ma foi, camail de velours et chapeau à plumes, qui dansait le cancan avec une verve singulière.

Cette belle femme était connue sous le nom de la duchesse. Avec les marchandises qu’elle avait dérobées en sa vie, tantôt sous son camail de velours, tantôt sous son cachemire des Indes, elle aurait pu monter un superbe magasin de nouveautés.

Mâlou et Pitois ne s’étaient jamais quittés ; ils s’étaient engagés autrefois en même temps comme soldats ; ils avaient déserté de compagnie ; ils avaient travaillé ensemble dans le grand et dans le petit genre, sur les chemins et sous les réverbères des rues ; ils avaient été ensemble en prison, ensemble encore au bagne ; ils s’étaient évadés ensemble ; ils se connaissaient dans le bonheur comme dans l’infortune ; ils s’aimaient. Et (c’est une chose étrange) l’amitié, ce sentiment que les poètes ont rendu fastidieux à force de le chanter, se rencontre plus souvent parmi les bandits qu’entre les honnêtes gens.

Mâlou avait mis plus d’une fois sa poitrine entre Pitois et le couteau ; Pitois avait cédé à Mâlou une femme qu’ils aimaient tous les deux ; et il en avait fait une maladie ni plus ni moins qu’un héros de roman.

Ils étaient si mal l’un sans l’autre, que Pitois s’était laissé prendre exprès, lorsque Mâlou avait été mis au bagne.

Il est superflu d’ajouter que leur pécule était commun. Entre eux cependant l’égalité n’était pas complète ; dans tout ménage il faut un maître : Mâlou, dit Bonnet-Vert, était le chef de l’association.

Il est remarquable que, dans toutes les réunions de malfaiteurs, la considération s’acquiert en raison directe de la culpabilité plus ou moins avancée. Un escroc est loin d’avoir le même rang qu’un faussaire ; un simple voleur ne vaut pas le quart d’un assassin. Mâlou et Pitois avaient parcouru de compagnie tous les degrés de l’échelle du crime ; au milieu des pauvres filous du Temple, ils étaient des aigles : figurez-vous deux académiciens encanaillés par des poètes confiseurs !

On les admirait, on souriait de confiance aux moindres de leurs dires : s’ils daignaient plaisanter, c’était de l’enthousiasme ; on ne se possédait pas de joie à les voir grincer du violon et de la bombarde.

Les femmes les voulaient, les hommes les respectaient et n’arrivaient pas même jusqu’à la jalousie. Ils étaient les héros, les incomparables ; Bonnet-Vert surtout semblait un Dieu…

Le bal était à son plus haut période de gaieté, lorsque Johann et le chevalier, traversant de nouveau la place de la Rotonde, s’engagèrent dans l’allée noire.



  1. Sorte de petit hautbois à sept trous qui accompagne le biniou (cornemuse), aux fêtes de la Basse-Bretagne.