Le Fils du diable/Tome II/IV/8. Chez Hans Dorn

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 257-267).
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Quatrième partie

CHAPITRE VIII.

CHEZ HANS DORN.

Mais Polyte n’était plus à l’unisson. Il avait froid aux pieds, et l’émotion qui l’avait surpris à la vue de la douleur de son ancien camarade s’était changée en mauvaise humeur, pendant qu’il l’attendait les pieds dans la boue.

Il fit un moulinet avec sa canne, et haussa les épaules d’un air dédaigneux.

— Tout ça dépend des tempéraments, dit-il ; — moi, je pourrais bien perdre cinq cents millions de milliards de pistoles, sans songer à passer l’arme à gauche, comme disent les anciens militaires… je suis un beau joueur !… Mais il ne s’agit pas de cela… tout ce que nous avons fait, vois-tu, c’est des bêtises… et si tu te repens d’avoir pincé les cent vingt points, ça se trouve joliment bien, mon petit.

Jean le regarda d’un air étonné.

— Oui, reprit Polyte avec une froideur croissante : j’ai réfléchi… Ça ne va plus… Mettons que je n’ai pas parlé.

— Je ne te comprends pas, murmura Jean.

— Ça se peut… Moi je m’entends… Quand je t’ai vu comme ça, mon bonhomme, la larme à l’œil et blanc comme un linge, je ne peux pas te dire, moi, ça m’a fait un bête d’effet… Ma parole, j’ai cru que j’allais pleurer.

— Et maintenant, interrompit Jean ; tu n’as plus déjà pitié de moi ?…

— Parole d’honneur ! ce n’est pas vrai, s’écria Polyte en se réchauffant un peu ; — je donnerais tout ce que j’ai pour te tirer d’affaire… et même j’emprunterais si j’avais du crédit.

Il s’arrêta pour tâcher de s’asseoir sur la pomme de sa canne.

— Mais je n’ai pas de crédit, ajouta-t-il brusquement : que veux-tu faire ?

— Tu parlais d’une maison de jeu… dit le joueur d’orgue en hésitant.

— C’est vrai… je ne suis pas à l’abri d’une sottise.

— Tu ne veux plus ?

— Mon fils, tout en croquant le marmot dans ces lieux solitaires, je me suis lâché un petit bout de méditation… il faut bien tuer le temps… Quand j’ai eu réfléchi mon content, je me suis dit : Polyte, vous êtes un grand niais… et voilà !

Jean comprenait de moins en moins.

— Je ne me suis pas mâché ça, continua le lion du Temple ; le fin mot, vois-tu, c’est qu’il n’y a pas moyen…

Tout à l’heure, Jean hésitait devant l’expédient proposé comme devant un crime, volontiers eût-il fait un pas en arrière. Maintenant qu’on lui barrait la route, la rage d’avancer le prenait. Tout homme est ainsi fait.

Cette maison de jeu, qui lui causait naguère tant de frayeur, il la convoitait maintenant avec une envie passionnée ; il voulait jouer à toute force, il n’avait plus peur de perdre.

Il semblait qu’on lui arrachait une chance certaine de salut.

— Et pourquoi n’y a-t-il pas moyen ? dit-il en se redressant avec vivacité.

— Tenez ! tenez ! grommela Polyte, le petit mordait tout de même… Ne vas pas me manger, mon bonhomme, ajouta-t-il tout haut ; — ce n’est pas moi qui suis la cause de cela.

— Mais pourquoi ?… dis donc pourquoi ? répétait le joueur d’orgue avec dépit et colère.

— Il est étonnant qu’un homme comme moi, répliqua Polyte d’un ton de suffisance, — ayant l’habitude de la société, n’ait pas pensé à la chose du premier coup… le fait est qu’il y a plusieurs raisons, mon pauvre Jean… Avec de l’aplomb tu pourrais entrer, quoique blanc-bec, car il n’y a pas de sergents de ville pour demander des extraits de naissance… mais c’est tous gens soignes et comme il faut dans ces endroits-là… Ta veste de velours et ta casquette ne seraient pas de mise.

Jean baissa la tête, cette objection lui parut accablante.

— Mon Dieu ! mon Dieu !… murmura-t-il, est-il possible d’être arrêté par une chose comme ça !

— C’est dur ! répliqua le dandy, — mais que veux-tu ? sans tenue, on ne passe nulle part.

Jean tourmentait de la main son front brûlant ; il était tout prêt à pleurer de rage.

— Là-dessus, mon bonhomme, reprit Polyte, je vais te souhaiter meilleure chance et m’évanouir.

— Reste encore un peu !… s’écria Jean avec prière.

— Je resterai tant que tu voudras, mon fils… mais ça ne sert à rien et ça ne m’amuse guère… À ta place, j’aimerais mieux accepter un verre de kirsch que de me désoler à vide… Quand on ne peut pas, que diable ! on ne peut pas…

La tête de Jean se releva tout à coup.

— J’ai trouvé ! s’écria-t-il avec une figure radieuse.

— Qu’as-tu trouvé ?

— J’ai trouvé le moyen d’avoir une tenue.

— Ah ! bah !

— Tu vas voir… tout ce qu’il y a de mieux !

Jean ne se possédait pas de joie. Il avait oublié le malheur de sa famille ; l’avenir lui souriait ; il voyait des tas d’or, une vieillesse heureuse pour sa grand’mère. Il voyait sa mère dans une bonne boutique et un habit neuf sur le dos de Geignolet. Et il lui restait encore assez d’argent pour épouser sa gentille Gertraud, dont la pensée ne le quittait jamais.

Que de bonheurs !…

Il prit la main du dandy et la serra entre les siennes avec transport.

— Mon bon Polyte, dit-il, attends-moi seulement un petit quart d’heure.

Le lion fit une grimace d’invincible répugnance.

— Je t’en prie ! insista Jean, qui craignait un refus.

— Je t’attendrai quinze jours s’il le faut, répliqua Polyte ; mais pas ici… Quelqu’un pourrait passer et dire à Joséphine que je fais le loup-garou… ça nous occasionnerait des malentendus… Fais tes affaires, prends ton temps et viens me rejoindre à l’estaminet de l’Épi-Scié, à côté du Cirque.

— C’est entendu, dit Jean, qui eût été le rejoindre aux antipodes ; — à bientôt !

— À bientôt.

Le dandy tira les pattes de son gilet, remonta sa cravate et assura son chapeau sur sa grosse chevelure ; cela fait, il prit la route du boulevard, en tendant le jabot, en effaçant les coudes et en se donnant toutes sortes de grâces.

Jean rentra précipitamment dans l’allée et traversa la cour une seconde fois ; mais au lieu de prendre l’escalier de sa mère, il tourna sur la droite et se dirigea vers le logis de Hans Dorn.

— Si son père pouvait être sorti ! murmurait-il en grimpant lestement ; — mais je parie qu’il va être sorti ! j’ai du bonheur, ce soir !

Il arriva devant la porte du marchand d’habits et frappa trois petits coups, qui d’ordinaire étaient un signal entre lui et Gertraud.

Personne ne lui répondit.

Pourtant il avait vu des lumières aux fenêtres en passant par la cour. Le logis n’était pas abandonné.

Quand un homme timide se prend à éprouver un accès de hardiesse, rien ne refroidit sa vaillance comme ces retards vulgaires qui suspendent durant des heures un honnête homme au cordon d’une sonnette.

Tel solliciteur oublie son discours d’entrée en ces perfides moments ; tel autre perd d’avance son sourire : après trois coups de sonnette, l’homme le plus brave cherche en vain son aplomb disparu.

Jean avait frappé avec confiance ; mais à mesure qu’il attendait en vain la réponse, sa confiance tombait, son front se rembrunissait, sa timidité naturelle reprenait le dessus.

Hans Dorn pouvait être à la maison ; Gertraud était peut-être couchée.

Jean se sentit venir la chair de poule en songeant que c’était peut-être le marchand d’habits lui-même qui allait lui ouvrir la porte.

Et il n’osait point redoubler son appel.

Pendant qu’il hésitait à frapper une seconde fois, son oreille tendue cherchait à deviner ce qui se passait à l’intérieur de la maison.

Il entendait bien quelque chose au delà de la porte : c’était comme le double murmure d’un intime et discret entretien ; mais à la traverse dû ce bruit, un autre bruit venait qui empêchait Jean de conjecturer, ou du moins d’être sûr.

Cet autre bruit arrivait on ne savait d’où ; il était faible, il était sourd, il ne cessait jamais.

Jean habitait la maison depuis son enfance, et il ne connaissait aucun métier qui pût produire ce son persistant et continu.

S’il avait été dans le voisinage d’une prison, il aurait cru entendre quelque condamné grattant la maçonnerie de sa cellule et tâchant de percer un mur.

Ses yeux ne pouvaient point venir en aide à ses oreilles. L’étroit palier qui précédait la demeure de Hans était plongé dans une obscurité complète. — Le bruit continuait. Il y avait des instants où Jean croyait qu’en étendant la main il allait saisir ce travailleur nocturne qui minait la muraille.

D’autres fois, il ne savait plus d’où partait le son ; il ne savait plus ce qu’était le son. — La nuit, on entend parfois de ces mystérieux murmures qu’on ne peut expliquer ni définir. Dix-neuf fois sur vingt, ils ont la cause la plus naturelle du monde ; mais celui qui les écoute et qui cherche à deviner fait presque toujours appel à son imagination. C’est alors tout un roman bâti à la minute sur la pointe d’une aiguille.

Le lendemain matin, le roman s’évanouit, le drame s’affaisse. C’était une girouette qui tournait, une porte mal close qui battait au vent, un chien qui grattait, un épicier trop âpre à la besogne qui avait choisi l’heure effrayante de minuit pour casser un pain de sucre en petits morceaux…

Jean n’était point dans cette situation tranquille qui permet à l’esprit de faire la chasse aux hypothèses, mais ce bruit l’intriguait malgré lui et presque à son insu. Il fit le tour du palier ; il tâta partout la muraille et ne trouva rien.

Il n’y avait personne. Si le son venait d’une source terrestre, il avait lieu chez Hans Dorn lui-même ou dans un petit bûcher noir appartenant également au marchand d’habits.

Et au fait, on disait que le père Hans avait beaucoup d’argent chez lui pour un homme de sa sorte. — Peut-être creusait-il une cachette pour son trésor.

Jean avança la main dans l’ombre pour tâter la porte du bûcher ; elle lui sembla solidement fermée en dedans…

Ce bruit, quel qu’il fût, avait commencé bien avant l’arrivée de Jean Regnault, mais lorsqu’il s’était fait entendre pour la première fois, il n’y avait nulle oreille ouverte pour le saisir.

Hans Dorn était sorti depuis la brune, et sa fille, la jolie Gertraud, avait bien autre chose à faire vraiment qu’à écouter les rats travaillant dans le vieux mur.

Elle donnait soirée. Son père lui avait dit d’aimer Franz et de le servir : elle suivait ces recommandations en conscience.

C’était bien Franz que Petite avait aperçu deux heures auparavant, traversant la place de la Rotonde, et se glissant dans l’allée sombre du marchand d’habits.

Franz voulait voir Gertraud. Il avait bien des choses à lui dire. Il avait tout un chapitre bizarre à joindre à son fantastique récit du matin. La joie débordait dans le cœur de Franz. Le roman de sa destinée marchait ; il était presque fou à force d’espoir ; il lui fallait un confident.

Et puis, quelques paroles échangées le matin avec Gertraud, tandis que le père Hans cherchait le fameux paquet d’habits, avaient ouvert à notre jeune homme tout un nouvel horizon.

Gertraud connaissait Denise ; elle semblait l’aimer. Et combien Gertraud avait gagné dans l’esprit de Franz depuis qu’il savait cela ! Comme il la trouvait meilleure et plus jolie ! Comme il l’aimait sincèrement et d’un amour de frère !

Denise et lui étaient séparés depuis que son expulsion de la maison de Geldberg l’avait éloigné de ces riches salons, dont la porte s’entr’ouvrait pour lui autrefois. Il n’avait plus aucun moyen d’approcher mademoiselle d’Audemer. La veille, dans ce moment solennel où il se croyait sûr de mourir, il avait été obligé, pour lui adresser un dernier adieu, de prendre un de ces moyens romanesques qui n’aboutissent à rien d’ordinaire, sinon à compromettre la femme aimée. Sans cette circonstance du duel, Franz n’aurait jamais essayé de cette voie téméraire où tout le danger était pour Denise. Il était entreprenant ; mais malgré l’étourderie de son âge et de son caractère, il avait la délicatesse des belles âmes : il eût reculé toujours devant une tentative périlleuse pour celle qu’il aimait.

Maintenant Denise lui avait donné des droits. Il gardait comme un trésor, tout au fond de son cœur, l’aveu cher de la jeune fille.

Mais entre elle et lui, les mômes obstacles subsistaient toujours. La porte de madame la vicomtesse d’Audemer était fermée pour Franz, aujourd’hui aussi bien que la veille. Il n’avait aucun moyen de voir Denise, et cette entrevue si charmante devant la porte de l’hôtel, et ce baiser accordé, dont le souvenir le faisait frissonner d’aise, tout cela semblait devoir aboutir à la peine d’une longue séparation, d’une séparation qui pouvait n’avoir point de terme.

Si Franz n’avait pas rencontré la petite Gertraud, dont le gai sourire lui était comme un augure de bonheur, il eût douté de l’avenir.

Sa situation avait bien changé depuis la veille : il le croyait du moins ; son cœur était plein d’espoirs fougueux et presque insensés. Il rêvait pour lui, pauvre orphelin, ignorant jusqu’au nom de son père, la noblesse et la fortune, il se voyait sur le point de percer l’obscur secret qui environnait sa vie.

Mais ce n’étaient que des espoirs, et en attendant, il aimait Denise avec passion. L’idée de ne plus la voir le navrait. Maintenant qu’elle lui avait montré le fond de son cœur, il ne pouvait se faire à l’idée d’être séparé d’elle.

C’était Gertraud qui devait le tirer de cette peine. Il ne l’avait vue que deux fois encore, mais les circonstances que Franz appelait un hasard avaient serré leur liaison d’une manière imprévue. Sans chercher à sonder la source de ce sentiment, Franz comptait sur Gertraud comme sur une vieille amie. Il n’expliquait point la confiance qu’il avait en elle ; il avait foi ; il croyait au dévouement de la jeune fille. Il y croyait jusqu’à placer sur cette chance fragile tous ses espoirs d’avenir.

Et il venait vers elle lui dire tout son cœur ; et il était heureux par avance, rien qu’à la pensée de ce qu’il allait confier et de ce qu’il allait apprendre.

Pourtant il n’y avait rien eu de nouveau entre lui et la jolie fille de Hans Dorn. Quelques paroles rapides, échangées tout bas, à la suite desquelles il avait dit : Je reviendrai…

En était-ce assez pour que Gertraud pût savoir tout ce que Franz espérait d’elle ?

Peut-être. — Franz ne doutait de rien et il ne s’était jamais senti si joyeux.

Quand il monta l’escalier de Hans Dorn, il y avait longtemps déjà que le marchand d’habits était sorti sans dire à sa fille où il se rendait. Gertraud était seule dans la chambre d’entrée. Le bruit mystérieux entendu par Jean Regnault sur le carré n’avait pas encore commencé.

Gertraud brodait, suivant son habitude. Elle était assise auprès d’une petite table qui supportait sa lampe et tous les menus ustensiles nécessaires à son ouvrage. Mille pensées riantes ou mélancoliques se succédaient en elle et mettaient leur reflet tour à tour sur son gentil visage.

Elle n’avait pas revu Jean depuis le matin. Le plus souvent elle songeait à lui ; ses traits prenaient alors une expression attendrie. Elle aimait Jean d’un amour sérieux, profond, sincère, — et Jean était si malheureux !

Mais elle avait seize ans. La tristesse ne s’obstine point à cet âge et s’enfuit au premier vent de gaieté. Elle croyait d’ailleurs que les cent vingt francs, fruit de son économie, auraient suffi à la mère Regnault pour apaiser ceux qui la poursuivaient.

De temps en temps, sur son front qui s’inclinait, rêveur, un rayon vif passait. Sa tête se relevait. Un éclair souriant s’allumait dans son œil.

C’était bien alors la petite espiègle que nous avons vue aux premiers chapitres de cette histoire, la joyeuse et bonne fille, au cœur ouvert, à l’âme franche ; c’était encore la malicieuse enfant, amante du rire et guettant la joie au passage.

En ces moments où son front s’éclairait, où ses yeux brillaient et jetaient leur voile de mélancolie, son regard se portait toujours vers la porte d’entrée. Elle attendait quelqu’un, et ce quelqu’un tardait au gré de son impatience.

Enfin elle entendit un pas dans la cour, puis dans l’escalier.

— Je savais bien !… murmura-t-elle en souriant avec triomphe.

Jusqu’alors, elle n’avait point eu l’idée de chanter ; mais cri ce moment elle activa sa broderie et entama un couplet au hasard.

On frappa. Elle continua de chanter.

On frappa plus fort.

— Petite Gertraud, dit en même temps une voix de l’autre côté de la porte, — je vous entendrai bien mieux quand vous aurez ouvert.

La jeune fille s’interrompit en un éclat de rire.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle sans se lever encore.

La voix du dehors prit un accent piteux et en même temps moqueur.

— Mam’selle Gertraud, répondit-elle, je suis le pauvre Jean votre voisin, et je viens…

— Chut ! s’écria la jeune fille, qui se leva rougissante.

— Je veux bien me taire, reprit encore la voix ; mais, si vous n’ouvrez pas, je vous joue la Parisienne sur mon orgue de Barbarie !

Gertraud ne riait plus. Son front était pourpre. Il y avait dans ses yeux une étincelle de colère.

Elle ouvrit cependant. Franz fit son entrée ordinaire et la baisa sur les deux joues à la fois, en riant de son mieux.

Gertraud se recula toute sérieuse.

— Mon père n’est pas là, monsieur, dit-elle.

— Tant mieux ! s’écria Franz, qui referma la porte ; — mon ami Hans serait de trop entre nous deux ce soir, petite Gertraud… nous avons tout plein de secrets à nous dire.

— Pas moi, du moins, répliqua la jeune fille qui baissait les yeux et dont le joli visage gardait une expression de rancune.

— Vrai ?… dit Franz désappointé.

— Bien vrai, monsieur.

Franz perdit son sourire et resta devant elle les bras pendants.

Gertraud s’était assise et avait repris sa broderie. Elle semblait tout à son travail.

Franz était muet ; il y eut un long silence.

Au bout d’une grande minute, la jeune fille souleva imperceptiblement la soie de ses beaux cils, et glissa un regard oblique vers son compagnon.

Le pauvre Franz avait l’air bien triste, et cela contrastait péniblement avec sa récente gaieté. Le regard de Gertraud, qui était d’abord sournois et hostile, se radoucit par degrés insensibles.

Mais elle ne parla point encore.

— Vous ne l’avez donc pas vue ?… murmura Franz.

— Non, monsieur, répondit Gertraud, qui baissa les yeux sur sa broderie, avec le parti pris d’être impitoyable.

Franz poussa un gros soupir.

Il y eut un nouveau silence.

Au bout d’une autre minute, Gertraud releva une seconde fois ses longs cils. Franz avait la tête inclinée ; ses impressions soudaines et vives, comme celles d’un enfant, exagéraient tout ; il était désespéré.

La jeune fille eut pitié cette fois ; sa voix redevint douce et bonne.

— Aussi, murmura-t-elle avec un petit reste de rancune, pourquoi vous moquez-vous de Jean Regnault ?…

La figure de Franz s’éclaira.

— Vous l’avez vue, s’écria-t-il, et c’est pour vous venger que vous avez dit tout cela !

— Non, monsieur ; il ferait beau vraiment prendre tant de peine pour un méchant !

— Gertraud ! ma petite Gertraud ! supplia Franz ; — n’est-ce pas que vous l’avez vue ?

— On serait bien payée, monsieur, si l’on s’occupait de vos affaires !

— Mon Dieu ! s’écria Franz, qui aurait passé par le trou d’une aiguille ; — ce pauvre Jean !… ce bon Jean !… mais je l’aime, moi, savez-vous bien… Gertraud ! en grâce, dites-moi, si vous l’avez vue !

— Vous ne vous moquerez plus de lui ?

— Sur mon honneur jamais !… Ah ! si Denise m’aimait seulement la moitié autant que cela !…

Franz prononça ce souhait les mains jointes et les yeux au ciel.

Le sourire de Gertraud était tout à fait revenu.

— Je ne sais pas si on vous aime, dit-elle ; mais on était bien triste quand je suis arrivée ; on avait les yeux rouges de larmes… Quand j’ai parlé de vous, on a pâli… Quand j’ai dit que vous étiez sauvé, on m’a embrassée et l’on a joint ses jolies petites mains blanches pour remercier Dieu en pleurant…