Le Fleuve et la Rue

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Œuvres de Sully Prudhomme, poésies 1872-1878Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1872-1878 (p. 207-208).

Le fleuve et la rue


Le fleuve avec de clairs murmures
Entre l’herbe et les saules luit ;
Chacune de ses ondes pures
S’appuie à l’onde qu’elle suit ;

La rue est un fossé de pierre
Où bruit un ruisseau vivant
Dont chaque flot dans sa carrière
Marche isolé du flot suivant.

Le fleuve unit toutes ses ondes
Sous une loi qu’il accomplit ;
L’œil voit sous ses couches profondes
Luire le sable de son lit ;


Sous d’acharnés souffles de haine
S’agitent en sens différents
Tous les flots de la foule humaine ;
Il n’en est point de transparents.

Pour se désaltérer au fleuve,
Quand descend du ciel un oiseau,
Sans se mouiller l’aile il s’abreuve
D’une perle au bout d’un roseau ;

Quand l’amour a soif et s’élance
Pour boire aux eaux vives des cœurs.
Il ne rencontre qu’une lance
Et le fiel méchant des moqueurs.