Le Géant de l’azur/XIV

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XIV

Le chantier de l’évasion.


On se mit immédiatement à la recherche de M. Wéber afin de lui communiquer l’étonnante nouvelle et de faire appel à ses talents. Car, pour remettre sur pied un autre aviateur, les connaissances spéciales et l’habileté de main incomparable de l’inventeur étaient aussi nécessaires que le moteur même créé par Henri Massey.

« Où peut-il être ? » disait le jeune ingénieur descendant la pente abrupte qui les avait menés à la retraite aérienne de l’Épiornis fossile.

« Nous n’avons pas de temps à perdre, et je voudrais bien qu’il prît dès ce soir les mesures nécessaires pour commencer ses travaux…

— Où il est ? fit Gérard. Tu le demandes ? En train d’agencer, de fabriquer, d’inventer quelque meuble, ustensile ou machine pour le bien général. Depuis que le commandant Marston a entrevu de quoi il est capable, il ne lui laisse plus de paix… Et vraiment la batterie de cuisine qu’il nous a installée est une petite merveille. Gageons qu’il est en train de manigancer quelque fourneau ou rôtissoire de sa façon ! »

Il en était tout justement comme Gérard l’avait deviné et, ayant contourné le rocher qui servait de voûte à leur habitation, les deux frères, pénétrant dans une sorte de hangar naturel, où le maître coq avait établi son matériel, trouvèrent ce personnage en grande discussion avec le digne savant, au sujet de l’établissement d’une marmite à haute pression, au moyen de laquelle on devait distiller en quelque sorte l’huile de pingouin, pour avoir raison de la chair coriace du seul gibier que l’île offrît aux chasseurs. Personne n’avait encore fait bonne mine à ce plat, et l’amour-propre du cuisinier était ulcéré de ses échecs répétés.

Renvoyant à plus tard la suite de cette importante conférence, Henri et Gérard prièrent leur vieil ami de vouloir bien leur donner sur l’heure le secours de ses lumières et, ayant pris avec lui le chemin de la hauteur, ils lui apprirent la trouvaille. Grande fut la surexcitation scientifique soulevée dans l’âme du naturaliste par la rencontre de ce rare vestige des âges disparus ; extrêmement faible, en comparaison, la joie qu’il en put éprouver au point de vue tout personnel de la libération. Car, pour lui, les dangers, les difficultés, les désastres qui avaient accompagné leur périlleuse entreprise, étaient demeurés à peu près inaperçus. Insensible aux privations, insoucieux du lendemain, presque inconscient du lieu et de l’heure où il se trouvait, il allait, poursuivant paisiblement son rêve, échafaudant des chiffres en son cerveau puissant ou, selon le tour de son bienfaisant génie, pliant ses mains habiles à toutes les menues inventions réclamées par son entourage ; aussi satisfait, aussi heureux sur ce roc désolé qu’il eût pu l’être au sein du luxe le plus raffiné.

« Voilà une belle découverte, mon cher Gérard ! une trouvaille unique ! fit-il plein d’admiration, lorsque, après avoir grimpé laborieusement jusqu’au faite du pic, les trois hommes s’arrêtèrent devant le majestueux squelette. Il faut te mettre, sans tarder, à écrire une note pour les Comptes rendus de l’Académie des sciences. C’est à toi qu’en revient le privilège. — Puis, tu offriras l’oiseau au Muséum, qui ne possède encore qu’un crâne d’épiornis. On ne pourrait sans injustice, n’est-ce pas, soustraire au public une pièce si belle ?

— D’ailleurs, elle serait peut-être un peu encombrante pour une collection privée, suggéra Gérard en riant. Mais j’avoue que le principal mérite que je lui reconnais est de pouvoir servir à nous tirer de ce trou du diable…

— Le fait est que la manière dont cette carcasse vient répondre à notre nécessité présente tient du prodige, dit le savant, relevant ses lunettes sur son front pour prendre une vue d’ensemble du futur aviateur. Le premier, le mien, ressemblait certainement à celui-ci ; mais combien plus parfaite est l’œuvre de la bonne nature, que le travail de nos misérables mains ! Combien était gauche le dessin de notre Épiornis comparé aux lignes magistrales que nous avons devant nous ! Regardez-moi ce crâne fait tout exprès pour recevoir le moteur d’Henri, l’intelligence directrice de notre œuvre commune ! Voyez ce sternum indestructible, bâti pour affronter la tempête et fendre victorieusement la nue ; cette aile puissante capable de franchir l’immensité des mers sans avoir besoin de repos !… C’est merveilleux ! merveilleux ! On dirait vraiment que le hasard s’est donné la peine de construire tout exprès à notre usage le modèle achevé du véhicule qui nous était nécessaire pour sortir d’ici.

— Il eût été encore plus ingénieux de la part du seigneur Hasard de ne point nous placer dans un tel pétrin, ce me semble, dit Gérard.

— Bah ! Tout est bien qui finit bien, s’écria Henri. Procédons à l’ouvrage sans tarder ! Notre premier soin doit être de hisser en ce lieu les matériaux nécessaires, — car, de transporter au bas du pic notre géant solitaire, il n’y faut pas songer, n’est-ce pas ?

— À aucun prix ! prononça nettement M. Wéber. Ce serait vouloir mettre en péril tout le succès de l’affaire. Avec une préparation spéciale, et quelques jours devant moi, je me fais fort de rendre inébranlables le squelette, les ligaments et tendons qui le soutiennent dans la perfection de son harmonie. Ce n’est pas assurément la colle de poisson qui nous manque ; avec le temps et les précautions convenables, je me charge, je le répète, d’assurer la solidité parfaite de notre carcasse ; mais ces précautions sont impérieusement nécessaires.

— Savez-vous, dit Henri soucieux, que, je me fais scrupule, en y regardant de près, de permettre que notre cher M. recommence chaque jour — que dis-je ? — plusieurs fois par jour, cette ascension laborieuse ! Je vous ai bien vu tout à l’heure, vous étiez exténué.

— Qu’allez-vous chercher là ? dit le bon savant tout guilleret. Ne vous inquiétez pas de ce détail… Je m’habituerai à l’escalade. On s’habitue à tout ! Et puis, il n’y a pas moyen de faire autrement ; voilà qui règle la question.

— Si fait ! dit Gérard vivement. On pourra s’arranger autrement. Vous parliez tout à l’heure des bienfaisants caprices du hasard : on dirait, en vérité, que, non content de nous fournir la carcasse de notre navire aérien, il a songé à nous ménager le chantier convenable et le logis voisin. — Voyez d’abord le réduit où s’est retiré l’épiornis, à l’heure de rendre son ultime soupir : fermé sur trois côtés et couronné de sa voûte de roches, il offre aux constructeurs un abri convenable contre la pluie, la neige, le mauvais temps possible. Une fois l’aviateur complété, il sera facile de le pousser sur cette petite esplanade qui semble avoir été nivelée de plain-pied avec l’intérieur de la grotte tout exprès pour nous offrir l’embarcadère requis.

— Mais c’est qu’il a raison ! s’écria M. Wéber enchanté. Tout est comme il le dit ; comment ne l’avions-nous pas tout de suite remarqué ? En apportant ici, avec notre matériel de travail, quelques matelas et une tente, nous pourrons camper très confortablement au pied de l’épiornis, et dormir sous son aile.

— Sous son moignon déplumé, et attraper des rhumatismes par cette porte ouverte aux quatre vents de la nuit ? acheva Gérard. Non, non ! J’ai mieux que cela à vous offrir. Je vous ai parlé d’un chantier et d’un logis ; laissez-moi vous montrer que je ne me suis pas trop avancé. »

Guidant ses compagnons, il suivit, à droite de la loggia où l’oiseau géant dormait de son sommeil séculaire, un petit sentier tournant qui, en moins de deux minutes de descente, les amena devant une sorte de rude portique, grossièrement façonné, mais soutenu par quatre piliers de dimensions et de pose sensiblement symétriques.

« Ma parole ! s’écria Henri, on jurerait que ceci a été bâti par la main d’un architecte, fruste et malhabile sans doute, mais enfin un constructeur. Voyez la grande dalle que soutiennent ces quatre colonnes ; en l’aplanissant un peu, elle fournirait une terrasse très convenable, où les habitants de ce palais pourraient venir prendre leur café le soir, à l’italienne. C’est inouï de penser que, dans le désordre des éboulements et cataclysmes, cette construction régulière s’est organisée toute seule, et sans le secours d’une main d’homme — car il n’y a pas moyen de supposer qu’il en soit autrement.

— Bah ! Les stalactites en font bien d’autres ! répliqua Gérard. Sans parler des innombrables pendeloques plus ou moins curieuses ou fantastiques, suspendues à toutes les grottes où se forment ces concrétions, je me rappelle avoir remarqué dans la grotte de Brando une statue de femme voilée qui m’avait charmé par sa grâce. J’étais alors tout enfant, et je ne m’étonnai guère, par conséquent, d’un phénomène dont je ne soupçonnais pas l’étrangeté. Plus tard, quand j’ai vu la Polymnie, elle m’a rappelé d’une manière frappante ma statue calcaire, et c’est alors que je me suis émerveillé… Mais pénétrons sous ce portique, et vous verrez que le logis, sans répondre aux prétentions pompeuses de l’entrée, offre du moins un abri sur : c’est tout ce qu’il nous faut…

— Encore une caverne ! dit Henri, le suivant dans une ouverture du rocher, qui, haute d’environ deux mètres, allait se rétrécissant par degrés, et devenait, après une vingtaine de mètres, une sorte de boyau où il fallait avancer en rampant.

— Encore une ! répéta Gérard. C’est la seule chose qui ne manque pas en ce lieu. Quand nous apporterons nos impressions de voyage à la Société de Géographie, nous pourrons proposer qu’on appelle cette île l’Île des Cavernes.

— Celle-ci, du moins, me paraît devoir offrir l’avantage d’être très habitable, dit M. Wéber, qui avançait péniblement derrière eux. Je rencontre sous ma main un sable fin et sec qui sera probablement fort hygiénique.

— Dommage qu’on n’y voie goutte, à mesure qu’on avance davantage !…

— J’y ai pourvu », dit Gérard, faisant jaillir l’étincelle de sa pierre à fusil (il y avait beau temps que les allumettes étaient épuisées) et, allumant une petite lanterne alimentée d’huile de pingouin :

« Nous sommes au but. Voyez, reprit-il, élevant le luminaire, si je ne vous ai pas découvert une belle hôtellerie !

— Parfait ! répondit le bon Wéber avec conviction.

— Les parois sont propres, ajouta Henri ; la grotte est spacieuse, je n’aperçois nulle trace d’animaux ; la température est douce ; nous serons fort bien ici pour dormir.

— Positivement comme des coqs en pâte, appuya Gérard. Pendons la crémaillère dès ce soir ; je veux dire, apportons ici tout ce qui est nécessaire pour camper, et en avant les travaux !

— Avec tout cela, remarqua Henri, tu ne nous as pas conté par quel hasard, et à quel moment tu as découvert cette demeure si merveilleusement appropriée à nos projets ?

— Oh ! moi, tu sais, c’est ma manie d’explorer et de fourrer mon nez partout. Ne te rappelles-tu pas que, le premier jour où nous avons escaladé ces hauteurs, je te signalai dans le lointain une sorte de palais barbare, et je te proposai d’aller examiner de près ce monument qui avait des airs de forteresse ? Il faisait un froid de loup, tu avais l’onglée, et cette excursion supplémentaire ne parut pas te tenter ; quant à moi, ce palais m’attirait ; je suis revenu plus d’une fois le visiter. Je me doutais peu qu’adossée au revers du château fort se trouvait une niche où dormait notre libérateur… »

Il était à peu près trois heures de l’après-midi et, jugeant qu’avec l’aide de Le Guen il avait largement le temps d’établir avant la nuit l’installation nécessaire, Gérard descendit de son pied léger, laissant les deux mécaniciens en admiration devant l’épiornis.

Lorsqu’il reparut, une heure plus tard, suivi du fidèle gabier, pliant, comme lui, sous la charge de la literie et des instruments de travail qu’ils apportaient, les deux savants étaient à la même place, prenant des mesures, faisant des plans, ravis, de plus en plus, de la perfection de leur rudiment d’aviateur, et entièrement insoucieux du froid qui commençait à sévir durement à cette hauteur.

« Je gage qu’au milieu de leur docte entretien ils ne s’aperçoivent même pas qu’ils gèlent et qu’ils meurent de faim, s’écria Gérard, jetant à terre ses ballots. Tiens, Le Guen, allume leur vite un bon feu de joie, comme tu sais les faire, avec ces goémons préhistoriques — car nous nageons en pleine préhistoire — qui pendent à tous les coins. Et vous, chers amis, quand vous serez un peu restaurés et réchauffés, expliquez-nous bien nettement quels articles de votre bagage il nous reste à hisser jusqu’ici. Il va de soi, j’imagine, que vous ne désirez emporter que le strict nécessaire ? »

Ici, le bon Wéber, d’habitude si distrait, quitta la contemplation de son squelette pour fixer sur le jeune homme un regard subitement attentif :

« Que dis-tu là, Gérard ? Que parles-tu pour nous d’emporter tel ou tel objet ? Songerais-tu par hasard à nous fausser compagnie ? »

Et Gérard, qui avait instinctivement fait le silence sur ce côté de l’affaire, prévoyant des complications, expliqua l’ultimatum du commandant, et les raisons qui semblaient le justifier.

« Bien ! dit Wéber d’un ton ferme ; la prétention n’est pas déraisonnable, et j’y souscris volontiers, pour l’intérêt de la paix générale. Seulement, vous vous êtes trompés en choisissant l’otage. Il n’y en a, il ne peut y en avoir qu’un : c’est moi ! »

En vain, les deux frères protestèrent : il demeura inébranlable.

« Il y a, ce me semble, un argument qui prime tous les autres, disait Gérard : c’est que vous êtes indispensable au fonctionnement de l’aviateur.

— Je ne le suis point. Ma partie, c’est la carcasse. Quand j’y aurai mis la dernière main, je rentrerai dans le rang. Il n’y aura plus rien à faire pour moi.

— Et s’il advenait une nouvelle catastrophe ?

— Nous prendrons des mesures préventives… Gérard, Henri, ne m’affligez pas en insistant davantage. Je refuse de partir ! »

Rarement M. Wéber manifestait une préférence, un désir, une volonté personnelle. Placide et doux, éternellement satisfait des gens et des choses, il se laissait d’habitude mener comme un agneau ; mais tous savaient que, lorsqu’une fois il se prononçait, c’était à bon escient et que rien ne pourrait le faire démordre de son idée.

Les deux frères se turent, mal convaincus, n’envisageant qu’avec la plus extrême répugnance la pensée de laisser leur vieil ami dans cette captivité, pendant qu’eux-mêmes prendraient la clef des champs, mais forcés au silence par le ton d’imposante autorité du digne savant.

Ce fut alors le tour de Le Guen de se jeter dans la mêlée, lorsqu’on lui expliqua l’état des affaires.

Au plaisir sans mélange que lui avait causé l’heureuse découverte de Gérard, succéda la consternation. Lui aussi protesta énergiquement :

« Est-il besoin d’aller chercher midi à quatorze heures ?… Parler de garder en otage M. Gérard ou cet excellent M. Wéber ?… C’est moi qui dois demeurer, disait l’honnête serviteur. Ça, c’est raisonnable. Auriez-vous le cœur, dites-moi, de reparaître devant mamzelle Lina sans lui ramener son papa ou son promis ?

— Et toi, lui rétorquait Gérard, crois-tu que nous serions plus fiers de paraître sans toi devant Martine ?

— Martine ? C’est moi qui recevrais une bordée, si elle me voyait me carrer dans une bonne voiture, après avoir laissé nos maîtres trimer dans leur île déserte. Je vous dis que je n’oserais pas tant seulement la regarder ! … »

« Tout compte fait, remarquait Henri, quelques jours plus tard, tout en s’activant aux divers apprêts compliqués que nécessitait la reconstitution de la machine, qu’on voulait cette fois absolument inébranlable, — tout compte fait, personne ne veut s’en venir avec moi ! J’en serai réduit à partir seul, si ce combat de générosité ne prend pas fin !…

— Je crois bien que le lieutenant Wilson accepterait, sans trop se faire prier, un billet de voyage, disait Gérard, et je suis sur qu’il y a un autre compagnon qui ne ferait pas de difficultés pour le suivre… Djaldi ne me laisse pas une minute de repos depuis l’apparition de ce bienheureux épiornis : « Sahib ! emmenez-moi ! … Sahib ! Je déteste les English !… Sabib ! Je vous servirai très bien !… Jamais je ne serai désobéissant », etc… J’ai beau lui démontrer qu’il ne sera pas seul avec les English, puisqu’un ou deux Français demeureront en otages, il ne démord pas de sa monotone prière.

— Pauvre petit diable ! dit le bon Wéber, avec pitié. Après tout, il ne tient pas beaucoup de place et ne pèserait guère. »