Le Géranium ovipare/Épître à Pierre Dufay

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ÉPÎTRE
À PIERRE DUFAY

(rétrospective et littéraire).


Mais j’étais jeune alors et ce temps est passé.
P. Corneille (Pulchérie).


Ô Dufay, mon ami très-cher,
subtil enfant de Loir-et-Cher
qui vis le jour, loin du Scamandre
en l’inclyte cité de Blois
où jadis nos princes Valois
magnifiaient leur Salamandre,

Dufay, prince des érudits,
toi qui sais tout et nous le dis
en si fine et galante prose,
ô compagnon très-précieux,
nous voilà donc de vieux messieurs !
Eh bien ! loin du cuistre morose

et du mufle, ce soir, je veux
en dépit de mes blancs cheveux

que pour nous « Autrefois » renaisse
et, batelier jamais lassé,
remonter le cours du passé
pour retrouver notre jeunesse.

Jours idylliques ! Le « sapin »
ou fiacre (ça, c’était rupin !)
s’abstenait d’être automobile
et, tout le long du boulevard,
le passant rêveur ou bavard
traversait sans faire de bile ;

un franc ? mon Dieu ! c’était vingt sous,
vingt sous ! ni plus ni moins et sous
l’Odéon qu’à loisir fréquente
le lettré, bohème ou rentier,
le roman format-Charpentier
s’étiquetait trois francs cinquante ;

qu’ils fussent noirs, qu’ils fussent blonds
les femmes sur leurs cheveux longs
arboraient des chapeaux immenses
tout empanachés, tout fleuris,
satin, linon, paille de riz ;
ignorant les tristes démences


des cheveux ras et du faux cil…
Mais procédons par ordre, s’il
te plaît ! D’abord, qu’il t’en souvienne
c’est à Pourceaugnacopolis[1]
que nous sourit Amaryllis
parmi les nymphes de la Vienne.

Ah ! mon brave Pierre, en effet,
— et parbleu ! je date le fait
de jadis et point de naguère ! —
je ne sais quel dyable enragé
comme moi t’avait limogé
longtemps, longtemps ! avant la guerre ;

juché sur son socle Dussoubs[2]
voyait, bras dessus, bras dessous,
deux suppôts de littérature
passer diserts comme Eutrapel ;
avocat… loin la cour-d’appel
j’incaguais la magistrature

et toi tu me racontais ces
contes légers qu’avait tracés

ton alerte et gaillarde plume
et dont se parait le Gil Blas :
pourquoi ne les avoir hélas !
colligés en un beau volume ?

Si je sais rien de mieux troussé
je veux bien être un cétacé,
je veux bien que Bitru me damne,
je veux bouffer un gros étron
et, comme du jus de citron,
ne plus boire que pisse d’âne !

Or sans rêver de millions
au Champ-de-Juillet nous parlions
de Baudelaire ou de Verlaine ;
nous allions devant nous, le nez
au vent, sous les yeux étonnés
des magnats de la porcelaine

qui marmonnaient entre leurs dents
et nous traitaient de « décadents »
Un jour (que faut-il davantage ?)
nous débarquâmes à Paris ;
Henri Mazel aux beaux-esprits
ouvrait alors son Ermitage…


Vraiment ! ce temps était joli !
Toutes les semaines Willy
chroniquait, reine des ouvreuses :
(n’en doutons pas, sous les cyprès
il fait toujours des à-peu-près
dont rient les ombres bienheureuses) ;

Roques poursuivait le succès
du sémillant Courrier français
où Ponchon rimait sa gazette. —
De L’Inde et non de l’Oubanghi
revenait Masson, le Yoghi.
Ce n’était pas une mazette

jarnifoutre ! qu’Alphonse Allais !
D’Auriol je me régalais,
Courteline enfantait la Briche
mais La Jeunesse était si laid,
si laid ! si laid ! qu’il nous semblait
moins un humain qu’un lagothriche !

Tel en son manoir Beaumanoir
Salis pérorait au Chat-Noir
où vibraient sonnets et ballades ;
avec son rouge cache-nez

Bruand aux fêtards avinés
tonitruait ses engueulades !

Quelques emmerdeurs symbolos
géniaux mais pas rigolos
que l’humour foutait en colère
et que le rire exaspérait,
graves comme un âne qui brait
importaient du Cercle polaire

des tas de drames embêtants :
dans chaque feuilleton du Temps
sous prétexte d’en rendre compte
s’en gaudissait l’oncle Sarcey,
mais comme l’on applaudissait
la Meule de Georges Lecomte !

Et comme on acclamait aussi
Paul Fort exhibant les Cenci
à l’élite comme à la masse !
(Mussolini, pardonne si
je prononce au lieu de tchi si :
bien fallait-il que je rimasse !)

Caliban dans le Figaro
sur tous les sots criait haro !

mais, à la fin, levant le masque,
il ordonna qu’on décorât
du nom d’Émile Bergerat
sa fantasque Nuit Bergamasque.

Et puis ce fut le soir d’Ubu !
Ah ! comme si j’avais trop bu
je trépudiais à ma place !
Vrai ! c’était bath d’ouïr Gémier
sous son dérisoire cimier
gueuler : « Merdre ! » à la populace !

Sans prévoir Coulon ni Porché
Verlaine, l’air d’un chat fâché,
à l’heure, Prud’homme, où tu dînes,
narguant des vaches de Lozé[3]
marchait d’un pas ankylosé
vers des absinthes smaragdines.

Fermant les yeux je l’aperçois
à sa table au café « François
premier », reposant sa guibole :
il feint souriant et narquois

d’écouter les vers iroquois
d’un coyon féru de symbole ;

près de lui, buvant un kutmnel
Cazals comme un jeune Brummel
asperne la foule ostrogothe,
taille fine, regard fatal,
d’aveuglants boutons de métal
au velours de sa redingote !

Parmi les brumes de Thulé
Retté songeur était allé
mirer son rêve dans l’eau pâle
des fjords. Le beau Stuart Merril
unissait la perle au béryl,
Karl Boès préférait l’opale.

Nous banquetâmes pour ton los,
Papadiamantopoulos
que sacrait Anatole France :
tous étaient là, jeunes et vieux,
tes amis et tes envieux,
ceux du Nord, ceux de la Durance ;

devant l’auditoire charmé
Clovis Hugues et Mallarmé,

(le tambourin et la mandore !)
te célébrèrent à l’envi,
du Plessys du Pinde ravi,
te surnommait « Apollodore ».

Or nous partîmes seulement
à l’aurore, juste au moment
où (vers cinq heures et demie)
chirurgien au coup d’œil sûr
M. Deibler pratiquait sur
Eyraud la céphalotomie[4].

Oh ! Bougrelon de Jean Lorrain !
Dessins féroces de Forain !
Oh ! Steinlen, Anquetin, Toulouse-
Lautrec, Jossot, Jules Chéret
dont une affiche fulgurait
jusqu’au sommet de l’Ermenouze !

Est-ce bien vrai qu’ils sont finis,
ces jours heureux, ces jours bénis ?
Dusses-tu me traiter de tourte,
si beau que soit le Paradis,

Dufay, Dufay, je te le dis,
la vie en ce monde est trop courte !

Te souvient-il, du cher Bressac,
de la comtesse de Beausacq,
d’Argis, de Bibi-la-Purée,
cocasse et maupiteux clochard
et du noble Henry de Bruchard,
reître à la rapière acérée ?

Te souviens-tu ?… Turlututu !
et bran ! pour les « t’en souviens-tu ? »
Depuis une heure je bafouille :
— « Et celui-ci ? » — « Et celui-là ? »
Mieux vaudrait chanter tra la la
que faire ainsi le niquedouille !

Foin d’un radoteur décati !
laudator temporis acti !
Comme le cyprin nommé carpe
je redeviens silencieux
et, les yeux levés vers les cieux,
en te broyant le métacarpe

j’exore les omnipotents
de laisser longtemps, très-longtemps

sur ce globe notre binette :
je hais les déménagements,
quels qu’en soient les désagréments
je suis fait à cette planète !

Bonsoir, vieux, foutons-nous d’Hitler
de Macdonald, de Nib-de-blair,
du froid, des impôts, de la crise
et, puisque c’est Montmorency
qui t’abrite en ce moment-ci
va cueillir au bois la cerise !



  1. Var. : Barataudopolis.
  2. Victime du 2 décembre magnifiée par Victor Hugo.
    (Note de l’Auteur).
  3. Lozé, le Flic des flics en ces jours lointains.
    (Note de l’Auteur).
  4. Historique.
    (Note de l’Auteur).