Le Globe de la restauration et Paul-François Dubois

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Le Globe de la restauration et Paul-François Dubois
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 481-512).
LE GLOBE
DE
LA RESTAURATION

Beaucoup d’écrivains ont une réputation supérieure à leur mérite : quelques-uns ont eu un mérite supérieur à leur réputation. De ce nombre était Dubois, le fondateur du Globe sous la restauration, le directeur de l’École normale de 1840 à 1852. Il est impossible de l’avoir connu et approché sans se souvenir de lui comme d’un esprit supérieur, d’une nature originale et puissante. Petit, ramassé, vigoureux, d’un masque étrange et un peu sauvage, il étonnait d’abord et captivait ensuite par le feu brûlant d’une âme éternellement jeune, pleine d’enthousiasme et de sens, dont la droiture et la générosité guidaient tous les mouvemens. Il était Breton, comme tant d’hommes célèbres qui ont eu une si grande influence sur la pensée de notre siècle, surtout dans l’ordre religieux : Chateaubriand, Lamennais, Renan. Ce qui caractérise ces divers esprits, c’est la passion de la question religieuse et une manière sérieuse et poétique de la traiter. Dubois avait quelque chose du même esprit, non du côté de la poésie, car c’était une nature un peu âpre, mais par le mélange remarquable de l’indépendance absolue de l’esprit, avec un vif sentiment d’amour et de sympathie pour la vieille foi. L’hostilité fanatique ou la sécheresse froide de nos jours lui eussent été odieuses : il aimait ce qu’il combattait ; et, comme il arrive dans l’amour, c’était encore par amour qu’il combattait. Il possédait au plus haut degré l’ouverture, la largeur de l’esprit, l’amour des idées. Jusqu’à son dernier souffle, il aima la pensée humaine et suivit avec la sympathie et la curiosité de la jeunesse tous les mouvemens de l’opinion, non pas avec cette curiosité ironique qui ne cherche qu’à s’amuser, mais avec cette confiance généreuse qui espère partout et toujours quelque chose de vrai. On ne pouvait sortir d’auprès de lui sans croire à l’esprit humain. Il excellait dans la parole du tête-à-tête et s’y montrait égal et souvent supérieur aux premiers causeurs de notre temps. Cette parole heurtée et inégale, qui paraissait d’abord rouler sur des cailloux, s’animait, s’enflammait : chaude, colorée, pittoresque, elle n’avait rien de semblable à la conversation élégante et froide, moelleuse et ironique qui est le triomphe de la société parisienne ; mais elle frappait l’âme et l’imagination d’une manière singulière : c’est que tout y partait de l’âme et d’une âme toujours occupée des plus grands objets.

Comment, avec un esprit si haut, Dubois n’a-t-il rien laissé de lui-même ? Comment, dans les loisirs que l’avènement de l’empire lui a faits, n’a-t-il pas condensé dans une œuvre durable le trésor de ses pensées, de ses lectures, de ses convictions ? On ne peut le dire. Comme tant d’autres, riches de fonds, mais glacés par le travail de la plume, il reculait devant la publicité : « Quand je veux écrire à tête reposée, disait-il, je ne trouve plus que des cendres froides dans mon foyer éteint. » Mais s’il n’a pas fait, comme on eût pu l’espérer, une œuvre de composition lente et méditée, il a fait cependant son œuvre, et cette œuvre doit assurer à son auteur sa place dans l’histoire politique et littéraire de notre siècle. Il a fondé un grand journal qu’il a animé de son esprit et alimenté de sa plume pendant six ans. Ce journal, c’est lui-même. Quoique beaucoup d’esprits distingués, et les premiers de son temps, y aient collaboré, c’est Dubois qui était le centre et le foyer : c’est lui qui donna à ce journal son caractère original de haut libéralisme et de large initiative. Aussi le nom de Dubois est-il inséparable du journal le Globe. Dans cette œuvre périodique et bientôt quotidienne, son talent, tout d’inspiration et de premier jet, trouvait sa voie : la nécessité le forçait d’écrire ; de nombreux articles sortis de sa plume, qu’il ne voulut jamais réunir par horreur de la publicité, mais qui, pleins de feu et de sens, étaient restés aussi jeunes qu’au premier jour, dormaient dans des collections oubliées. Après la mort de Dubois, de pieuses mains viennent de recueillir ces débris sous le titre modeste de Fragmens littéraires[1]. M. Vacherot, son vieil ami, son collaborateur de l’École normale, a fait précéder ce recueil d’une Introduction noble et émue ; une plume anonyme et autorisée a donné un historique précis sur la rédaction du Globe. Grâce à tous ces soins, nous avons devant nous, non-seulement un homme et un journal, mais une doctrine, une école, une tradition.


I

Paul-François Dubois, que l’on a appelé plus tard, sous Louis-Philippe, Dubois (de la Loire-Inférieure) pour le distinguer des autres députés du même nom, naquit à Rennes en 1793, d’un père de profession modeste, qui avait adopté ardemment les principes de la révolution. La Bretagne fit alors, on ne l’oublie pas, autant de républicains que de monarchistes. Cette première éducation trempa l’âme de Dubois, et lui inspira un amour énergique et indomptable pour la révolution et. pour la liberté. Il fit ses études à Rennes et s’y rencontra sur les bancs avec plusieurs camarades distingués, devenus depuis plus ou moins célèbres. C’était Duhamel, le futur géomètre ; le docteur Bertrand, mort trop jeune, mais ayant laissé chez ses amis le souvenir d’un esprit rare, que ne démentent pas d’ailleurs les écrits qui nous restent de sa plume[2] ; Roulin, naturaliste fin et distingué que l’Institut a connu longtemps comme le plus instruit et le plus aimable des bibliothécaires : c’était surtout Pierre Leroux, destiné depuis à une si grande célébrité et qui fut l’auxiliaire de Dubois dans la fondation du Globe. Dubois entra à l’École normale en 1812, presque au moment de son origine. Il y a connu comme maîtres Villemain et Cousin, et comme camarades Jouffroy et Augustin Thierry. Mais alors les maîtres et les élèves étaient presque du même âge. Dans ces temps héroïques de notre Université, tout le monde cherchait sa voie. Tout s’ouvrait à la recherche, à la nouveauté, avec une entière liberté. Dubois a peint lui-même très vivement cette jeunesse de notre École normale, ce premier temps dont rien ne peut remplacer la fleur : « Où était alors, nous dit-il, le principe de vie ? Dans l’étude libre, capricieuse, errante peut-être, mais énergique, mais patiente et féconde dans la diversité, dans les maîtres surtout, dans cette initiative ardente de talens qui commencent : philosophie, histoire, critique, trois écoles germaient à la fois, qui, avec notre grande école de poésie, constituent le caractère de ce demi-siècle, et lui établissent des titres à l’estime des temps qui vont suivre. »

Quel était donc le caractère de ce premier demi-siècle dont le demi-siècle suivant devait tant s’éloigner ? C’était l’amour des idées générales, un esprit de conciliation et de large impartialité, la prédominance de l’esprit littéraire sur l’esprit scientifique, la préoccupation des intérêts de l’humanité, le goût de l’idéalisme et du spiritualisme en littérature comme en philosophie, et en général l’enthousiasme et la croyance, ou du moins le doute mêlé de foi et d’espoir. La seconde moitié du siècle semble devoir se caractériser par des traits bien différens : l’amour des faits, la prédominance de l’esprit scientifique, l’esprit critique, le goût de la réalité dans les arts et dans la poésie, la négation plutôt que le doute, en un mot, un certain esprit de sécheresse qui indique la maturité, tandis que l’ouverture généreuse est le propre de la jeunesse. Cet esprit de générosité fut donc le trait distinctif de la première moitié de notre siècle, et Dubois en a toujours conservé l’empreinte.

Dans ces premières années de l’Université, la carrière se faisait d’une manière irrégulière et inégale. En sortant de l’École, Dubois fut envoyé dans un petit collège communal, à Guérande en Bretagne. Trois ans plus tard, il était dans une faculté, à Besançon. Dans l’intervalle, pendant la crise de 1815, il avait pris les armes comme fédéré, pour défendre la cause de la pairie et de la révolution. Dans sa chaire de Besançon, la nouveauté de son enseignement et l’ardeur de sa parole eurent un vif succès. Il le raconte lui-même à son ami Damiron dans une lettre inédite, dont M. Vacherot nous a donné quelques fragmens : « Jeune, inhabile, mais ardent, vivant dans la solitude la plus absolue, retiré dans une jolie maison, sur la montagne, à une demi-lieue de la ville, au milieu des fleurs, des cascades, des sites ravissans, mes douleurs et quelques jeunes rêves de gloire ; tombant de là dans ma chaire, inspiré de mes devoirs, de je ne sais quel enthousiasme de prosélytisme, de science et de liberté, ma parole obtint un retentissement jusque-là inconnu… Plus de deux cents auditeurs se pressent âmes leçons. J’y touche à tout ; car l’histoire de notre littérature et de nos grands hommes, c’est pour moi l’histoire de la religion, des mœurs, des institutions politiques… et je m’essaie à prendre là ce dégagement de tout esprit de parti, cette tolérance, cette impartialité, qui, je l’espère, ne seront pas sans influence sur le reste de ma vie. »

De Besançon, Dubois passa à Paris au lycée Charlemagne comme professeur de rhétorique, où il eut Sainte-Beuve pour élève. Ce fut là que la persécution vint le chercher en 1821, lors de la suppression de l’École normale et de l’épuration universitaire. Il fut mis en congé en même temps que Cousin, Guizot, Jouffroy, tous ceux qui illustraient le plus l’Université. Enlevé aux fonctions de son choix et de son cœur, il devint journaliste.

Ce fut en 1824 que Dubois fonda le Globe avec la collaboration de Pierre Leroux. Celui-ci avait eu la première idée ; mais ce n’était qu’un germe. Il voulait faire de ce journal, dont il avait trouvé le titre, un centre d’informations recueillies sur toute la surface du globe, quelque chose de semblable à ce que devait être aussi à l’origine, la Revue des Deux Mondes, Mais en France toute idée, quelque positive qu’elle puisse être à l’origine, devient bien vite générale et prend une forme littéraire et philosophique ; c’est ce qui est arrivé à la Revue, dont la sphère s’est étendue rapidement fort au delà du cercle primitif. C’est ainsi que le Globe entre les mains de Dubois devint aussitôt un recueil littéraire et philosophique tout différent de celui qu’avait rêvé Pierre Leroux. Celui-ci n’était pas encore le philosophe célèbre qu’on a connu. Au Globe, il fit son éducation ; ce sont les idées du Globe, qui, agrandies et transformées par l’influence des saint-simoniens, devinrent plus tard sous sa plume le noyau d’une philosophie originale ; mais alors il n’était guère, s’il est permis de le dire, qu’une utilité. Ce fut Dubois qui conçut la pensée de fournir un centre, un organe à la jeune pensée du siècle, en dehors des deux camps extrêmes, hostiles l’un à l’autre, attachés à deux passés contraires, le moyen âge et le XVIIIe siècle. Dégager cette pensée nouvelle des aspirations confuses où elle s’enveloppait encore, et, sans toucher à la politique (on le croyait du moins), éclairer les voies de la littérature et de la philosophie, enfin rassembler tous les jeunes talens dans une œuvre d’avenir, telle fut l’idée de Dubois, que justifia le succès. Le Globe, fondé en 1824, dura jusqu’à 1830, époque où, les événemens le rendant inutile, il passa en d’autres mains, celles des saint-simoniens. Il y a donc eu deux Globes, le Globe de la restauration, organe du libéralisme sous l’inspiration de Dubois, et le Globe saint-simonien, sous la direction d’Enfantin. C’est du premier seulement qu’il peut être question ici.

Peu de recueils ont eu une collaboration plus brillante que celle du Globe. Presque tous les noms illustres de notre siècle se sont rencontrés sur ce terrain. Une note rédigée par un témoin nous donne en détail l’historique curieux de cette collaboration, le nom de ses principaux rédacteurs et l’indication de leurs articles. Cette note est d’un grand intérêt historique, car, les articles n’étant pas signés, personne ne pourrait, dans quelques années, en reconnaître les auteurs. On savait déjà que Jouffroy avait été un des principaux rédacteurs du Globe. La plupart des fragmens insérés dans les Mélanges philosophiques sont extraits de ce journal ; mais l’auteur de la note en indique plusieurs autres d’un caractère plus littéraire qui n’ont pas été reproduits, par exemple sur l’Histoire et la conquête de l’Angleterre d’Augustin Thierry, sur les romans de Walter Scott, sur la Turquie, sur l’Espagne : travaux qui nous prouvent à quel point le talent et les connaissances de Jouffroy étaient variés et étendus. A côté de Jouffroy, M. Duchâtel traitait des conférences de l’abbé Frayssinous, de la liberté de l’enseignement primaire, de l’esprit d’association, et combattait les doctrines socialistes d’Owen ; en même temps, il défendait l’industrie contre les attaques déraisonnables de M. de Bonald. Dans le même ordre d’idées, M. Duvergier de Hauranne étudiait toutes les questions qui intéressaient l’Angleterre, les élections anglaises, l’émancipation des catholiques, etc., et, dans un article sur Shakspeare, il félicitait M. Villemain d’être entré dans le camp des romantiques par son article de la Biographie universelle sur le grand poète anglais. M. Thiers fut encore un des collaborateurs actifs du Globe. En 1824, il y rendit compte du Salon, et ceux qui auront la curiosité de suivre ce merveilleux esprit sur ce terrain, où il était aussi à son aise que sur tous les autres, le reconnaîtront à la signature Y qui termine ces articles. Il s’y montrait favorable aux novateurs sans sacrifier les principes du goût. Armand Carrel donna aussi au Globe un grand nombre de travaux sur l’histoire d’Angleterre et sur l’histoire de notre révolution. Rémusat et Vitet furent au premier rang des rédacteurs les plus assidus et les plus charmans du journal. On nous indique plusieurs études littéraires de Rémusat, que le public ne connaît pas : sur Casimir Delavigne, sur Lamartine, sur Béranger, sur le Cromwell de Victor Hugo. L’admiration qu’il exprimait pour ce dernier ouvrage nous explique le goût qu’il eut plus tard lui-même pour le drame historique, dont il nous a laissé de si brillans modèles. Quant à Vitet, ce fut au Globe qu’il commença cette carrière d’esthéticien supérieur, qu’il continua dans cette Revue et où il a été sans rival. Enfin Cousin, Guizot, Sainte-Beuve, Magnin, Ampère, ont tous, les uns plus fréquemment, les autres par occasion, contribué pour leur part à la rédaction du journal. Cousin y insérait quelques-uns de ses Argumens de Platon, Thierry des fragmens de son Histoire de la Conquête, Béranger une chanson sur Manuel, Victor Hugo la préface de Cromwell, Villemain un fragment sur l’Éloquence chrétienne. Benjamin Constant un fragment de son livre sur la Religion, Chateaubriand lui-même la préface générale de ses œuvres. On voit combien de richesses littéraires se sont accumulées en quelques années dans cette publication libérale, ouverte à tout ce qui était alors jeune, ardent, curieux de gloire, amoureux de pensée, de poésie, de liberté.

La vie de Dubois, de 1824 à 1830, se confond avec la rédaction du journal dont il était directeur. Les événemens de cette vie ne sont autres que les idées qu’il y défendait et que nous allons résumer dans les pages suivantes. Le dernier incident de cette période fut le procès et la condamnation du Globe en 1830 ; nous en exposerons les motifs et les circonstances. Disons seulement que Dubois, condamné à quatre mois de prison pour avoir prédit la révolution, accomplissait sa peine au moment même où cette révolution avait lieu, et fut délivré par l’événement même qu’il avait voulu prévenir.

Avec 1830 finit pour Dubois la période d’opposition ou du moins d’opposition irrégulière ; il entra dans les cadres du gouvernement nouveau, d’une part comme membre de la chambre des députés, de l’autre comme fonctionnaire éminent de l’Université. Sa ligne de conduite politique pendant les dix-huit années de la monarchie de juillet peut se résumer en un mot : il suivit en général la ligne de M. Thiers. On signale de lui, lors de la grande discussion sur l’hérédité de la pairie, un grand discours inspiré d’une forte pensée : c’est que la chambre haute, pour exercer une véritable action, ne doit n’être ni héréditaire, ni nommée par le roi, mais élective, seulement dans des conditions électorales différentes, pensée qui a inspiré la formation du sénat actuel.

Dans l’Université, Dubois a exercé une très grande influence, d’abord comme inspecteur général, et surtout plus tard comme directeur de l’École normale et membre du conseil royal de l’instruction publique. On sait que le conseil, à cette époque, était en quelque sorte souverain dans le gouvernement de l’Université. Cette souveraineté était divisée en huit personnes, suivant la nature des divers enseignemens ; mais chacun était maître absolu dans son ordre. Dubois fut pendant douze ans, de 1840 à 1852, un des membres de ce souverain à huit têtes, que M. Salvandy d’abord avait amoindri et que la réaction de 1850 et de 1852 devait abattre. A l’École normale, il remplaça M. Cousin comme directeur et y resta également jusqu’au coup d’état.

M. Vacherot, collaborateur de Dubois dans la direction de l’École normale à cette époque, est bien placé pour nous faire comprendre quelle était la pensée inspiratrice de Dubois dans ces fonctions diverses : « Dubois, dit-il, n’eut jamais qu’une vocation, une pensée, une ambition : entrer en communication avec la jeunesse, lui ouvrir toutes les voies. N’ayant lui-même aucun goût pour tout ce qui sent l’école ou la secte, il n’y engageait jamais ses élèves. Il fut l’homme le moins doctrinaire de son temps. Il croyait la vérité trop haute et trop large pour la faire entrer dans l’étroite mesure des formules d’école… Nul ne comprenait mieux que lui qu’en mettant trop tôt les jeunes esprits dans ces serres chaudes de la pensée qu’on nomme les écoles de philosophie, de politique ou de littérature, on risque de leur faire produire avant le temps des fruits malsains. Et quand il avait réussi à les lancer sur les grands chemins de la science et de la critique, s’il les revoyait plus tard, il les saluait d’une parole d’encouragement, tout heureux et un peu fier de leurs succès. »

Le coup d’état de 1852 enleva Dubois à ses fonctions de conseiller et de directeur de l’École normale. Il rentra dans la retraite : il y vécut encore plus de vingt ans, de 1852 à 1874, occupé de lectures, d’études, de conversations, écrivant sans cesse, mais sans se contenter lui-même, et sans réussir à donner à sa pensée une forme complète et définitive. Dans les nombreux papiers qu’il a laissés, on trouverait sans doute des trésors de critique, de passion, des vues de toute sorte. Dans sa correspondance avec Jouffroy, Damiron, on pourrait dégager, nous n’en doutons pas, des pages dignes de vivre ; ce sera à l’amitié à faire un choix parmi ces pages intimes, si les pages du journaliste attirent comme elles le méritent l’attention du public actuel. Ce sont ces pages que nous voudrions résumer à nos lecteurs, avec de nombreux extraits, pour en faire apprécier l’intérêt et la vie. Ces pages sont la condensation d’une doctrine, la doctrine libérale, qui nulle part n’a été exprimée d’une manière plus large, plus précise et plus décidée. Nous grouperons nos extraits et nos commentaires autour de ces trois idées : le libéralisme dans l’art, dans la religion, dans la politique.


II

Le Globe a été d’abord fondé comme un journal littéraire et philosophique, car, n’étant pas quotidien, le domaine de la politique pratique lui était interdit. Ce fut seulement par la philosophie qu’il fut conduit à la religion, qui était alors comme aujourd’hui la moitié de la politique ; mais il ne s’agissait d’abord que de pure littérature, et ce fut dans ce domaine que le Globe eut à poser des principes. Il se donna comme l’organe nouveau des jeunes générations qui, arrivant à l’âge viril, avaient le droit d’avoir leur propre génie et leur inspiration personnelle ; car il y avait certainement lieu à cette époque à un renouvellement d’idées en tout genre. En 1824, en effet, à l’époque où paraissait le premier numéro du Globe, deux grandes écoles littéraires se partageaient l’opinion publique et s’y livraient l’une à l’autre des combats acharnés. C’est l’époque de la grande querelle des classiques et des romantiques. Les premiers prétendaient conserver intactes les formes littéraires transmises par le XVIIe et le XVIIIe siècle, et attachaient une importance exagérée à certaines conventions secondaires qui n’avaient sans doute nui en rien au génie de nos grands poètes, mais qui n’étaient pas la source de leurs beautés : une certaine élégance froide, une noblesse conventionnelle, une monotonie déclamatoire, se confondaient pour cette école avec le style obligatoire de la tragédie. Sans doute l’absence de génie était la principale cause de la froideur de ses œuvres ; mais il faut convenir que les moules étaient usés, que les types se reproduisaient sans cesse en s’effaçant de plus en plus, que l’art devenait tout machinal, enfin que le creux et le vide se faisaient partout sentir malgré le mérite plus ou moins distingué des écrivains et le génie des comédiens, — car, par une rencontre malheureuse, le plus grand de nos acteurs tragiques se trouvait là juste au moment de la décadence et de la mort de la tragédie.

Ce qui manquait le plus à cette poésie traditionnelle et froidement imitatrice, c’était la poésie même. De quelque manière que l’on juge la révolution littéraire qui alors brisa les vieilles règles, ce qu’on doit lui accorder, ce qui sera toujours à son honneur, c’est qu’elle a ramené en France la poésie. C’était la poésie elle-même qui paraissait une audace révolutionnaire à des esprits distingués, mais froids, qui n’avaient appris la littérature qu’à l’école du XVIIIe siècle et de Voltaire, comme un art mondain et poli, fait pour occuper agréablement les loisirs d’une société raffinée, et non comme une partie de la vie même, comme un besoin de l’âme, comme l’expression et la satisfaction des facultés de l’âme les plus délicates et les plus profondes. Aussi, malgré les fautes que le goût peut justement reprocher à la poésie de ce temps, on peut dire qu’elle était relativement une sorte de retour à la vérité classique, par le sentiment même imparfaitement satisfait de la grande poésie. Dans la critique littéraire, si l’on veut se rendre compte de ce que l’on doit à la nouvelle école pour le retour au vrai goût, que l’on se souvienne des jugemens que les critiques de l’école classique portaient alors, non-seulement sur les littératures étrangères, sur Shakspeare et sur Goethe, mais encore sur les tragiques grecs, que La Harpe croyait très surpassés par Voltaire, sur les Sermons de Bossuet que le même écrivain jugeait médiocres[3], sur les Pensées de Pascal, que Condorcet mutilait bien autrement que Port-Royal, sur Polyeucte, où on ne pardonnait au héros chrétien qu’à cause de Sévère, sur Corneille en général, que l’on sacrifiait sans hésiter à Racine, sur Lucrèce absolument sacrifié à Virgile, etc, ; on verra qu’un ensemble de préjugés et d’ignorance y avait peu à peu réduit le domaine classique à je ne sais quoi de court, de maigre et de pauvre, non moins contraire à la tradition qu’à la nouveauté. On peut donc dire sans paradoxe qu’à un certain point de vue, c’est l’école romantique qui nous a rendu le sentiment des grandes beautés classiques.

Dans cette lutte mémorable, Dubois se montra des plus vifs en faveur des théories émancipatrices. Sévère pour les œuvres nouvelles (car un journal n’a pas tous les jours à signaler des chefs-d’œuvre), il était large en matière de doctrine. Les beautés récemment découvertes des littératures étrangères trouvaient en lui un juge aussi pénétrant qu’éclairé. Il plaida la cause de la nouveauté et de l’audace sans sacrifier celle du goût ; et le programme de sa critique se trouve l’expression singulièrement vive et juste de ce qui, encore aujourd’hui, peut être accepté comme le résultat le plus clair et le plus certain de toute la querelle : « Il nous reste, dit-il, à parler de nos doctrines littéraires… Deux mots suffisent : liberté et respect du goût national. Nous n’applaudirons pas à ces écoles de germanisme et d’anglicisme qui menacent jusqu’à la langue de Racine et de Voltaire, et nous ne nous soumettrons pas aux anathèmes d’une école vieillie, qui n’oppose à l’audace qu’une admiration épuisée, invoque sans cesse les gloires du passé pour cacher les misères du présent et ne conçoit que la timide observation de ce qu’ont fait les grands maîtres, oubliant que les grands maîtres se sont ainsi appelés parce qu’ils ont été créateurs… Laissons donc faire toutes les expériences… Il y a dans notre ciel, dans notre organisation délicate et flexible, dans notre goût si juste et si vrai, assez de vertu pour nous maintenir ce que nous sommes. »

Ce qui rendait la tache de Dubois des plus difficiles, c’est que par une singulière rencontre les partis changeaient de rôle suivant qu’il s’agissait de littérature ou de politique. Il eût semblé assez naturel que les libéraux en politique le fussent aussi en littérature, et que les conservateurs en littérature le fussent également dans l’ordre social, C’est le contraire qui avait lieu. Les libéraux étaient en général les classiques, et l’école romantique se recrutait surtout parmi les royalistes et les croyans. Cette contradiction, étrange en apparence, n’était que la conséquence des événemens. Les libéraux étaient les fils de la révolution et du XVIIIe siècle. Ils en avaient les principes politiques et philosophiques : il était naturel qu’ils en eussent les croyances littéraires. La révolution, par son admiration même de la Grèce et de Rome, était classique. David, le grand peintre de la révolution, était classique. Cette tradition classique dura dans l’école révolutionnaire et républicaine jusqu’à la fin de la restauration ; le National, plus vif que le Globe en matière politique, était bien plus conservateur en littérature. Au contraire, si l’on considère que les idées religieuses et monarchiques, au commencement du XIXe siècle, eurent à vaincre de vieilles habitudes philosophiques et littéraires, qu’elles revinrent de l’émigration, qu’elles eurent pour premier promoteur Chateaubriand, le grand prêtre du royalisme religieux, que la mélancolie, l’amour des ruines, le sentiment des grandes scènes de la nature, se trouvèrent mêlés au Génie du christianisme, on comprend qu’il se soit fait une association d’idées singulières et tout accidentelle entre les nouveautés littéraires et les résurrections politiques. Ce malentendu ne devait pas durer ; mais il régnait à l’époque dont nous parlons, et ne facilitait pas la tâche de Dubois, qui, plaidant à la fois la cause des deux libertés, était obligé d’être sévère pour ses amis du libéralisme, en paraissant faire cause commune avec ses adversaires politiques et religieux. Lui-même a signalé la délicate situation que nous venons de résumer ; il en cherche l’explication en signalant en même temps ce qu’il y avait de faux et d’impuissant dans chacun des deux systèmes : « Ce qu’il y a de curieux à observer, disait-il, c’est que les libres penseurs en politique et en religion sont absolutistes en littérature, et que les protestans contre l’Académie appartiennent presque tous au parti politique ennemi des innovations… Remarquez d’ailleurs que dans les écrivains qui se produisent aujourd’hui rien n’est d’instinct, ni d’inspiration ; tout vient du calcul ; l’originalité est un système, comme l’imitation ; si les uns arrangent et copient l’usé, les autres construisent l’extraordinaire. »

L’un des plus grands services rendus alors par la critique novatrice a été de faire entrer dans le grand courant de l’admiration publique les beautés des littératures étrangères, si méconnues par les critiques de la vieille école. C’est ainsi que Dubois relevait avec une juste sévérité le dédain vraiment puéril que les faux classiques manifestaient pour les gloires du dehors. « M. Auger s’est donné carrière, disait-il à propos d’une séance de l’Académie française, il a peint à grands traits ces amateurs de la belle nature qui, pour faire revivre la statue monstrueuse de M. Christophe, donneraient volontiers l’Apollon du Belvédère, et de grand cœur échangeraient Phèdre et Iphigénie contre Faust et Goetz de Berlichingen. En prononçant ces derniers mots, M. Anger a affecté un accent barbare et burlesque. Tous les journaux ont répété qu’il avait fait sourire l’assemblée. J’ignore quel sentiment excitait ce sourire ; pour moi j’ai eu pitié de l’orateur, qui ne sait louer notre Racine qu’en faisant la grimace à un homme de génie, et qui n’a pas encore appris qu’en France la première des convenances, comme le plus sûr indice du talent est le respect pour la gloire. » On prend ici sur le fait le sophisme si connu, propre à tous les conservateurs étroits, qui ne peuvent comprendre qu’une acquisition nouvelle se concilie avec les conquêtes antérieures, et qui veulent toujours nous forcer à choisir. En quoi, je le demande, l’admiration de Faust exclut-elle l’admiration d’Iphigénie ? M. Auger eût été fort embarrassé de le dire ; et il croyait avoir suffisamment terrassé Goethe en prononçant d’un ton ironique le nom barbare de Goetz de Berlichingen. Devant les étroitesses d’une telle critique, on ne saurait avoir trop de reconnaissance pour ceux qui, en nous délivrant d’un tel joug, ont ouvert notre âme à des beautés nouvelles, et ont ajouté aux jouissances de notre imagination.

C’est surtout des beautés de Shakspeare que Dubois avait un sentiment vif et profond. Son analyse de Macbeth est d’une grande beauté et d’une critique supérieure. En comparant le Macbeth original au Macbeth de Ducis, il saisit et nous fait saisir avec précision la haute supériorité du modèle sur la copie : ce n’est pas seulement la différence du génie, mais celle de la conception. Shakspeare dans Macbeth lui paraît comme « l’Eschyle du nord » exprimant le fatalisme de la mythologie scandinave, ainsi que le poète grec avait exprimé le fatalisme de la mythologie grecque. Non que l’auteur anglais eût songé de dessein prémédité à imiter Eschyle qu’il ne lisait guère ; mais en s’emparant simplement de la mythologie populaire et des superstitions primitives, il retrouvait, comme dans Hamlet, la même inspiration que le poète antique. Se plaçant à ce point de vue, Dubois défendait la bizarre invention des sorcières, comme nécessaire à l’action du drame, pour lui conserver sa mystérieuse signification. Sans doute, notre goût sceptique supporterait difficilement au théâtre de tels tableaux ; mais sans ce ressort, la pièce a perdu tout son sens et toute sa poésie. Au lieu de cette profonde et poétique interprétation de Macbeth, voyez ce qu’a fait Ducis, dont on ne peut contester le talent : « Pourvu qu’il trouve une nature un peu sauvage, des scènes d’un effet terrible, des occasions de rendre le crime odieux en forçant les traits, de déclamer quelques tirades de vertu et de laisser échapper de sa belle âme deux ou trois vers sublimes de remords et de tendresse, c’est assez pour son imagination. » Dans ce jugement ferme et précis, les limites du talent et du système de Ducis sont nettement indiquées : aucune injustice dans la sévérité. Ce qu’ il y avait de généreux et de naïf dans Ducis ne pouvait échapper au goût chaleureux et sympathique de Dubois, mais ce qui manquait n’était pas moins visible à l’œil clairvoyant du critique : « Rapetisser cette histoire mystérieuse aux étroites dimensions de notre système classique, c’est détruire toute vraisemblance et ne conserver que l’atrocité d’un crime commis brusquement et sans motif. » On ne doit pas méconnaître le service qu’a rendu Ducis en introduisant Shakspeare dans le courant populaire ; mais en nous donnant le goût du grand poète, il contribuait plus que personne à la dissolution du vieux système classique : car on voyait clairement par son exemple combien les cadres étroits de ce système étaient peu propres à contenir les larges et profondes peintures de la vie dont la scène anglaise est le théâtre.

Dans un autre travail, Dubois s’élevait avec non moins de raison contre le système de mutilation auquel on soumettait alors en France, sous prétexte de nouveauté, les chefs-d’œuvre étrangers : « Que dirions-nous, écrit-il, si un Allemand, prenant notre Athalie, s’avisait, en conservant trois ou quatre grandes scènes, ou même toute l’œuvre sublime de Racine, d’ajouter des développemens, des changemens de scène, des figures de personnages secondaires, et des épisodes populaires à la façon de son pays ? Nous crierions à la barbarie… On n’arrive pas plus à l’originalité en mutilant Shakspeare qu’en traduisant Racine. » L’école nouvelle en effet s’essayait alors à de plus grandes hardiesses par des imitations arrangées des chefs-d’œuvre tragiques de l’Angleterre et de l’Allemagne : « Mais, disait Dubois, ce ne sont pas les sujets qu’ils ont traités, c’est la liberté de leurs formes que nous voudrions voir sur notre scène. Les trois unités ne nous déplaisent pas quand le sujet le comporte. Ce que nous désirons, c’est qu’on n’y réduise pas de force des sujets vastes et compliqués qui demandent un grand développement. »

Dubois n’était pas moins sensible aux défauts du théâtre romantique d’alors qu’à ceux du théâtre classique. Il dénonçait de part et d’autre, sous des formes différentes, l’absence de naturel et de vérité. Au moment même du plus vif succès d’Henri III et sa cour, l’une des victoires romantiques d’alors, il jugeait cette pièce avec une sévérité précise que le temps a confirmée : « Je me croirais, disait-il, presque aussi coupable d’admirer Henri III que Pertinax (tragédie d’Arnault). Il n’y a dans la première de ces pièces ni plus d’intelligence historique, ni plus de vérité morale et poétique, ni plus d’invention que dans la seconde. Les scènes à tiroir, de mignons, de petits pages messagers d’amour, n’ont pas coûté plus de frais d’imagination que les tirades de vertu romaine, le dévoûment sublime à l’amour et à la patrie, les conspirations héroïques… Le répertoire du boulevard aura le droit de reprendre sa farouche figure de Barbe-Bleue qui transporte partout les belles au gré de leurs amans ; Walter Scott réclamera les meurtrissures de Marie Stuart ; Schiller, le joli page de don Carlos. Enfin vous ne trouverez dans la prose du novateur ni plus de verve libre et simple, ni moins de mots plaqués, que dans le solennel alexandrin du classique. »

On regrette de ne pas avoir un jugement de Dubois sur Hernani. Là du moins l’école moderne avait fait preuve d’originalité et de puissance. Un souffle nouveau animait cette œuvre étrange et paradoxale. On voudrait avoir l’opinion de ce juge intègre et perçant sur un poème dont les défauts sont si visibles que la critique a renoncé à y insister, tant ils sont connus, mais qui néanmoins exerce encore après cinquante ans une action profonde sur l’imagination. On est d’accord en littérature pour reconnaître que l’épreuve des grandes œuvres est le temps. Or ici le temps semble avoir prononcé en faveur du chef-d’œuvre romantique. Loin de nous la pensée de mettre cette œuvre sur la même ligne que celles de nos grands tragiques. Il n’y manque que deux petites choses : les caractères et la composition ; mais, cela mis à part, ne faut-il pas qu’il y ait eu là une inspiration de grand souffle pour survivre à tant de changemens de goût, et pour tenir suspendues pendant toute une soirée des foules peu sensibles à la poésie, mais qui subissent malgré elles le prestige de cette langue brillante, sonore, enflammée, d’une action romanesque et tout extérieure, mais riche en situations, en effets de théâtre, en incidens inattendus et frappans ? On a eu tort, nous le croyons, de dire autrefois que Victor Hugo n’était, même dans ses drames, qu’un poète lyrique, car on ne supporterait pas cinq actes de lyrisme au théâtre ; mais on a dit aussi, ce qui est beaucoup plus juste, que ses drames sont des opéras : l’action n’y est que prétexte à la poésie, mais il y a une action ; et c’est le mouvement de cette action, accompagnée d’une poésie tantôt haute et éclatante, tantôt douce et fascinante, mais toujours riche et colorée, c’est ce mouvement extérieur qui fait illusion sur le vide de la pensée. Ces qualités brillantes suffiront-elles, malgré ces graves défauts, à sauver dans l’avenir cette œuvre remarquable ? On ne saurait le dire. Sans aucun doute, si l’on devait voir renaître parmi nous une grande poésie dramatique, où la connaissance du cœur humain serait le fond et la langue poétique ne serait que la forme, Hernani et le théâtre de Victor Hugo passeraient bien vite à l’état archéologique. Mais si au contraire, comme il est malheureusement probable, nous sommes condamnés à voir disparaître la poésie du théâtre, si le drame en prose mêlé de comédie devient la forme exclusive de l’art dramatique, si la peinture soi-disant fidèle de la réalité devient le type obligatoire de tout écrivain de théâtre, on peut affirmer qu’Hernani et Ruy Blas resteront comme des œuvres demi-classiques, dernier débris d’un monde littéraire disparu, du monde de l’imagination. Là est la cause légitime du succès persistant de ces pièces. Quelque puissant que soit notre théâtre contemporain, quelque vivant et inventif qu’il se soit montré, il a un défaut absolu qui le classe à un rang inférieur : c’est l’absence absolue de poésie. Lorsqu’au sortir des chefs-d’œuvre réalistes vous entendez la langue fière et éclatante de Victor Hugo, vous sentez qu’après tout vous êtes dans une autre région, et que, sans être à côté de Corneille et de Racine, vous vous en rapprochez. Quoi qu’il en soit, on ne peut dire que, même au théâtre, la réforme romantique ait été tout à fait stérile ; et peut-être même ceux qui y ont le plus travaillé n’espéraient-ils pas, après le premier enthousiasme, un succès aussi durable.

Quelque favorable que fût Dubois à une réforme littéraire et à la liberté de l’invention, il n’a jamais consenti cependant à abaisser et à sacrifier notre goût national devant les paradoxes malveillans et jaloux de la critique étrangère. Il n’a pas cru que la France dût échanger d’anciens préjugés contre de nouveaux, et la critique étroite de La Harpe contre la critique étroite de Lessing et de Schlegel. Ceux qui à cette époque adoptaient ou ceux même qui encore aujourd’hui adoptent sans réfléchir les objections dénigrantes des Allemands contre notre littérature ne comprenaient ou ne comprennent pas le vrai sens de ces objections. Les critiques des Allemands étaient très légitimes à leur point de vue, car il s’agissait pour eux de se créer une poésie nationale. S’ils fussent restés sous le joug de l’imitation française, toute originalité leur était impossible, tant le génie allemand est différent du génie français. Au contraire, il y avait entre l’Allemagne et l’Angleterre une affinité naturelle et une sorte de parenté d’imagination. Les Allemands retrouvaient leur propre génie dans Shakspeare, tandis qu’ils se paralysaient inutilement par la froide imitation de nos poètes. Il leur fallait donc avant tout briser le joug français. L’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, tout leur était bon, excepté la France. De là la campagne de Lessing et de Schlegel contre notre poésie ; mais ce n’était qu’un fait de guerre, de rivalité nationale ; y chercher de la critique désintéressée et sérieuse, ce serait comme si nous allions demander à M. de Bismarck ce que l’on doit penser du peuple français. Sans doute des rivaux, des ennemis même peuvent vous dire de bonnes vérités ; mais ils ne disent pas toute la vérité, et tout ce qu’ils disent n’est pas vérité. Dubois était un esprit trop éclairé pour croire que l’indépendance consiste à changer de servitude. La victoire du libéralisme littéraire était assurée. Il fallait prendre garde à d’autres dangers. Dans le feu de la guerre, de jeunes fanatiques étaient tout prêts à brûler ce qu’ils avaient été forcés jusque-là d’adorer, et à sacrifier Racine sur l’autel de Shakspeare. La déclaration de guerre vint de Schlegel, qui osa écrire dans notre propre langue, et publier à Paris même un pamphlet contre l’incomparable tragédie de Phèdre. Toutes les équivoques, toutes les chicanes, toutes les ignorances des délicatesses françaises, étaient rassemblées dans cet écrit nourri de haine et de jalousie. Dubois releva le gant. Sa réponse à Schlegel est un chef-d’œuvre que je voudrais voir cité dans tous les cours de littérature. En voici quelques traits : « On s’étonne que le critique n’ait compris ni la grandeur, ni la poésie d’un pareil tableau. Tout préoccupé du génie et des mœurs de la Grèce, il n’entre dans aucun des sentimens du poète français ; il ne veut pas que son originalité se produise comme elle pouvait se produire de son temps ; il lui demande de se faire copiste au lieu d’inventeur ; et dans son regret de trouver autre chose que l’Hippolyte d’Euripide, il va jusqu’à méconnaître les traits les plus vrais et les plus naïfs de la passion… Tout ce qui touche au caractère de Phèdre est un contre-sens. M. Schlegel n’a pas vu que ce caractère est l’objet de la pièce. Pour Euripide, c’est Hippolyte, c’est la chasteté, la vertu sauvage qui est la pensée première et unique ; pour Racine, c’est Phèdre, c’est l’adultère et l’inceste. Euripide sacrifie tout à son héros, comme Racine à son héroïne. » S’il était permis à un profane d’ajouter quelques mots à ce jugement excellent et décisif, je me permettrais de dire que l’on n’a peut-être jamais complètement justifié Racine, comme on aurait pu le faire, contre l’objection de l’Hippolyte amoureux. Racine lui-même avait faiblement répondu à cette objection en disant, comme on le raconte : « Qu’auraient dit nos petits-maîtres ! » A une objection banale, il répondait par un mot mondain et léger ; mais il ne disait pas son secret, et peut-être, ainsi qu’il arrive souvent aux grands poètes, n’en a-t-il pas eu tout à fait conscience. Nous admettons une autre justification beaucoup plus solide. Selon nous, si Racine a rendu Hippolyte amoureux, c’est afin de rendre Phèdre jalouse. Or, c’est la jalousie de Phèdre qui est la vraie création de Racine. On sait en effet que la scène de l’aveu qui finit le premier acte est imitée et presque traduite d’Euripide. On sait que la scène de la déclaration est également imitée et traduite de Sénèque. Ce qui est de Racine et de lui seul, c’est le quatrième acte, la merveille du théâtre. Or cet acte se compose de deux idées : la jalousie et le remords ; et c’est la jalousie qui, par un contre-coup naturel, amène le remords. Ce qu’il y a donc de plus profond, de plus nouveau, de plus original dans Phèdre vient précisément de l’amour d’Hippolyte[4]. En suivant le conseil que donne Schlegel, Racine faisait une traduction ; par l’altération du caractère d’Hippolyte, il a fait une œuvre à laquelle on ne peut comparer qu’un autre chef-d’œuvre, le quatrième chant de l’Enéide. Une faute qui amène des beautés d’un tel ordre n’est une faute que pour les pédans.


III

En même temps que le Globe défendait les principes de la liberté littéraire, il soutenait aussi avec non moins d’énergie la liberté religieuse. C’était même cette liberté que Dubois avait le plus à cœur et pour laquelle il fut sur la brèche jusqu’au bout. Ce qu’il demandait, ce qu’il voulait, ce n’était pas la tolérance, c’est-à-dire la prédominance d’une église avec autorisation légale pour certains cultes dénommés. Non, c’était la liberté de conscience dans toute son étendue, fondée sur un droit naturel et imprescriptible, la liberté de conscience allant jusqu’à la liberté de penser, la liberté de croire ou de ne pas croire : « Nous sommes hommes, disait-il, avant d’être chrétiens, juifs ou mahométans ! L’homme et toutes ses facultés primitives, voilà le premier objet à respecter ; et, quand nous réclamons le droit de croire ou de ne pas croire, c’est de la première faculté de l’homme qu’il s’agit. » Il s’en fallait de beaucoup qu’un tel principe fût alors unanimement accepté, et qu’il fût entré dans les mœurs. Nous-mêmes avons vu encore combien ce principe scandalise les consciences et les opinions mondaines lorsqu’on vient à en tirer des conséquences nouvelles, par exemple le droit de se faire enterrer ou de se marier sans faire appel à un culte particulier. Nous avons vu les hommes politiques les plus éminens croire que le fait de n’appartenir à aucun culte équivaut nécessairement à l’athéisme et à la négation de toute loi morale et sociale. Tant il est difficile de se représenter la faculté de croire sous d’autres formes que celles de la tradition et de l’histoire, et à plus forte raison d’accepter comme légitime la faculté de ne pas croire ! Cependant la faculté de ne pas croire est la contre-partie de la faculté de croire. Si vous contestez mon droit de douter, je vous contesterai votre droit de croire. Si vous me parlez des périls du doute, je vous opposerai les excès de la foi. L’histoire nous apprend après tout que le fanatisme et la superstition ont commis plus de crimes que le doute. Tantum religio ! .. C’est donc la foi qui a le plus besoin d’invoquer la liberté de conscience : c’est elle qui devrait en plaider la cause au lieu de la condamner avec intolérance ou de la subir avec irritation.

On se demandera : Quelle sera donc la foi commune, l’unité de doctrine dans une société gouvernée par la liberté seule ? Dubois déclarait n’avoir pas à répondre à cette question. Il ne croyait pas qu’une seule foi, une seule doctrine, fût appelée à régner sur la société nouvelle, et il ne croyait pas que ce privilège pût appartenir à aucune des doctrines ou sectes, anciennes ou nouvelles, qui se disputaient alors le monde des croyances. Suivant lui, à chaque jour suffit sa peine. Le seul dogme nécessaire au XIXe siècle était celui-ci : liberté pour tous. Sans doute le spectacle d’un éparpillement général de croyances peut être pénible au philosophe ; mais c’est là le domaine de la conscience, non de la loi. C’est à la croyance à agir sur la croyance : la société n’y peut rien. D’ailleurs, si on y regarde de plus près, on verra que la liberté même constitue une unité de croyance d’un ordre supérieur à celui que quelques-uns regrettent. A quelle condition en effet a-t-on obtenu autrefois l’unité de croyance ? C’est à la condition d’exclure de l’état (et par conséquent de destituer de leur qualité d’homme) tous ceux qui ne pensaient pas comme l’état, ou de leur imposer par une contrainte extérieure une adhésion hypocrite. Croit-on par exemple qu’il n’existât pas de libres penseurs aux XVIIe siècle ? Si vraiment, et l’on voit par les fréquentes allusions des écrivains orthodoxes à quel point ils étaient nombreux : seulement ils se taisaient. D’un autre côté, les conversions forcées augmentaient encore le nombre des faux croyans. Ainsi c’était l’exclusion, le silence et l’hypocrisie qui protégeaient l’unité doctrinale dans chaque pays, ici au profit des catholiques, là au profit des protestans, c’est-à-dire en faveur de deux doctrines contradictoires qui se proscrivaient l’une l’autre ! Ceux qui réclament le plus l’unité de croyance voudraient-ils qu’elle se fît à leurs dépens et au profit du positivisme ? Le respect de toute croyance n’est-il pas aussi une croyance ? Le respect de l’homme en tant qu’homme, le respect de la raison chez tous, n’est-il pas un bien égal, sinon supérieur, à celui de tous les Credo ? Sans doute les doctrines nouvelles n’ont pas toujours eu cette libéralité qui se confond avec la liberté même ; c’est que l’intolérance est un type dont le prestige et l’imitation s’imposent A ceux mêmes qui la combattent, et ceux qui souffrent des réactions ont fourni souvent eux-mêmes les armes dont on les frappe.

Parmi les affaires de la restauration qui mirent aux prises l’esprit de liberté et l’esprit d’intolérance, nous ne pouvons rappeler ici que celles dont Dubois eut à s’occuper dans le Globe et qui lui furent une occasion d’exposer ses principes ; parmi ces affaires, l’une des plus curieuses fut le célèbre procès des Évangiles-Touquet. Ce livre était une édition abrégée du Nouveau-Testament, publiée par la librairie Touquet sous ce titre : Évangiles, partie morale et historique. Il était donc, comme l’indiquait le titre, composé exclusivement de toute la partie humaine de l’Évangile ; tout ce qui peut être considéré comme surnaturel et divin en était exclu. C’était évidemment une publication déiste et philosophique : épreuve intéressante pour la charte et pour la restauration. Était-il permis de n’accepter de l’Évangile et de n’en recommander que la partie purement humaine ? La liberté des cultes allait-elle jusqu’à la liberté de penser, c’est-à-dire de ne pas avoir de culte ? La religion d’état engageait-elle le gouvernement à défendre le christianisme sous sa forme positive et théologique, et comme sa chose propre ? On voit que dans cette affaire d’intérêt privé, la question religieuse était engagée dans ce qu’elle a de plus délicat et de plus décisif. Suivant la solution, la liberté des cultes garantie par la charte était entendue dans un sens vraiment large et humain comme liberté de conscience en général, liberté de pensée, ou au contraire elle n’était plus qu’une tolérance à l’égard de certains cultes, avec prédominance privilégiée et favorisée du culte catholique, et interdiction de la liberté philosophique. Inutile de dire que le Globe soutint avec énergie et passion la cause de la liberté ; mais ce fut la cause contraire qui l’emporta.

Dans la question des Évangiles-Touquet, toute la discussion portait sur le sens du mot « religion d’état. » Le gouvernement prétendait que la suppression des prodiges de l’Évangile était un outrage à la religion de l’état ; que l’état, considérant l’Évangile comme un livre inspiré et divin, ne pouvait admettre que l’on y touchât, que la suppression des miracles équivalait à leur négation, par conséquent à la négation de la divinité de Jésus-Christ, base du christianisme et religion de l’état il est vrai qu’il fallait singulièrement étendre le sens des termes de la loi sur la presse pour en tirer de telles conséquences, car cette loi ne condamnait que les attaques à la morale publique et religieuse. Or est-ce attaquer la morale religieuse que de nier les miracles ? Il ne le semblait pas ; mais le ministère public soutenait que le mot religieuse était commenté par l’article de la charte qui reconnaissait le catholicisme comme religion d’état : il s’ensuivait que la morale religieuse signifiait la morale catholique et impliquait le dogme de la divinité de Jésus-Christ. Cependant, dans la discussion de la loi sur la presse, cette interprétation dangereuse avait été prévue : M. de Serre avait énergiquement combattu l’expression de morale religieuse, et elle n’avait été votée que parce qu’on l’avait présentée comme inoffensive, et ne comportant pas les conséquences extrêmes qu’on voulait maintenant en tirer.

C’était en outre une extension singulièrement tyrannique et arbitraire de la loi, de soutenir qu’une suppression équivaut à la négation expresse. Un fait négatif peut-il être interprété dans un sens odieux sans tyrannie, lorsque d’autres interprétations sont possibles ? Ne peut-on chercher dans l’Évangile la morale ou l’histoire sans être suspect de vouloir détruire le dogme ? N’y a-t-il pas des exemples d’accommodation analogue, suivant les différens buts qu’on se propose, des livres de l’Écriture sainte ? La Bible de Royaumont, par exemple, n’est-elle pas une réduction de l’Ancien-Testament ? En supprimant certains passages comme trop crus pour l’enfance, devait-elle être soupçonnée de rejeter elle-même comme immorale la partie de la Bible qu’elle supprimait ? Faut-il tout admettre dans les Évangiles ? N’y a-t-il pas des erreurs, puisqu’il y a des contradictions ? Les tribunaux vont-ils se changer en chaires d’exégèse et se mettre à délibérer sur l’inspiration totale et sur l’inspiration partielle ?

En faisant valoir ces raisons, le Globe déclarait que c’était au nom de la justice stricte qu’il parlait, et au point de vue purement théorique ; car, dans l’espèce, il ne dissimulait pas que c’était bien du déisme qu’il s’agissait, c’est-à-dire de la cause de la pensée et de la science libres, que cette cause était la sienne propre, celle du Globe et de ses amis ; et il la défendait avec une éloquence qui n’a rien perdu de sa verdeur et de son entraînante énergie : « N’est-ce pas une étrange prétention que d’attribuer l’Évangile en propriété à une église ou à plusieurs églises qui déclareront que rien ne sera publié que dans la forme et l’étendue par elle fixées ? Quoi ! l’Évangile, la loi de vérité pour toute l’espèce humaine, adjugé ainsi en fief ! .. Au XIXe siècle, la morale chrétienne doit parler à tous les hommes ; la vie du Christ doit être présentée en exemple comme celle d’un martyr de la liberté et des saintes lois du devoir… Qu’on laisse passer en paix l’histoire humaine de sa vie : elle vaut mieux que les missions. »

La charte avait été une transaction entre l’esprit de l’ancien régime et l’esprit de 1789. L’ancien régime avait obtenu la déclaration du catholicisme comme religion de l’état ; l’esprit nouveau avait obtenu la reconnaissance de la liberté des cultes. Pendant le règne de Louis XVIII, ces deux principes avaient été assez bien pondérés, mais sous Charles X l’esprit de réaction l’avait emporté. Au fond, religion d’état et liberté des cultes étaient deux termes contradictoires. Lequel des deux devait l’emporter ? Pour le gouvernement, c’est le principe de la religion d’état qui devait demeurer, et la liberté des cultes se borner à la tolérance. Pour les libéraux au contraire, le terme de religion d’état n’exprimait qu’un fait, à savoir religion de la majorité des Français avec certains privilèges purement extérieurs pour le culte le plus nombreux ; mais la liberté des cultes excluait toute autorité doctrinale. C’était, en un mot, la lutte entre l’état clérical et l’état laïque. Dubois tranchait la question sans hésiter et posait hardiment et dans toutes ses conséquences le principe de la sécularisation de l’état. « On veut en vain se le dissimuler, la révolution française et après elle la charte, qui n’en est souvent que la traduction légale, ont complètement changé le principe fondamental de la société. Jusque-là toute croyance était réglée par le sacerdoce : c’est lui qui faisait la vérité ou l’erreur, la loi morale même venait de lui, et il l’imposait, telle qu’il la concevait, à la loi politique. En vain les dissidens de tous les âges avaient tenté l’affranchissement ; il a fallu la philosophie du XVIIIe siècle, les longs et patiens combats, et enfin la terrible ruine qui les a suivis… Par elle, toute opinion[5], ce qui est bien plus général qu’un culte, toute opinion a été déclarée libre et autorisée à se proclamer. Ainsi sont tombés sous la juridiction de chacun toutes les révélations, tous les sacerdoces, tous les livres saints. »

Dubois pressentait et devinait l’avenir lorsqu’il demandait à l’église de ne pas réveiller contre elle de funestes passions par des prétentions exorbitantes contraires à l’état actuel de l’humanité : « Nous avons beaucoup aimé cette religion de nos aïeux ; nous l’aimerons longtemps et bien longtemps encore ; mais au nom du Dieu qu’elle adore, qu’on ne force pas à la haïr pour d’inutiles violences les générations qui peuvent seules protéger sa sainte et vigoureuse vieillesse ! La jeunesse de notre âge n’a point d’inimitiés contre une domination dont elle comprend le bien, et dont elle n’a pas senti les maux. Voudrait-on lui donner les ressentimens de ses pères ? » Pourquoi l’église n’a-t-elle pas écouté ces sages conseils ? Pourquoi n’a-t-elle pas consenti à s’accommoder à cette société nouvelle où elle a sa place légitime et respectée ? Pourquoi a-t-elle inutilement pris parti pour toutes les doctrines qui sont le plus antipathiques à cette société ? Pourquoi a-t-elle renié et traité si durement dans son propre sein ceux qui ont cru à la possibilité d’un accord ? Pourquoi a-t-elle dénoncé comme des crimes les besoins les plus légitimes et les plus sacrés ? Pourquoi a-t-elle dit ouvertement que ces droits sacrés, elle ne les supporte que quand elle ne peut pas faire autrement ? Et pourquoi les combat-elle, par exemple en Espagne, quand elle se croit la plus forte ? Pourquoi se compromettre dans la politique pour tous les partis de réaction ? Pourquoi avoir renoncé à l’attitude sage et discrète qu’elle avait eue pendant une partie de la monarchie de juillet ? Pourquoi avoir cru que la grande crise de 1848 était une occasion de reconquérir le terrain perdu ? Et pourquoi depuis cette époque le principe théocratique a-t-il fait sans cesse en son sein de nouveaux progrès ? Il ne nous appartient pas de répondre à ces questions, et nous n’avons pas à discuter la conduite d’une église qui a ses chefs pour la diriger. Disons seulement qu’on a réveillé des passions qu’une conduite plus sage eût peut-être amorties, qu’on a préparé à notre société actuelle des complications dont elle n’avait que faire, et que l’on aura peut-être besoin un jour pour se défendre de l’appui des principes qu’on avait dénoncés et honnis !

Ce n’était pas seulement la liberté philosophique qui était menacée par la restauration, c’était encore la liberté religieuse proprement dite, la liberté des cultes dissidens. C’était, par exemple, le procès des piétistes de Bischwiller, petite communauté de cinquante mille croyans qui datait de deux siècles et qui étaient condamnés au nom du code pénal, interdisant les associations de plus de vingt personnes ; c’était, en un sens opposé, la petite église des louisets, secte catholique ardente de Bretagne qui repoussait le concordat et soutenait que Pie VII était tombé dans l’hérésie en traitant avec Napoléon, qui repoussait enfin les prêtres concordataires avec autant d’horreur que les prêtres assermentés. Dans cette circonstance, le principe de la liberté religieuse l’avait emporté : condamnés en première instance, les louisets avaient gagné leur cause en appel. C’était encore la question du serment juif. On prétendait imposer aux juifs dans les affaires le serment spécial de leur foi et les faire jurer more judaico. Il semblait qu’il n’y eût là rien de contraire à la liberté de conscience, puisqu’on faisait appel à la foi particulière des citoyens ; mais c’était justement donner au serment un caractère confessionnel qu’il n’avait pas dans la loi ; c’était en outre imposer à un culte dissident des obligations spéciales contraires au principe de l’égalité devant la loi. Cette cause, plaidée avec éloquence par l’avocat Crémieux, fut gagnée devant la cour de Nîmes, et, comme dans l’affaire des louisets, le principe de la liberté religieuse fut sauvé par la magistrature. Il en fut de même dans une cause où était encore engagée la liberté philosophique, celle de M. de Senancour, poursuivi pour son livre des Traditions religieuses. On voit, par ces divers exemples, soit qu’il échouât, soit qu’il aboutît, où tendait le gouvernement de la restauration. Nous représenter, comme on le fait souvent, ce temps comme l’idéal d’une société libérale est une singulière illusion d’optique. Ce régime retournait peu à peu à tout ce qu’on avait détruit. Ce qu’il y eut de libéral alors ne venait pas de la restauration, mais de la révolution ; cet esprit libéral qui, à distance, fait la gloire de la restauration, est à l’honneur de ses adversaires : elle le subissait en frémissant ; elle essayait de le dissoudre et de le tourner ; enfin elle voulut le détruire d’un coup, et elle fut vaincue dans cette lutte ; qui pourrait le regretter ?

Dubois était de ces libéraux que l’on a appelés chevaleresques, et qui voudraient la liberté non-seulement pour leurs adversaires, mais encore pour ceux de leurs adversaires qui nient la liberté même. Victime de la réaction religieuse et jésuitique, il ne craignit pas de défendre les jésuites. Aussi, lorsque le célèbre Montlosier publia son Mémoire à consulter, dénonçant à toutes les cours royales l’institut des jésuites comme coupable d’une conspiration latente contre l’autorité du roi et les traditions du royaume, Dubois s’opposa à cette campagne : il demandait que l’on poursuivît les jésuites s’il y avait des faits criminels à leur imputer, mais qu’à défaut de ces faits on s’abstînt d’un procès de tendance et de doctrine. Le parti libéral invoquait dans cette affaire un principe des plus dangereux, le principe même de la religion d’état. « Si l’état est catholique, disait-on, il a le droit de défendre la pureté de la religion contre des altérations et des falsifications qui la détruisent. » Dubois n’avait pas de peine à montrer le péril d’une semblable argumentation et soutenait avec raison qu’en invoquant un tel principe le parti libéral se livrait lui-même à toutes les tyrannies. Même en 1828, lors des fameuses ordonnances de M. de Vatimesnil, Dubois protesta encore contre l’obligation inquisitoriale du serment imposé aux congrégations non autorisées. Ces indépendances de Dubois ne furent pas très bien vues de quelques-uns de son parti, qui l’accusèrent, les uns de naïveté, les autres presque de trahison ; mais elles prouvent à quel point il avait pris au sérieux le grand principe dont il s’était fait le défenseur. Ce ne serait pas donner une idée complète de la guerre que Dubois fit à l’intolérance que ne pas rappeler sa défense de l’Université contre la réaction religieuse. On a tellement oublié ces temps-là, et ils ont été depuis si poétisés souvent par ceux-là mêmes qui en avaient été les plus véhémens adversaires, mais qui ont aimé dans la restauration « le souvenir de leur jeunesse, » qu’il est utile de se remettre sous les yeux le tableau de ce que fut alors le gouvernement de l’instruction publique : « Tous les anciens recteurs chassés, presque tous remplacés par des prêtres ; les trois quarts des provisorats des collèges royaux, toutes les principautés des collèges communaux occupés par des prêtres, tous les professeurs indépendans chassés de leurs chaires ; l’École normale détruite, ses élèves poursuivis dans toutes les directions ; le haut enseignement de la capitale éteint, toutes les facultés des lettres et des sciences dans les provinces ou fermées ou réduites à des leçons insignifiantes ; les chaires d’histoire supprimées, l’enseignement de la philosophie ramené à un latin barbare, etc. Voilà ce que nous avons vu pendant quatorze ans ; car nous osons à peine compter deux ou trois années de répit, où M. Royer-Collard s’efforça d’arrêter le mal, mais où lui-même, impuissant contre l’intrigue, succomba de lassitude et de désespoir. » Tous les faits signalés par Dubois sont incontestables : ils nous montrent ce que c’est qu’un gouvernement clérical dont on parle quelquefois comme d’un fantôme inventé par les libéraux. Nous ne voulons pas de réaction ; mais à ceux qui seraient trop tentés d’accuser le présent, nous demandons de vouloir bien se souvenir du passé.


IV

La liberté politique occupe moins de place dans les Fragmens de M. Dubois que la liberté religieuse ou la liberté littéraire. La raison de ce fait est facile à comprendre. Le Globe, à son origine, était un journal littéraire et philosophique, non politique. C’était un journal de principes et de doctrines : il ne s’était pas donné pour rôle de suivre dans ses incidens quotidiens la lutte politique engagée sous la restauration, il ne pouvait y toucher qu’indirectement par le côté religieux et philosophique. Cependant, devenu plus tard journal politique, le Globe eut dans quelques circonstances à s’expliquer sur ce terrain, et il y trouva l’occasion de manifester les mêmes principes de haut libéralisme que dans les questions religieuses. Nous signalerons surtout celles de ces circonstances où les principes étaient en jeu, et où il y avait lieu de faire l’éducation politique du pays.

Une de ces circonstances fut la publication d’un pamphlet de Cauchois-Lemaire, intitulé : Lettre à Monseigneur le duc d’Orléans. Cauchois-Lemaire était un écrivain du parti libéral, dévoué, passionné, mais aventureux, excessif, indiscret, un de ces francs-tireurs qui compromettent les causes, et que les partis n’osent pas désavouer. Il avait pressenti avec sagacité le rôle important que les événemens devaient donner au duc d’Orléans, depuis Louis-Philippe. Mais il avait eu le tort de vouloir anticiper sur ces événemens, et d’indiquer au prince un rôle dangereux que sa situation lui interdisait impérieusement. Il avait osé demander dans une lettre publique que le duc d’Orléans se mît à la tête de l’opposition légale, et en devînt le chef, suivant l’exemple donné souvent par les princes du sang en Angleterre, parmi lesquels, disait-il, il y en a toujours un dans l’opposition. On sent à quel point la question était délicate et imprudente. Il ne manquait pas de gens en France pour se souvenir que le conflit de la nation et de la royauté, lors du gouvernement des Stuarts, avait été tranché par un changement de dynastie. L’analogie trop manifeste des Stuarts et des Bourbons, la singulière coïncidence qui de part et d’autre avait fait succéder un frère à un frère, et un prince aveugle et fanatique à un prince plus modéré ou plus indifférent ; cette autre rencontre d’une famille princière toute voisine du trône, et engagée par les événemens dans une voie libérale ; là un prince protestant garantissant à la nation anglaise la sécurité religieuse, ici un prince dont la jeunesse avait été mêlée aux événemens les plus tristes et les plus glorieux de la révolution française, et qui en paraissait le garant naturel ; toutes ces analogies enfin parlaient assez d’elles-mêmes, il était inutile et dangereux d’en accuser trop haut la réalité. Le nom du duc d’Orléans était déjà et malgré lui une menace d’usurpation. L’inviter à jouer un rôle public et un rôle d’opposition, c’était appeler sur les lèvres de tous un mot qu’il eût fallu au contraire laisser caché au fond des cœurs ; c’était réveiller des espoirs et des craintes qu’il eût fallu taire. Cauchois-Lemaire engageait témérairement le parti libéral ; non moins témérairement le gouvernement relevait le gant et prononçait le premier le mot redoutable, le mot sous-entendu, celui d’usurpation, et il appelait la justice, la presse, la publicité à son secours. Il soumettait à la discussion le droit du peuple et le droit du roi, « ces deux droits, dit Retz, qui ne s’entendent jamais si bien que dans le silence… La salle du palais profana ces mystères. »

Quelle fut l’attitude du Globe dans une question si périlleuse ? Elle fut d’une correction irréprochable ; mais surtout Dubois montra en cette circonstance une sagacité et une hauteur de vues qui dépassaient de beaucoup la question elle-même. Cauchois-Lemaire avait pressenti 1830 ; Dubois voyait plus loin encore, et ce qu’il écrivait alors aurait pu paraître aussi bien cinquante ans plus tard. Il relevait d’abord l’étourderie peu judicieuse du publiciste ; il reconnaissait que ces conseils n’étaient « ni des plus sages ni du meilleur goût. » Il faisait remarquer avec raison qu’un prince qui cherchait la popularité, comme croient devoir le faire souvent les représentans d’une race cadette, n’acquerrait que la réputation « d’un ambitieux inquiet. » Au point de vue littéraire, il reprochait au pamphlet d’être « un pastiche de précautions oratoires, » un morceau « de rhéteur, » en un mot « une erreur de goût. » D’un autre côté, il signalait avec force au gouvernement le danger d’un procès qui allait substituer « à une proposition douteuse des questions immenses et redoutables, » et qui répandrait partout « cette terrible idée qu’on pourrait au besoin trouver un successeur illégitime à la dynastie régnante. » Procès d’autant plus maladroit de part et d’autre qu’il tombait précisément en 1828, au moment où un sérieux essai d’accord se tentait entre la nation et la royauté, car on était au début du ministère Martignac.

Telles étaient les impressions qu’avait inspirées à l’esprit droit et sagace du directeur du Globe la malencontreuse affaire du procès Cauchois-Lemaire ; mais au-dessus de ces impressions du moment, qui n’ont plus pour nous aujourd’hui qu’un intérêt historique, Dubois saisissait l’occasion d’établir des principes d’un intérêt plus élevé et plus général, et qui nous montrent clairement dans quelle direction politique il eût voulu engager le pays. Ce qu’il reprochait le plus sévèrement à Cauchois-Lemaire dans sa maladroite et inconvenante entreprise, c’était « le rôle qu’il faisait jouer à la nation dans cette circonstance. » Il s’étonnait qu’un esprit si libéral eût cependant un sentiment si peu juste de la liberté qu’il se crût obligé « de lui chercher des patrons parmi les ducs et les princes. » Il admettait bien qu’un grince pût apporter son influence et sa clientèle à la cause de tous ; mais c’était au même titre « qu’un riche banquier ou un manufacturier considéré. » Mais il blâmait énergiquement cette tendance servile à toujours tourner les regards vers quelques astres éblouissans et ce penchant fatal à chercher sans cesse de nouveaux tuteurs. — « Adressons-nous, disait-il, à la nation : c’est à elle seule qu’il convient d’être une puissance. » Quelle vue précise des vrais principes ! et combien ne fallait-il pas d’années pour que la nation arrivât à prendre conscience d’elle-même, et à chercher en soi et non dans des maîtres fragiles la direction de ses destinées ! Et ces destinées elles-mêmes, que devaient-elles être, suivant Dubois ? Ne semblait-il pas avoir devant les yeux le gouvernement qui se fonde aujourd’hui lorsqu’il disait : « Autre chose est notre situation et celle de l’Angleterre après la révolution. Pour elle, l’aristocratie était l’ancre de salut : pour nous, c’est la démocratie patiente et éclairée, marchant d’un pas lent, mais d’ensemble, à la conquête d’institutions toutes nouvelles sur le sol de l’Europe. A coup sûr, beaucoup mourront avant la vue de cette terre promise, car les nations ne vont pas vite en besogne. Est-ce une raison pour se décourager et décourager les autres, appeler des gens qui travaillent à la place de tous et qui, au lieu de faire ce qui convient à tous, ne font presque toujours, avec les meilleures intentions, que ce qui convient à eux-mêmes ? N’élevons pas les princes comme les patrons de la liberté ; rangeons-les au contraire sous son patronage, et, moins dévots aux formes républicaines, sachons en prendre un peu mieux l’esprit. Ni rois absolus, ni tyrans populaires ne seront alors à redouter ; le pays se régira lui-même : self-government, c’est l’espoir et la paix de l’avenir. »

On voit par ce remarquable passage combien peu Dubois était désireux d’un changement de dynastie. Ce qu’il voulait avant tout, c’était le gouvernement du pays par lui-même, et il ne lui semblait pas que ce fût un bon moyen d’atteindre ce but que d’appeler une nouvelle famille qui, préoccupée de ses intérêts propres, devait, avec les meilleures intentions du monde, se donner à elle-même pour but de s’établir et de se conserver sur le trône plutôt que d’apprendre peu à peu au pays le moyen de se passer d’elle. Un tel but était peut-être plus facile à obtenir avec une vieille dynastie qu’avec une nouvelle. On comprend en effet qu’une vieille dynastie, satisfaite de durer, fière d’un respect traditionnel et de l’amour populaire, aurait pu se contenter du rôle, si grand en lui-même, de faire germer et fleurir, sous sa protection, les libertés nouvelles, d’habituer les Français à se gouverner, en réduisant la fonction du pouvoir à celle de modérateur et de pacificateur. Que ce ne fût pas là une illusion, c’est ce qui avait été démontré par le règne de Louis XVIII, qui avait compris en partie ce rôle, et en avait tiré pour la dynastie elle-même les plus heureux effets. Pourquoi de jeunes princes, un peu plus animés d’esprit moderne, comprenant mieux leur temps, éclairés par une sage politique, n’eussent-ils pu prêter les mains à ce progrès ? Ne sont-ce pas en Italie, en Autriche, des souverains absolus qui ont eux-mêmes, motu proprio, introduit dans leur pays les libertés constitutionnelles ? En seront-ils amoindris dans l’histoire ? Pourquoi un duc de Berry, par exemple, ou son fils, alors enfant, n’eussent-ils pas pu avoir une ambition semblable ? Rien n’est impossible en histoire ; il n’y a que les faits qui parlent. En tout cas, si de telles espérances étaient illusoires, l’illusion elle-même n’en était pas moins un devoir, tant que la monarchie traditionnelle était la loi du pays. Appeler un sauveur, c’était manquer en esprit à la foi constitutionnelle. Dubois ne commit pas cette faute. Ce qu’il voulait, ce n’était pas de changer de maîtres, c’était d’obtenir, sous la garantie de la loi et sans toucher au principe sacré de la royauté d’alors, le maintien d’abord, le développement ensuite des libertés publiques. Il n’y avait là rien d’incompatible, et personne n’avait droit de prétendre, sans violer la charte, qu’on ne pouvait défendre la liberté sans attaquer le trône.

Et cependant il vint un moment où Dubois lui-même, le sage, le philosophe, le défenseur de la liberté légale, l’ennemi de toute revendication violente, fut à son tour accusé et condamné. Il fut accusé de « provocation au renversement du gouvernement ; » il fut condamné à quatre mois de prison par le tribunal, et par le conseil royal de l’instruction publique à la censure universitaire. Qu’était-il arrivé ? A quel accès de colère s’était-il laissé emporter pour attirer sur lui une peine aussi sérieuse ? Le fait seul d’être traduit en justice n’était-il pas en contradiction avec l’esprit général, les principes, les tendances du journal que Dubois rédigeait ? Nous en avons la preuve sous les yeux, dans tous les articles qu’avait écrits Dubois, articles écrits, on le sait, dans la fièvre ; jamais un mot de révolte, une expression violente, une agression préméditée n’avait appelé la sévérité judiciaire. Jamais le Globe n’avait eu de procès ; c’était sur le terrain légal qu’il combattait, et toujours avec une élévation de ton et une dignité de langage qui commandaient le respect. Dubois a-t-il donc, sous le coup d’une situation nouvelle et de plus en plus critique, dépassé les droits de la liberté ? L’article incriminé était-il un acte de révolte ou un acte de libre discussion ? En le relisant à distance en toute impartialité, il paraît évident aujourd’hui que, si en certains passages l’expression dépassait quelque peu la mesure, ce que Dubois a reconnu lui-même devant le tribunal, le fond de l’article était inattaquable, et l’accusation absolument erronée. N’oublions pas d’ailleurs que la condamnation de Dubois fut en réalité un demi-acquittement, car le chef fondamental de l’accusation, la provocation, le seul d’ailleurs sur lequel Dubois se soit défendu, fut écarté par les juges. Au reste, ce célèbre article sur la France et les Bourbons a été un événement historique assez important, et il soulève d’assez grandes questions de morale et de politique pour qu’il nous soit permis d’y insister ; il fait trop d’honneur à Dubois, malgré le procès, pour le laisser oublier. L’avertissement équivaut-il à la provocation ? Telle était la haute et profonde question que soulevait le procès du Globe. Dénoncer un mal futur, avertir qu’il est inévitable dans une certaine conduite donnée, est-ce travailler à introduire ce mal et s’en rendre complice ? Dire à un imprudent ou à un intempérant qu’il s’expose à telle maladie, est-ce produire et causer cette maladie ? Dire à un négociant qu’il se ruine et va droit à la faillite, est-ce le ruiner, est-ce lui infliger la faillite, est-ce même la désirer pour lui ? Rien de plus évident que la réponse quand il s’agit des choses ordinaires de la vie : malheureusement il n’en est pas de même en politique, et trop souvent on y confond l’avertissement avec la provocation. Nous en avons eu sous les yeux le plus terrible et le plus fatal exemple. Un gouvernement annonce une guerre : on vient lui dire qu’il n’est pas prêt et qu’il entraîne le pays à une ruine certaine. Un tel avertissement est-il la cause de la ruine, et n’était-il pas au contraire le seul moyen de l’éviter ? Fallait-il par un faux patriotisme tromper le pays sur ses ressources et sur les désastres qui l’attendaient ? Était-ce produire ces désastres que de les prédire ? Sans doute, si l’on veut à toute force faire une guerre sans en avoir les moyens, il vaut mieux ne pas dire que les moyens manquent ; mais n’est-ce pas là une pétition de principe ? car la question était de savoir si on avait ces moyens, et si, ne les ayant pas, il fallait faire la guerre. Ce fut une question du même genre que Dubois eut à discuter devant les tribunaux. Montrer qu’un gouvernement, en suivant telle conduite, va droit à une révolution, était-ce provoquer à cette révolution ? S’il en était ainsi, aucune liberté de critique et de contrôle ne serait possible, car toute critique en politique consiste toujours à montrer que telle conduite entraîne tel péril ; si l’on est par là responsable de ce péril, il n’y a plus qu’à se taire. Dire que telle politique financière conduit à la banqueroute, c’est, dit-on, compromettre le crédit du pays ; mais cependant, si cela est vrai, pourquoi ne le dirais-je pas ? Et n’est-ce pas précisément pour cela que la liberté de la tribune et de la presse ont été imaginées ? Il en est de même de l’annonce d’une révolution. N’est-il pas vrai qu’il y a certaines conduites politiques qui amènent des révolutions ? En suis-je responsable ? Est-ce ma faute s’il en est ainsi ? Suis-je coupable de raconter des faits, et de préjuger l’avenir d’après le passé ? Dubois, en prédisant la révolution qui a eu lieu en effet, en a-t-il été l’instigateur ? N’indiquait-il pas au contraire le vrai moyen de l’éviter ? Si, au lieu de le poursuivre, on l’eût écouté, la monarchie aurait échappé à ce péril comme elle y avait échappé jusque-là. L’événement n’a donné que trop raison au journaliste. Il était l’ami de la dynastie en l’avertissant. Lorsque nous relisons cet admirable article sur la France et les Bourbons, qui est aujourd’hui une page d’histoire, ce qui se dégage pour nous de ces pages ardentes où l’auteur avait mis toute son âme, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, le sentiment de la colère et de l’indignation contre un gouvernement aveugle, c’est le sentiment de la douleur. L’idée que l’auteur désire la révolution qu’il annonce ne ressort point du tout de ce qu’il dit ; la volonté de concourir à cette révolution, de la préparer et de l’accélérer est démentie à toutes les lignes. Ce que l’auteur dénonce avec chagrin, avec désespoir, c’est le désaccord de la nation et de la royauté. Ce désaccord, il suffit de vouloir pour le faire cesser. Le roi ignorait, et on le lui cachait comme il arrive toujours, les vrais sentimens du pays. Lui faire comprendre ces sentimens, lui apprendre à quel point ils étaient profonds, quel danger il y avait à les braver, tel fut l’objet que Dubois se proposait dans son article. Qu’il fût en cela agréable au gouvernement, qu’il contrariât les desseins de ceux qui voulaient en finir avec la charte, et sacrifier la nation à la royauté, rien de plus naturel ; mais qu’il ait outrepassé les droits de la liberté, c’est ce qu’aucun lecteur désintéressé ne saurait admettre.

L’accusation s’était d’ailleurs donné le tort d’une exagération par trop ridicule en accusant l’auteur de l’article « de provocation à un attentat contre la vie et la personne du roi. » Dubois accusé de régicide ! C’était vraiment une gageure un peu forte. C’était pousser bien loin l’hyperbole permise au ministère public dans les procès politiques. Dubois avait bien le droit de hausser les épaules et de répondre sur ce point avec mépris : Quelle pitié ! Il n’en était pas de même de la provocation à changer et à détruire le gouvernement : c’était tout le procès, mais au fond c’était le procès de la restauration elle-même. L’article en était l’histoire abrégée, ramenée à ces deux idées fondamentales : toutes les fois que la dynastie avait penché du côté de la contre-révolution, son existence avait été menacée ; au contraire elle avait toujours été sauvée par la liberté. Tout le morceau reposait sur la preuve historique de ces deux vérités : première restauration avec ses prétentions rétrogrades ; chute des cent jours ; — seconde restauration avec sa réaction violente et cruelle ; menace pour le trône, qui se sauve lui-même par l’ordonnance libérale du 5 septembre, — ministère réactionnaire de Villèle, sombres jours, opinion menaçante ; retour à la sincérité et à la confiance par le ministère Martignac. Ainsi trois tentatives de contre-révolution, la première avec punition immédiate, les deux autres avec résipiscence et retour vers le pays : voilà ce qu’apprenait le passé. Or on était en face d’une quatrième tentative de contre-révolution. Qu’allait-il arriver ? C’est ici que se posait le dilemme fatal ; c’est ici que l’auteur osait dire en termes un peu vifs que dès les premiers jours du nouveau ministère on avait senti « la royauté compromise et frappée. » Ces paroles pouvaient sembler fortes, mais tous les journaux alors, aussi bien ceux de droite que ceux de gauche, discutaient publiquement depuis plusieurs mois les chances d’une révolution, les uns pour effrayer le pays, les autres pour effrayer le roi. Mais en montrant le péril Dubois montrait le remède : « Et cependant, disait-il, il y a dans tous les esprits un tel besoin de paix que chaque fois que la royauté se sépare de ceux qui la compromettent, à l’instant même revient à tous l’espérance d’enchaîner le sort des Bourbons à l’avenir de la liberté. » Sans doute, le parti était trop engagé pour que ce sage conseil fût encore de mise, mais à qui à la faute ? Et était-ce un attentat contre le personne royale, une provocation à renverser le trône que de proposer aux Bourbons le rôle qu’ont pratiqué depuis, avec tant d’honneur, les monarques d’Angleterre, de Belgique et d’Italie ? Un tel rôle ne leur eût-il pas fait à eux-mêmes plus d’honneur dans l’histoire que celui de rois détrônés, ou d’héritiers mystiques d’une monarchie impossible ! Rien ne fut écouté. Dubois alla en prison et Charles X en exil.

Si nous avons bien résumé la pensée politique du Globe, on doit voir qu’elle pouvait se réduire à cette formule, si à la mode il y a quelques années : le gouvernement du pays par le pays. A la vérité, on ne connaissait alors que le pays légal, le pays du suffrage restreint. Dubois eût-il voulu une extension de ce suffrage égale à celle qui existe aujourd’hui ? Il est probable que non, et d’ailleurs personne alors n’y pensait. Dubois, comme les hommes de sa génération, même les plus libéraux, Thiers, Rémusat, Odilon Barrot, se contentait d’un pays légal, mais de plus en plus ouvert ; et sous le gouvernement suivant, il fut de ceux qui réclamaient vivement l’extension des droits électoraux. Il ne désirait pas, il n’eût pas accéléré le moment où ce droit de suffrage devait être donné à tous ; mais ce que l’on peut tenir pour certain, c’est qu’une fois ce droit acquis, une fois le suffrage universel devenu la loi du pays, il serait resté inflexiblement fidèle à son principe du gouvernement du pays par le pays. Il n’eût connu jamais d’autre règle que celle de la majorité, d’autre souveraineté que celle de l’opinion. Il eût donc été de ceux qui se fussent ralliés à la politique de M. Thiers ; ou plutôt, pour mieux dire, il a été de ceux-là, car il a pu voir encore les premières phases de notre histoire actuelle. Dans le moment où nous sommes, tout en restant parmi les plus modérés, tout en conseillant la prudence et la lenteur aux chefs de parti, il eût reconnu qu’aucun gouvernement ne se rapprochait plus de ce qu’il avait désiré et demandé ; non qu’il crût la royauté inutile, mais elle ne jouait pas le premier rôle dans ses préoccupations. Il voyait nettement le caractère profondément démocratique de notre société, il ne séparait pas dans sa pensée les progrès de la démocratie et les progrès de la liberté. Il eût reconnu dans le gouvernement actuel l’expression fidèle et sincère de la souveraineté nationale. Jamais en effet aucun n’est sorti aussi immédiatement et aussi librement et de la force des choses et de la volonté du pays. Deux fois ses adversaires ont pris le pouvoir pour diriger le pays dans le sens qui leur plaisait, deux fois, malgré tout le prestige qu’on attribuait autrefois à la prise de possession du pouvoir, ils ont échoué devant une volonté arrêtée, froidement et énergiquement exprimée. Jamais donc le pays ne s’est plus complètement appartenu à lui-même. C’est le moment ou jamais de fonder parmi nous un gouvernement libre. Si nous échouons, la faute n’en sera qu’à nous : nous ne pourrons la rejeter sur personne. Pour la première fois, la France est sortie de tutelle : elle est libre, elle est souveraine, elle est majeure, c’est à elle à justifier par ses actes la confiance des esprits généreux qui depuis un siècle ont plaidé ses droits. Nous sommes de ceux qui croient au succès. Il ne s’agit pas d’un gouvernement d’Eldorado. « Les constitutions ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil. » La république aura ses difficultés comme les monarchies ont les leurs ; elle aura ses erreurs comme les monarchies ont eu et ont encore les leurs ; elle aura des épreuves comme toutes les choses humaines. Mais ces épreuves, ces difficultés et ces fautes, le pays les supportera, d’abord parce qu’il en sera plus ou moins l’auteur responsable, ensuite parce qu’il pourra changer quand il voudra de guides, quand il se croira mal dirigé. Pour lui, le bien suprême « sans qui les autres ne sont rien » sera d’être son propre maître, et s’il doit faire des fautes, au moins il les fera lui-même au lieu de subir celles d’autrui. Si ce gouvernement de raison doit réussir parmi nous, le nom de Dubois ne sera pas oublié parmi ceux qui l’ont appelé de leurs vœux et préparé par leurs écrits.


PAUL JANET.

  1. Deux volumes in-8o. Paris, 1879. Thorin.
  2. Le docteur Bertrand a été le père de deux savans éminens de nos jours : M. Joseph Bertrand, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, et M. Alex. Bertrand, le conservateur du musée de Saint-Germain, qui fait autorité dans l’archéologie celtique.
  3. Le critique Dussault, le type des classiques étroits, écrivait aussi : « Il faut le dire, les sermons de Bossuet sont des ouvrages de mauvais goût. » (Annales littéraires t. IV, p. 441.)
  4. Voici comment nous nous représentons la suite d’idées qui a guidé Racine. Il avait traduit les vers de Sénèque : Genus omne profugit — Pellicis careo metu, par ces deux vers si connus :
    Il a pour notre sexe une haine fatale
    — Je ne me verrai pas préférer de rivale.
    N’a-t-il pas pu se dire alors : « Si je lui donnais une rivale ! » En tout cas d’ailleurs, il n’est pas nécessaire qu’il ait fait précisément ce calcul. Il suffit qu’ayant été conduit par les convenances mondaines à inventer l’amour d’Hippolyte, il en ait tiré comme conséquence les grandes beautés signalées.
  5. La charte reconnaissait non-seulement la liberté des cultes, mais encore celle « des opinions. »