Le Grand Frédéric avant l’avènement/02

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Le Grand Frédéric avant l’avènement
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 522-553).
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LE
GRAND FREDERIC
AVANT L'AVENEMENT

II.[1]
L’IDYLLE DE RHEINSBERG.

I. Correspondance de Frédéric, dans les Œuvres de Frédéric le Grand, éditées par J.-D.-E. Preuss. — II. Archives du ministère des affaires étrangères, fonds de Prusse, années 1736 à 1740. — III. Jordan, Voyage littéraire. — IV. Bielfeld, Lettres familières et autres. — V. Hennert, Beschreibung des Lustschlosses und Gartens… zu Reinsberg. — VI. Andrew Hamilton, Rheinsberg, traduit de l’anglais par R. Dielitz. — VII. Preuss, Friedrichs des Grossen Jugend und Thronbesteigung, et Friedrich der Grosse mit seinen Verwandten und Freunden. ~ VIII. Koser, Friedrich der Grosse als Kronprinz. — IX. Von Schlözer, General Graf Chasot. — X. Von Knobelsdorf, Georg Wenceslaus von Knobelsdorf. — XI. P. Seidel, Antoine Pesne, dans la Gazette des Beaux-Arts, livraisons des 1er avril, 1er mai et 1er juillet 1891.


I

Le voyageur qui sort de Neu-Ruppin pour se diriger au nord vers le Mecklembourg parcourt un des pays les plus tranquilles qu’il y ait au monde. La route est de sable pur où le pas des chevaux s’étouffe ; à la montée des Kahlenberge, — les monts chauves, — les roues s’enfoncent, et sous l’effort de l’attelage, la voiture est secouée dans l’ornière et l’essieu gémit. J’ai eu pendant ce voyage l’idée de l’obscur effort continu qui est le trait principal de l’histoire de la Prusse. Le long du chemin s’alignent des bois de pins très bien tenus, comme il convient à des bois du roi. Des poteaux noir et blanc portant la couronne d’or donnent le nom de la circonscription royale forestière. Par endroits s’ouvrent des clairières ; un groupe d’habitations apparaît ; une chute d’eau fait mouvoir une scierie. Le bois est la seule richesse de ce canton ; au bord de la rivière, des prairies verdoient d’un vert pâle à fleur de sable, mais quand l’eau manque et cesse la forêt, l’œil ne distinguerait pas la route sablonneuse des champs sablonneux, où croissent le seigle et la pomme de terre clairsemés, si une quantité de petites bornes ne dessinait pas le chemin. Après une dizaine de kilomètres, on découvre Rheinsberg dans un large défriché. Pour embrasser l’aspect du pays, il faut gagner à gauche une colline où s’élève une tour nommée le phare, et bien nommée ainsi, car la mer semble toute proche ; des lignes de dunes ondulent mollement vers le phare, qu’on dirait soulevé par une vague plus haute. Au loin, sous le ciel très pâle, la couche bleu foncé des bois de sapin ferme l’horizon, vers lequel cheminent de petites routes tortues plantées de bouleaux dont l’écorce blanche jette de la lumière.

Rheinsberg est une ville plus petite que Neu-Ruppin, refaite aussi après incendie en un style de « résidence » trop ample et magnifique pour ses deux mille habitans. La place du marché, plantée de tilleuls dans l’ombre desquels sont posées de toutes petites maisons, contiendrait nos halles centrales. Elle descend vers le château, dont le corps de logis, en avancée légère, est flanqué de deux pavillons carrés. Après avoir passé sous la porte et traversé une cour, on arrive au bord d’un lac : c’est le Grinericksee, relié par un chenal au lac de Rheinsberg, dont la nappe, surmontée d’îles boisées, s’étend à perte de vue sur la droite. A gauche, au pied du château, s’échappe du Grinericksee une petite rivière, le Rhin, qui a déjà traversé des lacs et en traversera encore avant de finir dans la plate et molle Havel, près du confluent de cette rivière avec l’Elbe. Rheinsberg est le chef-lieu d’un département de forêts calmes et d’eaux qui sommeillent.

Les seigneurs de ce lieu étaient, au moyen âge, les vassaux des comtes de Ruppin. Au XIIIe siècle, un sire de Rheinsberg avait clos de murs son village, qui devint une ville, mais les habitans demeurèrent en servage, trop pauvres pour acheter, pour conquérir ou même pour désirer la liberté. Ce pays était pourtant rongé par des hobereaux, qui vivaient sur les meurt-de-faim, leurs sujets. Plusieurs dynasties se succédèrent au bord du Grinericksee ; après les Rheinsberg, vinrent les Platten, puis les Bredow. Ceux-ci sont restés célèbres grâce à une aventure arrivée à leurs ancêtres. Un jour, le diable, en tournée dans le canton de Ruppin, reconnut que tous les seigneurs étaient du gibier d’enfer ; il les fourra dans un sac et les enleva, mais pendant qu’il se reposait sur le clocher d’une église, plusieurs des prisonniers échappés par un trou retombèrent sur le. sol ; parmi eux étaient les Bredow. Ils conservèrent la seigneurie jusqu’au début de la guerre de trente ans. Vers ce moment-là, vivait à l’université de Rostock le professeur Eilhard Lubin, auquel il n’eût pas fallu conter des sornettes comme cette légende du diable, car il était un très savant homme fortement nourri de lettres classiques. Il apprit un jour qu’un tombeau avait été trouvé dans une île du lac de Rheinsberg. Or le mot Rheinsberg s’écrivait de vingt façons, entre autres, celle-ci : Remsberg. Lubin ne doute pas que ce nom ne fût la traduction vulgaire des mots latins Remi mons, montagne de Remus, et que ce tombeau ne fût celui de Remus, le frère de Romulus. L’histoire, qui accusait le fondateur de Rome d’un fratricide, avait donc menti. Le professeur composa une longue dissertation latine sur « le sépulcre de Remus, frère de Romulus, nouvellement découvert par l’extraction de deux marbres, l’un très ancien et l’autre plus récent, par lesquels est réfutée l’erreur si longtemps répandue du meurtre de Remus par son frère. » Plus d’un siècle après, le savant Pezoldus prenait encore des précautions pour réfuter l’opinion de Lubin, lorsqu’il publiait dans les Miscellanea lipsensia son traité « sur le faux ou tout au moins suspect sépulcre de Remus trouvé dans la marche. » Les gens du pays tenaient à une légende qui faisait un si grand honneur à leur petit canton. Il n’est pas certain que Frédéric n’y ait pas cru un moment ; il la raconte dans une lettre datée de Remusberg à Voltaire qui s’en amuse.

En l’an 1618, les Lochow achetèrent la seigneurie aux Bredow, qui l’avaient à peu près épuisée, car les villages étaient quasi-déserts et le terroir abandonné. Pendant la guerre de trente ans, les Impériaux et les Suédois, Wallenstein et Torstenson passèrent et repassèrent sur cette misère, pillant et torturant les derniers habitans et brûlant les dernières maisons : Rheinsberg ne garda que six masures. Après quelques années de paix, les Suédois nos alliés envahirent le pays de nouveau, pour rappeler des bords du Rhin le grand-électeur, qui combattait contre nous ; les Lochow n’avaient plus de quoi vivre, quand ils s’éteignirent en 1685. Mais c’était l’année de la révocation de l’édit de Nantes ; déjà un certain nombre de Français s’étaient réfugiés en Brandebourg sans attendre le dernier acte de la persécution, et ils étaient entrés dans l’armée ou dans les conseils du grand-électeur. Ce prince donna Rheinsberg au général du Hamel, qui le vendit au conseiller secret Chenevix de Béville. Des huguenots arrivèrent dans ces solitudes, Rheinsberg eut sa communauté de réfugiés qui élut un pasteur. La petite ville était devenue à peu près française, lorsque Frédéric la visita et eut l’idée d’acheter la seigneurie aux Béville ; car c’est lui qui a choisi l’endroit. Son père ne le laissait vivre en garçon à Neu-Ruppin qu’en attendant qu’il eût trouvé une maison où loger la princesse royale et le train d’une petite cour. Le prince fut séduit par la tranquillité du pays et par le charme de son paysage, peut-être aussi parce que la petite ville était plus éloignée de Berlin que Neu-Ruppin. Il n’était pas lâché d’allonger de quelques milles de sable le chemin entre son très gracieux père et lui. Dans les premiers jours de l’année 1734, l’acte d’acquisition était signé par le prince ; le roi le confirma, après quelques semaines de réflexion, et donna une bonne part du prix d’acquisition : le reste fut prélevé sur la maigre dot de la princesse royale.

Frédéric-Guillaume voulut que la ville fit toilette pour recevoir son nouveau seigneur. Il ordonna de laver et de peindre les maisons, de remplacer les toits de paille par des toits de tuiles et d’ardoises, et de paver la rue principale et la place du marché. Pour n’être point obligé de trop contribuer à la dépense, il fit remarquer que les pierres ne coûteraient rien et le charroi pas grand’chose. Il abolit les redevances de servage, octroya des privilèges pour tous les corps de métier imaginables et fit planter des mûriers dans le cimetière. C’est à croire qu’il s’imaginait que Rheinsberg pût devenir tout à coup une grande ville, mais c’était sa manière de demander le plus pour avoir le moins : l’occasion se présentant de nettoyer un endroit malpropre et de le relever de sa misère, il l’avait saisie.

Cependant les architectes démolissaient en grande partie le vieux château seigneurial et ils en transformaient les restes. Dès le milieu de la troisième année, la résidence était habitable. Le prince, la princesse et la petite cour s’y installèrent dans l’été de 1736. Frédéric avait approuvé le plan, donné ses idées et inspiré les artistes décorateurs. La maison a été faite sous ses yeux et pour lui et, comme l’homme qui bâtit son logis à sa guise y exprime sa façon de vivre et même quelques-unes des idées qu’il se fait de la vie, le château de Rheinsberg est un document sur l’histoire de la jeunesse de Frédéric.

Le château est dans le style du XVIIIe siècle, qui aimait les proportions réduites et la simplicité élégante, parce que le XVIIe avait aimé la grandeur et la majesté froides. C’est un bâtiment quadrangulaire, dont les deux longs côtés font façade sur la ville et sur le lac. Une saillie de corniche, une ligne d’encadrement au-dessus des fenêtres, des appuis de croisée en fer forgé où sont dessinées des lyres, des balcons, quelques statues symboliques et des vases composent tout l’ornement. La façade du lac déroge un peu à cette simplicité. L’architecte avait gardé une tour de l’ancien château, qui marque aujourd’hui l’extrémité de l’aile gauche ; une autre fut construite pour faire pendant à l’autre aile. Entre les deux court une rangée double de huit paires de colonnes corinthiennes, montée sur dix marches et portant une galerie. Vue du lac, la maison est aimable, ouverte et accueillante : la colonnade et les tours, qui dépassent le faîte de quelques pieds, lui donnent un petit air de grandeur.

A l’intérieur, il ne se trouve qu’une seule grande salle, qui occupe presque toute l’aile droite ; le reste est aménagé en petits appartemens pour la vie intime, intime et gaie, car l’ornementation est un décor de fête : plafonds peints et sculptés, pilastres cannelés, consoles portant bustes antiques, et des fleurs, des rinceaux, des coquilles, des acanthes, et ce dessin léger, ennemi des arêtes et des angles, dont les lignes se raccordent dans une harmonie charmante. Les artistes ont égayé les murs des joyeusetés de l’Olympe, qu’ils ont entremêlées d’images de philosophes et de héros de l’antiquité. A la vérité, on s’aperçoit bien qu’on n’est pas à Trianon. Les lambris sont en stuc, ce marbre des princes pauvres ; les scènes érotiques sculptées sur les portes de la grande salle sont d’un réalisme un peu cru : l’artiste va droit au fait et ne sait point badiner avec l’amour. La sculpture, tranchant par reliefs brusques sur le panneau, ne semble pas une efflorescence naturelle de la boiserie. L’ensemble de cet intérieur est pourtant très joli. Le premier salon de l’appartement du prince et de la princesse, la seule pièce bien conservée, est tout en fenêtres, en portes et en glaces, surmontées de médaillons et de trophées de bois doré que prolongent des branches porte-bougies. Au-dessus de la cheminée, une grande toile représente Apollon qui saisit au-dessous du sein Daphné, un joli corps laiteux avec des cheveux blonds et des yeux humides. Au plafond, Mars prend le menton de Vénus, dont un amour enlève la tunique, et d’autres amours jouent avec les armes du dieu.

Tout cela était du temps, et point de l’invention de Frédéric, mais il aimait le goût de son siècle. La mythologie gracieuse et mignarde était, avec la philosophie, la source de sa poésie. Le décor des divinités folâtres, où s’égarent les têtes graves des sages d’autrefois, était fait pour lui. Il n’aimait pas la peinture austère. Ses peintres favoris étaient Watteau et Lancret, et il avait une chambre pleine des toiles de ces gracieux maîtres. Pesne, le décorateur principal de la maison, ayant voulu se donner à la peinture religieuse, le prince lui écrivit :

Abandonne tes saints entourés de rayons ;
Sur des sujets brillans exerce tes crayons.
Peins-nous d’Amaryllis les grâces ingénues,
Les nymphes des forêts, les grâces demi-nues,
Et souviens-toi toujours que c’est au seul amour
Que ton art si charmant doit son être et le jour.

Frédéric demandait à l’art, quel qu’il fût, architecture ou musique, peinture ou sculpture, de lui donner du plaisir. Il ne voulait avoir sous les yeux que des images aimables et des couleurs claires : couleur de chair, gris de lin, bleu céladon, rose ; il préférait la couleur de l’argent à celle de l’or. Était-ce que son humeur fût tout à la joie ? Mais cela veut dire peut-être tout le contraire. Il demeurait comme opprimé par les souvenirs de sa jeunesse, et disait que son tempérament, qui le portait jadis à la joie, était un membre démis. Les idées où il allait s’arrêter sur la destinée de l’homme étaient austères et tristes ; c’était bien le moins que le dehors fut joyeux et lui sourît. Rheinsberg était le lieu de plaisance qu’il avait rêvé à Neu-Ruppin, une jolie maison pour la vie distinguée et tranquille. Quand elle fut achevée, il fit écrire au front de la voûte d’entrée, au-dessous des statues de la Poésie, de la Musique, de la Peinture et de la Géométrie : Frederico tranquillitatem colenti, à Frédéric jouissant de la tranquillité. Réfugié loin de ses souvenirs, il allait vivre au jour le jour, priant chaque journée de lui être douce.

Cependant, à Rheinsberg comme à Neu-Ruppin, il songeait à l’avenir ; tout le monde y songeait autour de lui, et puisque je parlais de documens sur la jeunesse de Frédéric, en voici qui valent des pages de mémoires. Le pont sur le fossé devant l’entrée principale était décoré des statues de Mars, de Vénus, de Saturne et de Diane, de Jupiter, d’Apollon, de Mercure et de l’Aurore : c’était le cortège du soleil levant. Au plafond de la grande salle, la Nuit s’en va, d’un vol rapide, entourée d’oiseaux et de rêves. Diane la suit, le croissant au front ; puis la Renommée qui tient d’une main la trompette, et tend, de l’autre, une couronne au soleil qui va venir. Un cortège d’amours qui jouent avec des guirlandes de fleurs précède Vénus environnée d’étoiles ; tout près, se cabrent les chevaux du soleil ; ils désarçonnent un amour qui est précipité vers la terre où tombent ses flèches et ses fleurs ; Apollon paraît, ou plutôt paraissait, — car la fresque a souffert en cet endroit, — rayonnant sur son char d’or. Au temps où la peinture avait l’éclat de sa fraîcheur, c’était une grande scène lumineuse en-couleurs d’aurore, une scène triomphale : « le Soleil levant qui chasse les méchans démons de la Nuit. » L’allégorie était parlante et parlait clair. Au-dessous du cortège, à côté de l’Océan et d’Amphitrite encore endormis, une figure, la tête levée, les bras vers le soleil attendu, semble crier : Adveniat regnum tuum, Monseigneur, que votre règne arrive !


II

Au château de Rheinsberg, leurs altesses royales avaient auprès d’elles un service d’honneur et des amis. Le service était fait par des personnes choisies par le roi, presque toutes, et qui étaient agréables ; le prince avait recruté les amis avec soin. Il avait cherché des intelligences d’aptitudes variées, mais qui toutes fussent des intelligences. Il s’accommodait des variétés d’humeur, pourvu que la bonne humeur dominât. Il avait arrangé sa compagnie à son goût, comme il avait meublé sa maison, ou plutôt, il l’avait composée comme un concert ; il y présidait avec l’autorité et avec la grâce d’un chef d’orchestre habile et charmant.

Mme de Katsch, grande maîtresse de la princesse, avait les qualités de l’emploi : la soixantaine, un air de dignité et les manières de la grande politesse. Quand les convenances étaient en péril, ce qui arrivait de temps en temps dans cette jeune cour, elle présentait des remontrances en faisant une révérence profonde, mais elle n’était point revêche, ni trop grondeuse. Les demoiselles d’honneur étaient Mlle de Schack, point belle, mais qui avait la main bien coupée, et dont le joli pied dépassait toujours le bord du panier, et Mlle de Walmoden, une blonde gracieuse et vive, qui rappelait au prince les charmes d’Iris. Ces trois dames habitaient la maison ; d’autres y faisaient des visites fréquentes. Mme de Kannenberg, fille du général de Finkenstein, avait été la camarade du prince, qui l’aimait pour la communauté de leurs souvenirs et parce qu’elle était « née pour la société. » Mme de Mor-rien était la femme du grand-maréchal de la reine, un fort brave homme de qui l’on contait une histoire drôle. Un jour, sir Charles Hombury Williams, lui ayant adressé un de ses compatriotes, le comte d’Essex, qui désirait être présenté à la reine, avait terminé sa lettre par cette plaisanterie : « Vous pouvez être assuré que ce comte d’Essex n’est pas celui à qui la reine Elisabeth a fait couper la tête. » Consciencieux comme il était, M. de Morrien aurait jugé qu’il devait exactement répéter ces paroles à la reine de Prusse : « Madame, le comte d’Essex, mais je puis assurer Votre Majesté que ce n’est pas celui qui a été décapité par ordre de la reine Elisabeth. » Évidemment M. le grand-maréchal de Morrien n’avait pas la réputation d’un homme d’esprit. Mme de Morrien avait tant d’esprit et de vit qu’on la nommait le Tourbillon ; elle était avec cela fort sérieuse, et l’on allait chez elle à faire une partie de raison, comme on va ailleurs faire une partie d’hombre. » Mme de Brandt plaisait au prince par la grâce de sa conversation ; elle aurait voulu lui plaire pour d’autres motifs, et il n’a pas tenu qu’à elle que M. de Brandt se repentît de la mener si souvent à Rheinsberg, où il était goûté pour son talent à organiser des représentations de théâtre. Les méchantes langues disaient encore que la petite Tettau, qui jouait la comédie à merveille avec un visage d’enfant ingénu, avait un bel avenir à la cour de Prusse ; Frédéric l’appelait sa Finette, mais les intrigues amoureuses n’allaient pas loin à Rheinsberg, le prince n’ayant pas un de ces tempéramens forts qui font les chairs faibles. Il apprit du moins à se plaire en la compagnie des femmes. Il plaisantait bien le goût frelaté de ces Allemandes, qu’il comparait au teint fardé des Françaises, mais il savait à Rheinsberg, ce qu’il oubliera bientôt, « que les femmes répandent un charme inexprimable dans le commerce de la vie. »

La princesse royale avait pour aumônier Antoine Deschamps, fils d’un Français réfugié en Mecklembourg. C’était un jeune homme fort instruit en religion et en philosophie. Il avait appelé sur lui l’attention de Frédéric par une traduction d’un traité de Wolf, où est développée la pensée de Platon que les hommes seront heureux quand ils seront gouvernés par des philosophes. Deschamps traduisit encore la Logique du même maître, qu’il envoya au prince avec une dédicace où il annonçait la venue prochaine d’un nouvel Auguste, d’un nouveau Trajan, qui rendrait un culte public à la vertu. Ce jeune pasteur savait se pousser dans le monde, et ne dédaignait pas, comme on disait, « les temporalités. » Frédéric n’aimait pas les flagorneurs, ni les ecclésiastiques, mais un ecclésiastique philosophe, et qui se proposait, comme Deschamps, d’appliquer la méthode de Wolf à la discussion des textes sacrés, trouvait grâce devant lui. Il le fit venir à Rheinsberg, et le donna à la princesse. Quant à lui, il n’assistait pas aux prêches du château. En sa qualité de colonel, il était lui-même un peu ministre de l’évangile. Le dimanche, il allait à Neu-Ruppin faire un sermon à son régiment, auquel il récitait des traductions de Bourdaloue, de Fléchier et de Massillon. Et voyez-vous ce prince libre penseur, fils d’un roi protestant dévot, chevauchant de bon matin par les bois, repassant les classiques de notre chaire française, puis, descendu de cheval, entrer dans quelque masure nue, et, devant ces corps raides et ces rudes visages de soldats, dire de sa voix claire, avec le talent qu’il avait de déclamer, les paroles jadis entendues par Louis XIV et Mme de Sévigné ou par les roués et les rouées de la régence ?

Le service du prince royal était dirigé par le maréchal de cour Wolden, que Frédéric connaissait depuis longtemps, puisqu’il avait passé avec lui les deux années de Cüstrin : il le trouvait insignifiant et bavard, mais il était habitué à ce brave homme, qui arrivait au retour de l’âge sans avoir commis une méchanceté, très bien d’ailleurs dans son office, où il mettait, comme Mme de Katsch, de la politesse et de la dignité. Au contraire, le prince continuait à se défier du colonel de Bredow, qu’il appelait l’Argus, et qu’il aurait voulu laisser à Ruppin. Il réservait sa confidence et son affection pour le major Senning, son maître de mathématiques, un vieillard savant, aimable et gai, qui avait laissé une jambe en Flandre et l’avait remplacée par une jambe de bois, si bien faite et si adroitement recouverte d’une guêtre blanche, qu’on avait peine à la distinguer de la vraie.

Outre ces deux mentors militaires, Frédéric voulut avoir auprès de lui des officiers qui fussent ses camarades. Il avait connu à Cüstrin Dietrich von Keyserlingk, pour lequel il s’était pris d’une vive affection. Il avait désiré l’emmener à Ruppin ; le roi n’y avait pas consenti, mais il avait permis à son fils de l’appeler à Rheinsberg où son arrivée fut saluée comme « le lever d’un soleil perçant les ténèbres d’une nuit d’hiver. » Keyserlingk, ancien écolier prodige à l’université de Kœnigsberg, y avait soutenu ses thèses en allemand, en français, en latin et en grec. Il était érudit en lettres anciennes et modernes, faisait des vers, et traduisait, — en français, bien entendu, — les odes d’Horace ; il était musicien, danseur, gros mangeur et buveur et cœtera. D’origine courlandaise, il avait la taille courte, les yeux petits, le nez large, la bouche laide, le teint jaune brunâtre. C’était un homme d’une autre race, mais civilisé comme personne, aimable dès la première rencontre, traitant un inconnu de façon à faire croire que celui-ci avait depuis longtemps l’honneur d’être son ami intime. En un moment, il récitait des morceaux de la Henriade et des tirades de vers allemands, parlait chevaux et chasse, dessinait quelques entrechats et quelques pas de « rigaudon, » puis il passait à la politique, à la mathématique, à la peinture, à l’architecture, au militaire, trouvant d’une matière à l’autre des transitions heureuses. Aussi bien qu’à travers les idées, il circulait dans la maison en tourbillonnant « comme Borée dans le ballet des roses. » Il adorait son prince, parlait de lui à tout propos, il aurait voulu que tout le monde le connût et l’aimât. Frédéric l’appelait son meilleur ami, son tout. Le major Stille était aussi un savant. Il étudiait à l’université de Helmstadt, quand il entra au service du roi de Prusse dans la guerre contre Charles XII. La guerre finie, il prit un congé pour achever ses études à l’université de Halle. C’était un homme tranquille, sérieux et pieux à la façon allemande, mais point dépaysé dans ce milieu, puisqu’il était homme de plume, en même temps que d’épée, et qu’il parlait et écrivait en plusieurs langues.

Il fallait bien que la France fût représentée dans cet état-major de Frédéric. Le baron de La Motte-Fouqué était né à La Haye en 1698 ; il avait appris la guerre à une rude école, comme page du prince d’Anhalt, qui, lui trouvant un nom de consonance trop française, lui avait enjoint de signer Fouquet. Frédéric l’avait connu à Cüstrin, et l’avait retrouvé sur le Rhin, dans la campagne de 1734. Fouquet, ou, n’en déplaise au vieux Dessau, Fouqué avait, outre sa grande valeur d’officier, des talens de société ; il jouait la tragédie, pas bien, d’ailleurs, et même il eut à Rheinsberg un bruyant insuccès dans le rôle de Mithridate, mais Frédéric lui savait gré de sa bonne volonté. Il regretta le baron lorsque celui-ci, brouillé avec Dessau, dut aller prendre du service en Danemark. Heureusement, Frédéric avait alors auprès de lui un autre Français, le comte de Chasot.

Chasot était né à Caen, en 1716, d’une très vieille famille bourguignonne, transportée en Normandie depuis un siècle environ. Après avoir étudié chez les jésuites de Rouen, au collège de Joyeuse, il était entré au corps des cadets gentilshommes, à Metz. En 1734, il faisait la campagne du Rhin, comme lieutenant dans le régiment de Bourbonnais. A l’armée se trouvaient de jeunes courtisans, promus officiers pour la guerre, incapables de commander et d’exercer leurs soldats, et à qui l’on avait conseillé de s’instruire auprès de leurs camarades sortis du corps des cadets ; mais ces jeunes seigneurs croyaient que la naissance, la bravoure et les beaux habits conféraient toute la science militaire. Il n’y avait pas de jour où leur impertinence ne causât quelque mauvaise affaire. Le malheur voulut que celui de ces Parisiens avec qui Chasot eut à en découdre fût un parent du duc de Boufflers, courtisan de grande marque et pair de France, et à qui appartenait précisément le régiment de Bourbonnais. Après qu’il eut laissé son homme sur le terrain, Chasot fut pris de peur : un duel devant l’ennemi était un acte grave d’indiscipline, quand la victime était de la cour et bien apparentée ; le jeune homme courut tout droit à l’asile le plus proche, qui était le camp ennemi. Ni lui, ni personne ne pensa qu’il commît une trahison ; les officiers de son régiment l’avaient muni d’une déclaration attestant la parfaite honorabilité de la raison qui le forçait à s’exiler. L’état-major ennemi l’accueillit comme un hôte et le fêta comme un frère d’armes : c’étaient les aimables mœurs d’un temps où la guerre était encore polie, parce qu’elle se faisait entre des personnes qui se voyaient combattre.

Dès que Frédéric apprit l’aventure, il demanda que Chasot lui fût amené. Il était trop heureux de mettre la main sur un jeune Français, non point fils de réfugié, mais Français direct, pris tout vif au, sortir du camp de France. Du premier coup, il le garda deux heures à le faire causer. Le surlendemain, il l’invitait à un grand dîner. Pendant qu’on était à table, on vint annoncer qu’un trompette envoyé par le marquis d’Asfeld, général en chef de l’armée française, venait d’amener les chevaux du fugitif : « Vous devriez vendre tout de suite ces bêtes-là qui ne comprennent pas l’allemand, dit le prince Eugène à Chasot, nous nous arrangerons pour que vous n’alliez pas à pied. » Tout de suite, le prince de Lichtenstein achète les chevaux, qu’il paie le triple de leur valeur : a Voyez, dit tout bas le prince d’Orange, combien il est avantageux de vendre ses chevaux à des gens qui ont bien mangé. » Bien entendu, personne n’attendait de l’officier rien qui fût contraire à l’honneur ; Chasot était en visite au camp ennemi, et il ne porta pas les armes contre nous, mais le prince royal de Prusse ne voulut point se séparer de lui ; la campagne finie, il l’emmena à Ruppin ; puis, de Ruppin, à Rheinsberg. Chasot était le plus jeune de la bande : Keyserlingk, Stille et Fouqué avaient la quarantaine ; il était, lui, plus jeune que le prince de quatre ans. Frédéric le traitait en pupille ; il lui faisait donner des leçons et prenait plaisir à lui en donner lui-même. Le jeune homme fut frotté de philosophie assez pour pouvoir en disputer à table avec une verve française et se moquer des philosophes et faire rire à gorge déployée le maître du logis. Il essaya de prendre tous les goûts de la maison, mais son amour pour la flûte ne fut pas heureux, si nous en croyons Frédéric :


Pour Chasot, qui, dans son réduit,
En damné travaille sa flûte,
Qui fait enrager, jour et nuit,
Ses voisins qu’il persécute,
D’un instrument tendre et charmant,
Il tire des sons de trompette…


C’était bien d’avoir auprès de soi des officiers comme Frédéric les aimait, c’est-à-dire qui n’eussent pas « contracté dans le service la dureté quant à la conversation et à la société, » mais le prince rêvait d’attirer à Rheinsberg un homme de lettres, un véritable homme de lettres de profession. Il demanda donc à La Chétardie de lui procurer un secrétaire français et lui désigna Gresset : « Ses ouvrages m’ont extrêmement plu, disait-il, et je pense qu’il est en état de faire de mieux en mieux. Quelle douceur ne serait-ce pas pour moi, dans la solitude où je suis, d’avoir la compagnie d’un homme d’esprit ! Il me formerait le goût et me préserverait souvent de l’ennui. Tâchez donc, je vous en supplie, que M. l’abbé Gresset veuille entrer à mon service. » Et il s’excusait de ne pouvoir promettre plus que quatre ou cinq cents thalers de traitement annuel. Sur les instances de La Chétardie, qui recherchait tous les moyens de « cultiver les goûts du prince pour la nation, » le garde des sceaux Chauvelin appela Gresset, qu’il trouva médiocrement disposé à quitter Paris, où il avait quelque commencement de fortune, pour aller si loin gagner un salaire si mince. Frédéric insista ; il promit, non plus quatre ou cinq cents écus, mais cinq cents, et l’argent du voyage, et le vivre et le couvert, plus un avenir magnifique, pour le temps où il serait à portée de disposer de toutes choses. Il donnerait alors à l’abbé une autorité sur tous les catholiques qui sont dans ses États en grand nombre, et même, pour qu’il exerçât sa juridiction avec plus d’éclat, il ne se refuserait pas à ce qu’il se fît revêtir par la cour de Rome de la dignité épiscopale. Gresset ébloui annonce qu’il va se mettre en route. Frédéric lui envoie une lettre de change et lui recommande de bien dissimuler en route sa qualité, pour ne point fâcher le roi de Prusse, qui n’aimait pas « la religion des autres. » Malheureusement le roi fut averti par les nouvelles à la main de Paris, lues à la tabagie, du prochain départ de l’abbé, et il fit un beau tapage. Il fallut inviter Gresset à retarder son départ. Frédéric était au désespoir. Les nouvelles littéraires de Paris étaient si intéressantes à ce moment-là ! Il apprenait qu’une terrible guerre venait d’éclater entre les partisans de Voltaire et ceux de J.-B. Rousseau, et il réclamait les pièces de la querelle. Il avait entendu parler de la Pucelle que Voltaire préparait, et souhaitait qu’on lui en envoyât des fragmens ; mais comme il aurait été mieux informé de toutes choses, s’il avait pu interroger à son aise un homme de lettres arrivant de Paris ! Il renouvelle ses instances ; avec un peu de précautions, on trompera la vigilance du roi : que Gresset prenne le nom de Sanftar ; qu’il se dise officier français, obligé de sortir du royaume pour duel ; qu’il aille directement à Hambourg, où il trouvera une lettre de La Chétardie, qui lui indiquera le chemin de Rheinsberg dans le plus grand détail, de façon qu’il n’ait besoin d’interroger personne. Ces précautions mêmes effrayèrent le bon abbé. La Chétardie a beau rappeler au garde des sceaux qu’il a promis de procurer un secrétaire au prince, et qu’il lui serait désagréable de manquer à sa parole par la fantaisie d’un particulier. Ce particulier n’était pas né pour les aventures ; il connaissait la réputation du roi de Prusse et craignait, disait-il, d’avoir quelque désagrément avec lui. Le prince lui-même, après plus d’un an que durait cette négociation, finit par rendre à Gresset sa promesse. Il remettait à un temps plus heureux « le plaisir de se donner des satisfactions aussi innocentes. »

A défaut d’un Parisien, le prince se choisit un secrétaire parmi les réfugiés, et il eut la main heureuse. Jordan, né à Berlin en 1700, — il était donc de douze ans l’aîné du prince, — avait été pasteur dans l’Uckermarck ; la perte de sa femme, la douleur qu’il en ressentit, sa mauvaise santé, peut-être aussi la iaiblesse de sa foi, le déterminèrent à quitter le ministère. Un de ses frères lui offrit les moyens de faire un voyage à l’étranger. Il hésita, se demandant si un homme de lettres doit voyager. La négative et l’affirmative lui semblaient pouvoir être soutenues par d’égales bonnes raisons. Comme il avait au fond l’envie de faire son tour d’Europe, il se persuada qu’un homme de lettres « ne peut être accusé de perdre son temps, s’il voyage dans le dessein de visiter les bibliothèques, de connaître les savans hommes, de voir les cabinets des curieux, de visiter les ateliers des fameux artistes, d’observer les débris de l’antiquité, les pièces peintes, gravées ou sculptées, que la noble curiosité des hommes a su soustraire à la voracité du temps. » Il s’appuya, en bon classique, de l’autorité d’un ancien, de Sénèque, qui engage le philosophe à étudier les différens caractères des hommes, la nature des climats, la température de l’air, et la disposition des rochers et des montagnes. Et il partit.

Une fois en route, il oublia les conseils de Sénèque. Il n’a pas l’air d’avoir vu la nature, ni en Allemagne, ni en France, ni en Angleterre, ni en Hollande. Dans le livre où il a raconté son voyage, il remplace les descriptions par des listes de relais. Des caractères des hommes, il n’aurait rien dit, si la France ne l’avait vivement intéressé. Il a été ravi de trouver, dès Strasbourg, les manières françaises. A Paris, après le premier étourdissement causé par le tumulte, il admire un peuple « bon et officieux, » honnête envers les étrangers ; les marchandes obligeantes et polies, qui engagent par leurs manières prévenantes à acheter ce qu’elles offrent et à payer le prix qu’elles demandent ; les comédiens, qui lui paraissent les meilleurs du monde. Il s’offense du spectacle des processions, et les miracles du diacre Paris et les convulsions du chevalier Folard lui inspirent une dissertation, où il a le tort d’avoir raison en un trop grand nombre de pages. Un personnage serviable, qui est venu s’asseoir auprès de lui sous les arbres des Tuileries, lui a donné des doutes sur la vertu des dames de Paris. Il se moque de la profusion du rouge sur les joues de ces dames, et de la grandeur de leurs paniers et du tour de main qu’elles ont pour éviter la rencontre des paniers voisins ou le heurt des arbres dans les petites allées, de leur habileté à disposer cette cage pour satisfaire certains besoins en ayant l’air de penser à autre chose. Ces remarques, et une comparaison entre les dames anglaises et les dames françaises, — il dit qu’il faut regarder celles-là sans leur parler, et parler à celles-ci sans les regarder, — sont les seules qu’il ait faites sur les caractères des nations.

En revanche, il ne manque pas de décrire les cabinets de curiosités ; celui de M. l’apothicaire Linck, de Leipzig, où il a vu des animaux, des métaux, des pierres, des coquillages, des pétrifications, quelques monstres et une machine concave en bois par le moyen de laquelle on peut allumer une chandelle, pourvu qu’on expose au foyer, à un pied de distance, un charbon allumé ; et celui de la maison des orphelins à Halle, où se trouvent réunies la divinité Visthu, qu’on adore au Malabar, plusieurs divinités des Germains et des tarentules conservées dans l’esprit-de-vin. Il a visité toutes les bibliothèques, bouquiné sur le quai Saint-Augustin, heureux quand il découvrait un catalogue ou quand il apprenait d’un libraire le nom de l’auteur d’un ouvrage anonyme. Mais c’est en compagnie des écrivains et des savans illustres qu’il a passé les heures les meilleures de son voyage.

Ceux qu’il a visités à Paris l’ont charmé par un air de politesse et de belle humeur, à l’exception de Voltaire, « jeune homme maigre, qui semble attaqué de consomption et dévoré d’un feu aveugle, » et souffre comme un martyr des parodies de son Temple du goût. Fontenelle a regardé Jordan de son œil vif et gai ; il lui a parlé de l’impertinente question du père Bouhours : « Si un Allemand peut avoir de l’esprit, » et lui a tenu vingt autres discours où respirait un air de paix et de charité ; l’abbé de Saint-Pierre s’est montré plein de douceur et d’humanité ; le père Monfaucon était tout enfoncé dans des manuscrits grecs nouvellement arrivés, mais il a reçu l’étranger avec une politesse exquise et enjouée. Jordan a été surpris de voir que Rollin était un petit vieillard sans mine, s’exprimant moins bien qu’il n’écrit, et il a été charmé d’une modestie inconcevable chez un homme tant loué à si juste titre. L’abbé Du Bos l’a émerveillé par la beauté de sa conversation, la pureté de son langage et par une érudition qui s’exprimait en idées précises. Jordan s’est entretenu avec les savans de leurs livres, de l’Antiquité rétablie, du Parallèle de la poésie et de la peinture, de l’Histoire de l’établissement de la monarchie en France, et de la meilleure édition de Platon, de la meilleure traduction de Polybe, de l’emplacement occupé par les anciens Francs, de l’ouvrage d’Eccard sur la loi salique, de celui de M. Huet sur la Faiblesse de l’esprit humain, et des fautes grammaticales de Grégoire de Tours, qui confondait souvent le nominatif avec l’ablatif.

Son petit livre, où il va d’un sujet à l’autre très vite, mais s’arrêtant par endroits pour faire une citation inattendue et inutile, une dissertation grammaticale ou théologique, ou pour insérer quelque morceau peu connu ou encore un catalogue, est l’image de son esprit et donne l’idée de sa conversation. C’était l’homme qu’il fallait pour servir de dictionnaire à la curiosité de Frédéric. Le prince s’amusait à l’entendre répéter de mémoire des passages d’auteurs célèbres que personne n’avait l’honneur de connaître. Il feuilletait cette érudition inépuisable et point pédantesque, car Jordan était d’origine méridionale, — petit, brun avec des yeux très vifs et de larges sourcils noirs, — et le pédantisme n’est pas du midi, où il y a trop de soleil et d’invitations à sortir de soi. Comme il était d’ailleurs doux, bon et sûr, le prince l’employait aux offices de conseiller littéraire, de copiste, de critique, d’atome critique, comme il disait, et d’ami. Il aimait tout en lui, jusqu’à la pauvreté qui achevait cette physionomie de savant et de philosophe.


Sage, discret Jordan,
Plus aimable qu’Érasme, autant et plus savant,
Mais plus gueux de beaucoup, grâce au destin peu sage
Qui réunit sur toi ton bien, ton équipage,
Qui, de livres rongés t’a rendu l’héritier,
Sans feu ni lieu d’ailleurs, même sans encrier…


Frédéric crut avoir fait encore une bonne acquisition en la personne du Hambourgeois Bielfeld, qu’il avait connu d’une façon assez singulière. Le roi son père et lui étant en visite chez le prince d’Orange, au château de Loo, la conversation vint à table sur la franc-maçonnerie. Le roi s’exprima durement sur le compte de cette société secrète, et le prince eut tout de suite envie d’y entrer. Il conta son dessein à un des convives, le comte de La Lippe, qui s’était fait gloire d’appartenir à un ordre « voué au bonheur de l’humanité. » On convint que l’initiation serait faite à Brunswick en grand secret. Bielfeld, qui s’y trouva, fit un si joli discours au prince que celui-ci résolut de se l’attacher, et le fit venir à Rheinsberg. Il semble bien que le nouveau-venu, qui apportait avec lui une très grande ambition, n’était pas aussi bien doué que le reste de la compagnie. Plus de vingt ans après l’avènement de Frédéric, dont il avait quitté le service, pour n’y avoir pas trouvé les honneurs espérés, il écrivit des Lettres familières, où il raconta le temps de Rheinsberg. Ces lettres, où l’on sent, sous les formes de politesse, des aigreurs contre les favoris du prince, ne méritent pas toute créance, mais elles donnent de la petite cour et de la vie qu’on y menait une jolie impression et qui doit être vraie. Malgré lui, Bielfeld était demeuré sous le charme de ses souvenirs.

Une colonie d’artistes complétait le cénacle de Rheinsberg. Le prince, en attendant qu’il pût avoir opéra, entretenait une « chapelle » et donnait des concerts. Il aurait bien voulu se procurer des voix du timbre de celles de la chapelle Sixtine ; il en fit chercher en Italie, mais MM. les tenorini refusèrent de s’expatrier, et Frédéric dut se priver de ce luxe pontifical. Ses deux principaux musiciens furent les deux frères Graun ; le plus jeune, violoniste, ténor, et compositeur extraordinairement fécond, à la mode des musiciens du siècle dernier, a écrit à Rheinsberg une cinquantaine de cantates, dont le prince donnait le texte qui était ensuite traduit en italien. Il est probable que Frédéric, qui prenait avec Graun des leçons de composition, ne se faisait pas faute de retoucher déjà la musique du maître, comme il fera plus tard, quand il sera roi, car, dans les deux opéras par an que lui fournira Graun, sa majesté taillera et ajoutera au point de les rendre méconnaissables. Et, sans doute, elle aura tort d’en agir avec ce sans-façon, car les deux seules œuvres de Graun qui se jouent encore aujourd’hui, le Te Deum sur la prise de Prague et la Mort de Jésus, sont précisément de celles auxquelles elle n’a pas collaboré. Pour composer sa chapelle de Rheinsberg, Frédéric se donna beaucoup de tracas, et plus encore pour la tenir en bonne harmonie. MM. les artistes se jalousaient, se querellaient, et toujours haussaient leurs exigences. Un jour, ils menacèrent de s’en aller tous ensemble, et Frédéric étudia le discours de Ménénius Agrippa au peuple retiré sur l’Aventin, afin de ramener ces enfans d’Euterpe s’ils allaient jusqu’à la sécession.

Les architectes, sculpteurs, peintres et décorateurs du château étaient sous les ordres de Pesne et de Knobelsdorf.

Pesne est un Français, né à Paris, en 1683, d’une belle famille d’artistes et d’ouvriers d’art : du côte paternel et du côté maternel, ce ne sont que peintres, graveurs ou orfèvres. A vingt ans, il se distinguait dans le concours de l’Académie sur le sujet : les Filles de Jethro insultées par les bergers et défendues par Moïse. Puis il partait pour l’Italie, et, après avoir visité Rome et Naples, s’arrêtait à Venise. Un des portraits qu’il peignit alors fut présenté au roi de Prusse Frédéric Ier. Ce solennel grand-père du grand Frédéric s’installait dans sa récente majesté royale. Il bâtissait des palais, où les murs des salles de parade attendaient les représentations de sa gloire. Il appela le jeune peintre auprès de lui. Pesne, avant de quitter l’Italie, alla épouser à Rome la Française Anne du Buisson, dont le père, les trois frères et les deux sœurs étaient peintres de fleurs. Femme, beau-père, beaux-frères, belles-sœurs, il emmena tout ce monde avec lui à Berlin, car il était un très brave homme, qui avait de la bonté dans son air de bourgeois de Paris, ses grands yeux bien ouverts, son gros nez, la plénitude de ses joues et le sourire légèrement relevé de ses lèvres épanouies, et aussi du calme dans son menton solide, c’est-à-dire les vertus nécessaires pour vivre en caravane, comme il vivra toute sa vie. Il arrivait en 1711 à Berlin, pour y demeurer plus d’un demi-siècle. Il eut de durs momens à passer après la mort de son magnifique protecteur, Frédéric Ier, car le nouveau roi n’était ni magnifique, ni protecteur. Heureusement Frédéric-Guillaume, barbouilleur à ses momens perdus, avait quelques égards pour la peinture et les peintres, et la manie de donner et de collectionner des portraits. Pesne garda une petite pension, et le roi lui permit d’aller peindre dans les cours étrangères des princes et des scènes de chasse.

Pesne n’oubliait pas son Paris. En 1721, il présentait sa candidature à l’Académie qui l’agréait, et lui donnait pour sujet du tableau de réception Dalila coupant les cheveux à Samson. Deux ans après, allant en Angleterre pour y faire les portraits de la famille royale, il prenait séance dans la compagnie, qui le voyait encore au retour, et poliment lui souhaitait bon voyage. Revenu à Berlin, il dirigea un atelier, on pourrait dire une manufacture de portraits, où des aides nombreux travaillaient sous ses ordres à reproduire les effigies royales, princières ou simplement nobles. Il lui fallait beaucoup brosser pour peu gagner, et Pesne valait mieux que ces œuvres hâtives. Ce fut un bonheur pour lui d’être appelé à Rheinsberg. Il y passait plusieurs mois par an avec la troupe des du Buisson, et avec ses filles dont les yeux de Françaises ont dû dire de jolies malices aux Berlinois. A Rheinsberg, il se retrouvait dans un milieu de France ; il a mis de l’esprit et de la grâce dans ses scènes mythologiques et dans ses portraits. Les physionomies des hôtes de Rheinsberg revivent, vraies, finement vraies, sous ce léger pinceau et ce coloris discret. Le bon Pesne, qui était alors à mi-chemin entre la cinquantaine et la soixantaine, s’est refait une jeunesse à la cour du prince royal. Par le portrait de Frédéric, par la scène du triomphe du soleil, il a rendu ce charme d’aurore qui était répandu sur la veillée du règne.

Knobelsdorf était un vrai Allemand. Fils d’un protestant de Silésie réfugié en Prusse, il avait commencé par être soldat ; à quinze ans, il faisait campagne en Poméranie et pensait mourir de froid et de faim sous les murs de Stralsund assiégé l’hiver par le roi de Prusse. À trente ans, il prenait son congé avec rang de capitaine, pour se donner tout entier aux arts. Il était musicien, peintre, sculpteur, architecte, avec une prédilection pour l’architecture. Il avait travaillé dans l’atelier de Pesne à Berlin, mais il ne reconnaissait pour maîtres que la nature et l’antiquité, qu’il aimait l’une et l’autre comme un païen. Dans un voyage en Italie, il n’admira que les monumens antiques. Tout le moderne lui parut n’être qu’une décadence : « Quel déplorable malheur, écrit-il, que l’empereur Constantin n’ait pas eu aussi bon goût en art qu’en religion ! Avoir détruit les temples païens, pour bâtir avec ces admirables ruines de si méchantes églises au vrai Dieu ! Comment, alors que s’est levée la lumière de la foi, la raison a-t-elle pu tomber en de telles ténèbres ? Jusqu’à l’heure présente, elle ne s’est pas encore relevée en Italie. » Même pour les grands artistes de la renaissance, il est sévère. Les plus grands noms ne lui en imposent pas. Il n’admet pas qu’un Christ, « qui s’élève au ciel dans une atmosphère de froideur sibérienne, pendant qu’au premier plan toute l’attention des spectateurs est occupée aux contorsions d’un enfant possédé du démon, ait toute la valeur du monde parce que c’est un Raphaël qui l’ait peint. » Il se vante d’être un hérétique contre la tradition. Il regarde d’ailleurs toute l’Italie du haut de son orgueil de Germain, méprisant la bassesse du peuple obséquieux, servile et perfide, et toute la valetaille des princes nourrie par les pourboires des étrangers qui visitent les collections, et les princes eux-mêmes, les uns, hommes d’église, qui se donnent des mines de dévots et de penseurs, les autres, hommes du monde, qui ont appris chez les jésuites à bien conduire une voiture et à consoler les condamnés à mort. Il se détourne de ces laideurs pour regarder la nature et dessiner des paysages, pour regarder l’antiquité et dessiner des monumens. Encore les monumens romains ne lui plaisent-ils que lorsqu’ils s’inspirent de l’art grec ; son imagination le ramenait sans cesse aux temples et aux portiques d’Athènes et de Delphes.

À Rheinsberg, où il est arrivé d’Italie, les mains pleines d’esquisses et la tête en travail de projets, il a été nommé par Frédéric intendant des bâtimens. La bâtisse était déjà commencée : il l’a hellénisée du mieux qu’il a pu. C’est lui qui a élevé la colonnade entre les deux tours, et, à l’entrée du parc, un portique circulaire à colonnes corinthiennes, portant des vases et des statues. Il n’avait aucun scrupule à transporter l’art de l’Ionie et de la Doride aux confins du Mecklembourg. Il ne sentait pas qu’il faut aux marbres la clémence de l’air, et que les arches des portiques s’ouvrent dans le ciel bleu. Un jour pourtant, il chercha une combinaison d’humour germanique et d’art grec dans le projet d’un temple de Bacchus, qui devait avoir la forme d’un bol de punch renversé, porté par des satyres. C’était, j’imagine, un de ces Allemands emmagasineurs de formes et d’idées, que jamais ils ne parviennent à exprimer à leur gré, et qui portent en eux un chaos dans l’attente d’un Fiat lux, qui ne viendra pas. A Rheinsberg, il avait sa physionomie tout à part : c’était un grand, gros et bel Allemand au front haut, à la figure ovale et pleine, à l’œil ouvert et franc. Il avait gardé l’air d’un soldat : Pesne le représente cuirassé, les mains gantées croisées sur l’épée. Rien de galant en lui ; pas la plus petite manière ; à peine de la politesse. Il était silencieux ou, quand il parlait, ferme et carré dans son dire. Il tranchait sur ce fond aimable et riant de la petite cour : « Je le compare à un fort beau chêne, dit Bielfeld, et vous savez qu’il n’est pas nécessaire que tous les arbres d’un jardin soient taillés en arcades de Marly. »


III

A Rheinsberg, Frédéric aurait voulu voir les jours succéder aux jours, tous semblables, « tous jumeaux. » Là, « presque hors du monde, » dans son « couvent, » il goûtait le contentement de l’esprit et la tranquillité de l’âme. Ailleurs, il n’ose, disait-il, se montrer comme la nature l’a fait ; il n’est qu’un miroir soumis à la nécessité de se conformer à la bizarrerie des objets qui se présentent devant lui ; à Rheinsberg, il est son maître et le maître, et son empire est doux aux autres et à lui-même. Malheureusement, il était souvent obligé de quitter son chez-soi. Il allait à Berlin au printemps pour les grandes revues : le hussard qui lui apportait l’ordre de partir lui semblait « une préfiguration de la mort. » Il y retournait en décembre pour les fêtes de la cour, et, d’avance, il maudissait la méchante et frivole société qu’il allait rencontrer. A Pâques, il était appelé à Potsdam pour s’acquitter en famille de ses devoirs religieux, et il se moquait de la cour qui se mettait en dévotion à heure fixe : — « Je ne sais pas ce qu’ils ont fait, mais ils me disent qu’ils veulent se repentir dimanche de leurs péchés. » — Plusieurs fois il a dû s’absenter des semaines durant ; il voyagea en Prusse et en Hollande. Et de partout, de Berlin comme de Potsdam, de Prusse comme de Hollande, il aspirait à « la douce, à la chère solitude ; » sitôt qu’il pouvait, il partait « comme une fronde crétoise » et revenait se rencogner.

Autant que les voyages, il redoutait les visites qui troublaient le train habituel de la maison. Il invita pourtant son père à venir le voir au moment où il achevait son installation. On raconte que le roi, arrivé un dimanche, alla droit à l’église et se plaça en face du pasteur, qui achevait délire le texte de son sermon : le menton appuyé sur sa canne, il levait les yeux vers l’orateur avec l’expression de recueillement d’un dévot qui attend la parole du Seigneur. Mais le pasteur le reconnut, perdit la tête, bredouilla, et, après quelques efforts pour retrouver le fil de son discours, brusqua la bénédiction. Le roi, furieux, brandissait sa canne ; le pasteur n’en descendit que plus vite. A quelque temps de là, il fut cité devant le consistoire pour y répondre du péché de respect humain. Mais la même histoire m’a été racontée et mimée à Spandau par le sacristain qui prétend qu’elle s’est passée dans son église ; la canne de Frédéric-Guillaume est restée populaire dans ce pays-là, comme chez nous la poule au pot d’Henri IV. Frédéric se mit en frais pour recevoir son père ; il lui donna une « chasse par force, » une pêche et un tir aux pigeons, toutes choses qui l’ennuyaient, mais qu’il savait du goût du roi. Celui-ci fut satisfait et le prouva en déliant les durs cordons de sa bourse. Malgré cette libéralité qu’il avait espérée et qui fut la bienvenue, car le manque d’argent était la seule douleur dont il souffrît alors, Frédéric n’aurait pas vu avec plaisir ces visites se renouveler. Heureusement, le roi n’y était pas fort enclin ; il ne parut que deux fois à Rheinsberg.

Le prince était obligé à quelques devoirs de politesse envers son voisinage ; il nous a raconté ses relations avec le prince Charles-Louis-Frédéric de Mirow, frère du duc régnant de Mecklembourg-Strélitz : c’est un amusant chapitre de l’histoire de Rheinsberg et qui donne le ton de la maison.

Le château de Mirow était tout près de Rheinsberg ; Frédéric part à cheval un beau matin, accompagné d’un officier de son régiment. Arrivé à Mirow, il laisse ses chevaux à la poste et se dirige vers le château. Sur le pont-levis qui mène à la porte d’une tour en ruines, un grenadier en faction avait déposé son bonnet, sa ceinture et son fusil pour travailler plus à son aise à tricoter des bas : « D’où venez-vous et où allez-vous ? » crie cette sentinelle. — « Je viens de la poste et vais au bout du pont. » — Très troublé, car il n’était pas habitué à voir des visages étrangers, l’homme appelle le caporal. Celui-ci, qui sortait justement de son lit, paraît sans souliers et culottes ouvertes, et répète la question : — « Où allez-vous ? » — Le prince, sans répondre, entre dans la cour. C’est bien un château, pense-t-il ; il n’y a pas moyen d’en douter, puisque voici, de chaque côté, la porte, une lanterne, et, au-dessus, un écusson, même deux écussons. Il frappe et refrappe jusqu’à ce qu’une servante toute cassée apparaisse : — « Tiens, se dit Frédéric, ce doit être la nourrice du père de Mirow, » mais déjà la vieille lui a fermé la porte au nez sans parler. Il entre à l’écurie, où il apprend d’un valet que son altesse s’est rendue avec son épouse à Neu-Strélitz pour y visiter son altesse Mme la duchesse sa mère et qu’elle emmené tous ses gens en gala, si bien qu’il n’est resté que la servante, le valet et la garde d’honneur.

Neu-Strélitz est à deux milles de Mirow ; Frédéric prit des chevaux à la poste et fit son entrée à midi sonnant, dans cette capitale, qui se composait d’une rue habitée par des gentilshommes de la cour, des employés et des domestiques. Il sut au château que Mirow était allé dîner à Konow, à un demi-mille de là. Comme il avait faim, l’officier qui l’accompagnait le mena dîner chez un gentilhomme de sa connaissance auquel il ne le nomma point. On parla du duc régnant de Strélitz, et en particulier de l’habileté de son altesse à coudre des casaquins, ce qui donna envie à Frédéric de la voir. L’altesse, à qui on le présenta comme étranger, le reçut avec bonne grâce, mais elle était si timide qu’elle n’eût pas ouvert la bouche si son conseiller, Herr von Altrock, — Monsieur du Vieil-Habit, — ne lui avait soufflé des paroles. Après l’audience, les deux cavaliers partirent pour Konow, une maison de chasse, le Versailles de Neu-Strélitz, flanquée d’un moulin. Frédéric entra au moulin d’où il se fit annoncer. Le maître des cérémonies vint le saluer et le conduisit à la maison. La famille allait se mettre à table. Après les complimens et les cérémonies, le prince de Mirow fit part à son hôte d’un accident déplorable : le meilleur cuisinier de la maison était tombé en revenant des achats ; il s’était cassé le bras et les provisions étaient gâtées. Frédéric fit semblant de croire ce conte ingénu. Il dîna moins bien que s’il eût été au cabaret à Potsdam, mais la conversation, digne d’une si noble compagnie, ne roula que sur les généalogies illustres : les Weimar, les Gotha, les Waldeck, les Hoym et quantités d’autres défilèrent sur le tapis jusqu’à ce que le prince de Mirow, las de se verser des rasades, levât la séance. Frédéric reprit le chemin de Rheinsberg, inquiet de la promesse que Mirow lui avait faite de lui rendre sa visite : « Il viendra certainement, mais comment me ferai-je quitte de lui ? Dieu le sait, Dieu seul ! »

Quelque temps après, Frédéric dormait tranquillement comme c’était son droit, puisqu’il était trois heures du matin, quand ses gens l’éveillèrent pour lui dire qu’une estafette était là. Il se lève en grande hâte. Quelle nouvelle un messager pouvait-il apporter à pareille heure ? Toutes les idées durent passer par la tête du prince, et je pense qu’il ne fut pas maître de ne pas penser au premier moment que, peut-être, il lui était arrivé le grand malheur de perdre son gracieux père. L’estafette lui remit une lettre du prince de Mirow, qui annonçait son arrivée pour le jour même, à midi. Frédéric, pestant contre l’esbrouffe de ce message nocturne de voisin à voisin, donna cependant des ordres pour que son hôte fût reçu avec des honneurs impériaux. A son arrivée, l’altesse fut complimentée par un général et introduite en grande pompe auprès du prince qui attendait, entouré de sa maison : « Voilà, dit le général, le prince Kajuka. » Sur cette présentation inattendue, éclat de rire général ; Frédéric eut de la peine à tourner la chose de façon que Mirow ne se fâchât point ; mais le margrave Henri de Schwedt, qui se trouvait alors à Rheinsberg, entreprit le noble visiteur ; il s’extasiait sur son bel habit, son grand air et l’aisance de ses façons : « Comme Votre Altesse doit bien danser, » disait-il. La compagnie se mordait les lèvres. L’après-midi, comme il pleuvait, Frédéric voulut étudier l’effet de la pluie sur le bel habit de monseigneur. Il le mena tirer les oiseaux. Tout le monde vit bien que le prince souffrait des dégâts faits à sa toilette, mais admira la force d’âme qui lui permettait de simuler une indifférence magnanime. Le dîner fut superbe ; Mirow y but comme quatre, mais, tout à coup : « Des affaires d’État très considérables, dit-il, me rappellent à la maison. » Il resta pourtant jusqu’à deux heures du matin, le vin de Champagne lui avait fait remettre au lendemain les affaires sérieuses.

Si Mirow n’était pas né prince, il n’aurait jamais passé le seuil de Rheinsberg. Frédéric exigeait des simples mortels qui sollicitaient l’honneur de lui être présentés, une condition préalable : avoir de l’esprit. C’était au reste la condition unique. Il disait : « Un tel est un misérable ! mais il est drôle à table, » et il dînait avec ce misérable. Il n’estimait pas La Chétardie, mais le marquis était si spirituel que le prince se délectait à ses visites : « C’est du bonbon pour nous. » Les conversations de la plupart des hommes étaient intolérables à Frédéric, parce que « la plupart des hommes ne pensent pas, ne s’occupent que des objets présens et ne parlent que de ce qu’ils voient. » Pendant un séjour à Berlin, il a entendu un soir ne parler que coiffures, paniers et modes ; la veille, à table, le discours n’avait roulé que sur la différence des soupes et la façon la plus avantageuse de guérir la v…. Il s’étonne que des gens si « profondément remplis de bagatelles aiment à vivre et appréhendent la mort. » A aucun prix, il n’en supportait de pareils dans sa compagnie ; un gros cavalier saxon, très noble, et le jeune Seckendorf, ministre de l’empereur, attendirent vainement une invitation à Rheinsberg, parce qu’ils étaient « inconversables. » Frédéric disait : a Pour vivre avec nous, il faut que la matière ne l’emporte pas sur l’esprit, » et même il eût voulu supprimer cette matière, vivre avec de pures intelligences, avec des séraphins. Ah ! s’il y avait eu sur terre un royaume habité par de purs esprits, c’est là qu’il aurait voulu régner : « Un prince qui voudrait n’avoir que de pareils sujets serait réduit à n’avoir pas un empire fort peuplé ; je préférerais pourtant son indigence à la richesse des autres ! » L’esprit était la vie même de la compagnie de Rheinsberg ; chacun des hôtes habituels jouait sa partie dans le concert sans fin et sans trouble. Comme chacun avait sa façon particulière, ils ne se heurtaient point, et, comme il n’y avait point lieu à des cabales autour d’un prince héritier relégué hors des affaires, et ne disposant ni de biens, ni d’honneurs, ces intellectuels n’avaient point de raisons de se haïr : ils s’aimaient donc, et l’esprit produisait, par une rare exception, l’amitié : Frédéric disait qu’il avait consacré Rheinsberg à l’amitié, comme un roi de France avait voué son royaume à la Vierge. Il voulait toujours avoir tout son monde auprès de lui. Il ne s’est séparé de Keyserlingk que pour l’envoyer en qualité d’ambassadeur intellectuel auprès de Voltaire. Si Jordan était absent depuis trois jours, les trois jours lui paraissaient longs comme à des amans trois années d’attente : « On ne peut se passer de vous, lui écrivait-il ; la table a besoin de votre philosophie ; apportez-nous toute l’érudition de votre bibliothèque sans en apporter la poussière et comptez d’être reçu comme un homme qui nous est nécessaire. » Il appelait d’un surnom chacun de ses amis : Jordan, c’était Héphestion ; Keyserlingk, Césarion ou le cygne de Mittau ; Knobelsdorf, le chevalier Bernini.

Il y avait à Rheinsberg du bonheur dans l’air pour tout le monde, même pour la princesse royale. Il est vrai, Frédéric n’aimait point cette aimable femme ; les lettres qu’il lui écrit pendant ses voyages sont glaciales ; il l’appelle toujours Madame, et, s’il lui demande une fois la permission de l’embrasser de tout son cœur, il termine d’ordinaire ses billets par de sèches formules. Il n’a jamais le temps de lui écrire longuement ; un jour, il est fatigué ; un autre jour, il a un mal de tête effroyable. Il n’avait jamais mal à la tête quand il s’agissait d’écrire à Voltaire. Du moins, il tolérait la princesse royale, qui regrettera un jour avec une douce mélancolie les années de Rheinsberg ; il lui permettait d’avoir des attentions pour lui et de le gâter. Intelligente et gaie, elle comprenait les conversations les plus sérieuses, s’amusait aux propos joyeux et s’enhardissait à commettre des espiègleries. Un soir, le prince royal avait décidé que l’on ferait ribote : il porta coup sur coup des santés auxquelles il fallut rendre raison et les accompagna d’un débordement de bons mots qui déridèrent les fronts les plus graves. Au bout de deux heures, Bielfeld, le plus jeune de la compagnie, s’aperçut, comme il dit, que les plus grands réservoirs ne sont pas des gouffres, et malgré le respect dû à la présence de la princesse, il sortit pour respirer l’air frais dans le vestibule. L’air frais le saisit, et il sentit en rentrant un petit nuage qui offusquait sa raison. Il avait laissé devant lui un grand verre d’eau ; la princesse avait jeté l’eau et rempli le verre d’un vin de Sillery. Du coup, Bielfeld se grisa, d’un gris qui tirait sur l’ivresse. Le prince l’appela près de lui, lui dit les choses les plus gracieuses, et, tout en le faisant voir dans l’avenir, aussi loin que ses faibles yeux le pouvaient porter, il lui versait du vin de Lunel. La gaîté de la compagnie devenait un peu forte. Une dame ayant été obligée de se lever brusquement pour faire une petite absence, son action fut jugée héroïque et elle fut accablée de caresses et de louanges à son retour. Enfin la princesse royale, par hasard ou à dessein, cassa un verre ; tous les verres volèrent dans tous les coins de la salle aussitôt. Le prince s’esquiva, aidé par ses pages ; la princesse en fit autant, puis toute la société. Bielfeld sortit le dernier, et, ne trouvant aucun valet pour prendre soin de sa chancelante figure, il manqua la première marche de l’escalier et roula tout en bas, où il demeura sans connaissance. Une vieille servante, passant dans l’obscurité, le prit pour le barbet du château, mais s’aperçut, au coup de pied qu’elle lui donna, qu’elle avait affaire à un homme. Elle appela ; les gens de Bielfeld accoururent et le transportèrent dans son lit. Le chirurgien le soigna, pansa ses blessures et parla de trépan, mais Bielfeld fut quitte pour la peur et pour quinze jours d’arrêt de rigueur dans son lit.

Cette petite orgie sortait de l’ordinaire ; la preuve, c’est que le lendemain personne ne parut à table, excepté la princesse royale. Chez le roi, les lendemains de ribote, tout le monde était à son poste et prêt à recommencer. Frédéric n’était ni grand buveur, ni gros mangeur. Sa table, servie par un cuisinier français, était délicate. La commande qu’il fait un jour de 800 bouteilles de vin de Champagne et de 200 bouteilles des vins de Volnay et de Pomard prouve que les vignes de France étaient mieux estimées à Rheinsberg que celles de Hongrie et du Rhin, et qu’entre nos vins les préférés étaient ceux qui donnent le plus de chaleur et de gaîté. Pour tempérer la chaleur, le prince coupait d’eau son vin de Bourgogne. Le vrai plaisir de la table, c’était la conversation. Quand la compagnie était au complet, il y avait une vingtaine de couverts. Comme elle n’était jamais réunie qu’au dîner et au souper, elle avait bien des choses à se dire. On parlait des incidens de la vie du château. Chasot fournissait une inépuisable matière aux plaisanteries : ses voisins de chambre se plaignaient que sa flûte les réveillât ; on le taquinait sur ses aventures de chasse ou d’amour, car ce Normand servait


par semestre
Ou Diane ou tantôt Vénus…


Il était prompt à la riposte et à l’attaque. Un soir que Jordan dissertait sur la nature de l’homme, Chasot lui démontra avec une verve de gamin français qu’il était formé de la composition d’une douzaine d’œufs. La philosophie se mêlait à toutes les joyeusetés. Un exploit de Mimi, la guenon du prince royal, qui avait brûlé aux bougies le manuscrit d’une traduction de Wolf, pendant que son maître était à souper, donnait lieu à un échange de vues sur les raisons que pouvait avoir cette bête de ne pas aimer la philosophie. Mais de quoi ne parlait-on pas ?


Nous parlons de philosophie,
Des charmes de la vérité,
De Newton, de l’astronomie,
De peinture et de poésie,
D’histoire et de l’antiquité,
Des heureux talens, du génie,
De la Grèce et de l’Italie,
D’amour, de vers, de volupté.


Chacun des convives, compétent en toute matière et capable de s’intéresser à tout, avait sa note particulière et la donnait. La présence des dames empêchait que la conversation ne devînt doctorale. L’esprit donnait la couleur gaie et « tempérait la morosité et la trop grande gravité philosophique, qui ne se laisse pas aisément dérider le front par les Grâces. »

Tous les soirs, il y avait concert au château. Le goût du prince pour la musique était devenu une passion : « Nous faisons de la musique à toute sauce. » Il avait toujours sous la main sa traverse, et il interrompait sa lecture par des airs de flûte. Entre deux lettres, ou bien au milieu de quelque dissertation philosophique ou politique, il composait des symphonies. Les critiques d’Allemagne discutent aujourd’hui le génie musical du grand roi. Ils y trouvent les défauts du temps, une certaine monotonie, une brièveté de souffle, du dilettantisme, de l’afféterie, trop de facilité, mais aussi de l’habileté, de la vivacité, de l’originalité, de l’invention, aussi de la sensibilité, de la mélancolie, de la rêverie, même de la profondeur. Ils disent que Frédéric musicien est très supérieur à Frédéric poète : le poète, en lui, n’est pas maître de sa forme ; il est le disciple d’un esprit étranger et il en est le tributaire, au lieu que le musicien traduit directement la voix intérieure, la Stimmung. Ils disent encore qu’à cet homme, qui a eu le malheur de n’aimer jamais une femme, la musique en exprimant le vague de l’âme, et, comme une dévotion, comme une adoration, a tenu lieu de l’amour. Il est certain qu’il a goûté et savouré toutes les joies de la musique. Il y cherche le plaisir intellectuel « d’entendre et de déchiffrer les pensées du compositeur. » Il l’aime, quand elle est jolie et gaie, bien ordonnée et quand « les parties lui paraissent justes et la composition très pure. » Il l’aime aussi lorsqu’elle égale « l’éloquence la plus véhémente et la plus pathétique, » et que « ses accords touchent et remuent merveilleusement l’âme. » Par elle, il a fait plus que charmer ses loisirs ; il a calmé ses impatiences, apaisé ses chagrins et rendu le je ne sais quoi d’idéal et de réel, d’insaisissable et de certain qui proteste au fond de nous contre la misère de nos ignorances. Point de doute que la musique, avec les lettres et la philosophie, a aidé Frédéric à se composer une âme supérieure à la destinée.

La petite cour jouait aussi la comédie et la tragédie : Racine et Voltaire, — si l’on voulait marquer l’ordre des préférences, il faudrait dire Voltaire et Racine, — étaient les tragiques préférés. Le prince faisait « le héros de théâtre » et il a joué dans Œdipe le rôle de Philoctète. Il aimait aussi les mascarades à l’italienne, et les voulait fort gaies, même irrévérencieuses, empruntant au besoin pour les y faire figurer le chapeau et la robe d’un ministre protestant qui les prêtait de bonne grâce ; car, disait le prince, en s’y prenant bien, on fait de ces gens-là ce qu’on veut. Enfin il ne dédaignait pas de danser pour se dégourdir les jambes, et, les jours de bal, il quittait, pour l’habit de cour, l’uniforme qu’il portait d’ordinaire.

Tels étaient les plaisirs de Rheinsberg : « Nous nous divertissons de riens, et n’avons aucun souci des choses de la vie qui la rendent désagréable… Nous faisons de la tragédie, nous avons bal, mascarade et musique. » Vingt fois, en prose et en vers, Frédéric a célébré cette vie délicieuse. Quel dommage qu’un peintre, Pesne ou Knobelsdorf, n’en ait pas reproduit pour nous quelques scènes ! Quel joli sujet d’illustration, par exemple, que la page où Rielfeld décrit le grand Frédéric dansant un menuet ! Le prince y fait très bien sa figure ; il a juste la taille qu’il faut : ni trop grand, ni trop petit. Un petit-maître de Paris ne trouverait pas sa frisure assez régulière, mais ses cheveux, qu’il porte au naturel, sont d’un beau brun, bien ajustés à l’air de son visage et tournés en boucle négligemment. Le front est haut et noble. Les grands yeux bleus ont quelque chose de sévère, et qui deviendrait vite hautain et dur, mais aussi de doux et de gracieux. Les manières sont celles d’un homme de grande naissance, et l’on est surpris de lui trouver un tel air de jeunesse. Il paraît à peine vingt printemps. Il est vêtu d’un habit de moire céladon, garni de larges brandebourgs d’argent avec des houppes flottant aux extrémités ; la veste, de moire d’argent, est richement galonnée. Les cavaliers de la cour sont vêtus presque de même, mais moins magnifiques. Les dames portent le long corsage indiscret, fleuri aux épaules et à la taille, et qui semble offrir aux regards la gorge des beautés ; leurs paniers d’étoffes claires sont enguirlandés de fleurs. Et la musique accompagne cette pantomime charmante, qui « représente par les gestes et les attitudes une intrigue amoureuse, une déclaration, un désir mutuel de se plaire, une disposition à s’écouter favorablement en se donnant la main, une petite répugnance, une réflexion en s’éloignant de nouveau, et enfin une conclusion du roman en présentant les deux mains à la dame, et en la conduisant jusqu’à l’endroit où l’on avait commencé. »

Tous ne dansaient point assurément. Jordan, Stille, Knobelsdorf, Sennig, regardent : c’est le groupe des penseurs. Par la fenêtre ouverte, la nature apparaît en accessoire discret, et parée, elle aussi, de bosquets, de salons de verdure et de statues de dieux et de déesses.

Bielfeld, à qui l’on ne peut refuser la justesse d’impression, a été ravi au premier coup d’œil sur le château enchanté. Il avait passé, avant d’arriver à Rheinsberg, par Potsdam, la ville du roi. Il avait été réveillé par le bruit d’une centaine de tambours, et il avait fait sa toilette au son de la musique militaire. C’était dimanche. Il avait vu défiler, pour se rendre à « la parade de l’église, » le régiment du roi dans ses plus beaux atours ; en tête, marchaient les hautbois tout chamarrés, et les tambours et les fifres, et de grands nègres, qui portaient des turbans ornés d’aigrettes, des carcans et des pendans d’oreilles d’argent massif poli. Puis chaque compagnie était passée, précédée de ses fifres et de ses tambours. Les hommes portaient la mitre de cuivre où brillait l’aigle de Prusse, l’uniforme bleu aux brandebourgs d’or, doublé de rouge, avec de petits paremens écarlate, les vestes et les culottes couleur chamois et les guêtres blanches. C’étaient les fameux colosses, dont l’effet était terrible. Dans l’église, Bielfeld était obligé de jeter la tête en arrière pour observer leur physionomie. Il se demandait en regardant les deux statues de Mars et de Bellone, posées en sentinelles à l’entrée du caveau où Frédéric-Guillaume avait préparé sa sépulture, s’il était bien dans un temple du Christ, mais officiers et soldats faisaient d’un grand air de dévotion l’exercice de la prière. Invité à dîner par le colonel, Bielfeld aperçut sur le buffet quantité de bouteilles de vieux vin du Rhin, que des gens rangeaient le long du mur à mesure qu’elles avaient été vidées par ces grands sacs à vin, qui sablaient des rasades « avec une facilité et une bonne foi germaniques. » Et plus s’allongeait la file, plus l’air rébarbatif des visages s’adoucissait. Après le café, que l’on alla prendre chez un capitaine, arrivèrent les hautbois. Comme Bielfeld tournait la tête de tous les côtés, espérant de voir arriver les dames, un officier rubicond et hâlé lui présenta la main pour ouvrir la danse, et l’on dansa un étrange menuet d’hommes. Le bal, animé de plus en plus par le vin de Champagne, dura jusqu’à huit heures. Un officier proposa de se rendre chez une dame, qui tenait une assemblée ; en y arrivant, Bielfeld trouva quelques-uns des convives qui l’avaient précédé, et dont l’un venait de s’asseoir entre deux chaises sans pouvoir se relever. Le lendemain, de bonne heure, il vit le roi partir pour Wusterhausen, le regard terrible, le teint composé des nuances les plus fortes du rouge, du bleu, du jaune et du vert, la tête grosse et le col enfoncé dans les épaules. Et lorsqu’à Rheinsberg il trouva « chère de roi, vin des dieux, musique des anges, promenades délicieuses dans les jardins et les bois, parties sur l’eau, culture des lettres et des beaux-arts, conversation spirituelle, » et ce prince, « le plus joli mortel du royaume qui l’attend, » il crut, dit-il, au sortir d’un Rembrandt, entrer dans un Watteau.


IV

Et pourtant, Rembrandt aurait trouvé son sujet à Rheinsberg : le grand Frédéric dans son cabinet de travail. Le cabinet est dans la vieille tour. Les meubles en sont argentés et recouverts de soie vert tendre ; le pupitre de la table dorée est tendu de soie rose, et des vases et des guirlandes sont peints sur panneaux clairs, et, ici encore il y a des glaces, des bustes et le décor mythologique, mais le décor est grave : au plafond, Minerve, lance en main, casque en tête, siège sur son trône, et, près d’elle, un génie ouvre un livre où sont écrits les noms d’Horace et de Voltaire. Les trois baies profondes percées dans la muraille épaisse donnent à ce boudoir le sévère aspect d’une niche féodale.

Ici était le saint des saints de Rheinsberg. Aucun bruit n’y arrivait de la maison, ni du dehors. Si le prince levait la tête, il n’apercevait que des arbres, de l’eau et du ciel. Et certes le paysage de Rheinsberg a un charme particulier, le charme d’une oasis ; le contraste des alentours sablonneux y fait l’eau plus fraîche et la verdure plus verte. La simplicité des lignes et la médiocrité des hauteurs grandissent les spectacles du ciel. J’ai vu, du cabinet de Frédéric, le soleil se coucher derrière la colline du parc ; il embrasait d’une dorure rougeâtre les sapins du sommet, dont il découpait la ramure ; et l’or, la ramure et les moindres nuages se reflétaient dans une bande argentée au milieu du lac, tandis que, sur l’eau du rivage, entrée dans la nuit, l’ombre des sapins dessinait une bordure de velours effrangé. Frédéric aimait-il à regarder ces spectacles ? Il n’était pas insensible aux beautés de la nature, mais il n’y était pas non plus très sensible. Le siècle n’en était pas arrivé à l’admiration des bois et des couchers de soleil, et Frédéric ne devançait pas son siècle. Un beau livre, une belle pensée, un heureux coup de plume, comme il disait, valaient pour lui mieux qu’un paysage. Assurément, il ne levait guère la tête, et, du dehors, il n’avait cure : « Je ne sais trop à la vérité le temps qu’il fait ici. La sphère de mon activité ne s’étend que de mon foyer à ma bibliothèque. » Il lit avec des yeux grands ouverts, fixes. C’est lui qui dira plus tard à un jeune officier : « Sais-tu lire ? Lire, c’est penser. » Ou bien il a fermé le livre ; sa fine écriture court sur le papier en lignes courtes ou longues, en vers ou en prose, à moins qu’il ne place des signes sur une portée. Et sa guenon Mimi le regarde, compagne de sa solitude.

Frédéric ne vivait avec la compagnie qu’à table, et dans les momens qui suivaient le repas et pendant le concert. Il tirait de chacun de ses hôtes tout ce qu’il pouvait de science, de connaissances ou de gaîté, mais il savait ne pas se laisser envahir, et se réservait les longs tête-à-tête avec lui-même. Il faisait quelquefois une longue marche avec un de ses amis, et la conversation était alors un dialogue philosophique. Rarement, il se laissait débaucher pour une promenade en bateau jusqu’à l’île de Remus, où l’on montre aujourd’hui des arbres plantés par lui. Les cavaliers allaient en chasse : « Cette passion, disait-il, est juste le contre-pied de la mienne. Il y a ici une coterie qui chasse, et j’étudie pour eux. Chacun y trouve son compte. » Levé à quatre heures, il lisait six heures de suite ; puis, pendant deux heures, il prenait des notes sur ses lectures et en copiait des extraits. L’après-midi, il se remettait à l’ouvrage ; il veillait quelquefois jusqu’à deux heures. Il essaya même de ne pas dormir du tout. Après quatre jours de ce régime, il tomba malade ; des coliques et des crampes d’estomac faillirent l’envoyer dans l’éternité ; les médecins se fâchèrent, mais il ne voulait rien entendre : « L’habitude a changé l’aptitude que j’avais pour les arts en un tempérament ; quand je ne puis ni lire, ni travailler, je suis comme ces grands preneurs de tabac qui meurent d’inquiétude et qui mettent mille fois la main à la poche, quand on leur a retiré leur tabatière. » Il trouvait le médecin plus cruel que la maladie, et il aimait mieux être malade de corps que d’esprit.

Ses premières études dirigées par son maître Duhan lui avaient laissé, bien qu’elles eussent été contrariées par les idées pédagogiques du roi, l’ambition d’une large culture intellectuelle : il se donnait cette culture. Philosophie, histoire, lettres anciennes et modernes, mathématiques, physique, l’attiraient tour à tour ; elles le retenaient plus ou moins longtemps, et il avait des préférences décidées, mais sur tout il voulait des lumières. Il se faisait un devoir de comprendre tout l’intelligible ; il apprenait pour apprendre, pour la joie de savoir ; mais en même temps il cherchait son profit, même dans les études qui semblaient le plus désintéressées. Il avait dans sa curiosité avide un ordre admirable. De toutes les lumières venues de l’horizon immense, il éclairait à l’avance son chemin royal. Frédéric nous a révélé tout le secret de son travail pendant les années de Rheinsberg. Il y a écrit de petits traités philosophiques en vers et en prose, comme les poèmes sur la Bonté de Dieu et sur la Liberté et la dissertation sur l’Innocence des erreurs de l’esprit, et des morceaux de morale ou de politique, comme les Considérations de l’état présent de l’Europe et la Réfutation de Machiavel. Il y a écrit aussi plus d’un millier de lettres, car il est de la famille des épistoliers, ces bavards charmans à qui la conversation parlée ne suffit pas ; ils ont trop à dire sur toute sorte de choses, et ils écriraient volontiers à tout ce qui, dans l’univers, porte un nom et tient une plume. Ils choisissent des correspondans variés, dont chacun sache donner la réplique sur tel ou tel des sujets dont leur intelligence est occupée. Ils arrivent ainsi à « expliquer » tout leur esprit, pour employer une expression que Frédéric aimait et qui est heureuse ; elle rend bien le besoin de produire au dehors sa vie intime, de se parler soi-même, sich zu sprechen, comme disent les Allemands.

Avec aucun de ces amis épistolaires qui s’ajoutaient au cercle des amis présens, le prince royal n’a si bien expliqué son esprit qu’avec Voltaire, dont le portrait « présidait » dans le cabinet de la cour. Il lui a écrit dès le lendemain de son arrivée à Rheinsberg, sitôt qu’il a été libre enfin et maître de lui. Écrire à Voltaire, c’était s’émanciper de la longue tutelle, s’échapper des ténèbres dans la lumière, et prendre rang et place dans le présent et l’avenir. Recevoir une lettre de Voltaire, c’était pour un prince qui voulait régner en philosophe et pour un homme de lettres à son début, un honneur et le commencement de la gloire. Jamais amoureux n’attendit l’heure de la poste avec plus d’impatience que ne faisait Frédéric, lorsqu’il espérait une lettre venant de Cirey. Il envoyait ses domestiques au-devant du courrier, courait à la fenêtre pour les voir revenir de loin, retournait à sa table, se levait au moindre bruit dans l’antichambre ; enfin, quand le paquet arrivait, il cherchait vivement l’écriture désirée. S’il l’apercevait, son empressement même l’empêchait d’ouvrir le cachet ; il lisait, mais si vite qu’il lui fallait une seconde et une troisième lecture, pour que ses esprits calmés lui permissent de comprendre ce qu’il avait lu. Voltaire, à qui le prince décrit cette scène de l’arrivée du courrier, répond : « Je suis enivré de plaisir, de surprise et de reconnaissance. » Le prince et l’écrivain échangent les propos les plus tendres. « C’est bien dommage que vous soyez né pour régner ailleurs, » écrit Voltaire, » et il se déclare le sujet de Divus Fredericus : « Le marquisat de Girey est une ancienne dépendance du Brandebourg. » Pour louer son héros, il emploie l’histoire et la fable : Frédéric « est plus instruit qu’Alcibiade et joue de la flûte mieux que Télémaque. » Frédéric réfutant Machiavel, c’est Apollon terrassant le serpent Python ; s’il envoie à Cirey un flacon de vin de Hongrie, c’est Bacchus guérisseur ; s’il conseille des recettes de médecine, c’est Marc-Aurèle qui se fait Esculape ; s’il construit un manège : « apparemment qu’il y aura une place pour le cheval Pégase. » Le prince ne demeure pas en reste : « Il était bien nécessaire que vous vinssiez au monde, pour que j’y fusse heureux ! » Mais c’est à peine s’il peut croire qu’il existe au monde un Voltaire. « Il a, dit-il, fait un système pour nier son existence. Non, il n’est pas possible qu’un homme fasse le travail prodigieux qu’on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l’élite de l’univers, des philosophes qui traduisent Newton, des poètes héroïques, des Corneille, des Catulle, des Thucydide, et l’ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire. » Et puisqu’enfin il faut bien croire à ce prodige, et qu’il existe un Voltaire comme il existe un Dieu, il ne reste qu’à les confondre dans un même acte de foi et d’adoration : « Je crois qu’il n’y a qu’un Dieu et un Voltaire, et que ce Dieu avait besoin en ce siècle d’un Voltaire pour le rendre aimable… Vous avez lavé, nettoyé, retouché un vieux tableau de Raphaël. »

Ces deux grands personnages du siècle étaient invinciblement attirés l’un vers l’autre. Frédéric allait vers l’homme qui excellait en tout ce qu’il aimait, vers ce poète dramatique, ce poète épique, cet historien, ce philosophe, ce moraliste, ce libre esprit, cette grande lumière du siècle des lumières, cette science universelle légèrement portée, avec des couleurs claires et gaies, comme les aimait le seigneur de Rheinsberg, et vers cette humanité enfin qui rêvait le bonheur des hommes, en même temps qu’elle les méprisait. Et Voltaire était surpris et ravi de rencontrer « un prince qui pense aux hommes… un monarque fait homme, » et non pas dans un roman, sous le nom d’Alcimédon et d’Almanzor, mais dans la réalité de l’histoire. En même temps, il se sentait triompher en ce roi de demain, prendre sa revanche de la Bastille et de l’exil, et régner sur l’avenir.

Frédéric goûtait dans le commerce de Voltaire les joies d’esprit les plus vives : lui, qui disait qu’une correspondance est un trafic de pensées, il s’enrichissait à ce trafic. Il y cherchait aussi la gloire d’une relation illustre et la bienveillance d’un grand dispensateur de la renommée, et autre chose encore, qu’il osait à peine s’avouer à lui-même : imiter Voltaire, et l’égaler peut-être ! En vain il se répète cent fois : « Malheureux ! laisse là un fardeau dont le poids dépasse tes forces ! on ne peut imiter Voltaire qu’à moins d’être Voltaire même ! » il n’essaie pas moins de mesurer son esprit avec cet esprit. Par moment, il s’échappe à parler d’égal à égal, et il écrit à Voltaire : « Nous autres poètes. » A Voltaire, poète tragique, il annonce qu’il prépare une tragédie dont Nisus et Euryale seront les héros ; au poète moraliste, il envoie des poésies morales ; au savant, des expériences et des hypothèses sur des questions de physique ; à l’historien, ses Considérations sur l’état présent de l’Europe et sa réfutation de Machiavel ; avec le philosophe, il discute sur Dieu, l’âme et la liberté. Il montre ainsi qu’il n’y a point que barbarie « parmi les descendans des anciens Goths et des peuples vandales… parmi les habitans des forêts d’Allemagne. » Même cette modestie avec laquelle il parle de l’Allemagne, et cette ironie, découvrent sa pensée secrète. Il a quelque honte à laisser croire qu’il veuille mettre en lutte, dans le domaine de l’esprit, la France toute vive et scintillante et l’Allemagne encore engourdie et obscure ; mais c’est là pourtant que va son ambition. Avant de partir pour la campagne du Rhin, il avait écrit à sa sœur : « Je prétends montrer à MM. les Français qu’il y a, au fond de l’Allemagne, de jeunes aigrefins assez insolens, qui se présenteront devant toutes leurs armées sans trembler. « Il était aigrefin assez insolent pour se présenter sans trembler devant l’esprit de la France. Et c’est pourquoi sa correspondance avec Voltaire est le document le plus complet sur l’immense travail intellectuel où peina Frédéric dans le cabinet de la vieille tour.


Maintenant, dans ce millier de lettres de Frédéric, dans ses poésies et ses écrits philosophiques et politiques, aidé de tous les témoignages directs ou indirects que nous pourrons rencontrer, nous allons chercher, et, s’il est possible, retrouver les sentimens de ce cœur et les idées de cet esprit, qui se préparent et s’arment, aux bords tranquilles du lac de Rheinsberg, dans cette solitude, ce recueillement, cette grâce d’aurore et la parure apprêtée d’un tableau mythologique, pour une des existences les plus agitées, les plus rudes, les plus fécondes en réalités qu’un homme ait vécue, depuis qu’il y a des hommes et qui agissent.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1891.