Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/10

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Le ci-devant : une propriété abolie

Un temps viendra où la propriété aura une forme différente de ce qu’elle a aujourd’hui, c’est-à-dire où la société reconnaîtra aussi peu le prétendu droit au propriétaire d’accumuler autant qu’il lui plaît des biens de ce monde que le droit de combat privé, le droit des chevaliers de dépouiller les voyageurs ou le droit aux épaves que reconnaissait le moyen âge.
Von Ihering.
(célèbre juriste allemand)

Il est une propriété plus vieille que la propriété foncière, aussi générale qu’elle, qui s’étage tout au long des siècles, des premiers âges de l’humanité jusqu’à nos jours : c’est l’esclave. Né avec les premiers balbutiements de la civilisation, l’esclavage, qui représente la première tentative d’organisation du travail, a été pendant plus de cinquante siècles le grand réservoir de main-d’œuvre de l’humanité. C’est pourquoi l’antiquité le considérait comme une des principales causes de la civilisation et Aristote l’avait jugé indispensable aux sociétés humaines. La Bible elle-même le mentionnait, le légiférait ; Agar était une esclave et les anges du Seigneur lui dirent : « Retourne chez ta maîtresse et remets-toi entre ses mains. » Aux temps modernes, le philosophe Locke l’avait admis dans sa constitution modèle des Carolines.

Propriété infiniment précieuse, plus encore que la terre, — car la terre est stérile où les bras manquent — l’esclave représenta toujours une valeur très recherchée. Selon Mommsen, « l’idée de propriété chez les Romains n’était pas primitivement associée aux possessions immobilières, mais seulement aux possessions en esclaves et en bétail ». La valeur de cette propriété augmenta aux temps modernes, où le recrutement des esclaves ne fut plus assuré par les conquêtes militaires, mais organisé en un commerce très important et très prospère encore au xixe siècle, avec ses armées de traitants, de surveillants, ses flottes qui transportaient le « bois d’ébène » à travers le monde. Au milieu du siècle dernier, grouillaient encore sur les vastes plantations des deux Amériques, dans les mines du Brésil, des troupeaux d’esclaves qui représentaient pour leurs propriétaires une richesse importante, considérée aux prix d’achat.

C’est cette valeur millénaire que, sous la pression de conditions économiques puissantes, un vent de sentimentalité balaya. Le phénomène commença aux États-Unis où, dans une guerre civile de quatre années, il mit aux prises le Nord, partisan de l’abolition de l’esclavage, et le Sud, pays des planteurs, qui s’armèrent pour conserver la propriété de leurs esclaves.

La cause de la guerre de Sécession se présente encore à nous sous la niaise affabulation de la Case de l’oncle Tom. Elle est en réalité dans la révélation qu’apportait aux Nordistes l’antagonisme de leur prospérité agricole, industrielle et minière avec la torpeur du Sud agricole, que le travail indolent et machinal des esclaves avait, depuis cinquante ans, laissé en dehors de la magnifique renaissance économique où se revivifiaient l’Europe et les États-Unis du Nord. La rivalité naquit de la conviction pour le Nord que l’esclavage amenait la ruine de ce Sud, riche pourtant de magnifiques ressources, alors que, pour les planteurs du Sud, l’abolition de l’esclavage représentait la perte des capitaux énormes engagés dans la constitution de ces troupeaux humains.

De 1861 à 1865 cette guerre coûta à la nation américaine 600.000 hommes et quinze milliards de dollars. Le Sud vaincu et l’esclavage aboli, les planteurs constatèrent avec stupéfaction que cette propriété des esclaves, à laquelle ils attachaient naguère une si grande valeur que, pour la défendre, ils avaient entrepris une guerre longue et coûteuse, n’était qu’une pure illusion.

Qu’y avait-il en effet de changé dans ces plantations d’après la guerre, où les anciens esclaves étaient revenus s’embaucher comme ouvriers agricoles, avec cette différence toutefois que les meilleurs seuls étaient restés, les autres, les paresseux, les imperfectibles ou simplement les sages, s’étant fait rapatrier en Afrique ? Sans doute le prix du salaire était légèrement supérieur à ce que le planteur dépensait naguère pour nourrir et soigner ce cheptel humain ; du moins, il obtenait de sa nouvelle main-d’œuvre un rendement bien meilleur, où se retrouvait toute la supériorité du travail libre sur la production forcée, et tel qu’il amena rapidement les États du Sud à une prospérité inconnue jusque-là.

Si bien que l’abolition de cette propriété, au lieu de ruiner ses bénéficiaires, les sauva de la misère où le mauvais état des cultures les précipitait de plus en plus. Et comme si cette heureuse résolution ne devait avoir que des conséquences bienfaisantes, l’Oncle Tom fut délivré, ses persécuteurs s’enrichirent ; seuls, les traitants, marchands d’une propriété illusoire, virent avec regret la déchéance de leur commerce fructueux.

Un double enseignement découle pour nous de ce précédent fameux. D’abord, les propriétaires à perpétuité y puiseront la leçon de sagesse qu’elle contient et qui consiste à ne point s’exagérer par anticipation les conséquences d’une transformation sociale quelconque, surtout quand il s’agit de réparer une injustice éclatante ou, comme dit Montesquieu, « de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes ». Qui nous dit en effet que les propriétaires d’aujourd’hui ne trouveront pas une compensation considérable à un abandon très lointain dans l’avantage d’échapper à toute obligation pécuniaire immédiate et de voir leurs impôts notablement diminués pendant soixante-dix ans ?

Mais l’enseignement le plus précieux que nous apporte l’aventure américaine, c’est qu’avec « du temps, de la mesure, des tempéraments », comme le conseille Letourneau, on eût pu épargner la vie de 600.000 hommes et économiser quinze milliards de dollars.

En effet, quelques années plus tard, en 1871, le Brésil abolissait l’esclavage sans révolution ni guerre civile, en votant une loi qui déclarait libres tous les enfants à naître de parents esclaves. Dix-sept années de ce régime transitoire ont suffi pour arriver sans secousse à l’émancipation complète de la classe servile.

Six cent mille hommes et quinze milliards de dollars, voilà ce qu’eût pu économiser une mesure prise à temps. Retenons cela.

Retenons-le d’autant mieux que l’analogie est grande entre les deux propriétés. Le pays qui, le premier, comprendra la nécessité de transformer son droit foncier, devra s’inspirer de l’exemple du Brésil et ne pas oublier qu’il ne s’agit pas de confisquer la propriété, mais seulement la perpétuité, ce qui est juste, puisque seule la nation est éternelle.