Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/13

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13.

La gestion de l’État

En tout le vrai rôle d’un gouvernement n’est pas de gouverner les hommes, c’est de leur apprendre à se gouverner eux-mêmes.
Jules Barni.

Il nous reste à réfuter l’objection que ne manquera pas de soulever le projet de limitation du droit de propriété foncière : l’incompétence de l’État à gérer l’immense domaine qui lui reviendra au terme de sa nue propriété.

La gestion d’État jouit d’une détestable réputation, justifiée par les résultats de ses exploitations industrielles. Il est entendu que ses allumettes ne prennent pas et que son tabac est plein de bûches et d’embûches. Mais les pires ennemis de toute exploitation d’État n’ont jamais proposé de lui enlever la perception des impôts. Il est même généralement reconnu qu’au moins jusqu’à la guerre, notre administration des finances était excellemment gérée et contenait des éléments de premier ordre, dont les établissements privés utilisaient très volontiers les services.

C’est que l’État a, comme tout individu ou toute collectivité, ses aptitudes et ses incapacités. « L’État, écrit Alfred Fouillée, ne peut intervenir avec profit que là où se trouve à remplir quelque fonction qui soit : 1o générale et constante ; 2o mécanisable en quelque sorte. L’État convient mal pour tout ce qui est flexible, variable, pour tout ce qui exige une intelligence pratique, du tact, un esprit d’accommodation aux circonstances ; un corps administratif est le plus souvent sans initiative, sans zèle, sans responsabilité ; il ne peut être vraiment producteur. »

À ces raisons générales d’aptitude ou d’incapacité, il convient d’ajouter, pour chaque pays, les qualités propres à la race ou ses défauts. Pour prendre un exemple dans notre sujet même, nous voyons à Java l’État hollandais, propriétaire du sol, non seulement percevoir la rente des terres, mais faire planter du sucre et du café sur le domaine public, en surveiller la culture, récolter les produits et les vendre. D’après des statistiques fort anciennes, cette exploitation d’État portait, il y a 50 ans environ, sur plus de 200.000 hectares de plantations de café et de sucre. Elle occupait deux millions de personnes et était très rémunératrice.

N’en demandons pas tant à l’État. Ce n’est pas son rôle d’être agriculteur, non plus que fabricant d’allumettes ou manipulateur de tabacs. Par contre il est une fonction qu’il remplira excellemment : c’est celle de notaire, chargé d’administrer la propriété nationale. J.-B. Say a observé que la fonction la plus facile était celle de propriétaire.

Mettre en valeur le vaste domaine de la France, en assurant à la propriété foncière agricole, à la propriété industrielle des usines ou commerciale des boutiques toutes les garanties de permanence nécessaires à leur libre développement, c’est là pour l’État une besogne moins compliquée que d’appliquer la multiplicité d’impôts actuellement en vigueur, de surveiller les opérations des commerçants ou des industriels, de se perdre en d’incessantes investigations sur la fortune privée. N’ayant plus d’impôts à faire rentrer, son rôle se réduira à celui d’un agent de ventes et de locations, fonction qui remplit les deux conditions réclamées par Fouillée, car elle est générale et constante d’une part, et de l’autre, aisément mécanisable : cette mécanique-là, un ministère des finances pourrait l’organiser à la perfection et en assurer le meilleur rendement.

Au surplus les vices des exploitations d’État, ne seraient-ils pas tout simplement les imperfections inhérentes à toutes les grandes exploitations ? De fait vous les rencontrez presque au même degré dans toutes les grandes sociétés privées. Dans chaque branche du commerce ou de l’industrie vous trouverez la grande maison « arrivée », où vous vous heurterez à l’arrogance des chefs, à la routine des bureaux, à l’infatuation née du succès. L’irresponsabilité, le gaspillage, je le reconnais ; mais, gaspillage ou irresponsabilité, vous les retrouvez dans un grand nombre de sociétés anonymes. Faites le compte des centaines de millions perdus chaque année dans la faillite de sociétés plus mal gérées que l’État ou partis pour l’étranger sans esprit de retour. Et songez aux banques, aux milliards qui s’y évanouissent, maniés par des ignorants, des incapables, pour ne pas dire plus. Évoquez cette sarabande effrénée vers la débâcle, non seulement du capital des banques, — tu l’as voulu, lanturlu, — mais aussi des dépôts : ces milliards qu’on voit aller, venir, faire trois petits tours, trois mauvais tours et disparaître à tout jamais ; c’est pourtant cela l’exploitation privée, avec, comme pour l’État, la belle irresponsabilité des sociétés anonymes, qui est telle que, si l’on traque parfois les banquiers, on respecte toujours les administrateurs des grandes sociétés financières, même quand ils ont mené le jeu de massacre.

La propriété temporaire est une réforme si riche en conséquences imprévues qu’elle donnera satisfaction même aux contempteurs des exploitations d’État. En effet l’État n’aura plus besoin de monopoliser l’industrie pour s’assurer des revenus et il renoncera sans regrets à fabriquer de médiocres produits.

Un seul monopole doit le tenter, celui des assurances ; il n’en est pas en effet qui réunisse plus complètement tous les caractères qui doivent convenir à une exploitation d’État : quoi de plus mécanique que l’assurance et qui nécessite moins d’initiative ? La monopolisation des assurances pourrait se faire presque automatiquement, le jour où les immeubles appartenant aux compagnies d’assurances feraient retour à la nation.

Lorsque l’État ne sera ni industriel, ni collecteur d’impôts, mais seulement gérant de la propriété nationale et assureur ; lorsqu’il paiera ses fonctionnaires autrement qu’avec la perspective d’une retraite, qui a perdu beaucoup de sa séduction d’antan ; lorsqu’enfin il laissera de l’initiative aux chefs en leur imposant la responsabilité, ses administrations ne seront pas inférieures aux meilleures organisations du commerce ou de l’industrie.

Or cette transformation s’accomplira logiquement sous le nouveau régime de la propriété. Au surplus il appartiendra à chacun de nous d’y coopérer. Alfred Fouillée met au nombre des propriétés sociales la puissance politique, qui s’exerce par le suffrage universel. C’est là, observe-t-il, un capital de force mis à la disposition de tous, un pouvoir social distribué entre tous. On s’inquiète fort actuellement de ce que ce capital social soit de plus en plus négligé par ses propriétaires, au point qu’à peine la moitié des électeurs usent du droit de vote. Pourquoi s’en étonner ? Dans les entreprises qui périclitent, les associés se désintéressent de la gestion et désertent la maison. Le jour où l’État, au lieu d’un rôle politique souvent stérile, exercera une action économique importante, aucun électeur ne négligera d’apporter son concours à l’organisation générale.

Il y manquera d’autant moins qu’il sera alors, fait important et nouveau, deux fois propriétaire : comme citoyen, propriétaire collectif de tout le sol ; comme individu, propriétaire privé de son lot. Car ce devra être la caractéristique du régime de la propriété temporaire, que l’État ne pourra jamais avoir la jouissance, de même que l’individu ne pourra jamais posséder la nue propriété. Distinction aisée qui bornera l’action de l’État et garantira à l’individu son indépendance.

Cette formule : à l’État la nue propriété ; à l’individu la jouissance, assurera le facile fonctionnement du nouveau régime de propriété. À l’expiration du délai de possession temporaire, les propriétés seront remises en vente pour un nouveau délai de possession, c’est-à-dire la vie durant et cinquante ans après la mort ; à moins qu’elles ne soient données à bail, et ce sera généralement le cas des propriétés à usage agricole, industriel ou commercial, pour lesquelles la jouissance sera assurée par la permanence de l’exploitation qui utilisera la terre ou les bâtiments. Les mutations de la propriété se feront sous ce nouveau régime comme sous celui de la propriété perpétuelle : on vendra une jouissance de trente années restant à courir comme on cède aujourd’hui un droit au bail ; on vendra une durée limitée comme on vend aujourd’hui une perpétuité.

L’État possédant la nue propriété et l’individu la jouissance, les rapports de l’État et de l’individu seront dès lors plus importants et plus constants. La surveillance et la mise en valeur de cette nue propriété, qui auront une répercussion immédiate sur la vie économique du pays, et d’autre part la sauvegarde de son droit de jouissance obligeront l’individu à veiller plus attentivement sur la gestion de l’État, à exercer régulièrement et pleinement son droit de contrôle.

L’État c’est moi, disait la monarchie absolue. L’État c’est nous, pensent les gouvernements modernes, et il n’y a rien de changé, que le pluriel : le nous des gens au pouvoir, des politiciens de la camaraderie, des convives de la même table, voire de la même assiette. La vraie formule des démocraties doit être : l’État c’est toi.