Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/2

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2.

La grande lésion

La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s’empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes.
Montesquieu, Esprit des Lois
(Ch. de l’esclavage.)

Et cependant la propriété privée fut un progrès sur la propriété collective, de famille, de clan ou de commune. Elle fut un progrès par cela même qu’elle faisait disparaître les deux principales causes de débilité de toute communauté : affaiblissement du ressort de l’activité, puisque tous, paresseux ou laborieux, jouissent des mêmes avantages ; diminution de l’esprit d’initiative, puisque le profit de toute amélioration se partage entre tous.

Progrès indéniable si la propriété se fût contentée d’être individuelle ; mais le Romain, cruel jusque dans l’état civil, selon l’expression de Montesquieu, fit une loi à son image : autoritaire, il lui conféra le droit d’user et d’abuser ; avide, il accapara pour elle la perpétuité.

Forgée brutalement, cette loi révélait une méconnaissance complète de ce qu’on peut considérer comme la seconde « condition » du droit de propriété : l’obligation de satisfaire à la fois aux deux éléments que l’analyse a découverts dans le droit de propriété, l’élément social et l’élément individuel.

« La propriété, écrit Alfred Fouillée, a une portion individuelle et une portion collective, et le problème social est de limiter le droit de chacun par le droit de tous. »

Avant Fouillée, Emmanuel Fichte, en Allemagne, et don Francesco de Cardenas, en Espagne, avaient dégagé ces deux éléments constitutifs du droit de propriété et montré que la propriété n’était pas instituée seulement dans l’intérêt de l’individu et pour lui garantir la jouissance des fruits de son travail ; mais qu’elle l’était aussi dans l’intérêt de la société et pour en assurer la durée et l’action utile. Obéissant à sa première condition de souplesse, le droit de propriété doit se modeler à la double image de l’homme, qui agit à la fois comme individu isolé, ayant ses droits d’homme libre, et comme citoyen et membre de la société, avec ses obligations et ses devoirs collectifs. En transférant à la propriété individuelle la jouissance perpétuelle, le droit romain et, après lui, les divers droits modernes ont complètement faussé la conception sociale de la propriété ; par l’exclusion d’un des éléments constitutifs du droit de propriété ils ont brutalement sacrifié le droit de tous au privilège d’un seul.

Il n’est pas étrange qu’une pareille « lésion » ait eu des répercussions énormes. Le droit de propriété, naguère mouvant, est devenu rigide ; il provoquera des révolutions qui briseront sa rigidité en supprimant le bénéficiaire de ce privilège injuste. Aucune révolution n’a eu d’autre cause ; toutes les menaces de l’avenir sont enfermées dans cette gigantesque lésion. « Pour les législateurs, écrit Aristote dans sa Politique, le point capital paraît être l’organisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions. » De son côté Letourneau constate : « Le droit de propriété est par excellence le grand ressort social ; c’est le géant que les primitifs supposent caché au fond des cratères volcaniques et dont chaque mouvement provoque un tremblement de terre. Point de grande révolution politique qui ne soit corrélative à une modification du droit de propriété ; point de métamorphoses de ce droit qui n’entraîne une transformation politique. » Si bien que l’histoire des révolutions n’est que la chronique des égarements du droit de propriété.

Révolution quand la rupture d’équilibre vient d’en bas, confiscation quand elle vient d’en haut, le phénomène est le même. La moitié de l’Afrique romaine appartenait à six propriétaires quand Néron les fit égorger. Jusqu’à nos jours la confiscation des biens de mainmorte fut une nécessité périodique ; pour juger avec quelle rapidité ces biens s’accumulaient aux mains de l’Église, il suffit de citer l’évêché d’Augsbourg qui, au IXe siècle, possédait 1.427 fermes et le couvent de Bénédictbeuren, en Haute-Bavière, qui en possédait 6.700 au XIe siècle. La dernière confiscation est connue sous le nom de milliard des congrégations. Spoliation, disaient les catholiques, oubliant le mot de saint Ambroise : « La nature a fait le droit commun ; l’usurpation a fait le droit privé. » En réalité, sous l’apparence de haines politiques, et parce que tous les phénomènes économiques se réalisent par des moyens sentimentaux, c’est la loi sociale violée qui prend sa revanche. L’équilibre rompu se rétablit de lui-même. Révolutions ou confiscations, leur périodicité pourrait se prédire, comme les phénomènes astronomiques.

C’est aux républiques antiques, et pour plus de relief encore, c’est à l’histoire de Rome qu’il faut demander de nous révéler, comme en un coup de théâtre, les causes de son ascension et de son déclin par le simple jeu du droit de propriété en ces deux étapes : communauté de village et de famille d’abord, propriété foncière individuelle ensuite. « L’histoire économique de Rome, écrit Laveleye, n’est que le tableau de la lutte contre les envahissements de la propriété quiritaire. »

Aux premiers temps de la République, la propriété privée inaliénable était limitée, comme en Grèce, à la maison de famille avec sa cour et son jardin ; sur les terres, communautés de villages ou de familles, vivait une population nombreuse d’usagers, à la fois agriculteurs et guerriers, qui jouissait d’institutions démocratiques. Dans son Histoire romaine, Mommsen montre que la grandeur de Rome s’est élevée sur la base solide de ses paysans propriétaires. « Les fondateurs des anciennes républiques, écrit Montesquieu, avaient également partagé les terres : cela seul faisait un peuple puissant, c’est-à-dire une société bien réglée ; cela faisait aussi une bonne armée, chacun ayant un égal intérêt, et très grand, à défendre sa patrie. » Et ailleurs : « Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir d’abord de son abaissement et cela se sentit bien quand elle fut corrompue. »

Quand elle fut corrompue, c’est-à-dire quand la propriété privée individuelle eut permis l’accaparement des terres et la création des grands domaines ou latifundia. Ces grandes propriétés absorbèrent même l’ager publicus, le domaine commun qui représentait encore l’ancienne « marche » collective ; elles l’absorbèrent si bien que, selon Pline, dans certaines provinces, l’ager publicus tout entier était possédé par quelques familles.

Pline nous donne une idée de ces latifundia : un citoyen romain, Claudius Isidorus, riche déjà de 60 millions de sesterces sonnants et trébuchants, possédait en outre 90.000 hectares avec 4.166 esclaves et 257.000 moutons. Et Pétrone, dans le Satyricon, nous présente le domaine de Cumes, appartenant à Trimalcion, si vaste qu’en un seul jour, le 7 avant les calendes d’août, trente garçons et quarante filles sont nés sur ces terres. Toute une province, la Chersonèse de Thrace, appartenait au seul Agrippa, et Cicéron estime à moins de 2.000 le nombre de propriétaires dans toute l’Italie.

Appien a parfaitement décrit la formation des latifundia : « À mesure que les Romains subjuguaient une partie de l’Italie, ils prenaient une part du sol de cette terre conquise ; la partie cultivée était assignée ou affermée aux colons ; quant à la partie inculte, souvent fort considérable, on l’abandonnait, sans la diviser, à ceux qui voulaient la cultiver, moyennant la redevance annuelle du dixième des grains et du cinquième des fruits. On voulait multiplier cette race italienne, patiente et courageuse, pour augmenter le nombre des soldats citoyens ; mais il arriva le contraire de ce qu’on avait prévu : car les riches, maîtres de la grande partie de ces terres non limitées, enhardis par la durée de leur possession, achetèrent de gré ou prirent de force l’héritage de leurs pauvres voisins et transformèrent leurs champs en d’immenses domaines. Ils employèrent des esclaves comme laboureurs et comme bergers. Le service militaire arrachait les hommes libres à l’agriculture ; les esclaves, qui en étaient exempts, les remplaçaient et rendaient ces possessions fructueuses. Les riches devinrent donc démesurément opulents et le nombre des esclaves s’accrut rapidement ; mais la race italienne s’appauvrit et disparut, dévorée par les impôts, la misère et la guerre. L’homme libre devait se perdre dans l’oisiveté ; car le sol, cultivé par des esclaves, était tout entier aux mains des riches, qui ne voulaient pas de lui. »

L’Italie, livrée aux esclaves, ne fut plus soumise à la charrue. Quelques villas somptueuses et d’immenses pâturages remplacèrent ces cultures variées qui, exécutées par les petits propriétaires latins, samnites, étrusques, campaniens, avaient entretenu tant de cités florissantes. Le résultat général fut la désertion des campagnes, l’abandon du sol et la dépopulation.

Dans une phrase qui sonne le glas de l’empire, Pline l’Ancien a, d’un raccourci puissant, marqué cette cause principale de la décadence romaine : « À vrai dire les grandes propriétés ont perdu l’Italie et elles commencent déjà à perdre les provinces. »

Ce que Pline constate ici n’avait point échappé aux législateurs de Rome ; ils s’efforcèrent par des lois agraires d’arrêter les funestes effets de cette concentration de la richesse terrienne. La loi Licinia notamment interdit de posséder plus de 500 jugères de terres publiques (environ 125 hectares), de faire paître sur l’ager publicus plus de 100 têtes de gros bétail et plus de 500 moutons sur ses propres terres. La partie des terres publiques enlevée à ceux qui possédaient plus de 500 jugères devait être distribuée aux pauvres.

La République fut sauvée pour un temps, car la loi demeura en vigueur pendant plus de deux cents ans. « Le siècle qui suivit les lois liciniennes, écrit Laboulaye, est celui où Rome semble inépuisable en soldats. Varron, Pline, Columelle se reportent sans cesse à ces beaux jours de la République comme au temps où l’Italie était vraiment puissante par la richesse de son sol, le nombre et l’aisance de ses habitants ; la loi des 500 jugères est toujours citée par eux avec honneur, car, la première, elle avait reconnu le mal et essayé le remède, en retardant la création de ces grands domaines, de ces latifundia qui dépeuplèrent l’Italie et, après l’Italie, l’empire tout entier. »

Malheureusement, après la conquête de la Macédoine, les clauses de la loi Licinia ne furent plus guère appliquées[1]. Les Gracques s’efforcèrent de la faire revivre : ces politiques clairvoyants tentèrent d’arrêter l’abandon de la terre et l’exode vers Rome de cette forte race de cultivateurs-soldats qui avaient donné à Rome l’empire du monde ; mais les patriciens parvinrent à éluder dans l’exécution toutes les lois qu’on opposait à leur avidité. D’autre part, les conquêtes mettant à leur disposition des terres nouvelles et des esclaves pour les cultiver, il était impossible d’arrêter l’accroissement des latifundia. Se rendant compte que l’empire allait à sa ruine, Tibérius Gracchus proposa d’abord de reprendre les terres aux riches contre indemnité, puis le retrait pur et simple des terres. Mais il était déjà trop tard. Et comme s’ils eussent voulu accélérer la décadence, désormais fatale, les patriciens, après la mort des Gracques, firent adopter successivement trois lois qui avaient pour but et eurent pour résultat de favoriser l’accroissement des grandes propriétés. D’après M. Antonin Macé, les lois agraires, c’est-à-dire la distribution publique de terres aux citoyens, eurent les meilleurs résultats chaque fois qu’elles furent sérieusement mises à exécution, et l’aristocratie, en s’y opposant, a causé sa propre ruine.

L’éminent économiste allemand Bruno Hildebrand résume ainsi une remarquable étude sur la répartition de la propriété foncière dans l’antiquité : « L’histoire agraire de l’antiquité nous montre que tous les législateurs anciens se sont efforcés d’assurer à chacun un certain héritage et de faire participer toutes les familles aux avantages de la propriété foncière, mais que partout les propriétaires, trop indépendants de l’État, sont parvenus à centraliser et à monopoliser la possession du sol et que c’est ainsi que le monde antique a péri. »

Pour en finir avec une abondance de citations dont l’auteur s’excuse, mais qui était nécessaire pour dégager et mettre en relief la pensée des grands écrivains latins et des plus profonds économistes de la propriété, nous terminerons ce chapitre par cette conclusion de l’un de ces derniers : « Latifundia perdidere Italiam ; la décadence irrémédiable de l’empire romain justifie ce mot, qui retentit à travers les siècles comme un avertissement pour les sociétés modernes. La révolution française et les récentes législations du continent se sont inspirées de l’esprit qui a dicté les lois liciniennes et celles des Gracques : ils ont voulu créer un peuple de propriétaires ; tel avait été l’effet des communautés primitives. Aujourd’hui, en présence du mouvement démocratique qui nous entraîne et des tendances égalitaires qui agitent les classes laborieuses, le seul moyen de prévenir des catastrophes et de sauver la liberté, c’est de chercher une organisation qui fasse arriver à la propriété rurale ou industrielle tous les citoyens propres au travail. »

  1. La fureur d’accaparer était telle que, vingt ans seulement après l’application de la loi Licinia, le tribun Licinius, qui en était l’auteur, avait été condamné pour l’avoir violée, en prenant, sous le nom d’autres citoyens, des terres au delà de la quantité légale.